Informations série[]
Cycle[]
- Quatre Griffes
- Une Nouvelle Aube
Hors-série[]
Allégeances[]
Allégeance du Clan du Tonnerre | |
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Chef(fe) | Étoile Charbonneuse |
Lieutenant(e) | Vent Gris : matou gris très rapide |
Guérisseur(se)(s) | Croc Blanc : mâle blanc tâché de gris
Cœur Roux : chat roux pâle tigré aux yeux dorés |
Guerrier(ère)s | Feuille d'Aubépine : chatte brun clair tacheté Toile d'Araignée : chat noir avec de fines rayures blanches et les yeux gris |
Apprenti(e)(s) | Nuage de Moineau : jeune mâle gris clair Nuage de Tournesol : jeune chatte au poil doré avec le bout des pattes blancs |
Reine(s) | Aile Brisée : chatte brun-gris et blanc Liv : femelle grise tigrée au ventre pâle. Vit près du territoire des chevaux |
Chaton(ne)(s) | Petite Aurore : chatonne tricolore, fille de Feuille de Prêle et Plume de Hêtre |
Ancien(ne)(s) | Vieille Branche : vieux chat brun tigré de noir à la queue très abîmée Graine d'Ortie : chatte noire au pelage hirsute |
Allégeance du Clan de la Rivière | |
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Chef(fe) | Étoile Glacée : chatte grise avec le ventre blanc |
Lieutenant(e) | Croc de Loutre : matou brun-roux aux yeux ambrés |
Guérisseur(se)(s) | Plume de Miel : chatte crème à la queue plus foncée
Rivière Grise : chatte argentée |
Guerrier(ère)s | Patte de Héron : mâle brun foncé tigré aux yeux gris
Pelage de Menthe : femelle au poil brun et blanc |
Apprenti(e)(s) | Nuage de Lis : jeune femelle blanc et gris Nuage d’Oiseau : jeune femelle blanche et grise |
Reine(s) | Baie d’Ajonc : chatte écaille aux yeux noisette (mère de Petite Plume) |
Chaton(ne)(s) | Petite Plume |
Ancien(ne)(s) | Rive Gelée : vieille chatte au poil brun rayé
Patte Blanche : vieille chatte brune aux pattes blanches |
Allégeance du Clan du Vent | |
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Chef(fe) | Étoile de Pie : chatte noire et blanche |
Lieutenant(e) | Bec de Faucon : matou roux parsemé de tâches plus sombres |
Guérisseur(se)(s) | Petit Pas : petit mâle gris |
Guerrier(ère)s | Croc de Givre : chatte gris pâle aux pattes blanches
Patte de Lièvre : jeune mâle brun doré |
Apprenti(e)(s) | Nuage de Flamme : jeune mâle au beau pelage roux
Nuage de Renard : jeune mâle roux au pattes noires |
Reine(s) | Tige de Lierre : chatte beige mouchetée au yeux bleus (attend les petits de Oeil de Braise)
Nuit Cendrée : chatte noire tachetée de blanc (mère de Petit Sapin) |
Chaton(ne)(s) | Petit Sapin |
Ancien(ne)(s) | Pelage Fauve : chat brun roux aux yeux ambrés
Patte d'Orage : mâle gris foncé, presque noir |
Allégeance du Clan de l'Ombre | |
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Chef(fe) | Étoile de Fougère : chat brun |
Lieutenant(e) | Cœur de Lichen : matou brun-doré |
Guérisseur(se)(s) | Œil de Lune : chatte gris pâle avec un œil aveugle |
Guerrier(ère)s | Pétale d’Argent : chatte au pelage argenté
Apprenti : Nuage de Corneille |
Apprenti(e)(s) | Nuage de Brume : jeune chatte grise pâle
Nuage de Corneille : jeune mâle gris très sombre |
Reine(s) | Ciel Clair : chatte grise très pâle aux yeux bleus (mère de Petite Feuille et Petite Branche) |
Chaton(ne)(s) | Petite Feuille
Petite Branche |
Ancien(ne)(s) | Coeur de Hêtre : chat gris avec des tâches plus sombres
Truffe de Renard : mâle roux avec des rayures sombres |
Prologue[]
Après une journée éprouvante, l’ombre commençait enfin à gagner le camp où était rassemblé un grand nombre de chats. En ces jours si chauds, il était devenu difficile de trouver de l’ombre où rester au frais, et les quelques buissons denses étaient très convoités. Par habitude, les félins laissaient la place aux plus faibles en priorité.
Regroupés au pied d’un buisson d’aubépine, plusieurs membres du clan échangeaient des murmures enjoués. Assis un peu à l’écart, un petit chat brun rayé les observait, un sourire aux lèvres. Soudain, un vieux chat noir trottina vers le regroupement, son visage difforme empli de joie .
“Laissez-moi de la place, je veux les voir !” miaula celui-ci sans pouvoir dissimuler son ronronnement de joie.
Alors que les chats s'espaçaient pour lui laisser la place, un mâle noir et blanc aux yeux vairons lui barra la route. Le vieux chat le dévisagea sans comprendre.
“Désolé, Épine Noire, je préfèrerais que tu ne les vois pas, siffla le jeune mâle.
- Comment ? Et pourquoi ça ?
- Mes chatons viennent juste de naître, et je ne veux pas que la première chose qu’ils voient soit ton… enfin, tu comprends.
- Œil de Braise, j’ai assisté à toutes les naissances de ce clan depuis de nombreuses lunes, répondit calmement Épine Noire. Aucun chaton n’a jamais été effrayé de voir mon visage, aussi étrange soit-il !
- Ce n’est pas contre toi, mais je ne changerai pas d’avis. Désolé.”
Œil de Braise battit l’air de sa queue, confirmant que son choix était non négociable. Le jeune chat brun, toujours à l’écart, eut de la peine pour son camarade. Sa malformation au visage ne l’avait jamais empêché d’être un excellent guerrier, et maintenant qu’il avait rejoint la tanière des anciens, il espérait plus que tout se rendre utile en aidant à s’occuper des chatons. Même si ceux-ci avaient toujours un peu peur de lui au début, tout le monde s’y était habitué. Résigné, il décida de s’en mêler.
“Œil de Braise, tu sais très bien qu’Épine Noire tient à voir chaque nouveau né. Laisse-le au moins les voir, ce ne sera pas long.
- Ne t’en mêle pas, Poil de Hérisson, s’agaça le matou noir et blanc. Quand tu auras des chatons, tu comprendras.
- Il n’est pas question de moi, mais d'Épine Noire. Je suis sûre que Tige de Lierre n’y verra aucun inconvénient.”
Œil de Braise, furieux désormais, plissa les yeux en émettant un grognement de frustration. Épine Noire quant à lui, avait baissé la queue et semblait blessé.
“Merci de ton soutien Poil de Hérisson, mais laisse le tranquille. Ce sont les chatons d’Œil de Braise, il a tout à fait le droit de de me refuser l’accès à la pouponnière.”
Poil de Hérisson soupira, vaincu. Un éclair noir et blanc attira son regard, plus loin dans le camp. Une chatte élancée rentrait dans la crevasse, accompagnée de ses guerriers. L’un deux, au pelage crème aux extrémités plus foncés, leva les yeux au ciel en voyant l’attroupement de chats venu voir les nouveau-nés.
“Je ne vois pas pourquoi tout le monde en fait autant pour des chatons, ils sont aveugles et ne sont même pas mignons, se plaignit-il.
- Ils peuvent paraître fragiles pour l’instant, mais ces chatons sont tes futurs camarades de clan, Tornade Fauve, lança Poil de Hérisson. Qui sait, peut-être que l’un d’entre eux pourrait être ton premier apprenti !
- Que tous ceux qui sont en âge de chasser s’approchent du Roc pour une assemblée du clan !” entonna la femelle noire et blanche.
Comme à contrecœur, les chats s’éloignèrent de la pouponnière pour s'asseoir au pied du rocher où était assise la meneuse. Sa silhouette gracieuse se découpait parfaitement à travers les derniers rayons du soleil qui pénétraient dans le camp.
“Tout d’abord, je tiens à féliciter Œil de Braise et Tige de Lierre pour avoir mis au monde trois merveilleux chatons. Je suis sûre qu’ils deviendront tous les trois de valeureux guerriers du Clan du Vent !” Elle fit une pause pour laisser son clan acclamer les nouveau-nés. “Passons à un sujet plus sérieux : nous revenons d’une patrouille frontalière près du torrent, et nous avons pu constater que son niveau à fortement baissé à cause du soleil. Bientôt, il nous sera possible de le traverser sans devoir nager
- Parce que tu comptes rendre une visite au Clan du Tonnerre ? demanda un chat au poil doré.
- C’est exact, Patte Agile, confirma la femelle. Lorsque la traversée ne sera plus dangereuse, nous irons chez le Clan du Tonnerre.”
Des murmures étonnés fusèrent parmi l’assemblée, chevauchant des miaulement enjoués. Poil de Hérisson sentit un poids s’abattre dans sa poitrine. Pourquoi attaquer le Clan du Tonnerre ? Elle est folle ! se dit-il, mal à l’aise.
“Étoile de Pie, puis-je te demander ce que tu veux à Étoile Charbonneuse ? se risqua-t-il à demander.
- Justice. Il doit comprendre qu’être chef ne lui donne pas tous les droits. Il peut le nier autant qu’il veut, nous savons tous que le Clan du Tonnerre pénètre sur nos terres régulièrement. D’après Étoile de Fougère, nous ne sommes pas les seuls. Et le Clan de la Rivière continue d’empiéter également. Si le Clan de la Rivière et le Clan du Tonnerre ont formé une alliance, nous ne pouvons pas rester sans rien faire.
- Une alliance ? Mais c’est insensé ! Quel intérêt auraient-ils à faire une telle chose ? s’indigna quelqu’un.
- La raison ne m’intéresse pas, Plume de Poussière. Seulement les conséquences.”
Les membres du clan échangeaient chacun leur tour des miaulements avec leurs voisins. Poil de Hérisson eut soudain très chaud aux oreilles. Si Étoile de Pie voulait vraiment lancer une attaque, les conséquences seraient lourdes en effet. Le Clan du Tonnerre compte de formidables combattants. De plus, leurs adversaires étaient peut-être réellement innocents. La voix d’une femelle qu’il connaissait très bien résonna soudain dans la tête de Poil de Hérisson, comme un chant oublié mais resté gravé dans sa mémoire à tout jamais. Clan des Étoiles, que puis-je faire ? J’ai juré… La voix s’intensifiait, comme pour le mettre en garde et lui rappeler une vieille promesse qu’il avait faite. Promets-moi, Poil de Hérisson. Jure-le moi sur le Clan des Étoiles, sur ton clan, ou sur ma vie s’il le faut. Mais je veux l’entendre de ta voix, jure-le moi. Le monde semblait basculer sous ses yeux. Il n’entendit même pas les appels de son frère, à côté de lui.
“Poil de Hérisson, tout va bien ? Tu fais une drôle de tête…”
Il parvint à hocher la tête, puis se détourna de l’assemblée avant même qu’Étoile de Pie n’en annonce la fin. Mais j’ai aussi fait une promesse à ma cheffe… Que me resterait-il à tenir si respecter un serment ne fait que briser l’autre ?
Chapitre 1[]
Au-dessus des arbres qui surplombaient la combe du Clan du Tonnerre, la faible lueur de l'aube pointait timidement le bout de son nez, appelant doucement la forêt à se réveiller. De rares étoiles s'acharnaient encore à s'accrocher dans le ciel sans nuage, tandis que celui-ci se teintait de nuances de rose et d'orange.
Malgré l'obscurité qui régnait encore, le camp n'en était pas silencieux ; Aile de Chouette revenait d'une patrouille nocturne avec Épine de Sapin, Plume de Grive et Cœur de Mousse. La jeune guerrière au poil brun pâle peinait tellement à garder les yeux ouverts qu'elle failli bousculer la deuxième patrouille qui s'apprêtait à prendre la relève. Celle-ci était composée de Plume de Hibou, Patte Givrée, Toile d'Araignée et Pelage de Ronce. Sans avoir la force de prononcer un mot, Aile de Chouette salua ses camarades d'un hochement de tête et continua son chemin vers la tanière des guerriers. A sa grande surprise, plusieurs nids étaient vides. Ces patrouilles nocturnes nous épuisent, on ne va pas pouvoir continuer comme ça encore longtemps, pensa-t-elle en rejoignant sa propre litière.
Le dernier quart de lune avait été éprouvant pour le Clan du Tonnerre : depuis que le Clan de l'Ombre avait offert une proie infestée à Etoile Charbonneuse, celui-ci avait ordonné que la frontière soit gardée en permanence, y comprit la nuit, par minimum quatre guerriers. Il était convaincu que leurs ennemis pouvaient attaquer d'un moment à l'autre, et qu'il fallait se tenir prêt. Les entraînements des apprentis avaient également redoublé afin qu'ils soient prêts à se battre si nécessaire. Tout le monde était sur le qui-vive, comme si un chat du Clan de l'Ombre pouvait surgir des buissons n'importe quand.
Sans prendre le temps de s'installer confortablement, Aile de Chouette s'effondra dans son lit de mousse, ne tenant plus debout. Heureusement, le sommeil ne mit pas longtemps avant de l'emporter.
Peu avant midi, Aile de Chouette fut réveillée par les rayons du soleil qui filtraient à travers l'entrée de la tanière des guerriers. Ce n'est pas pour rien qu'on dort la nuit, normalement, s'agaça-t-elle en clignant des yeux pour s'habituer à la lumière. Elle se leva avec précaution, étirant ses membres engourdis. Elle fit attention à ne pas réveiller Queue de Mulot, toujours lové dans son nid à dormir à pattes fermées. Je me demande si Cœur Roux a pris le temps de l'examiner, se demanda-t-elle en regardant son frère. Pourtant, ce dernier ne montrait aucun signe d'une quelconque maladie.
En sortant de la tanière, elle fut accueillie par l'agitation habituelle du camp. Vent Gris écoutait les rapports des patrouilles qui rentraient en traînant la queue. Aile de Chouette se rendit alors compte que parmi tous les guerriers du clan, Vent Gris était sûrement celui qui avait le plus de travail en ce moment. La jeune chatte fut frappée par les yeux faibles du lieutenant, qui semblait vieux tout à coup.
Le soleil trônait royalement dans le ciel, sans un seul nuage pour étouffer ses puissants rayons. Vieille Branche prétendait que la saison des feuilles vertes serait très chaude, car la mauvaise saison avait été douce.
"Il y a bien des lunes de cela, les famines et les épidémies étaient bien plus destructrices ! Aujourd'hui, c'est à peine si nous avons faim. Les jeunes d'aujourd'hui ne connaîtront jamais les vraies mauvaises saisons" avait-il affirmé.
Aile de Chouette préférait ignorer le vieux chat, qui divulguait des propos de plus en plus absurdes avec l'âge. Une saison trop chaude vaut toujours mieux qu'une saison trop froide, pensa-t-elle. Ainsi, nous évitons les maladies. Après avoir dévoré un moineau, elle aperçut Queue de Mulot qui sortait enfin de la tanière des guerriers, l'air fatigué. Aile de Chouette était inquiète pour son frère, aussi décida-t-elle de lui poser directement la question.
"Bonjour ! lui lança-t-elle joyeusement. Bien dormi espèce de marmotte ?
- Oui ça va… répondit-il avec un air évasif.
- Tu te sens bien ? En ce moment je te trouve bizarre… Tu passes ton temps à dormir.
- La chaleur ne te donne pas envie de dormir, à toi ?
- Si, mais pas autant !"
Queue de Mulot grommela quelque chose mais n'eut pas l'occasion de répondre. Pelage de Cendre les appela en trottinant vers eux. Au soleil, sa fourrure grise sombre avait des reflets argentés et la rendait magnifique.
"Bonjour, vous deux ! Vent Gris m'a demandé de diriger une patrouille de chasse, donc je me suis dit que j'allais proposer à mes deux enfants préférés de m'accompagner. Ne répétez pas ça à Pelage de Ronce et Truffe de Blaireau, ajouta-t-elle à voix basse d'un air espiègle. Qu'en dites-vous ?"
Aile de Chouette n'avait pas vu sa mère d'aussi bonne humeur depuis leur baptême de guerrier, et chercha ses mots un instant avant de répondre. Visiblement, Queue de Mulot était tout aussi perturbé.
"Je suis partante, peut-être que ça permettra de réveiller ce gros dormeur qui me sert de frère, plaisanta Aile de Chouette. On ne part qu'à trois ?
- Oui, tout le monde est très occupé avec les patrouilles."
Après une rapide toilette, Aile de Chouette talonna sa mère vers la sortie du camp, Queue de Mulot derrière elle. La forêt vibrait de couleurs et de vie. Les bourgeons éclataient joyeusement sur les branches des arbres, où étaient perchés ici et là des oiseaux. Le soleil, filtré par le feuillage, peignait des tâches lumineuses sur le sol parsemé de mousse et de fleurs.
"On va où ? demanda Queue de Mulot en s'étirant.
- Vers le Clan du Vent, répondit immédiatement sa mère. Etoile Charbonneuse ne veut pas négliger une frontière sous prétexte que le Clan de l'Ombre nous cause des ennuis."
Aile de Chouette prit le temps de profiter des parfums de fleurs sauvages qui embaumaient l'air. Soudain, elle fut projetée par quelque chose contre un tronc d'arbre et se cogna le museau dans l'écorce rugueuse. Elle poussa un miaulement de surprise et se passa un coup de langue sur sa truffe endolorie. Dans un premier temps, elle pensa à une patrouille de l'Ombre qui les aurait attaqués. Elle se rassura en entendant le rire de Queue de Mulot.
"Regarde où tu marches, Aile de Chouette ! Tu es un chat ou un blaireau aveugle ? ricana le mâle brun.
- Attends un peu que je t'attrape, on verra bien qui c'est le blaireau !"
Sans que Pelage de Cendre ne puisse intervenir, Aile de Chouette poursuivit son frère à travers les arbres. Après toutes ces nuits de patrouille, il était revigorant de courir dans les bois par simple plaisir. Queue de Mulot avait des pattes puissantes qui lui permettaient de maintenir une bonne allure sur de longues distances, mais la finesse de sa sœur lui donnait l'avantage dans des sprints formidables.
Alors qu'elle allait le rattraper, Queue de Mulot freina soudainement en dérapant dans la terre. Incapable de s'arrêter à temps, Aile de Chouette se cogna le poitrail contre le flanc de son frère, qui ne broncha pas.
"Qu'est ce qui te prend de t'arrêter comme ça ? marmonna la femelle en s'ébrouant.
- Regarde le torrent ! Je ne l'avais jamais vu aussi petit !"
En effet, lorsqu'Aile de Chouette suivit le regard de son frère, elle constata qu'ils étaient arrivés à l'endroit où le torrent se jetait dans le lac. L'eau continuait de s'écouler, mais avec beaucoup moins d'entrain que d'habitude. Le torrent était désormais un ruisseau qui cheminait comme un vieux chat qui avait du mal à marcher sur ses pattes frêles.
"Plonge dedans, on verra bien si c'est encore profond ou pas, le défia Aile de Chouette.
- Cervelle de souris, on est les Quatre Griffes, pas les Quatre Nageoires !
- Queue de Mulot ! Aile de Chouette !"
Les deux guerriers se retournèrent pour découvrir Pelage de Cendre, essoufflée. Elle ne semblait pas fâchée du tout, mais peinait à reprendre son souffle.
"Toutes mes félicitations, vous avez sans doute effrayé toutes les proies de la forêt ! ironisa la femelle grise. Si vous avez fini de vous courir après comme des chatons, on peut commencer à chasser."
Queue de Mulot donna un dernier coup d'épaule amical à sa sœur lorsque Pelage de Cendre leur tourna le dos, puis leva la truffe pour chercher sa première proie.
Malgré l'agitation que les deux guerriers avaient provoqué, la chasse fut fructueuse. A eux trois, ils avaient attrapé trois souris, un rat d'eau, un moineaux et deux campagnols. Pelage de Cendre félicita ses enfants pour leurs prises, chose qu'elle n'avait que rarement fait. Si toute les journées pouvaient ressembler à celle-là ! Sur le chemin du retour, Aile de Chouette surprit le ventre de son frère gronder.
"Tu as avalé un renard vivant pour faire autant de bruit ? le railla-t-elle.
- Je n'ai pas mangé avant de partir, j'ai faim moi !
- Alors file manger, on te rattrapera, ronronna Pelage de Cendre. Mais n'oublie pas de nous en garder !"
Queue de Mulot remercia sa mère d'une ondulation de la queue, puis détala vers le camp. Il doit vraiment avoir faim pour courir à cette vitesse, constata la jeune femelle. La mère et la fille poursuivirent leur chemin à deux, marchant calmement côte à côte. Cela faisait une éternité qu'elles n'avaient pas été seule à seule, et Aile de Chouette comptait bien profiter de cette occasion.
"Alors, vas-tu m'expliquer d'où te vient ta soudaine bonne humeur ? demanda la guerrière à sa mère.
- Décidément, rien ne t'échappe !
- Je pense te connaître suffisamment pour savoir que quelque chose te rend joyeuse. Qu'est ce que c'est ?"
Pelage de Cendre fit mine d'hésiter à répondre, mais son visage trahissait son envie de tout lui dévoiler.
"Ce matin, Étoile Charbonneuse m'a dit que lorsque les tensions avec le Clan de l'Ombre se seront calmées, nous pourrions avoir de nouveaux chatons."
La guerrière grise sombre guetta une réaction de sa fille, impatiente. Aile de Chouette quant à elle, ne sut que penser de l'information. De nouveaux chatons ? De nouveaux frères et sœurs ? songea-t-elle. Et moi qui pensais qu'il n'y avait que Quatre Griffes...
"Je croyais que quatre chatons t'avaient suffi, souffla Aile de Chouette, mal à l'aise. Tu te sens prête à retourner dans la pouponnière ?
- J'espère bien de pas en avoir quatre nouveaux ! pouffa Pelage de Cendre. Mais si j'attends trop, je pourrais bien être trop vieille pour avoir une nouvelle portée. Je ne veux pas finir comme…" Elle s'interrompit en se rendant compte de ce qu'elle s'apprêtait à dire. "Je veux profiter de ma jeunesse pour élever des chatons.
- Je peux comprendre ça… Eh bien, je suis sûre qu'Aile Brisée sera ravie de profiter de ton expérience lorsque tu la rejoindras !
- Ce n'est pas pour tout de suite, ronronna sa mère. Étoile Charbonneuse me veut disponible si on doit se battre contre le Clan de l'Ombre. Il ne veut pas avoir de chatons tant que le Clan du Tonnerre est en danger."
Aile de Chouette réfléchit aux paroles de sa mère. Pelage de Cendre était sans doute l'une des meilleures combattantes du clan, elle serait un atout de taille si une bataille venait à exploser. Elle s'imagina sa mère entourée de chatons inconnus, qui formeraient de nouveaux membres de sa famille. Inquiète, elle ne parvenait pas à considérer ces chatons imaginaires comme ses frères et sœurs. Ils ne seront même pas de ma portée, comment les voir comme ma famille ? Comment Poil de Musaraigne et Croc Blanc peuvent voir Petite Aurore comme leur petite sœur, elle qui est si petite ? Sa tête commençait à lui tourner en imaginant cette future progéniture. Prise dans ses inquiétudes, elle ne remarqua pas que Pelage de Cendre la dévisageait, une lueur de déception dans le regard. Visiblement, cette dernière s'attendait à recevoir les félicitations et les encouragements de sa fille. Il y avait une raison qui empêchait Aile de Chouette de se réjouir pour sa mère, sans qu'elle ne parvienne à mettre la patte dessus.
"J'imagine qu'Étoile Charbonneuse a raison de préférer attendre, mais tu devrais toi-même y réfléchir, articula la jeune femelle brune.
- Crois-moi, cette décision est toute réfléchie, siffla Pelage de Cendre en plissant les yeux, avant de se détendre. Bon, et toi ? Quand auras tu tes propres chatons ?"
La question de sa mère déstabilisa tellement Aile de Chouette qu'elle trébucha sur une branche dans un hoquet de surprise. Elle entendit un ronron amusé de Pelage de Cendre, qui l'aida à se relever.
"Je sais pas, ce n'est pas urgent, si ? balbutia la fille, gênée. Et puis pour ça, il faut déjà trouver un mâle !
- Tu n'en as pas déjà un ?" Aile de Chouette interrogea sa mère du regard sans comprendre. "Plume de Hibou, cervelle de souris !
- Tu as des abeilles dans la tête, Plume de Hibou est mon ami ! répondit la chatte, sur la défensive.
- J'ai vu la manière dont il te regarde, ce n'est pas comme ça qu'on regarde ses amis. Il n'a d'yeux que pour toi, c'est évident.
- C'est faux, il a déjà Fleur de Givre. Et même si c'était vrai, imaginons que tu ai raison, je ne veux pas de chatons.
- Pourquoi pas ? Les chatons sont l'avenir du clan, les futurs guerriers du Clan du Tonnerre ! Rien ne t'oblige à en avoir, mais cela contribue à renforcer le clan.
- Je ne vois pas pourquoi je devrais perdre mon temps à agrandir le clan puisque tu as l'air si décidée à le faire toi-même !" répliqua Aile de Chouette, agacée, avec un peu trop d'agressivité.
Cette dernière adressa un remerciement silencieux au Clan des Étoiles en apercevant l'entrée du camp. Sans laisser à sa mère le temps de répondre, elle s'engouffra dans le tunnel, puis alla déposer ses prises sur le tas de gibier.
Queue de Mulot était déjà en train de dévorer un pigeon en compagnie de Pelage de Ronce. Ce dernier fit signe à sa sœur de les rejoindre en la voyant, ce qu'elle fit après avoir pris l'une des souris qu'elle avait rapporté. En profitant de son repas, elle lança un regard vers la Corniche. Pelage de Cendre discutait à voix basse avec Étoile Charbonneuse, sa queue se balançait d'agacement. Le meneur jeta un œil furtif vers sa fille avant de reporter son attention sur sa compagne.
Alors que la mère d'Aile de Chouette semblait frustrée, Étoile Charbonneuse avait l'air blessé. Il frotta sa tête contre celle de la femelle pour la rassurer, et Aile de Chouette sentit un poids s'abattre dans son cœur. Elle reconnut un sentiment étrange qu'elle n'avait pas ressenti depuis qu'elle avait vu Plume de Hibou avec Fleur de Givre, plusieurs lunes plus tôt. Comment pourrais-je être jalouse de chatons qui ne sont même pas encore nés ? Tout à coup, elle venait de comprendre ce qui la dérangeait tant dans l'idée que Pelage de Cendre puisse avoir d'autres chatons. Si Étoile Charbonneuse a de nouveaux chatons, et d'autres filles, qu'est ce que je deviendrais ?
Chapitre 2[]
“Des nouveaux chatons ? Et alors ?”
Aile de Chouette émit un soupir de frustration.
“Et alors, Queue de Mulot, ça veut dire qu’on peut dire adieu aux parties de chasse comme nous l’avons fait ce matin !”
La femelle avait décidé de rassembler ses frères pour leur faire part de ses inquiétudes. Ils s’étaient tous rendus dans une petite clairière dans la forêt en début d’après-midi. A son grand désarroi, aucun d’entre eux ne semblait inquiet de la situation.
“Tu sais Aile de Chouette, il est courant que des reines aient plusieurs portées dans leur vie, lui fit remarquer Pelage de Ronce. Ce n’est pas pour ça qu’elle va nous oublier !
- Mais ils sont déjà en train de le faire ! Étoile Charbonneuse n’est même pas venu m’en parler lui-même ! s’étrangla sa sœur.
- Étoile Charbonneuse est le chef de clan, il a sûrement d’autres choses à penser plutôt qu’à tes petites crises de jalousie, surtout en ce moment, répliqua Truffe de Blaireau.
- Ce n’est pas une crise de jalousie !
- Bien sûr que si, tu as peur de ne plus être la fille chérie du chef, voilà tout !”
Aile de Chouette sortit les griffes malgré elle et lança un regard noir au matou noir et blanc.
“Évitez de vous arracher la fourrure maintenant si possible, gardez ça pour le Clan de l’Ombre, s’interposa Pelage de Ronce.
- Laisse-les se battre un peu, miaula Queue de Mulot d’un air amusé. On verra bien si Aile de Chouette gagne encore !
- J’ai gagné la dernière fois ! se défendit Truffe de Blaireau.
- Oui, mais pas la fois d’avant.
- Personne ne va se battre ! fit Pelage de Ronce, avant de reporter son attention sur sa sœur. Je comprends que tu sois inquiète, mais ne le sois pas. Peu importe les chatons à venir, tu seras toujours la première fille d’Étoile Charbonneuse, rien ne pourra t’enlever cela.
- Merci, Pelage de Ronce.”
Aile de Chouette se détendit un peu, sans pour autant oublier la situation. Mais savoir qu’ils formaient tous les quatre une alliance solide et infaillible la rassurait.
En attendant que les derniers rayons du soleil disparaissent derrière la cime des arbres, Aile de Chouette observa Petite Aurore jouer avec la queue de Plume de Hêtre avec amusement. Liv, toujours aux aguets, les surveillait attentivement. La solitaire devait avoir l’habitude de dormir dehors, vulnérable à tous les dangers, car elle passait son temps à surveiller les alentours. Aile Brisée avait beau lui répéter qu’ils ne risquaient rien dans le camp car il était très bien protégé, Liv refusait de baisser son attention.
“Bon, je dois y aller maintenant, miaula Plume de Hêtre en remettant les poils de sa queue en place.
- Déjà ? Mais je veux jouer, encore un peu ! S’il te plait ! implora la chatonne tricolore.
- Vent Gris m’a demandé de patrouiller cette nuit, je n’ai pas le choix. Je reviendrai te voir demain matin.
- D’accord… à demain alors.”
Petite Aurore traina des pattes en rentrant dans la pouponnière. Aile de Chouette fut tentée de proposer de jouer avec elle, mais se ravisa. Les journées de la pauvre petite chatte devenaient longues, et de plus en plus solitaire. Aile Brisée avait besoin de beaucoup de repos et ne passait plus beaucoup de temps à jouer avec elle, et Liv n’était pas une très bonne camarade de jeu. Par manque de compagnon, Petite Aurore allait souvent embêter les guerriers en se baladant dans la combe, ce qui avait tendance à les agacer. Tout le monde attendait avec impatience la venue des chatons d’Aile Brisée.
Bientôt, Jolie Moustache et Plume de Hibou rejoignirent Aile de Chouette et Plume de Hêtre. Ce soir, ils partaient tous les quatre sur la frontière du Clan de l’Ombre. Lorsque le camp du Clan du Tonnerre sombra dans l’obscurité, Jolie Moustache prit la tête de la patrouille et les mena dans la forêt.
Malgré ses efforts, Aile de Chouette ne parvenait pas à se sortir de la tête la discussion qu’elle avait eu avec Pelage de Cendre, la veille. Elle se surprit à observer la femelle calicot devant elle. Et pourquoi Jolie Moustache n’a pas de chatons ? Elle est belle, gentille, très bonne chasseuse, et aimée de tous. Pourtant, personne ne lui reproche de ne pas avoir de compagnon ! Aile de Chouette avait du mal à imaginer Jolie Moustache avec des chatons ; elle était trop douce, trop gentille, et n’aurait pas assez d’autorité pour les empêcher de faire des bêtises.
A l’approche de la frontière, la jeune guerrière sentit le parfum de ses camarades, prêts à être relayés. Museau Tigré, Patte Givrée, Bois de Chêne et Vent Gris s’apprêtaient déjà à partir, tous étaient épuisés.
“Toujours rien de nouveau ? demanda Jolie Moustache en les saluant.
- Rien à signaler, mais ne baissez pas la garde pour autant, les avertit le lieutenant. Ils savent que nous sommes plus vulnérables la nuit, c’est le moment où il faut être le plus attentif.”
La femelle hocha la tête, puis alla se poster derrière un buisson de ronces pour surveiller la pinède du Clan de l’Ombre. Comme d’habitude, la patrouille décida de se séparer pour couvrir un plus large territoire.
“Plume de Hibou et Aile de Chouette, allez de ce côté, indiqua Plume de Hêtre du bout de la queue. Nous, on va rester là. N’hésitez pas à nous informer si vous voyez quoi que ce soit.
- Entendu, allons-y !” miaula Plume de Hibou en s’engageant dans la direction indiquée.
Aile de Chouette espérait que passer la nuit avec son ami permettait de la faire passer plus vite. Même s’il ne faisait pas froid, son nid de mousse lui manquait déjà. La guerrière décida de s’asseoir sur un rocher plat, qui lui offrait un excellent promontoire pour observer la frontière. Plume de Hibou, quant à lui, ne semblait pas décidé à rester posté sans rien faire.
“Tu veux faire une course d’escalade ? proposa-t-il.
- Tu es fou ! Nous devons surveiller la frontière.
- Oui je sais, comme toutes les nuits et tous les jours… S'il te plaît, si tu es efficace ce ne sera pas long ! Et puis, si le Clan de l’Ombre décide d’attaquer mais qu’il sait que nous sommes là, ça les dissuadera peut-être. Nous n’avons aucune raison de nous faire discret.
- Comment ça, si je suis efficace ? Je suis une meilleure grimpeuse que toi, et tu le sais.
- Alors, prouve-le ! la défia-t-il, fier de lui.
- Peut-être une autre fois, je ne suis pas d’humeur. ”
Plume de Hibou dressa les oreilles, intrigué. Oubliant la course, il sauta sur le rocher à son tour et la regarda en penchant la tête sur le côté.
“Qu’est ce que tu as ? Il y a un problème ? s’inquiéta le mâle.
- Non, tout va bien, mentit son amie. Je suis juste trop fatiguée pour grimper, et je ne voudrais pas que ça te permette de gagner.
- D’accord, deux choses : déjà, je suis sûr que je pourrais gagner même si tu es au meilleur de ta forme. Ensuite, je suis ton ami, Aile de Chouette. Si quelque chose ne va pas, tu sais que tu peux me le dire.”
Sa voix était douce, et pleine de bienveillance. Dans un premier temps, Aile de Chouette refusa de lui parler de quoi que ce soit. Ses soucis ne le regardaient pas. Mais ses yeux ambrés étaient si insistants et inquiets qu’elle eut du mal à le lui refuser. La femelle poussa un long soupir en s’allongeant, repliant ses pattes sous son ventre. Plume de Hibou fit de même.
“Hier, j’ai discuté avec Pelage de Cendre…”
Finalement, elle décida de tout lui raconter. Les futurs chatons, la discussion avec ses frères, et son inquiétude vis à vis d'Étoile Charbonneuse. Elle se garda de lui parler de ce que sa mère avait dit à son sujet. Son ami écouta son récit dans l’interrompre.
“Tu sais, je pense que Pelage de Ronce a raison, admit finalement Plume de Hibou. Ton père tient beaucoup à toi, et ça ne changera jamais.
- Je sais bien, mais je n’arrive pas à m’empêcher d’y penser… Et puis après ça, elle a osé me reprocher de ne pas vouloir de chatons !
- Tu ne veux pas de chatons ?
- Si ! Non ! Enfin, je ne sais pas, c’est trop tôt pour le dire !
- C’est vrai. Et puis, tu n’as pas de compagnon aux dernières nouvelles.
- J’ai dit exactement la même chose à Pelage de Cendre, lâcha Aile de Chouette avec amusement.
- Ah oui ? Et qu’a-t-elle dit ?
- Elle a dit… Euh… Enfin, ce n’est pas important.”
Aile de Chouette espérait que son ami ne remarquerait pas sa gêne. Cervelle de souris, j’aurais dû me taire ! Le silence pesant qui s’était installé fut interrompu par le hululement d’une chouette au loin.
“Assez parlé de chatons : on la fait cette course oui ou non ? fit Plume de Hibou en lui donnant une pichenette sur l’épaule.
- Seulement si tu me promets que tu ne bouderas pas quand je gagnerai. ”
Alors que l’aube approchait, la patrouille de garde rentrait au camp d’un pas fatigué. Seule Aile de Chouette trottinait en gardant la queue haute, fière d’avoir gagné la course d’escalade contre Plume de Hibou. Celui-ci faisait mine d’être vexé, mais il n’en était rien.
“Je t’ai laissé gagner, tu me faisais de la peine. ” avait affirmé le guerrier.
Au camp, la plupart des félins commençaient déjà à se lever. Étrangement, Aile de Chouette n’avait pas envie d’aller dormir maintenant. Elle décida donc d’aller voir ses frères, réunis dans leur coin habituel, au pied d’un jeune frêne. A son approche, les trois mâles la dévisagèrent.
“Bonjour, vous trois ! Bien dormi ? leur lança-t-elle.
- Que t’arrive-t-il ? Je ne savais pas que tu étais capable de sourire autant, s’étonna Queue de Mulot.
- J’ai passé une bonne nuit, c’est tout, se défendit la femelle en haussant les épaules. Pour une nuit de patrouille, c’est plutôt rare.
- Est-ce-que, par hasard, ça aurait un lien avec un certain guerrier de couleur beige qui était en patrouille avec toi ? la taquina Pelage de Ronce avec un ronron amusé.
- Eh bien… c'est-à-dire…
- Ne sois pas gênée, tu devrais être fière de toi ! Tu seras la première de nous quatre à avoir un compagnon !” s’enthousiasma Truffe de Blaireau.
Aile de Chouette eut soudain chaud aux oreilles, et se dandina d’une patte sur l’autre. Elle cherchait en vain un moyen d’échapper à cette conversation.
“Tu crois ça ? Et toi avec Museau Tigré alors ?”
La jeune femelle frémit en repensant à ce que la guerrière tigrée avait dit à propos de Truffe de Blaireau, lorsqu’elle avait remarqué qu’il s’intéressait à elle. Aile de Chouette souhaitait de tout cœur que son frère ait une compagne, mais elle aurait préféré que ce soit une autre femelle.
“Il n’y a absolument rien avec Museau Tigré, souffla le mâle noir et blanc sans la moindre gêne. J’ai voulu voir si elle était disposée à prendre un compagnon, mais visiblement ça ne l’intéresse pas. Mais ce n’est pas grave, je ne compte pas lui courir après jusqu’à qu’elle accepte. Et vous deux alors ?”
Pelage de Ronce et Queue de Mulot sursautèrent d’un même mouvement face à la question de Truffe de Blaireau. Heureusement pour eux, Cœur de Mousse appela Pelage de Ronce au même moment pour une patrouille. Le mâle brun-gris s'éclipsa rapidement pour partir avec Nuage de Tournesol, Fleur de Givre et Cœur de Mousse. Aile de Chouette bailla à s’en décrocher la mâchoire, puis partit enfin dormir après une longue nuit.
Fichu soleil ! jura silencieusement Aile de Chouette en se réveillant, à midi. Avec toute cette lumière, elle détestait dormir en plein jour. Plume de Hibou dormait encore, à quelques nids du sien. La jeune guerrière soupira en se rappelant qu’elle avait elle-même choisi d’établir son nid loin de celui du guerrière crème.
Dehors, l’activité du camp était comme au ralenti. Vent Gris s’était assoupi à l’ombre de la Corniche, épuisé par l’organisation des patrouilles. Plume de Grive bailla alors qu’elle discutait avec Pelage de Cendre, tandis que cette dernière regardait la tanière des guerriers avec envie. Graine d’Ortie prenait un bain de soleil sur le rocher des anciens en prenant garde à rester le plus loin possible de Vieille Branche, qui était d’une humeur massacrante depuis l’incident avec le Clan de l’Ombre. Le vieux chat prétendait qu’Étoile Charbonneuse aurait dû lancer une attaque lui-même plutôt que d’envoyer ses guerriers mourir de fatigue en les faisant patrouiller jour et nuit. Même si Aile de Chouette ne pouvait pas le contredire, elle comprenait le point de vue de son père. Pour un chef de clan, il n’était jamais simple de lancer une attaque le premier.
Liv se leva pour aller se chercher un mulot sur le tas de gibier, accompagnée par Plume de Hêtre. Pendant ce temps, Petite Aurore était couchée sur le flanc devant la pouponnière, et poussait une noisette pour l’envoyer rouler un peu plus loin. Le terrain étant en pente, la noisette finissait inévitablement par revenir vers la chatonne, alors celle-ci l’envoyait rouler de nouveau, le visage dénué de tout amusement. Liv et Plume de Hêtre sont les seuls qui semblent heureux, ici, constata avec stupeur Aile de Chouette. Ils ont fini par devenir de bons amis, finalement. Le silence oppressant était uniquement rompu par les rires des deux camarades et par le bruit répétitif de la noisette de Petite Aurore qui roulait.
Cœur Roux, la gueule pleine d’herbe, salua la guerrière d’un hochement de la tête en passant devant elle et s’engouffra dans la pouponnière. Pendant un instant, Aile de Chouette fut tentée de le suivre pour échapper à l’ambiance morose qui régnait dans le camp.
Elle n’avait pas fait trois pas que le buisson de ronce s’agita brutalement, avant de laisser apparaître Fleur de Givre. Celle-ci était tétanisée et essoufflée. D’un même mouvement, tous les regards se tournèrent vers elle. Vent Gris se réveilla immédiatement et bondit sur ses pattes pour venir à sa rencontre. Petite Aurore avait également relevé la tête, et la noisette retomba vers elle en la dépassant sans qu’elle ne réagisse. Poil de Musaraigne se rua vers sa fille.
“Fleur de Givre ! Que se passe-t-il ?
- Le Clan de l’Ombre ! Ils sont sur notre territoire !”
Chapitre 3[]
“Comment osent-ils ? grogna Plume de Grive en hérissant son pelage. Où est Etoile Charbonneuse ?
- En patrouille. Près du lac, je crois, répondit Vent Gris de sa voix la plus calme. Plume de Grive, retrouve le. Tu es l’une des meilleures pisteuse du clan.”
La guerrière mouchetée hocha la tête et détala ventre à terre. Vent Gris balaya la combe du regard sans une once de panique dans les yeux. Les guerriers s’étaient déjà rassemblés devant le lieutenant, attendant des ordres. Heureusement, ils étaient encore suffisamment nombreux pour intervenir.
“Nous n’allons pas attendre qu’Étoile Charbonneuse revienne, déclara enfin Vent Gris en plissant les yeux. Fleur de Givre, où est ta patrouille ?
- Nuage de Tournesol, Pelage de Ronce et Cœur de Mousse sont restés près de la clairière où nous les avons vu, ils les surveillent. haleta la femelle blanche. Ils n’attaqueront pas sans renfort.”
Le cœur d’Aile de Chouette se serra en entendant le nom de son frère. Clan des Étoiles, faites qu’il ne lui soit rien arrivé ! pria la femelle silencieusement.
“Bien. Poil de Musaraigne, Queue de Mulot, Aile de Chouette, Patte Givrée, Toile d’Araignée, Pelage de Cendre, Bois de Chêne. Vous venez avec moi. Toi aussi, Fleur de Givre. Truffe de Blaireau et Plume de Hêtre, je compte sur vous pour garder le camp, ordonna Vent Gris en sortant les griffes. Assurez-vous de mettre les anciens et les reines en sécurité, le Clan de l’Ombre pourrait venir jusqu’ici.
- Je ne viens pas, moi ? demanda timidement Nuage de Moineau en se tapissant au sol.
- Ta mère et ta sœur sont déjà là-bas, je veux te savoir en sécurité, miaula Vent Gris d’une voix douce. Tu seras responsable de Cœur Roux et Croc Blanc, je compte sur toi pour veiller à ce qu’il ne leur arrive rien.”
Nuage de Moineau ne semblait pas convaincu de la nécessité de sa tâche, mais ne protesta pas. Plume de Hêtre était déjà campé devant la pouponnière, la fourrure en bataille. Petite Aurore était tapie entre les pattes avant de Liv, qui montrait les crocs.
Aile de Chouette bouillonnait de rage. Lorsqu’elle était apprentie, elle admirait grandement Étoile de Fougère. Elle pensait que c’était un chat d’honneur et juste. A présent, elle le trouvait encore moins respectable que Tornade Fauve.
Cœur Roux encouragea son amie d’un signe de tête en les regardant quitter le camp. Lorsque tout le monde fut prêt, Vent Gris prit la tête du groupe avec Fleur de Givre, qui les guidait. La patrouille filait entre les arbres le plus vite possible. Le Clan du Tonnerre semblait prêt à se battre, mais un détail inquiétait Aile de Chouette ; tout le monde était épuisé, elle espérait que ça ne les empêcherait pas de se battre. De plus, Fleur de Givre n’avait pas indiqué combien de membres du Clan de l’Ombre étaient venus.
Des miaulements agressifs se firent entendre en direction de la frontière. Vent Gris redoubla l’allure. La patrouille de Fleur de Givre a lancé l'attaque ! devina la jeune guerrière en reconnaissant la voix de Pelage de Ronce. En imaginant son frère aux prises des guerriers ennemis, elle ne pu empêcher son cœur de s’emballer. A côté d’elle, Queue de Mulot avait hérissé toute sa fourrure et sorti les griffes.
Heureusement, le combat n’avait pas encore éclaté lorsque le Clan du Tonnerre gagna la clairière. Le cœur d’Aile de Chouette loupa un battement en voyant le Clan de l’Ombre. Ils étaient plus nombreux qu’elle ne l’avait imaginé. Parmi eux, elle reconnaissait Écaille de Lézard et Cœur de Lichen, le lieutenant ennemi. Étoile de Fougère ne vient même pas se battre avec son clan, remarqua-t-elle. Néanmoins, elle tressaillit en voyant Cœur de Lichen montrer les crocs. Parmi tous les guerriers de la forêt, le lieutenant brun-doré était sans doute l’un des plus redoutables et dangereux. Il avait la réputation d’être cruel et imbattable.
“Cœur de Lichen ! Ramène immédiatement ton clan de votre côté de la frontière ! ordonna Vent Gris en sortant les griffes.
- Étoile Charbonneuse t’a retourné la tête, tu penses qu’il suffit de nous demander quelque chose pour qu’on t’obéisse, ricana celui-ci.
- Le Clan de l’Ombre aime peut-être verser du sang inutilement, mais le Clan du Tonnerre tient à la vie de ses guerriers. Tu ne me laisses pas le choix : Clan du Tonnerre, à l’attaque !”
L’assaut fut immédiat. Aile de Chouette, griffes sorties, cherchait son premier adversaire avec une détermination féroce. Queue de Mulot s’était déjà jeté sur Pétale d’Argent, qui s’apprêtait à attaquer Pelage de Ronce. Sa sœur allait lui prêter main forte, mais les deux frères se débrouillaient très bien à deux contre un.
Un éclair noir fonça soudainement dans la jeune guerrière, l’envoyant rouler dans la poussière. Elle bondit sur ses pattes, reconnaissant Aile de Jais, une femelle de l’Ombre. Avant qu’elle ne puisse réagir, Aile de Jais la saisit par les épaules, tentant de lui mordre la nuque. Un cri de douleur s’échappa des crocs d’Aile de Chouette, et elle lutta pour se redresser sur ses pattes arrières, sentant la terre se loger dans ses griffes. Malheureusement, cela ne fit que renforcer la prise de son ennemie. Désespérée, Aile de Chouette inversa sa tactique : elle se jeta en avant, le museau dans la poussière. De là, elle put mordre une patte arrière d’Aile de Jais. Cette dernière, déconcentrée, desserra sa prise. Aile de Chouette en profita pour lui donner un puissant coup de tête dans le flanc. La guerrière de l’Ombre trébucha sur place en essayant de retrouver son équilibre.
Alors qu’elle allait la faire tomber, Aile de Chouette ressenti une douleur aiguë dans l’arrière train, ce qui lui valut un gémissement de surprise. Un nouvel adversaire la tirait en arrière, les griffes fermement plantées dans sa chair. La femelle du Clan du Tonnerre agita les pattes arrières en direction du guerrier ennemi, en vain. Soudain, Pelage de Cendre sortit de nulle part et tira son assaillant par la peau du cou furieusement. Surpris, celui-ci ne put éviter son puissant coup de griffe dans la joue. Aile de Chouette n’avait jamais vu sa mère aussi furieuse ; son regard était plein de haine, ses oreilles couchées en arrière, et du sang giclait de son flanc sans qu’elle ne le remarqua.
Aile de Chouette secoua vivement la tête pour reprendre ses esprits et alla prêter main forte à Pelage de Cendre. Leurs mouvements étaient parfaitement synchronisés, ce qui ne laissa aucune chance au guerrier de l’Ombre qui cracha sur les deux femelles avant de déguerpir.
“Tu y réfléchiras à deux fois avant de t’en prendre à ma fille ! lança Pelage de Cendre tandis qu’il s’éloignait. Tu vas bien ?
- Oui, merci, haleta la jeune femelle.
- Tu veux qu’on aille s’occuper d’Aile de Jais, maintenant ?” lui demanda sa mère, ce à quoi Aile de Chouette répondit par un hochement de tête enthousiaste.
Cette dernière balaya le champ de bataille du regard. Le Clan de l’Ombre était venu en grand nombre, et plusieurs guerriers du Tonnerre étaient déjà recouverts de sang. Nous avons besoin de renfort ! Un miaulement strident attira son attention non loin. Le cri venait de Cœur de Mousse, qui regardait avec horreur Cœur de Lichen mordre Vent Gris à la gorge. Aile de Chouette allait lui venir en aide, mais Bois de Chêne et Poil de Musaraigne furent plus rapides. Pendant que l’un mordait la nuque, l’autre attaquait le ventre de Cœur de Lichen. Pendant que celui-ci tentait de se débattre, Vent Gris s'effondra au sol. Aile de Chouette retint son souffle, guettant le moindre signe de vie de la part du lieutenant. Après ce qui sembla être une éternité, son flanc se souleva lentement. Cœur de Mousse et Patte Givrée se précipitèrent sur lui, cherchant à l’éloigner du tumulte de la bataille.
“Nuage de Tournesol, cours chercher Croc Blanc ! Vite !” hurla Cœur de Mousse.
L’apprentie dorée hésita, consciente qu’elle devrait abandonner son premier combat. Un feulement insistant de sa mère la convainquit d’aller chercher l’aide du guérisseur.
Queue de Mulot et Pelage de Ronce se battaient toujours côte à côte. Pelage de Cendre finit par repérer Aile de Jais au corps à corps avec Toile d’Araignée. Celui-ci avait une oreille en sang, mais crachait toujours furieusement en direction de son adversaire.
Alors qu’Aile de Chouette était venue se placer aux côtés de Toile d’Araignée, d’autres chats arrivèrent dans la clairière. Ils ont amené des renforts, il faut battre en retraite ! pensa la combattante alors que son cœur s’emballait. Mais en tournant la tête vers les nouveaux venus, elle reconnut ses propres camarades. Son cœur se soulagea enfin. Plume de Grive avait trouvé Étoile Charbonneuse, et il était venu avec Jolie Moustache, Museau Tigré, Plume de Hibou, Épine de Sapin et Poil de Pigeon.
Étoile Charbonneuse n’hésita pas une seule seconde avant de rejoindre le combat. Pris d’un regain d’adrénaline, Aile de Chouette cracha sur Aile de Jais avant de lui griffer l'œil sauvagement. Celle-ci recula à temps, mais avait tout de même une griffure au-dessus de l'œil droit. Avec l’aide de Pelage de Cendre et Toile d’Araignée, elle réussit à faire fuir son adversaire. En voyant le meneur du Clan du Tonnerre, Cœur de Lichen abandonna Bois de Chêne et Poil de Musaraigne pour l’affronter. Ce dernier avait un œil à peine ouvert et du sang coulait en abondance sur sa paupière.
Pelage de Cendre sauta sur le dos d’un nouvel ennemi, qui tenta de rouler sur le dos pour la déloger. Aile de Couette bondit pour secourir sa mère, et mordit la queue du matou de toutes ses forces. Quelque chose lui mordit alors une patte arrière, mais elle s’en débarrassa d’un simple coup de patte. Elle fit volte face pour chercher son assaillant, mais ne découvrit que Nuage de Serpent. Toute sa fourrure était si hérissée qu’il ressemblait à un hérisson. Derrière son regard plein de haine, Aile de Chouette y discerna une pointe d’inquiétude face à la guerrière. Mal à l’aise à l’idée d’attaquer un apprenti dans un combat inégal, elle se décida à le faire fuir en faisant mine de lui attaquer la gorge en hurlant de rage. Comme elle s’y attendait, le jeune chat ne se prit pas prier et alla se cacher dans un buisson.
Soudain, le son des combats s’estompa. Les feulements et les cris de douleur furent peu à peu remplacés par des grognements et des chuchotements inquiets. Alors qu’elle allait attaquer, Aile de Chouette interrompit son geste et constata sans comprendre que tout le monde avait arrêté de se battre. La bataille est déjà terminée ? Mais le Clan de l’Ombre n’est pas vaincu ! Pelage de Cendre avait les yeux écarquillés. Complètement perdue, sa fille suivit son regard, et vit ce qui avait arrêté la bataille.
Tous les chats, sans exception, avaient fixé leurs yeux vers le centre du champ de bataille, où Étoile Charbonneuse avait plaqué Cœur de Lichen au sol. Les deux pattes avant posées sur les épaules puissantes du lieutenant, celui-ci ne bougeait plus. A en juger par la différence de force des deux adversaires, le lieutenant du Clan de l’Ombre n’aurait aucune difficulté à se débarrasser de son ennemi. Pourtant, il ne bronchait pas et transperçait Étoile Charbonneuse de son regard glacé. Le chef du Clan du Tonnerre avait les yeux rouges de rage, et ses crocs étaient dangereusement proche de la gorge de son adversaire. Avant de passer à l’acte, le meneur hésita. Cœur de Lichen ricana.
“Vas-y, tranche moi la gorge. Tue-moi, et tout le monde respectera le grand Étoile Charbonneuse, le chat qui m’aura vaincu. Ce n’est pas ce que tu veux ?”
Le matou noir feula et montra les crocs. Un nœud se forma dans l’estomac d’Aile de Chouette. S’il le tue, même Étoile de Pie le craindra, se dit-elle. Mais à quel prix ?
“Tu n’en as pas assez d’être le chef le plus faible de toute la forêt ? s’impatienta le lieutenant. Tu ne veux pas faire partie des chefs dont on se souvient ?”
Aile de Chouette pouvait entendre une mouche voler. Le Clan de l’Ombre, comme le Clan du Tonnerre, retenait son souffle. Dans un premier temps, la guerrière brun tigré ne comprenait pas le comportement de Cœur de Lichen. A l’entendre, c’est comme s’il voulait absolument qu’Étoile Charbonneuse le tue. Puis des images filèrent devant ses yeux, comme des flashs. Elle savait que si son père choisissait de le tuer, il serait connu comme le chef qui a tué un chat qui ne se défendait pas. S’il ne le fait pas, il sera le chef trop lâche pour vaincre ses ennemis.
Après un long silence oppressant, Étoile Charbonneuse ferma les yeux en poussant un long soupir de frustration. Finalement, il relâcha Cœur de Lichen en fouettant l’air de sa queue.
“Je ne veux pas qu’on se souvienne de moi ainsi, et je ne veux pas être comme toi, lança-t-il en se détournant. Un grand chef se fait respecter, non craindre. Le combat est terminé.”
Après une hésitation générale, les blessés commencèrent à lécher leurs plaies. Les membres du Clan de l’Ombre s'apprêtaient à faire demi-tour pour regagner leur propre territoire en se jetant des coups d'œil indéchiffrables. Se relevant avec peine, Cœur de Lichen garda un regard fixe sur Étoile Charbonneuse. Ce dernier alla voir Vent Gris, qui gisait un peu plus loin dans un gémissement de douleur. Nuage de Tournesol choisit ce moment pour revenir, accompagnée de Croc Blanc et Cœur Roux. Les griffes toujours sorties, Cœur de Lichen n’avait pas bougé.
“Ce sera terminé quand je l’aurai décidé !” hurla-t-il en direction du Clan du Tonnerre.
Avant que qui que ce soit ne puisse réagir, il bondit vers Étoile Charbonneuse. S'agrippant à son dos, il pencha la tête pour atteindre sa gorge. Dans un hurlement de rage, Pelage de Cendre bondit vers son compagnon et poussa Cœur de Lichen le plus loin possible, qui tomba un peu plus loin. Le grand lieutenant alla s’écraser contre un gros rocher, au-dessus duquel tenait en équilibre un morceau de roche plus petit. Le matou au poil brun-doré se cogna la tête violemment contre la pierre.
Sonné, il resta allongé là sans tenter de se relever dans un premier temps. Le rocher en hauteur trembla dangereusement, avant de glisser dans un bruit de frottement de roche et de s’écraser sur une patte arrière du lieutenant. Aile de Chouette retint son souffle en entendant le terrible craquement qui retentit et le cri d’agonie pure qui suivit. Le hurlement de Coeur de Lichen déchira l’air tandis que du sang coulait le long de ses pattes brunes, recouvrant le sol de la forêt déjà rougeâtre.
Figée dans l’horreur, la foule de combattants observait avec des yeux écarquillés le grand guerrier, incapables de bouger. Les apprentis détournaient le regard, tandis que d’autres restaient pétrifiés. Seuls deux guerriers du Clan de l’Ombre gardèrent la tête suffisamment froide pour venir en aide à leur lieutenant. Alors qu’ils tentaient de soulever la grosse pierre, Aile de Chouette ne put se retenir de détourner la tête en voyant la patte de Cœur de Lichen, dont la chair à vif laissait dépasser un bout d’os. La patte était tordue dans un sens que la femelle n’aurait jamais imaginé possible.
“Ne restez pas plantés là, aller chercher Œil de Lune !” ordonna Croc Blanc à l’assistance.
Quelques guerriers reprirent leurs esprits et détalèrent, tandis que d’autres restaient sous le choc. Aile de Chouette fut rassurée de voir que ni Queue de Mulot, ni Pelage de Ronce ne montraient de blessures graves. Plume de Hibou s’approcha de la femelle en boitant.
“Tu vas bien ? s’inquiéta-t-il.
- Oui ça va… j’ai juste très envie de dormir, tout à coup.” articula-t-elle en se concentrant pour rester debout.
Étoile Charbonneuse ne semblait pas savoir quoi faire. Son regard alla de Pelage de Cendre à Cœur de Lichen, pour finalement se poser sur Vent Gris. Enfin, le chef du Clan du Tonnerre lança l’appel, et les guerriers se préparèrent à rentrer au camp. Croc Blanc aida Patte Givrée et Cœur de Mousse à porter Vent Gris, dont la gorge saignait toujours abondement, pendant que Cœur Roux faisait une rapide inspection des blessures les plus graves. En quittant le champ de bataille, Aile de Chouette ne put se retenir de lancer un regard en arrière, découvrant que la foule s’était amoncelée autour de Cœur de Lichen, qu’elle ne pouvait pas apercevoir.
Un gémissement lointain apprit à la patrouille que Cœur de Lichen était toujours en vie pour le moment. Pelage de Cendre, muette comme un rocher, marchait en dernière ligne, la tête basse. Queue de Mulot alla lui murmurer quelque chose à l’oreille avant d’enrouler sa queue autour des épaules de sa mère.
De retour au camp, Cœur Roux alla immédiatement chercher de quoi soigner les blessés. Il avait déjà préparé une réserve de toiles d’araignées en attendant le retour des combattants. Vent Gris fut rapidement déposé auprès de lui, et Croc Blanc s’attaqua aux soins. Cœur Roux se précipita sur Poil de Musaraigne en voyant son œil blessé.
“Feuille d’Aubépine, Truffe de Blaireau, Plume de Hêtre et Nuage de Moineau, vous vous chargerez de la patrouille de ce soir, entonna Étoile Charbonneuse dans la combe silencieuse. Je vous accompagnerai. Il faut s’assurer que le Clan de l’Ombre ne revienne pas.
- Tu les accompagneras si je t’y autorise, le réprimanda Croc Blanc. Je n’ai pas encore regardé tes blessures.
- Je vais bien, ne t’en fais pas. Et puis je doute qu’ils réattaquent de sitôt, étant donné que Cœur de Lichen…” Le chef de clan ne termina pas sa phrase tout de suite, son regard s’attardant sur Pelage de Cendre qui rentra sa tête dans ses épaules. “Étant donné qu’il est gravement blessé.
- Je suis désolée ! Je ne voulais pas que ça arrive ! gémit sa compagne.
- Je sais, ne t’inquiète pas, répondit Étoile Charbonneuse d’une voix tendre.
- Le Clan des Étoiles l’a puni pour avoir essayé de t’attaquer alors que tu étais de dos ! Il n’a eu que ce qu’il méritait ! prétendit Museau Tigré.
- Tu ne peux pas dire de quelqu’un qu’il mérite la mort, s’étrangla Plume de Hibou, près d’Aile de Chouette.
- Quand il s’agit du Clan de l’Ombre, si je le peux !
- Calmez-vous ! s’interposa Épine de Sapin. Aux dernières nouvelles, Cœur de Lichen n’est pas mort. Je suis sûr qu’Œil de Lune réussira à le sauver. Alors, nous pourrons parler de ses actes.”
Chapitre 4[]
Lorsque le chant des oiseaux cessa et que la lumière du ciel se fit timide, la patrouille désignée par Étoile Charbonneuse quitta la combe, ce dernier en tête. Cœur de Mousse faisait les cent pas dans la clairière en attendant le verdict de Croc Blanc au sujet de Vent Gris. Celui-ci avait été placé avec Poil de Musaraigne dans la tanière des guérisseurs. Grâce à l’aide du Clan du Étoiles, ils étaient les deux seuls blessés graves. Cœur Roux était en train de terminer d’appliquer la toile d’araignée sur la nuque d’Aile de Chouette. A côté d’elle, Plume de Hibou déposa un moineau dodu, une longue griffure peu profonde traversant son flanc.
“On peut le partager tous les trois, si vous voulez, proposa le guerrier crème à Aile de Chouette et Cœur Roux. Personne ne retournera chasser avant demain.”
Finalement, ils partagèrent le moineau à deux, le guérisseur prétendant qu’il avait trop de travail. Même si elle s’inquiétait pour Vent Gris, Aile de Chouette ne pouvait s’empêcher de penser à Cœur de Lichen. S’il meurt, Étoile de Fougère sera furieux et voudra se venger. S’il survit, Cœur de Lichen voudra lui-même réclamer vengeance, se prédit-elle. La situation est encore pire qu’avant le combat. Plume de Hibou interrompit le cours de ses pensées.
“Je t’ai vu te battre avec Pelage de Cendre. Vous étiez formidables, toutes les deux.
- Merci, miaula son amie. Heureusement qu’elle est venu m’aider…
- Si elle ne l’avait pas fait, je serais venu.”
Aile de Chouette remercia Plume de Hibou d’un clignement de ses yeux jaune-vert, puis chercha ses frères du regard. Pelage de Ronce faisait la toilette de leur mère, tandis que Museau Tigré et Fleur de Givre racontaient la bataille à Truffe de Blaireau. Queue de Mulot quant à lui, était introuvable.
“Tu as vu Queue de Mulot ? demanda-t-elle en dressant les oreilles.
- Je crois qu’il est parti se coucher, il avait l’air épuisé.”
Comme toujours. Rien qu’en pensant à son frère en boule dans son nid, Aile de Chouette bailla. Impressionnée par les blessures des combattants, Petite Aurore n’osait même pas sortir de la pouponnière. Même Liv ne trouva pas les mots pour la rassurer. Malgré son gros ventre, Aile Brisée avait rassemblé toutes ses forces pour aller voir Toile d’Araignée. Le matou noir aux rayures blanches lui ordonna de retourner se reposer, mais la femelle insista pour lécher ses blessures. Vaincu, Toile d’Araignée se laissa faire.
A peine Aile de Chouette eut fini son dîner que Croc Blanc émergea enfin de sa tanière. Cœur de Mousse se précipita vers lui, qui lui mit la queue sur l’épaule pour la rassurer.
“Comment va-t-il ? s’impatienta la chatte écaille.
- J’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui. Sa vie est entre les pattes du Clan des Étoiles désormais.”
Aile de Chouette sentit son cœur se serrer. Vent Gris était un lieutenant sage et respecté, bien que plutôt discret. Même en puisant dans son imagination, elle ne parvenait pas à imaginer le Clan du Tonnerre sans lui. Pour une fois, même Nuage de Tournesol semblait inquiète. D’un signe de tête, le vieux guérisseur invita Cœur de Mousse à aller voir son compagnon.
“Et Poil de Musaraigne ? lança Fleur de Givre.
- Il s’en sortira, c’est certain, affirma Cœur Roux après une hésitation. Mais son œil…” Il laissa sa phrase en suspens, cherchant ses mots. “Il devra réapprendre à chasser.”
A son tour, Fleur de Givre s’engouffra dans le tunnel de fougères. Comment peut-on chasser avec un seul œil valide ? se surprit à penser Aile de Chouette. Elle savait que la blessure de Poil de Musaraigne était un cadeau de Cœur de Lichen. Malgré elle, elle fouetta l’air avec sa queue. Il était injuste que le Clan du Tonnerre paie si cher une attaque qu’il ne méritait pas. Truffe de Blaireau semblait du même avis, car il se dirigea d’un pas rapide et lourd vers la tanière des guerriers.
“Nous ne sommes pas censés tuer pour gagner un combat, lâcha-t-il avec dégoût en passant devant sa sœur. Le Clan de l’Ombre n’a rien à faire ici s’il piétine les règles quand ça leur chante. J’espère vraiment que Cœur de Lichen restera invalide toute sa vie, voire pire !”
Sur ce, il disparut à l’intérieur du repère, sous le regard étonné de Plume de Hibou. Aile de Chouette poussa un long soupire, n’ayant pas le courage de contredire Truffe de Blaireau.
“Je vais me coucher, j’en ai assez de cette journée.” dit-elle à son ami avant de suivre son frère.
“Plume de Hêtre, Truffe de Blaireau, Feuille d’Aubépine et Patte Givrée. Vous êtes les moins blessés, vous irez donc vérifier que le Clan de l’Ombre reste sur son territoire. Nuage de Moineau et Nuage de Tournesol, vous êtes dispensé d'entraînement aujourd’hui. Vos mentors ont besoin de reprendre des forces. Vous pouvez aider Croc Blanc à s’occuper de Vent Gris si vous le souhaitez. Ensuite, pour les patrouilles de chasse…”
Aile de Chouette bailla tandis que son père donnait des ordres et organisait les patrouilles du jour. La nuit avait été longue pour tout le clan. Le Clan du Tonnerre n’avait pu dormir que d’un œil, redoutant une attaque surprise. Aile de Chouette se sentait aussi vulnérable dans son propre camp que pouvait l’être une souris dans un terrier de renard.
La jeune guerrière tenta d’incliner son cou le plus possible vers l’avant, mais se redressa rapidement en ravalant un gémissement de douleur. Même si sa blessure à la nuque commençait à cicatriser, tourner la tête la faisait souffrir. Comment pourrais-je chasser si je ne peux regarder que droit devant moi ? Elle répéta l’opération plus lentement, anxieuse à l’idée de rester cloîtrée au camp toute la journée. Plume de Hibou l’observait non loin, un mélange de curiosité et d’amusement dans le regard.
“Tu sais, ce n’est pas parce que tu t’appelles Aile de Chouette que tu es capable de tourner ta tête comme les chouettes, la taquina le guerrier.
- Très drôle. Tu veux bien regarder ma nuque s’il te plait ? Elle me fait mal, je ne sais pas si je pourrais chasser aujourd’hui.”
Son ami obéit sans hésiter. Après avoir jeté un coup d'œil, la grimace qu’il fit indiqua à Aile de Chouette que sa blessure ne devait pas être belle à voir. Plume de Hibou lui conseilla de se reposer et d’aller voir un guérisseur.
“Super, je vais passer la journée à surveiller les apprentis, soupira la femelle tigrée en commençant à se diriger vers Croc Blanc.
- Tu sais, Poil de Grenouille m’a mordu assez fort à la patte, hier, balbutia Plume de Hibou après une petite hésitation. Peut-être que je pourrais rester aussi pour te tenir compagnie.
- Bonne idée, je n’aurais donc pas deux apprentis à surveiller, mais trois !
- Je te rappelle, jeune guerrière, que je suis son aîné, fanfaronna le guerrier ironiquement. A ce titre, tu me dois respect et obéissance.”
Aile de Chouette lui fouetta gentiment le museau avec sa queue, avant de s’enfuir vers la tanière des guérisseurs. Comme elle s’y attendait, son ami la prit en chasse. Sa blessure à la patte arrière le ralentissait, mais Aile de Chouette faisait exprès de ralentir pour ne pas gâcher ce moment de course poursuite. En chemin, Plume de Hibou croisa Épine de Sapin qui lui reprocha de se comporter comme un chaton. Son fils l’ignora, avant de rejoindre son amie qui observait la scène. Elle priait pour que son père ne se comporte jamais de cette manière avec elle.
Dans le repère des guérisseurs, l’odeur agressive des remèdes fit froncer le museau d’Aile de Chouette. Vent Gris était étendu dans un coin sur un grand lit de mousse. Au premier coup d'œil, il était difficile de croire qu’il était encore en vie. Sa compagne était allongée à son côté, et lui léchait l’épaule. Poil de Musaraigne dormait un peu plus loin, mais sa respiration à lui était régulière. La gueule pleine de mousse imbibée d’eau, Croc Blanc fit signe à ses visiteurs de patienter, et alla voir le lieutenant blessé pour le faire boire.
“Cœur de Mousse, tu peux sortir maintenant, je m’occupe de lui, chuchota le guérisseur à la femelle écaille.
- Non, je veux être là quand il se réveillera.
- Cœur de Mousse…
- Il se réveillera, j’en suis sûre.” affirma-t-elle.
Croc Blanc soupira, mi compatissant mi agacé.
“Vu tout ce que je lui ai donné, il ne réveillera pas avant ce soir, quoi qu’il arrive. Va prendre l’air, tu pourras revenir tout à l’heure. Tes petits ont plus besoin de toi que lui, pour l’instant.”
La visiteuse semblait décidée à rester auprès de son compagnon, mais la mention de ses petits lui fit dresser la tête. Elle regarda longuement Vent Gris d’un regard à briser le cœur, avant de baisser le museau en soupirant. Puis elle se leva, et sortit dans le camp après avoir jeté un dernier regard par-dessus son épaule.
Comme prévu, Croc Blanc conseilla à Aile de Chouette de rester au camp pour la journée, pour ne pas risquer de rouvrir sa plaie. Il changea ses toiles d’araignée et lui donna quelque chose contre la douleur. N’osant pas déranger les guérisseurs surchargés un lendemain de bataille pour une blessure insignifiante, Plume de Hibou ne parla pas de ses propres plaies.
Au début, la journée parut longue aux deux amis. Devant limiter ses mouvements de nuques, Aile de Chouette ne pouvait même pas aider les apprentis à changer les litières. Au fond, elle était ravie d’avoir une excuse pour ne pas s’en occuper. Lorsque Petite Aurore se réveilla, Plume de Hibou insista pour aller jouer avec elle. Sa camarade n’avait pas envie de passer l’après-midi à s’occuper d’un chaton, mais il ne lâchait pas l’affaire. Elle finit par capituler, et par se laisser entraîner dans une partie de boule de mousse. Finalement, voir la chatonne si heureuse d’avoir des compagnons de jeu lui réchauffa le cœur. D’ailleurs, comment va Aile Brisée ? se demanda-t-elle en regardant la pouponnière.
“Continuez sans moi, je reviens tout de suite !” lança-t-elle à Petite Aurore et Plume de Hibou, qui s’amusait comme un chaton.
Aile de Chouette découvrit la reine brune et grise en train de faire sa toilette, aussi gracieusement que lui permettait son gros ventre. La jeune guerrière ne put retenir un ronronnement en voyant la reine se tordre le cou pour tenter d’atteindre son dos.
“Tu as besoin d’aide ?
- Oh c’est toi, Aile de Chouette ! Je veux bien, merci.”
Avec précaution, elle entreprit alors de lécher délicatement le dos de son amie. Et si je donnais un coup de langue trop brusque ? Est-ce que ça pourrait blesser les chatons ? s’inquiétait-elle. Pendant ce temps, Aile Brisée grignotait les restes d’une souris.
“Alors, Plume de Hibou et toi, vous jouez avec Petite Aurore ? Je vous ai entendu. Merci de vous soucier d’elle.
- C’était l’idée de Plume de Hibou, admit Aile de Chouette. Si ça ne tenait qu’à moi, je serais parti chasser à la place !
- Tu as tort, Petite Aurore est adorable, ronronna Aile Brisée. Pourtant, on ne peut pas dire qu’elle ait commencé sa vie dans les meilleures conditions…
- Au moins, comme elle n’a pas connu Feuille de Prêle, elle ne pourra pas lui manquer, hasarda Aile de Chouette, mal à l’aise à repenser à la mise bas catastrophique à laquelle elle avait assisté.
- C’est vrai, et Plume de Hêtre est toujours là pour elle. Liv fait également une très bonne mère.” Aile Brisée regarda l’entrée de la pouponnière en dressant les oreilles, puis reprit d’une voix plus basse. “Plume de Hibou ferait un père d’exception aussi, il n’y a qu’à voir comment il se comporte avec Petite Aurore.
- Et alors ?
- Ne fais pas semblant, tu sais très bien ce que je veux dire ! s’amusa Aile Brisée. Il est le compagnon idéal pour toi !
- Il y a plus important à penser en ce moment, marmonna Aile de Chouette en reportant son attention sur le pelage de la reine.
- Bien sûr, mais n’attends pas trop. Si tu dois avoir des chatons, il…
- Pourquoi tout le monde a une obsession pour les chatons, en ce moment ? l’interrompit la guerrière en se redressant. Vent Gris va peut-être mourir, Poil de Musaraigne est devenu borgne, le Clan de l’Ombre pourrait revenir à tout moment et tout le monde ne parle que de chatons ! Je serai bien plus utile à chasser dans la forêt que dans la pouponnière !”
Agacée, Aile de Chouette tourna les talons et quitta la tanière, sous le regard ahuri d’Aile Brisée. J’y suis peut-être allé un peu fort, se dit-elle une fois à l’extérieur. Elle secoua la tête et chercha Plume de Hibou du regard. Celui-ci avait arrêté de jouer avec la boule de mousse et s’était allongé non loin. Quant à Petite Aurore, elle dormait au soleil près de l’entrée de la pouponnière.
“Tu l’as épuisé on dirait, fit remarquer Aile de Chouette à son ami.
- Elle m’a épuisé aussi ! J’avais besoin de reprendre mon souffle, et quand je me suis retourné, elle dormait.”
Aile de Chouette se fit une petite place près de Plume de Hibou, et s’allongea en ramenant ses pattes sous son ventre.
“Tu as eu une bonne idée, je dois l’avouer. Et tu sais t’y prendre avec les chatons.
- S’occuper d’un chaton, ce n’est pas si compliqué. Il suffit de penser comme eux, expliqua le mâle crème.
- C’est vrai que pour toi, réfléchir comme un chaton, ça ne doit pas te demander beaucoup d’effort, le railla sa camarade, ce qui lui valut un coup d’épaule amical. Tes futurs chatons auront de la chance de t’avoir comme père.”
Son commentaire lui avait échappé sans s’en rendre compte. Aile de Chouette avait voulu parler de manière ironique, mais sans le vouloir, elle avait simplement répété les paroles d’Aile Brisée.
“Tu peux répéter ? J’ai cru que tu m’avais fait un compliment, mais j’ai dû rêver…
- Et je ne le répéterai pas, ne rêve pas trop.
- Et la mère de mes futurs chatons aura de la chance aussi : qui ne rêverait pas d’un compagnon comme moi ? ironisa Plume de Hibou en léchant le poitrail d’un air fier.
- Je n’irais pas jusque là, mais j’imagine que Fleur de Givre sera ravie de porter les chatons d’une cervelle de souris comme toi !
- Mais… ce n’est pas Fleur de Givre que je veux comme compagne…”
Soudain très sérieux, Plume de Hibou plongea son regard ambré dans les yeux d’Aile de Chouette, qui restait bouche bée. Que veut-il dire ? Que dois-je lui répondre ? La femelle sentit son cœur s’emballer tandis que son ami attendait visiblement une réponse. Queue de Mulot choisit ce moment pour rentrer au camp, si excité qu’il ne tenait pas en place. Il repéra alors sa sœur et s’élança vers elle en riant.
“Aile de Chouette ! Viens vite voir ! Truffe de Blaireau a marché sur un champignon, et sa patte est aussi grosse qu’un rat !”
Merci, Clan des Étoiles ! Sans dire un mot, elle suivit son frère vers la forêt, en sentant sur elle le regard blessé de Plume de Hibou et les yeux plissés d’Aile Brisée.
Chapitre 5[]
Dans la tanière, l’atmosphère était devenue tendue et désagréable. L’odeur des herbes qui était autrefois rassurante et apaisante était maintenant insupportable pour Cœur Roux. Chaque fois qu’il sentait l’odeur d’une graine de pavot ou d’une feuille d’oseille, il sentait des frissons lui parcourir le corps en se demandant si Vent Gris survivrait. Pour le moment, son état n’avait pas empiré, mais il restait désespérément faible. Les rares fois où il se réveillait, il ne parlait que du Clan de l’Ombre et ordonnait de surveiller la frontière, avant de se rendormir. Depuis deux jours déjà, Cœur Roux et Croc Blanc essayaient une multitude de remède pour soigner son énorme plaie à la gorge, qui peinait à cicatriser.
Quant à Poil de Musaraigne, il avait reprit beaucoup de forces. Même si Croc Blanc lui avait ordonné de rester dans la tanière des guérisseurs pour l’instant, sa vie n’était pas en danger. Son œil gauche était désormais dépourvu de poil sur une grande surface, et resterait sans doute fermé à jamais. Le grand guerrier gris avait eu un choc en comprenant qu’il devait s’habituer à ne voir que d’un œil désormais. A présent, Cœur Roux avait compris qu’il valait mieux éviter le sujet avec lui.
“... près de la frontière.
- Excuses-moi, tu peux répéter ? bredouilla Cœur Roux, qui venait simplement de se rendre compte que son mentor lui parlait tandis qu’il préparait un mélange d’herbe.
- Je me disais bien que tu ne m’écoutais pas, répondit celui-ci en plissant les yeux. Je disais que j’avais repéré un beau plan d’herbe à chat près de la frontière du Clan de l’Ombre. Même si nous sommes guérisseurs, je pense que c’est dangereux d’y aller seul. Je vais me joindre à l’une des patrouilles de guerriers, je te laisse t’occuper de Vent Gris.
- Entendu, Croc Blanc.”
Cœur Roux sentit ses oreilles se chauffer de honte. Croc Blanc n’aimait pas se répéter, mais son apprenti avait beaucoup de mal à se concentrer depuis la bataille. Pourquoi les guerriers sont-ils toujours obligés de se battre ? Ils ne peuvent pas régler leurs conflits d’une manière moins mortelle ? Cette pensée le torturait depuis qu’il avait vu la patrouille de guerriers quitter le camp du Clan du Tonnerre.
Après un vif hochement de tête, Croc Blanc laissa son apprenti seul dans le repère. Dans un soupir, celui-ci apporta son mélange de plantes à Vent Gris, toujours étendu dans son nid de mousse. Il le poussa du bout du museau pour tenter de le réveiller. Le lieutenant ouvrit timidement un œil en réponse, puis le referma dans un gémissement. Bizarre, il a l’air encore plus faible qu’hier, constata Cœur Roux. Hésitant, le guérisseur roux et blanc toucha le museau de son patient du bout de la patte. La truffe du blessé était anormalement chaude et humide. Il a de la fièvre, ce n’est pas bon signe.
“Bonjour, Cœur Roux, bailla Poil de Musaraigne derrière lui en s’étirant. Comment va Vent Gris ?
- Il va mieux, mentit-il. Tu peux aller me chercher de l’eau avec de la mousse ?”
Le guerrier s'exécuta sans demander de détails. Quand il revint avec une boule de mousse dans la gueule, Cœur Roux ne put retenir un hoquet de surprise en voyant son visage. Il s’en voulu instantanément en voyant l’air peiné de Poil de Musaraigne, mais aucun des deux ne prononça un mot. La partie droite de son visage était intact. En contrepartie, la peau nu autour de son œil infirme était rouge et laissait apparaître de vilaines cicatrices. Les guérisseurs avaient fait ce qu’ils pouvaient, mais aucune herbe ne permettait de faire repousser de la fourrure.
“Cœur Roux, si je te parle honnêtement, tu me promets d’en faire autant ?” demanda soudainement le guerrier borgne, assis et la queue entourant ses pattes.
Le jeune guérisseur, surpris par la demande de son patient, interrompit son geste pour le regarder bien en face. S’il me demande si Vent Gris survivra, je ne saurais lui répondre, songea-t-il. Nerveux, Cœur Roux hocha la tête d’un air solennel.
“Je ne vais jamais retrouver l’usage de mon œil, n’est ce pas ?
- La cicatrisation n’est pas encore tout à fait terminée, bégaya le chat roux pâle, sentant sa queue s’agiter. Il est difficile de…
- Je t’ai demandé d’être honnête avec moi.” l’interrompit Poil de Musaraigne d’une voix calme.
Cœur Roux prit une grande inspiration avant de lui répondre.
“Non, je ne vois pas comment ce serait possible. Je suis désolé, Poil de Musaraigne.
- Ce n’est pas ta faute, soupira celui-ci. Et je m’en suis douté à l’instant où Cœur de Lichen m’a attaqué. Donc il n’y a aucune raison que je reste dans votre tanière…
- Mais tu ne nous dérange pas !
- Je sais, mais moi ça me dérange de rester ici. Je pense que… que je vais demander à Graine d’Ortie et Vieille Branche de me préparer un nid.
- Tu veux rejoindre les anciens ? Mais même Plume de Hêtre, ton père, est encore un guerrier !”
Le guérisseur n’en revenait pas. Jusqu’ici, il pensait que Poil de Musaraigne avait hâte de retrouver la tanière des guerriers. Par rapport aux deux anciens du clan, il était encore en pleine forme.
“Mais Plume de Hêtre a encore deux yeux valides. Moi je suis incapable de savoir si tu te trouves à une ou trois longueurs de queue de moi en ce moment. Je ne peux plus être un guerrier digne de ce nom.
- Tu peux apprendre à utiliser un seul œil, ça s’est déjà vu. Tu auras juste besoin d’un petit temps d’adaptation…
- J’apprécie ton soutien Cœur Roux, mais c’est inutile. J’ai pris ma décision, affirma Poil de Musaraigne en redressant la tête. Je suis peut-être trop jeune pour être un ancien, mais je suis trop vieux pour recommencer mon apprentissage. J’ai beaucoup donné au Clan du Tonnerre, maintenant j’ai envie de me reposer. Même si cela signifie supporter Vieille Branche à longueur de journée.”
Poil de Musaraigne afficha un sourire forcé, puis se dirigea d’un pas lourd vers la tanière des anciens, où Graine d’Ortie s’abritait du soleil, sans que Cœur Roux ne puisse le retenir. A cause de sa fourrure noire et épaisse, la vieille chatte souffrait plus que quiconque de la chaleur. En restant à bonne distance, le jeune guérisseur observa Poil de Musaraigne annoncer sa décision à Graine d’Ortie, et celle-ci lui poser la queue sur l’épaule délicatement en le conduisant à l’intérieur de sa tanière.
Cœur Roux sentit un nœud se former dans son estomac. Il y avait quelque chose de frustrant à voir qu’un simple coup de griffe bien placé pouvait détruire une vie. Après avoir perdu sa compagne et sa fille de manière soudaine, Poil de Musaraigne venait de perdre son statut de guerrier sans qu’il ne puisse rien y faire. Si Vent Gris ne survit pas, je ne vois pas comment je pourrais rester guérisseur, gémit intérieurement Cœur Roux. Il détestait le sentiment qu’il avait d’être inutile pour ses camarades. Déprimé, il en vint à se demander si Croc Blanc avait eu raison de l’accepter.
Un peu plus tard, Croc Blanc revint avec un brin d’herbe à chat séché. Le grand mâle blanc et gris semblait mécontent.
“C’est tout ce qu’il y avait ? ne put s’empêcher de lui demander son apprenti, ne sachant comment lui annoncer la décision de Poil de Musaraigne.
- La pluie se fait attendre. En attendant, plus aucune herbe ne pousse et toutes les racines sont en train de mourir, ronchonna Croc Blanc. J’imagine que nous n’avons pas à craindre le mal vert en ce moment.
- A ce propos… Je crois que Vent Gris a de la fièvre.”
Les oreilles dressées, Croc Blanc alla immédiatement voir son patient. Celui-ci respirait faiblement et agitait les pattes régulièrement, comme s’il rêvait.
“Je crois que tu devras aller à l’Assemblée sans moi ce soir, proposa Cœur Roux. Je vais rester ici pour m’occuper de lui, on ne devrait pas le laisser seul.
- Tu as raison… Quoi que, je pense qu’il serait mieux de faire l’inverse. Je vais rester ici pendant que tu iras à l’Assemblée.
- Mais… Je n’y suis jamais allé seul !
- Il y a une première fois à tout, fit Croc Blanc sans lever les yeux. Ne t’en fais pas, tout se passera bien. Au fait, où est Poil de Musaraigne ?
- Je ne pense pas que ce soit à moi de te le dire… Tu devrais aller lui parler.”
Cœur Roux sentit la curiosité grandissante de son mentor, qui chercha son frère du regard. Finalement, il se mit en quête de Poil de Musaraigne dans le camp.
De nouveau seul, le jeune mâle roux pâle au ventre blanc repensa soudainement à la prophétie qui lui rongeait l’esprit depuis son baptême. L’eau est source de toute vie, mais peut aussi être source de toute mort. Et lorsque les sources se croisent, seule la tempête pourra ramener la vie, récita-t-il dans sa tête. Mais où sont ces sources ? Et comment amener la tempête ? Ces derniers temps, Cœur Roux ne cessait de surveiller le lac, la plus grande source d’eau de tous les territoires. Si le lac était en danger, tous les clans en souffriraient. Plus que tout, il devait empêcher cela d’arriver. Il avait pensé de nombreuses fois à en parler à Croc Blanc, mais avec tous les problèmes récents, il n’avait toujours pas trouvé d’occasion. Pour le moment, le lac était calme, il n’avait donc pas à l’inquiéter pour rien.
Le soir venu, Cœur Roux sentit son cœur s’emballer. Il avait déjà participé à de nombreuses Assemblées, mais Croc Blanc était toujours là pour le guider. Son apprenti passait toujours en second plan pendant les discussions avec les autres guérisseurs. Mais cette fois, il était l’unique représentant du Clan du Tonnerre.
Alors que la patrouille était sur le départ, le jeune chat repéra Poil de Musaraigne en grande discussion avec Plume de Hêtre, Croc Blanc et Fleur de Givre. Il annonce sa décision à toute sa famille, comprit Cœur Roux. Comme d’habitude, Croc Blanc restait impassible, alors que Fleur de Givre avait un visage peiné, presque effrayé.
Comme à chaque pleine lune, Aile de Chouette vint se placer près de lui lorsque les guerriers du Clan du Tonnerre quittèrent le camp. C’était devenu un petit rituel entre eux, de marcher côte à côte pendant les trajets jusqu’à l’île. Cette nuit-là néanmoins, Cœur Roux n’avait pas le cœur à discuter de tout et de rien comme les autres fois. Entre Vent Gris, Poil de Musaraigne, la prophétie, et le Clan de l’Ombre, ses pensées se mélangeaient pour ne former d’un amalgame confus. Le poids des responsabilités lui pesait lourd sur ses épaules, et même le calme de la nuit ne parvenait pas à apaiser le tumulte qui s’agitait dans sa tête.
Soumis à toutes ses angoisses, le guérisseur ne vit pas passer le chemin jusqu’à l’île. A côté de lui, Aile de Chouette, toujours aussi bavarde, lui racontait sa journée mais il ne l’entendait que d’une oreille. Sans doute cherchait-elle à détendre l’atmosphère, mais son ami avait besoin de plus que de simples mots pour soulager son esprit tourmenté.
En passant sur l’arbre-pont, la patrouille comprit que le Clan du Tonnerre arrivait en dernier. La pleine lune illuminait déjà la clairière où étaient rassemblés les autres clans, et diffusait sa lumière sur les feuilles du Grand Chêne. Aucun nuage ne menaçait le ciel, ce qui était bon signe.
Cœur Roux fut stupéfait de l’ambiance qui régnait dans la clairière. Tous les chats du Clan de l’Ombre lançaient des regards assassin à Étoile Charbonneuse et à son clan. Ils ont l’air vraiment nombreux, ce soir… Est-ce qu’ils veulent venger Cœur de Lichen ? Heureusement, Étoile Charbonneuse avait fait le choix de ne pas emmener Pelage de Cendre à l’Assemblée, craignant la réaction du Clan de l’Ombre.
Après avoir regardé plus attentivement, Cœur Roux constata avec stupeur que le Clan de l’Ombre n’était pas le seul à en vouloir à Étoile Charbonneuse. Les membres du Clan du Vent ne le saluèrent même pas, et tournèrent le dos à tout le Clan du Tonnerre. D’ailleurs, les clans du Vent et de l’Ombre étaient les seuls à s’être mélangés ce soir. Le Clan de la Rivière, un peu plus loin, était resté groupé entre eux et accueillait le Clan du Tonnerre comme habituellement, voire plus amicalement que d’habitude.
Étoile Charbonneuse tenta d’ignorer tous les regards vers lui en se dirigeant vers le Grand Chêne, où l’attendaient les autres chefs. Étoile de Fougère grogna dans sa direction, tandis qu’Étoile de Pie plissait les yeux jusqu’à les réduire à deux fentes presque invisibles. Quant à Étoile Gelée, elle s’inclina poliment en ignorant les tensions. Finalement, le Clan du Tonnerre se mélangea uniquement avec celui de la Rivière.
D’un pas timide, Cœur Roux marcha vers les autres guérisseurs rassemblés au pied de l’arbre, son cœur tambourinant dans son poitrail.
“Salutations, Cœur Roux, miaula Petit Pas en hochant la tête. Où est Croc Blanc ? J’espère qu’il va bien.
- Salutations à vous tous. Croc Blanc va très bien, mais il n’a pas pu venir ce soir. Il devait… il était occupé.”
Son souffle se coupa en comprenant qu’il avait failli révéler aux autres guérisseurs l’état de Vent Gris. Œil de Lune, la guérisseuse du Clan de l’Ombre, le regardait d’un air indéchiffrable. Si elle est venue, ça veut dire que Cœur de Lichen est hors de danger… ou qu’il est mort. Cœur Roux ne voyait le lieutenant du Clan de l’Ombre nulle part.
“Vos blessés s’en remettent ? lâcha sèchement Œil de Lune.
- Petit à petit, mais oui ils s’en remettent, balbutia Cœur Roux, surpris du ton de la guérisseuse. J’espère que Cœur de Lichen se porte…
- Il n’est pas mort, si c’est ta question, la coupa-t-elle. Mais ce n’est pas grâce à vous.”
Poil de Musaraigne est devenu borgne à cause de lui, tu ne peux pas nous reprocher de l’avoir blessé alors que c’était involontaire ! se retint de lui lancer le guérisseur du Clan du Tonnerre. Il ne voulait pas risquer de se disputer avec Œil de Lune à sa première Assemblée sans Croc Blanc. Petit Pas, Plume de Miel et Nuage de Rivière s’échangeaient des regards interrogateurs. Visiblement, ils n’étaient pas au courant de la bataille qui avait eu lieu.
“L’Assemblée va commencer ! entonna Étoile Gelée, dissipant les murmures agités. Tout va pour le mieux au Clan de la Rivière. La sécheresse n’a pas encore atteint nos torrents, et les poissons sont abondants. Rivière Grise a reçu son nom de guérisseuse.”
Quelques miaulements de félicitation résonnèrent. Cœur Roux félicita Rivière Grise en prenant un air le plus amical possible. A sa grande stupeur, les acclamations venaient presque uniquement du Clan de la Rivière et du Clan du Tonnerre. L’air impatient d’Étoile de Fougère en haut du Grand Chêne fit froid dans le dos au guérisseur du Clan du Tonnerre. Le temps sembla s'arrêter alors que chef brun s’avançait sur sa branche.
“Si tu as terminé Étoile Gelée, je pense que nous devons parler de ce que le Clan du Tonnerre a fait.”
Chapitre 6[]
Le corbeau perché en haut du Grand Chêne fut le premier à répondre à Étoile de Fougère. Son croassement résonna sur l’île qui était toujours illuminée par la pleine lune. Alors que les membres du Clan de l’Ombre fusillaient Étoile Charbonneuse et le Clan du Tonnerre du regard, Aile de Chouette était resté bouche bée. Comment ça ce que nous avons fait ? C’est eux qui nous ont attaqué ! Dans les rangs du Clan du Tonnerre, les chats s’agitaient et faisaient crisser leurs griffes dans la terre et les cailloux. Sans perdre son calme, Étoile Charbonneuse indiqua d’un signe de tête à Étoile de Fougère qu’il le laissait parler, mais ses yeux trahissaient un mélange d’inquiétude et de colère.
“Il y a quelques jours, le Clan du Tonnerre a attaqué Cœur de Lichen dans son dos, et ils ont utilisé un rocher pour lui briser les pattes ! Par la grâce du Clan des Étoiles, Cœur de Lichen a survécu, mais il en est fallu de peu !
- C’est lui qui allait attaquer Étoile Charbonneuse dans son dos, il l’a cherché ! s’indigna Poil de Pigeon.
- Vous nous avez attaqué en premier ! renchérit Feuille d’Aubépine.
- Silence ! ordonna le meneur du Clan du Tonnerre. Étoile de Fougère, je m’excuse au nom du Clan du Tonnerre de ce qui est arrivé à Cœur de Lichen. C’était un regrettable accident, et j’espère de tout cœur qu’il s’en remettra.
- Tes excuses ont autant de valeurs que le reste de tes paroles. Sache que je ne tolérerai plus que ton clan empiète sur mon territoire. Te voilà mis en garde.
- Je suis sûre qu’Étoile Charbonneuse ne voulait pas faire de mal à ton lieutenant, intervint Étoile de Pie avant de jeter un coup d'œil vers le père d’Aile de Chouette. Aussi tragiques soient-ils, les accidents peuvent arriver.”
Depuis quand prend-elle notre défense ? se demanda Aile de Chouette, plissant les yeux. A sa gauche, Pelage de Ronce avait les muscles tendus. Au pied du Grand Chêne, Croc de Loutre et Bec de Faucon avaient l’air très seul, sans les deux autres lieutenants.
Étoile de Fougère insista une dernière fois sur le fait que le Clan de l’Ombre était prêt à repousser n’importe quel intrus, qu’il soit du Clan du Tonnerre ou du Clan de la Rivière, mais n’ajouta rien d’autre sur le sujet. De toute évidence, l’intervention d’Étoile de Pie l’intriguait également. Puis il laissa la place à Étoile de Pie.
“La pluie ne nous manque pas, le torrent et le lac nous fournissent toujours de l’eau en abondance, annonça la cheffe noire et blanche. Et j’ai le regret de vous annoncer que Griffe d’Argent chasse à présent avec le Clan des Étoiles. Le Clan du Vent pleure la perte d’un guerrier aussi valeureux et aussi loyal. Il a servi son clan mieux que personne durant sa vie, et jamais la forêt ne verra plus son pareil.”
Étoile de Pie baissa la tête à la fin de son discours. A la surprise d’Aile de Chouette, elle avait l’air vraiment touchée par la perte de son guerrier. Moi qui la pensait sans cœur… Griffe d’Argent était le guerrier qui l’avait sauvé quand elle était tombée dans le torrent, bien des lunes plus tôt. Le savoir mort lui fit comme un pincement au cœur, car elle se souvenait qu’il avait été très gentil avec elle. A quelques longueurs de queue d’elle, la guerrière repéra Poil de Hérisson et son frère Griffe d’Écorce, qui semblaient terriblement peinés.
“Griffe d’Argent était leur père.” souffla Plume de Grive à l’oreille d’Aile de Chouette.
Celle-ci secoua la tête en évitant le regard de son ancien mentor. Elle n’avait même pas fait attention au fait qu’elle dévisageait les deux guerriers du Clan du Vent. Nous avons nos propres morts à pleurer, je ne dois pas me soucier d’eux, songea la jeune femelle en reportant son attention sur le Grand Chêne.
Sans parler de Vent Gris ni de Poil de Musaraigne, Étoile Charbonneuse prit ensuite la parole. Une vague de condoléances passa dans la foule de félins lorsqu’il raconta la terrible naissance de Petite Aurore, sans pour autant parler de Liv. Il se contenta de dire que la chatonne était en excellente santé. La réputation d’Étoile Charbonneuse était suffisamment fragile pour qu’il n’ait besoin de préciser que son clan hébergeait une chatte domestique.
Même si personne ne parla plus de la bataille, l’atmosphère restait anormalement tendue sur l’île. Beaucoup de chats jetaient des regards silencieux à leurs voisins et sursautaient au moindre mouvement. Au moins, Étoile de Pie est de notre côté cette fois. Aile de Chouette trouvait étrange que la chatte ait perdu son agressivité habituelle envers Étoile Charbonneuse, mais elle préférait s’en contenter plutôt que de chercher une raison. Peut-être qu’elle a fini par comprendre que ses accusations étaient ridicules, et qu’elle cherche à s’excuser à sa manière. Quoi qu’il en soit, cette trêve permettrait au Clan du Tonnerre de se concentrer sur le Clan de l’Ombre.
L’Assemblée prit fin sans que le Partage ne soit accompli. Ce soir, personne n’avait envie de s’attarder sur l’île. En croisant le regard de Poil de Hérisson, Aile de Chouette lui adressa un signe de tête pour exprimer ses condoléances. Même si le guerrier n’était pas son ami, il avait toujours été affectueux et la femelle souhaitait lui rendre la pareille. Le mâle brun tigré avait un regard perdu, et ne semblait même pas voir Aile de Chouette. Celle-ci se précipita pour rattraper Pelage de Ronce et Truffe de Blaireau.
Trois levés de soleil après l’Assemblée, Vent Gris sortait pour la première fois de la tanière des guérisseurs depuis la bataille. Croc Blanc le soutenait à sa droite, et Cœur Roux à sa gauche. Le lieutenant marchait difficilement, mais son état s’était grandement amélioré. Aile de Chouette ne put retenir un ronron en voyant Cœur de Mousse frotter sa truffe dans la joue de son compagnon. Nuage de Moineau surveillait son père, comme s’il risquait de s’effondrer à chaque pas. Étoile Charbonneuse lui-même vint à la rencontre du blessé. Un peu partout dans la combe, des guerriers adressaient des signes de tête au lieutenant pour l’encourager.
“Bon retour parmi nous, Vent Gris ! lui lança Plume de Grive.
- Content de voir que tu reprends des forces, les patrouilles n’attendent que toi. ” ajouta Toile d’Araignée sur un ton léger.
Même si ce n’était pas grand chose, voir le lieutenant en bonne santé rassurait le clan. Une grande cicatrice était encore visible sur la gorge de Vent Gris, et ses yeux fatigués indiquaient que la fièvre était toujours là, mais son regard était déterminé. Pendant un instant, Aile de Chouette fut impressionnée par la force qui ressortait du mâle gris à la carrure fine. A le voir ainsi, il lui semblait que jamais rien ni personne ne pourrait lui résister.
Après avoir parcouru quelques pas, Cœur de Mousse chuchota quelque chose à l’oreille de Croc Blanc, puis celui-ci força Vent Gris à retourner s’allonger. Celui-ci ne protesta pas, mais balaya une dernière fois la combe du regard avant de suivre les guérisseurs.
Un grondement lourd s’échappa soudain de la tanière des anciens, et Nuage de Tournesol en émergea, furieuse.
“Que se passe-t-il encore ? soupira Fleur de Givre à l’adresse de son apprentie.
- Vieille Branche, voilà ce qu’il se passe ! Il m’accuse encore de l’avoir empoisonné, c’est fatiguant. Si c’est pour se plaindre, il n’a qu’à aller chercher son eau lui-même !
- Cela fait partie des tâches d’apprenti de nourrir les anciens, expliqua le plus calmement possible la guerrière blanche.
- Et cela fait partie de la vie de clan de respecter ses camarades qui font tout le trajet jusqu’au torrent pour aller leur chercher de l’eau ! cracha Nuage de Tournesol.
- Vieille Branche est malade ? s’alarma Poil de Musaraigne, qui avait suivi l’échange. Il devrait aller dans la tanière des guérisseurs, je ne veux pas qu’il nous contamine…
- Il dit qu’il a mal au ventre, répondit l’apprentie en haussant les épaules, nullement inquiète. Mais de toute façon, il y a toujours quelque chose qui ne va pas avec lui.
- Ne t’inquiète pas, Poil de Musaraigne, Vieille Branche a toujours mal au ventre quand c’est un apprenti qui s’occupe de lui. “ grommela Graine d’Ortie en lui passant la queue autour des épaules pour l’aider à s’orienter.
Après avoir levé les yeux au ciel, Nuage de Tournesol alla s’allonger à l’ombre d’un arbre, en bordure du camp. Vieille Branche est ce qu’il est, mais elle devrait mieux traiter les anciens, songea Aile de Chouette en fouettant l’air de sa queue. En fait, elle devrait mieux traiter tout le monde. Fleur de Givre n’était pas la seule à perdre patience face au caractère de la jeune apprentie doré. Désormais, les guerriers faisaient leur possible pour éviter les patrouilles avec elle. Même Museau Tigré l’évitait.
Le soleil, assommant, poussait Aile de Chouette à retourner se coucher au frais dans sa tanière, mais sa patrouille l’attendait déjà. Aller chasser pendant les heures les plus chaudes de la journée n’amusait personne, mais ils n’avaient pas le choix. A regret, la guerrière sortit donc du camp avec Poil de Pigeon, Épine de Sapin et Nuage de Moineau. Heureusement, dans la forêt, les guerriers étaient protégés des rayons du soleil.
Toujours aussi concentré, Nuage de Moineau marchait la truffe levée, tentant de détecter une odeur de gibier. Soudain, il dressa les oreilles et tourna la tête vers sa gauche. Un mulot, il l’a détecté juste après moi, constata Aile de Chouette, impressionnée par l’odorat de l’apprenti. D’un signe de tête, Épine de Sapin lui donna l’autorisation d’aller attraper sa prise.
“Ton apprenti est bien sage, fit remarquer Poil de Pigeon, une fois que la fourrure de Nuage de Moineau ne fut plus visible.
- Je sais bien, je n’ai presque rien à faire ! Je ne trouve jamais rien à lui reprocher, c’est à se demander s’il a besoin d’un mentor, plaisanta le mâle brun sombre.
- C’est incroyable que lui et sa sœur soient si différents, pensa Aile de Chouette à voix haute.
- Ce n’est pas si étonnant. Pelage de Cendre et moi sommes très différents aussi, répliqua son oncle. Tout comme tes frères et toi.”
Aile de Chouette haussa les épaules, n’ayant aucun argument à ajouter. Finalement, la patrouille de chasse décida de se séparer. Épine de Sapin préféré rester avec son apprenti, mais Aile de Chouette insista pour aller chasser seule. Sans un bruit, elle se dirigea vers le lac, où elle pourrait se rafraîchir un peu.
Voir l’immensité de l’étendue d’eau la détendit. Il y avait quelque chose de reposant et de rassurant à regarder la surface de l’eau, si calme et pourtant si imprévisible. Quelques brises de vent tiède venaient parfois perturber l’immobilité du lac, créant de lentes ondes qui finissaient par se dissiper. D’ici, Aile de Chouette était incapable de discerner la rive opposée, où se tenait le territoire du Clan de la Rivière. Souriant bêtement, elle se demanda si un chat était posté de l’autre côté, de la même manière qu’elle, et regardait aussi la surface du lac.
Se rappelant soudain l’objet de sa patrouille, Aile de Chouette secoua la tête et tâcha de trouver quelque chose à rapporter au camp. A sa gauche, elle flairait une odeur de merle. Elle soupira en remarquant que l’odeur venait du torrent. Même si Étoile de Pie s’était montré presque amicale à l’Assemblée, elle n’avait aucune envie de s’approcher de la frontière. Néanmoins, elle n’avait pas d’autres pistes pour l’instant.
Aile de Chouette repéra l’oiseau en train de barboter dans le torrent, plongeant sa tête sous l’eau avant de s’ébrouer. Profite bien, moi aussi j’aimerais pouvoir me jeter dans l’eau pour éviter cette chaleur, garda-t-elle pour elle-même. Elle s'apprêtait à bondir, quand elle remarqua que le merle était en plein milieu du torrent. Même si le niveau était assez bas pour qu’elle n'ait aucun risque de noyade, le Clan du Vent pourrait lui reprocher de leur avoir volé une proie. Rien n’indiquait à quel clan appartenait le torrent, et elle ne voulait pas risquer de briser la trêve si fragile avec le Clan du Vent.
Impatiente, Aile de Chouette resta donc cachée en attendant que sa proie ne se décide à sortir de l’eau. Heureusement, le merle termina bientôt sa baignade et gagna la rive en se déplaçant en petits bonds, du côté du Clan du Tonnerre. N’y tenant plus, Aile de Chouette bondit hors de sa cachette et tua rapidement l’oiseau.
Lorsque la femelle retrouva ses camarades, elle avait attrapé un écureuil en plus de son merle. Les yeux brillants, Nuage de Moineau tenait un beau lapin dans la gueule. Le retour au camp se fit sans un mot. Sous la chaleur écrasante, personne n’avait la force de parler en marchant.
Aile de Chouette décida d’apporter son merle à Pelage de Cendre. Depuis leur discussion à propos des chatons, la jeune guerrière n’avait pas eu l’occasion de s’excuser de ce qu’elle avait dit à sa mère. Escaladant la pente qui menait à la Corniche, Aile de Chouette se dirigea vers la tanière du chef du clan. Elle s’annonça avant d’entrer, et trouva sa mère en pleine toilette. Celle-ci sursauta en la voyant entrer, puis se détendit.
“Excuse-moi, je ne voulais pas te faire peur, s’excusa la jeune femelle, mal à l’aise.
- Ne t’en fais pas, ce n’est pas ta faute. Je suis un peu à cran, en ce moment, grimaça la guerrière grise foncée. C’est pour moi ?
- Oui, il est frais de ce matin.” miaula Aile de Chouette en déposant son merle devant sa mère.
Pelage de Cendre la remercia d’un clignement de ses yeux bleu sombre, avant d’arracher une bouchée de l’oiseau. Se dandinant d’une patte sur l’autre, la guerrière au poil brun pâle ne savait pas comment s’excuser. Sa mère l’observait en inclinant la tête sur le côté sans comprendre.
“Tu veux qu’on le partage ? demanda finalement cette dernière.
- Non, merci. J’ai déjà mangé. En fait, je voulais te parler de cette histoire de chaton. Tu sais…
- Je sais ce que tu vas me dire, Aile de Chouette, la coupa Pelage de Cendre en prenant soudain un air sérieux et une voix grave. Et oui, je te pardonne. Je ne pensais pas que cette nouvelle t’affecterait autant. J’aurais dû y penser… j’espère que tu me pardonneras.
- Je suis désolée, mais j’ai eu peur… Tu peux avoir autant de chatons que tu le souhaites, mais je n’aurai jamais que deux parents… balbutia Aile de Chouette, gênée d’avoir blessé sa mère.
- Moi qui pensais que tu étais la plus intelligente de mes petits, ronronna Pelage de Cendre en léchant l’oreille de sa fille. Tu es ma fille, aujourd’hui comme dans dix lunes, comme dans dix saisons. Je comprends ton angoisse, mais tu dois comprendre néanmoins que tu ne peux pas m’empêcher de vivre. Je suis vraiment désolée que ça te fasse si peur, mais j’aurai des chatons si j’en ai envie.
- Je sais, je n’aurais pas dû te parler comme je l’ai fait… J’ai été surprise.
- Oublions cette histoire, tu veux bien ?”
Aile de Chouette hocha lentement la tête en évitant le regard de sa mère. Soudain, elle se sentait ridicule d’avoir réagi de la sorte. Elle pouvait chasser et combattre autant qu’elle le voulait, mais quand elle était avec sa mère, elle se sentait aussi vulnérable que Petite Aurore. Honteuse, elle quitta la tanière en laissant Pelage de Cendre profiter de son repas.
Chapitre 7[]
En début de soirée, l’air se rafraîchissait enfin. Le soleil, terminant enfin sa course dans le ciel aux reflets bleutés, était moins fort. En cette saison, le clan était bien plus actif le soir et le matin, les guerriers préférant dormir à l’ombre pendant l’après-midi.
Ce soir, Poil de Musaraigne partageait son dîner avec Graine d’Ortie et Vieille Branche. Le mâle borgne avait le même air triste sur son visage que depuis qu’il avait rejoint les anciens, malgré les tentatives de la vieille chatte noire pour lui remonter le moral. En le voyant regarder les guerriers accomplir le Partage entre eux, Aile de Chouette eut un pincement au cœur. Il n’est un ancien que depuis quelques jours, et être guerrier lui manque déjà, songea-t-elle en croquant dans un mulot. J’espère qu’il s’y fera vite. Même Vieille Branche semblait avoir de la peine pour Poil de Musaraigne.
Malgré tous les événements récents, l’atmosphère dans le Clan du Tonnerre était plutôt calme. Toile d’Araignée plaisantait avec Patte Givrée et Plume de Grive, tandis que Plume de Hibou dévorait un pigeon avec Cœur Roux et Museau Tigré. Près de la pouponnière, Nuage de Moineau faisait un effort pour passer du temps avec Petite Aurore, afin qu’elle ne se sente pas seule. Même Nuage de Tournesol s’était joint à eux, sous le regard tendre de Cœur de Mousse, qui se tenait à l’écart avec Poil de Pigeon et Pelage de Cendre. En voyant sa mère et son oncle ensemble alors qu’ils ne se parlaient pratiquement jamais, Aile de Chouette remarqua un détail dans les groupes qui s’étaient formés dans la combe. Tout le monde reste avec sa famille, comme s’ils s’attendaient à perdre un proche n’importe quand, constata la jeune guerrière en sentant un poids s’abattre sur son poitrail. Elle-même avait rejoint ses trois frères pour accomplir le Partage avec eux, à leur coin habituel.
A côté d’Aile de Chouette, Queue de Mulot ne cessait de gigoter et de se lécher tantôt l’épaule, tantôt une patte ou le poitrail. Pelage de Ronce le dévisageait sans mot dire.
“Tu as des puces ou quoi ? Tu gesticules plus que Plume de Hibou quand il dort ! s’exclama Truffe de Blaireau à l’adresse de son frère.
- Si tu as des puces, n’espère pas dormir avec nous, s’inquiéta soudain Aile de Chouette, qui commençait à ressentir comme des impressions de parasite dans ses poils.
- Je n’ai pas de puce, pas la peine de vous éloigner comme ça… Je suis un peu stressé, c’est tout.
- Pourquoi ? osa demander Pelage de Ronce.
- Tu te demandes pourquoi ? Et à ton avis, cervelle de souris ? Tu as déjà oublié l’attaque du Clan de l’Ombre ?
- Calme toi, Queue de Mulot. Je posais juste une question…” marmonna Pelage de Ronce, un peu vexé.
Un silence inconfortable vint s’installer au sein du petit groupe. Aile de Chouette échangea un regard gêné avec Truffe de Blaireau, tandis que Queue de Mulot sembla tout d’un coup très intéressé par une brindille qui était tombée près de ses pattes.
“D’après Cœur Roux, Cœur de Lichen est toujours en vie. Vous pensez qu’il voudra se venger ? interrogea Aile de Chouette en espérant réchauffer l’atmosphère.
- J’espère que oui, on doit lui faire payer ce qu’il a fait, cracha Truffe de Blaireau en hérissant sa nuque malgré lui.
- Il ne fera rien sans l’accord d'Étoile de Fougère, affirma Pelage de Ronce en lui posant la queue sur l’épaule pour le calmer. Il est peut-être cruel, mais pas déloyal.
- Il a déjà payé pour ce qu’il a fait, selon moi, avoua Aile de Chouette avec un frisson en revoyant l’image de la patte écrasée de Cœur de Lichen.
- Il est le seul à avoir été gravement blessé, insista néanmoins le guerrier noir et blanc. Alors que lui, il s’est attaqué à deux guerriers : Vent Gris et Poil de Musaraigne. Pour que justice soit rendue, on doit s’en prendre à un autre guerrier !
- Tu es vraiment aussi pointilleux que ça pour ces choses là ? s’agaça sa sœur en fouettant l’air de sa queue.
- Et toi Queue de Mulot, qu’en penses tu ? Tu ne dis rien.” miaula Pelage de Ronce, semblant oublier leur interaction précédente.
L’intéressé releva soudainement la tête dans un sursaut, comme si on venait de le tirer d’une pensée profonde. Il regarda tour à tour les trois chats qui l’observaient en attendant une réponse. Dans un soupir, il se releva et s’étira.
“Je pense que vous devriez arrêter de parler de bataille tout le temps, c’est fatiguant. Nous avons suffisamment à faire avec nos blessés pour déclencher un nouveau combat.”
Sur ces mots, il disparu à l’intérieur de la tanière des guerriers sous les regards perdus de ses frères et sa sœur. Les yeux gris de Truffe de Blaireau s’étaient réduits à deux fines fentes, tandis que Pelage de Ronce était bouche bée.
“Depuis quand il rechigne à parler de combat ? s’étonna ce dernier, brisant le silence.
- On est d’accord que c’est lui qui a lancé le sujet, en plus, ajouta la femelle.
- Il est vraiment bizarre, en ce moment…, admit Truffe de Blaireau. Il fait le fier, mais maintenant qu’il sait à quoi ressemble une vraie bataille, il ressemble à un chaton apeuré. Même Petite Aurore a dit qu’elle était prête à se battre !”
Aile de Chouette pouffa à la remarque de son frère. Au fond, il a sûrement raison, se dit-elle néanmoins. Une seule bataille nous a amplement suffit. Pourtant, malgré toute la conviction qu’elle y mettait, elle avait la sensation étrange que quelque chose ne tournait pas rond avec son frère.
Aile de Chouette grogna en sentant quelque chose lui taper les côtes. Elle se retourna, espérant se protéger de son agresseur, mais les coups reprirent de plus bel.
“Réveille toi, tu as assez dormi !”
Agacée, la femelle ouvrit un œil pour voir qui la torturait ainsi, espérant pouvoir lui arracher les oreilles.
“C’est bon, tu es réveillée ? Dépêche-toi !
- Plume de Grive ? Pourquoi es-tu aussi pressée ? marmonna Aile de Chouette en baillant lourdement. On est attaqué ?
- Mais non, tu peux détendre ta fourrure, ronronna son ancien mentor. Étoile Charbonneuse nous a demandé de partir en patrouille avec Pelage de Cendre. On attend plus que toi.
- J’arrive, laisse moi faire une rapide toilette avant.
- Ne traîne pas.”
Encore ensommeillée, Aile de Chouette dû cligner des yeux plusieurs fois pour s’habituer à la lumière du jour. Elle se passa quelques coups de langue sur le flanc, puis se leva à contrecœur pour rejoindre la combe. A peine eut-elle fait un pas dehors que la chaleur l’épuisa. S’il fait aussi chaud dès le matin, la journée risque d’être longue, désespéra la guerrière en repérant les deux femelles qui l’attendaient avec impatience. Aile de Chouette salua sa mère, qui lui répondit avec une grimace évasive.
“Désolée de vous avoir fait attendre.
- Non ce n’est pas ça qui me dérange, c’est mon ventre, articula Pelage de Cendre en se tortillant. J’ai mal au ventre depuis ce matin, c’est très désagréable.
- Tu veux rester au camp ? On peut trouver quelqu’un d’autre pour nous accompagner, proposa Plume de Grive d’une voix compatissante.
- Non, ça va aller… Aïe ! s’écria la malade en se tordant de douleur. Tout compte fait, tu as peut-être raison… ça ne doit pas être grave, le merle d’hier ne devait pas être très frais.”
Aile de Chouette fut soudain prise de culpabilité. C’est elle qui avait ramené le merle, elle aurait dû s’assurer qu’il était sans danger. D’un autre côté, elle était rassurée d’avoir refusé d’y goûter. D’un pas trainant, Pelage de Cendre alla vers le buisson de fougère à l’entrée du repère de Croc Blanc.
Finalement, Aile de Chouette et Plume de Grive partirent en patrouille avec Patte Givrée. De tous les membres du clan, Patte Givrée était celle qu’Aile de Chouette connaissait le moins. Celle-ci était d’un naturel assez timide et discrète, bien qu’elle ait grandi au sein du clan. A part Toile d’Araignée, son frère, et Plume de Givre, son amie, Patte Givrée ne parlait à presque personne et restait souvent seule. Aile de Chouette osait rarement lui parler, car la guerrière grise pâle avait toujours l’air plongée dans ses pensées.
La patrouille se déroula dans un silence épuisé. Malgré la végétation dense de la forêt, les rayons du soleil assassins réussissaient à atteindre les félins et à créer de grandes flaques de lumière au pied des arbres. Les rares petits animaux qui osaient sortir de leur terrier le faisaient pour espérer trouver un point d’eau où tremper leur fourrure. Même les oiseaux cherchaient de l’ombre, comme si la forêt étouffait sous la chaleur accablante de la saison des feuilles vertes. Je me demande comment fait le Clan du Vent, eux qui n’ont pas d’arbre pour les protéger, s’interrogea Aile de Chouette en haletant. Comme tout le monde, elle craignait que sans pluie, les proies refusent de sortir au soleil. Si une averse ne venait pas arroser la forêt bientôt, le Clan du Tonnerre pourrait bien connaître une famine estivale.
Une nouvelle fois, Aile de Chouette put constater le niveau abaissé du torrent qui bordait le territoire du Clan du Tonnerre. Le fond de l’eau était visible. Habituellement, un chat doit nager sur plusieurs longueurs de queue pour traverser le courant sans toucher le sol. A vue d'œil, Aile de Chouette estima que l’eau lui arriverait en haut du poitrail au milieu du ruisseau. A certains endroits, le torrent se changeait même en un mince filet d’eau clair qui slalomait entre les rochers mousseux. Même s’il y avait encore suffisamment d’eau pour s’abreuver, la guerrière tigré ne pouvait s’empêcher de penser à ce que deviendrait le clan si le ruisseau s'assèchait entièrement. Et elle ne devait pas être la seule, car Plume de Grive labourait la terre sèche de ses griffes en fixant la pauvre tranchée presque vide.
“Il y a toujours le lac, on ne va pas mourir de soif, tenta Aile de Chouette pour la calmer.
- Le lac est loin… Nous aurons beaucoup de chemin à faire s’il faut aller jusqu’au lac pour apporter de l’eau aux anciens ou à Petite Aurore… sans oublier Vent Gris.
- On n'en est pas encore là.” marmonna son ancienne apprentie, espérant cacher sa propre nervosité.
Patte Givrée en profita pour se désaltérer et se tremper les pattes. Si Aile de Chouette ne détestait pas autant l’eau, elle l’aurait bien imité. Depuis sa chute dans le torrent, elle se sentait bien mieux sur la terre ferme, même si le torrent n’était plus dangereux aujourd’hui.
Plume de Grive décida de profiter d’être au torrent pour rapporter de l’eau au camp. Les trois chattent choisirent donc chacune un morceau de mousse, avant de les tremper dans l’eau. Sur le chemin du retour, Aile de Chouette fit de son mieux pour ne pas avaler trop d’eau. Cette eau était réservée pour les membres les plus faibles, mais elle ne put s’empêcher de voler quelques gouttes. Vieille Branche sera trop occupé à se plaindre pour le remarquer. A cause de la chaleur brûlante, la mousse était pratiquement sèche en arrivant au camp.
Le ventre d’Aile de Chouette lui rappela qu’elle n’avait pas mangé avant de partir en patrouille. Après avoir posé sa mousse humide à la pouponnière, elle trottina vers la réserve de gibier en haletant. Malheureusement, elle se figea en constatant que celle-ci était vide.
“Feuille d’Aubépine dirige une patrouille de chasse, ils ne devraient pas tarder à rentrer.”
Aile de Chouette fit volte face pour chercher qui lui avait parlé. D’une ondulation de la queue, elle salua Étoile Charbonneuse, qui s’était approché.
“Je lui ai dit de prendre les meilleurs chasseurs, continua le meneur. Je crois qu’elle a choisi Jolie Moustache, Pelage de Ronce et peut-être Bois de Chêne. Ou peut-être était-ce Plume de Hibou…”
En regardant par dessus l’épaule de son père, Aile de Chouette aperçut Plume de Hibou en train de somnoler à l’ombre de la Corniche, tandis que Bois de Chêne semblait engagé dans une conversation gênée avec Plume de Grive. Leur couple n’a pas tenu très longtemps, constata la jeune guerrière en se rappelant qu’il y a encore quelques lunes, les deux guerriers étaient compagnons.
Bien que son père semblait ne pas avoir remarqué son lapsus, Aile de Chouette perçut la fatigue dans ses yeux, ce qui lui fit retenir sa remarque. Jusqu’à ces derniers temps, elle ne s’était jamais rendu compte à quel point Vent Gris était un atout important pour le chef de clan. Depuis qu’Étoile Charbonneuse menait le clan seul, il ne savait plus où donner de la tête.
“C’est ceux que j’aurais choisi aussi. J’espère qu’ils auront plus de chance que la patrouille d’hier, déclara-t-elle finalement.
- Je l’espère aussi… moi qui pensais que nous devions craindre la famine uniquement pendant la mauvaise saison, fit le mâle en soufflant du museau. A présent, je pense qu’on va devoir apporter de l’eau aux proies si nous voulons qu’elles sortent !”
Aile de Chouette laissa échapper un petit rire à la remarque de son père, avant d’ouvrir grand les yeux en remuant les moustaches. Une idée venait de faire apparition dans sa tête.
“En voilà une bonne idée ! s’exclama-t-elle sans parvenir à contenir son enthousiasme.
- Aile de Chouette, je n’étais pas sérieux…
- Non, mais ça pourrait ! Les proies restent cachées car elles ont chaud, n’est ce pas ?
- Eh bien… oui, comme nous.
- Et elles ne sortent que pour aller chercher de l’eau, car elles en ont besoin pour survivre ?
- Où veux tu en venir ? fit Étoile Charbonneuse en plissant les yeux.
- Si nous disposons un peu de mousse avec de l’eau près de leur terrier, ça les forcera à sortir. Même si c’est dangereux, les proies ont besoin d’eau autant que nous. Nous pourrions ainsi les forcer à sortir, et les attraper par la même occasion.”
Même si elle devait s’avouer que son idée était bancale, elle était prête à essayer si ça pouvait permettre au Clan du Tonnerre de survivre. Mais son père, qui ne répondait pas, ne semblait pas convaincu. Assis en face d’elle, il balayait le sol de sa queue.
“C’est un peu fourbe comme technique, non ? Les guerriers chassent pour survivre. Piéger ainsi des proies, je n’appelle pas ça de la chasse.
- Mais nous ne pouvons pas chasser tant que la pluie ne revient pas !
- Je vais y réfléchir, et en discuter avec les autres. Je n’aime pas trop cette idée, mais si c’est la seule solution… ça ne coûte rien d’essayer.”
Après un hochement de tête, Étoile Charbonneuse s’éloigna vers la Corniche, qu’il grimpa d’un pas rapide avant de disparaître dans sa tanière. Elle s’y attendait, mais elle éprouva une pointe de déception face à la réaction de son père. La famine nous menace, ce n’est pas le moment de choisir par quel moyen nous avons le droit de chasser, fulmina la guerrière. Même si elle n’avait pas réussi à convaincre son père, Aile de Chouette entrevit un peu d’espoir en imaginant sa technique mise à l'œuvre. Et en ces temps difficiles, l’espoir était un point d’accroche essentiel.
Chapitre 8[]
Les jours suivants furent encore plus durs que les précédents. Pas un seul nuage ne vint perturber le soleil pendant un quart de lune, pas une seule goutte ne tomba. Les seules proies qui osaient encore se montrer étaient les oiseaux, qui venaient régulièrement s'arroser les plumes dans l’eau du lac. Même si les anciens mangeaient toujours à leur faim, Aile de Chouette avait remarqué que les guerriers commençaient à maigrir. Pire encore, la sensation constante de faim mélangée à la canicule rendait les chats irritables. Les guerriers ne cessaient de se chamailler pour un rien. Un jour, Aile de Chouette se surprit à piquer une colère contre Pelage de Ronce car il s’était levé en pleine nuit pour aller au petit coin. Une autre fois, Plume de Hibou a dû empêcher de justesse Museau Tigré d’attaquer Nuage de Tournesol car celle-ci avait affirmé qu’elle avait hâte de devenir guerrière. En journée, le camp était aussi calme qu’en pleine nuit de mauvaise saison, tant les guerriers rechignaient à s’adresser la parole.
Les nuits étaient particulièrement terribles. Tous les guerriers du Clan du Tonnerre devaient dormir serrés les uns contre les autres, alors que la température était à peine plus faible qu’en plein jour. Ne pouvant trouver le sommeil dans ces conditions, certains avaient décidé de dormir dehors, à la belle étoile. Aile de Chouette a souvent été tenté de les imiter, mais elle préférait de loin le confort de son nid. Heureusement, cela permettait à la tanière de se vider. Mais la chaleur poussant les chats à dormir en s’étalant sur toute leur longueur, la place gagnée était très vide perdue.
Comme si le Clan du Tonnerre ne souffrait pas assez, une petite épidémie avait l’air de se répandre. Pelage de Cendre, qui avait été une des premières à en souffrir, s’était remis au bout de quelques jours. Mais les trois anciens continuaient de se plaindre régulièrement de mots de ventre et il leur arrivait de vomir leur repas. Patte Givrée, Nuage de Tournesol et Bois de Chêne quant à eux, étaient toujours malades. Après examination, Cœur Roux avait déclaré que laisser les proies au soleil les faisait sûrement pourrir plus vite.
“Désormais, le gibier ramené au camp devra être consommé en moins d’une demi-journée, après quoi elles seront enterrées à l’extérieur du camp.” avait ordonné Étoile Charbonneuse.
Depuis, la réserve de gibier était presque constamment vide. Aile de Chouette avait pu remarquer que ne pas avoir de réserve affectait le moral des guerriers. Le stress régnait dans le camp autant que la chaleur. Étoile Charbonneuse n'avait d'ailleurs toujours pas reparlé à Aile de Chouette de son idée pour attirer les proies hors de leur terrier.
Un jour néanmoins, un faible espoir vint illuminer la journée d’Aile de Chouette ; de fines masses blanches venaient zébrer le ciel, et d’autres étaient encore plus grosses loin vers l’horizon. Confiante, elle s’était empressé d’en parler à ses frères.
“Vous avez vu ? Les nuages arrivent ! Il va peut-être enfin faire moins chaud !
- Si tu penses que de simples petits nuages vont résoudre tous nos problèmes, tu es vraiment une cervelle de souris, grommela Truffe de Blaireau en agitant les oreilles.
- Si tu n’es pas capable de te réjouir d’une bonne nouvelle, c’est ton problème, rétorqua sa sœur. Mais ne t’avises pas de tout gâcher !
- Il vaut mieux te convaincre maintenant qu’il n’y aura pas de pluie, sinon tu risquerais d’être déçue. Je dis ça pour te rendre service.
- C’est trop compliqué de me laisser passer une bonne journée, pour une fois ? siffla Aile de Chouette en plissant les yeux.
- S’il vous plaît, ne recommencez pas à vous disputer…
- Reste en dehors de ça, Pelage de Ronce !” répondirent les deux chamailleurs d’une seule voix.
Levant les yeux au ciel, le mâle brun-gris n’insista pas et se détourna pour s’allonger à l’ombre du frêne. A l’inverse, Queue de Mulot semblait amusé de la situation, ce qui irrita Aile de Chouette de plus bel. C’est à se demander s’il y a vraiment quelque chose dans la tête des mâles ! S’il n’y avait pas autant de chats dans la combe, elle aurait bien donner une bonne leçon à Truffe de Blaireau. Les guerriers étaient tellement à cran que leurs petites chamailleries habituelles viraient souvent en réelles disputes, ces derniers temps.
“Queue de Mulot ! Qu’est ce que tu attends ? Tu viens oui ou non ?” lança Feuille d’Aubépine avec une voix agacée, quelques longueurs de queue plus loin.
L’intéressé se leva en marmonnant avant de partir avec sa patrouille. Au pied de la Corniche, Vent Gris observait l’activité du camp. Même s’il n’avait pas encore retrouvé toutes ses forces, il avait insisté pour reprendre l’organisation des patrouilles. Une large cicatrice lui traversait la gorge, là où Cœur de Lichen l’avait mordu. Aile de Chouette ne pouvait s’empêcher de déglutir en voyant la marque que lui avait laissé le lieutenant du Clan de l’Ombre. Au fond d’elle, elle espérait que Cœur de Lichen ne se remette pas trop vite de ses blessures.
Finalement, les petits nuages de la matinée firent tomber la pluie pour la première fois depuis plus d’une lune en fin d’après-midi. La fine bruine qui se mit à tomber n’était pas la pluie que les guerriers avaient espéré, mais c’était suffisant pour apporter un peu de bonne humeur. La terre était si sèche qu’elle était incapable d’absorber l’eau, qui formait des petites flaques. Aile de Chouette n’avait jamais vu des chats aussi heureux de rester sous la pluie. Petite Aurore s’amusait même à basculer la tête en arrière, la gueule grande ouverte, pour tenter d’attraper les petites gouttes.
“Alors, qui c’est la cervelle de souris ? railla Aile de Chouette à l’intention de Truffe de Blaireau au moment du Partage.
- Ce n’est même pas de la vraie pluie, c’est à peine si l’herbe est mouillée.
- C’est toujours mieux que rien, prétendit-elle en haussant les épaules.
- Prêts pour une partie de chasse demain matin ? proposa Pelage de Ronce en sautillant sur place, dont l’enthousiasme gonflait la fourrure. Les proies sortiront sûrement pour profiter de l’humidité, il faut sauter sur l’occasion !
- Si les Quatre Griffes sortent chasser, la forêt sera bientôt vide de gibier ! plaisanta Queue de Mulot en agitant sa queue pour faire tomber les gouttes.
- Je suis partante aussi. Je parie que je serai la première à attraper un écureuil !
- Dans tes rêves, Aile de Chouette !”
La femelle donna un coup de queue amical dans le museau de Queue de Mulot, qui répondit par un coup d’épaule. La force de son frère la déstabilisa, mais elle parvint à tenir debout. Désormais, tous attendaient la décision de Truffe de Blaireau, qui n’avait pas encore donné son avis au sujet de la chasse. Après un moment d’hésitation, le guerrier noir et blanc soupira.
“Bon d’accord, nous irons chasser ensemble demain matin. Mais pas trop tôt, j’ai envie de profiter d’une nuit bien fraîche !” ajouta-t-il alors que ses frères et sa sœur poussaient des miaulements de joie.
Le semblant de pluie ne dura pas bien longtemps. A peine le soleil avait-il disparu que les nuages se dispersèrent, et le ciel redevint vide. Pendant la nuit, un vent tiède se leva, gagnant en intensité au fur et à mesure que la lune grimpait dans la Toison Argentée. Pour Aile de Chouette, la nuit fut très longue. Dès qu’elle parvenait à trouver le sommeil, une rafale venait ébouriffer sa fourrure et la réveillait dans un sursaut. Tous les guerriers ayant choisi de dormir dehors rentrèrent bien vite dans la tanière. Dehors, les feuilles bruissaient si fort qu’elles semblaient appeler à l’aide, vulnérables face à la puissance du vent.
Au matin, Aile de Chouette aurait donné n’importe quoi pour pouvoir rester dans son nid toute la journée. En voyant ses camarades se lever d’un pas pénible en grommelant, elle se douta que personne n’avait bien dormi. Seul Queue de Mulot dormait encore à patte fermée. Sa sœur le secoua du bout de la patte.
“Debout, gros dormeur ! Rappelle-toi, on doit aller chasser !
- Mmmh… laisse moi dormir encore une lune ou deux…
- Tant mieux si tu abandonnes, je serai bel et bien la première à attraper un écureuil aujourd’hui, répondit la femelle en faisant mine de s’en aller.
- Jamais je n’abandonnerai ! C’est moi qui l’aurai, cet écureuil ! s'exclama le mâle brun, indigné, en sautant sur ses pattes.
- Bravo Aile de Chouette, tu as trouvé le meilleur moyen pour le forcer à se lever ! miaula Pelage de Ronce en se passant une patte derrière l’oreille. Je vais prévenir Vent Gris que nous partons, on se retrouve dehors.”
Le nid de Truffe de Blaireau étant vide, Aile de Chouette en conclut qu’il était déjà dans la combe. De nouveau, le soleil brillait bien fort en ce début de matinée. Néanmoins cette fois, l’air portait un peu d’humidité. Au moins aujourd’hui, personne n’aura besoin d’aller jusqu’au torrent pour boire, se dit Aile de Chouette, rassurée de voir Poil de Musaraigne et Graine d’Ortie s’abreuver en léchant de la mousse mouillée, au pied de la paroi de la combe. Pelage de Ronce attendit que Plume de Grive finisse le rapport de la patrouille de l’aube avant d’aller prévenir Vent Gris. Comme elle s’y attendait, le lieutenant hocha simplement la tête pour lui donner son accord. Pour une fois, Pelage de Ronce insista pour prendre la tête du groupe en quittant le camp du Clan du Tonnerre. Il était de si bonne humeur que personne n’eut le cœur de lui refuser.
Étrangement, le sol de la forêt était plus sec que ce qu’Aile de Chouette avait imaginé. La terre sous ses pattes était à peine plus tendre que la veille, en dépit de la pluie. L’herbe jaune n’était même pas mouillée, et aucune goutte ne tombait des arbres comme habituellement.
“A croire qu’il n’a plu que dans le camp, fit remarquer la femelle tandis que ses frères levaient déjà la truffe.
- L’eau n’a pas pu disparaître en une nuit !” s’étonna Pelage de Ronce.
Le petit groupe explora la forêt plus en détail pour chercher des traces du passage de la pluie. Seuls quelques rochers portaient la preuve de la précédente bruine.
“C’est à cause du vent ! miaula soudainement Truffe de Blaireau alors qu’il creusait la terre de ses griffes.
- Le vent ?
- La terre était trop sèche pour absorber l’eau, et le vent s’est levé juste après. Il a dû balayer toute l’eau de la forêt pendant la nuit.
- Alors, la pluie n’a servi à rien ? s’étrangla sa sœur, le cœur battant.
- Absolument à rien. Certaines zones protégées du vent ont pu être épargnées, on devrait s’éloigner du lac.”
Suivant les conseils de Truffe de Blaireau, les Quatre Griffes s’enfoncèrent plus profondément dans les bois. La forêt devenait de plus en plus dense à mesure qu’ils s’éloignaient du lac, vers la frontière qui traçait la fin du territoire du Clan du Tonnerre. Comme prévu, les zones les plus abritées avaient pu préserver leur humidité. Près d’un bosquet, Aile de Chouette repéra une multitude d'odeurs de rongeurs qui lui mirent l’eau à la bouche. Les quatre guerriers firent équipe pour attraper le plus de proies possible. Cela faisait trop longtemps que la chasse n’avait pas été aussi facile, remarqua Aile de Chouette en attrapant une souris qui se désaltérait au pied d’un arbre.
“Nous allons festoyer, ce soir ! annonça Queue de Mulot, fier de ses prises, lorsque les Quatre Griffes se réunirent.
- Personne n’a attrapé d’écureuil, finalement.” fit Aile de Chouette, déçue.
A l’approche du camp, en rentrant de leur petite sortie, la guerrière sentit que le Clan du Tonnerre était en pleine agitation. Une attaque ? Encore ? s’affola-t-elle en accélérant le pas, ses frères sur les talons. En constatant qu’il n’y avait pas d’odeur de sang, elle se soulagea un peu. Elle s’enfonça dans le tunnel de ronce qui masquait l’entrée de la combe en ignorant les piquants qui s’accrochaient à son pelage, curieuse de savoir ce qu’il se passait.
Lorsqu’enfin elle sortit de l’enchevêtrement de ronces, elle remarqua immédiatement qu’il se passait quelque chose. Étoile Charbonneuse était assis près de la Corniche, la queue enroulée autour de ses pattes, Pelage de Cendre à ses côtés. Toile d’Araignée faisant les cent pas avec agitation en fixant le sol, tandis que Jolie Moustache jubilait et que Vieille Branche sortait la tête de sa tanière. Liv, Plume de Hêtre et Petite Aurore avaient quitté la pouponnière et avait rejoint les autres guerriers. La chatonne jouait avec la queue de Poil de Pigeon, ce qui semblait l'agacer.
Aile de Chouette alla déposer ses prises là où se tenait jadis la réserve de gibier. En chemin, elle croisa Cœur Roux qui filait vers son repère, la fourrure en bataille. Juste avant qu’il ne disparaisse dans les fougères, elle l’intercepta.
“Cœur Roux ! Que se passe-t-il ? Pourquoi tout le monde a l’air si tendu ?
- C’est Aile Brisée, haleta le guérisseur. Ses petits arrivent.”
Chapitre 9[]
Sans savoir que répondre à son ami, Aile de Chouette laissa passer Cœur Roux, qui ressortit bien vite du repère des guérisseurs avec un tas de plantes dans la gueule. D'après les cris qui s'échappaient de la pouponnière, le travail avait dû commencer depuis un moment. Décidée à ne pas revivre la naissance de Petite Aurore, Aile de Chouette prit soin de rester bien loin de la pouponnière en attendant la naissance. Elle alla s'installer près d'Épine de Sapin et Bois de Chêne en tentant d'oublier les horribles images qui la tourmentaient. Nuage de Moineau, nullement inquiet, sautillait autour de son mentor.
"Vous vous rendez compte ? Petite Aurore pourra enfin jouer avec d'autres chatons ! miaula l'apprenti. La pauvre, elle est toujours toute seule...
- Elle devra attendre quelques temps avant de pouvoir jouer avec eux, rétorqua Bois de Chêne avec un ronron amusé. Ils seront trop fragiles pendant la première lune.
- Peut-être, mais elle se sentira quand même moins seule."
Aile de Chouette dévisagea l'apprenti en penchant la tête sur le côté. Depuis quand s'est-il autant attaché à Petite Aurore ? se demanda-t-elle. Peut-être qu'elle fait une meilleure sœur que Nuage de Tournesol.
La jeune guerrière se força à bavarder avec ses camarades pour passer le temps. Lorsque midi passa, Épine de Sapin les quitta pour aller s'entraîner avec Nuage de Moineau. Alors qu'Aile de Chouette choisissait une pièce de gibier, Cœur Roux émergea de la pouponnière, un sourire radieux illuminant son visage.
"C'est terminé ! Il y a trois chatons, deux femelles et un mâle !"
Des ronronnements de satisfaction se répandirent dans la foule de félins qui attendaient avec impatience. D'un signe de tête, le guérisseur invita Toile d'Araignée à aller voir ses petits. Le mâle noir rayé de blanc hésita, puis s'engouffra dans la petite tanière d'un pas léger. Cœur Roux ne le suivit pas, et vint à la rencontre d'Aile de Chouette, la queue haute.
"Alors, ça s'est bien passé ? s'enquit-elle immédiatement.
- Parfaitement bien ! Ils sont tous les trois en bonne santé, ainsi que leur mère. Lorsque le dernier est né, Aile Brisée était la chatte la plus heureuse que j'ai jamais vu !
- Cela faisait très longtemps qu'elle attendait ce moment, les interrompit Jolie Moustache, ce qui provoqua un sursaut ridicule de Cœur Roux. Depuis qu'elle est née, elle ne parle que des chatons qu'elle aura un jour. Je suis tellement contente pour elle !
- Elle te demandait, tout à l'heure, se rappela le mâle roux et blanc. Elle voulait que tu sois l'une des premières à rencontrer ses petits."
La guerrière tricolore émit un puissant ronron en guise de réponse. Après s'être passé une patte derrière l'oreille, Jolie Moustache rendit visite à sa sœur, dans la pouponnière.
Quand le temps des réjouissances fut passé, Vent Gris prépara les patrouilles de l'après-midi. Aile de Chouette aurait voulu féliciter son amie, mais elle fut assignée à une patrouille avant qu'elle n'en ai eu le temps. Impatiente de rentrer au camp, l'après-midi lui parut très long. Poil de Pigeon ordonna à Aile de Chouette de marquer la frontière du Clan du Vent. Ne voulant pas perdre trop de temps, elle appliqua le marquage qu'à certains endroits sans aller jusqu'au bout. De toute façon, qui le remarquera ? se dit-elle pour se rassurer.
A son grand soulagement, le soleil était encore haut quand la patrouille prit le chemin du retour. Quand Aile de Chouette déboula dans le camp, Plume de Grive sortait justement de la pouponnière, l'air ravie.
"Ils sont adorables, tu devrais aller les voir !" lui lança cette dernière.
L'estomac noué, Aile de Chouette se rendit compte que voir les chatons n'était pas sa priorité. Aile Brisée. Je dois savoir si elle va bien. Alors que tout le clan se réjouissaient des nouveaux membres du Clan du Tonnerre, la jeune femelle voulait simplement s'assurer de la bonne santé de son amie. Pour elle, les nouveau-nés n'avaient aucune importance.
N'y tenant plus, elle entra à son tour dans la tanière. L'odeur de la pouponnière lui rappela de mauvais souvenirs. Aile de Chouette fut néanmoins surprise de la fraîcheur qui régnait à l'intérieur, contrairement à la tanière des guerriers où l'air était étouffant. Les branchages qui constituaient la voûte ne laissaient passer que de petits rayons de soleil, juste assez pour y voir clair à l'intérieur. Au centre, sur son grand lit de mousse, Aile Brisée était allongée et entourait trois minuscules boules de poils de sa queue blanche. Derrière elle, Toile d'Araignée léchait ses oreilles sans quitter ses petits du regard. Un peu à l'écart, Liv empêchait tant bien que mal Petite Aurore de venir les déranger.
"Oh, Aile de Chouette ! Je me demandais quand tu allais venir, ronronna la nouvelle mère en remarquant sa visiteuse.
- Désolé, j'étais occupée... Félicitations, ils ont l'air en pleine forme !
- Merci, j'avoue que donner naissance est plus dur que je ne l'aurais cru. Mais rien d'insurmontable. Et puis, ça en vaut la peine, ajouta-t-elle en donnant un coup de museau très légers à un de ses petits.
- Vous les avez nommés ?
- Le noir, c'est le mâle, répondit Toile d'Araignée avec entrain. Et c'est Petit Scarabée.
- La femelle brune et blanche, c'est Petite Chenille, continua Aile Brisée en pointant sa fille du bout du museau. Et la deuxième femelle, c'est Petit Trèfle."
Malgré elle, Aile de Chouette était émue de voir les trois chatons blottis les uns contre les autres contre le ventre de leur mère. En regardant attentivement, elle discerna une petite tache blanche au niveau du poitrail de Petit Scarabée. Le duvet de Petite Chenille était grisâtre - mais Aile de Chouette se doutait qu'il s'éclaircirait en grandissant - à l'exception de ses oreilles et de sa queue, qui étaient plus foncés. Quant à Petit Trèfle, elle était d'un magnifique roux doré avec de minuscules tâches plus foncées qui parsemaient son corps.
"Ça leur va très bien, ronronna la guerrière. Ils sont adorables.
- Oui, ils le sont, chuchota son amie sans quitter sa progéniture des yeux.
- Tu les trouves adorables pour l'instant, mais tu ne diras pas la même chose lorsqu'ils gigoteront toute la nuit en t'empêchant de dormir, intervint Liv d'un ton faussement accusateur. Crois-moi, tu auras bientôt hâte qu'ils grandissent !
- Tu as sûrement raison, soupira la chatte à la patte tordue. Mais pour l'instant, je ne vois pas comment je pourrais leur reprocher quoi que ce soit."
Même si Liv plaisantait, quelque chose dans son regard intrigua Aile de Chouette. La chatte domestique semblait très heureuse pour sa camarade de tanière, mais sa manière de regarder les chatons était étrange, comme si elle était blessée. Peut-être que ses petits lui manquent, songea Aile de Chouette. Petite Aurore est la fille de Feuille de Prêle, et ses propres petits sont restés chez elle, elle doit se sentir seule. Heureusement, Liv pourrait bientôt rentrer chez elle, quand Petite Aurore ne dépendra plus du lait.
D'un pas timide, Petite Aurore parvint à s'échapper des pattes de sa mère adoptive pour aller voir les chatons. Aile Brisée l'autorisa à s'approcher d'un petit signe de tête, et leva sa queue pour laisser la chatonne voir ses nouveaux camarades. Aile de Chouette ne put retenir un ronronnement lorsque la petite femelle s'approcha tout doucement, craignant de les réveiller. Alors qu'elle n'était qu'à une longueur de souris des nouveau-nés, un morceau de mousse qui protégeait Petite Chenille s'envola pour atterrir aux pattes de Petite Aurore. Petite Chenille émit alors un couinement aigu en s'agitant dans tous les sens. Affolée, la petite femelle tricolore ramassa la mousse et la reposa délicatement près de Petite Chenille, qui se calma instantanément. Aile Brisée ronronna un remerciement.
"Quand vous serez plus grand, je vous ferez visiter le camp, miaula Petite Aurore à l'adresse des petits chatons. Vous allez voir, c'est tellement grand ! Et il y a pleins de chats ! Attention à Vieille Branche, il n'est pas très poli. Mais Graine d'Ortie est...
- Tu leur expliqueras tout ça le moment venu, laisse-les se reposer, la coupa Liv en portant sa fille adoptive par la peau du cou avant de la reposer dans son propre nid.
- D'accord... Tu crois qu'on pourra devenir amis ?"
Liv passa un coup de langue sur la tête de la petite femelle en ronronnant. Aile Brisée bailla à s'en décrocher la mâchoire, puis posa sa tête sur ses pattes avant. Elle enroula sa queue autour de ses petits, qui cherchaient du lait, puis ferma les yeux en respirant profondément. Aile de Chouette comprit qu'avec toutes les visites, la jeune mère n'a pas dû trouver de moment pour se reposer.
Après un dernier regard vers les trois petites boules de poils, elle quitta la pouponnière pour retourner dans le camp, où le soleil de la fin d'après-midi lui donna le tournis. Avec tous les événements de la journée, la chasse avec ses frères de la matinée lui parut bien loin. Son ventre se mit à gronder en repensant à la chasse. Aile de Chouette n'avait pas eu le temps de manger depuis la veille au soir. Elle réprima un gémissement en constatant qu'il ne restait presque rien de ce qu'elle avait ramené le matin avec ses frères. Il ne restait qu'une minuscule souris qui remplirait à peine le ventre d'un apprenti, et un moineau. Avec une grimace, elle choisit l'oiseau, même si ce n'était pas sa proie préférée. J'aurais donné une griffe pour un bon lapin, se dit-elle, l'eau à la bouche. Ne voulant pas partager son repas, elle se choisit un coin tranquille pour le dévorer, à l'écart des regards. Truffe de Blaireau la traiterait sans doute encore d'égoïste s'il la voyait, mais elle avait tellement faim que ça lui était égal.
Pelage de Ronce passa alors devant sa sœur, deux longueurs de queue plus loin. Son pas était traînant et fatigué, et il ne releva même pas la tête pour la saluer. Aile de Chouette avait même la sensation qu'il ne l'avait pas vu. Elle avala sa dernière bouchée rapidement.
"Pelage de Ronce ! Tout va bien ?
- Oh, c'est toi... marmonna-t-il en se tournant péniblement. Oui ça va, je me sens juste un peu bizarre... Comme si j'avais mangé de la chair à corbeau.
- Tu n'as pas respecté les consignes d'Étoile Charbonneuse sur le gibier, le taquina-t-elle. Va te reposer, le mal de ventre de Pelage de Cendre lui est passé en à peine deux jours."
Son frère hocha la tête avec une grimace, puis continua son chemin vers sa tanière. J'espère que mon moineau était frais, s'inquiéta la femelle tandis qu'elle se léchait une patte. Comment le clan pourrait survivre si même manger devient dangereux ?
Aile de Chouette s'étira avec force en étirant ses pattes vers l'avant. Ses muscles, encore endormis, se tendaient, provoquant une sensation tellement agréable que la guerrière ne put retenir un petit ronron. Comme tous les matins depuis ces dernières lunes, le soleil éclairait déjà la tanière des guerriers. Vers le centre du buisson qui les abritait, Feuille d'Aubépine semblait contrariée.
"La prochaine fois que tu es malade Pelage de Ronce, va dormir avec les guérisseurs !
- Calme toi, il n'y peut rien, bailla Épine de Sapin à l'adresse de sa compagne.
- Il n'a pas arrêté de gigoter et de couiner toute la nuit. Même Bois de Chêne était plus calme.
- Je ne suis même plus malade, intervint l'intéressé. La première nuit est la pire, ce n'est pas sa faute."
Feuille d'Aubépine marmonna quelque chose dans ses moustaches puis tourna le dos à ses camarades pour sortir dans le camp. Inquiète, Aile de Chouette poussa son frère du bout du museau. Celui-ci poussa un petit gémissement, puis se roula en boule en posant sa queue sur sa truffe.
Aile de Chouette passa presque l'intégralité de la matinée à faire des allers-retours entre le torrent et le camp pour apporter de l'eau au clan. Nuage de Tournesol était encore touchée par cet étrange mal, Nuage de Moineau était donc seul pour accomplir les corvées d'apprentis. Même s'il ne s'était pas plaint, Vent Gris avait demandé aux guerriers les plus jeunes d'apporter leur aide. Aile de Chouette était d'avis que Nuage de Tournesol exagérait sa douleur pour pouvoir dormir toute la journée, mais elle n'osa pas l'accuser. Au moins, Fleur de Givre semblait plus détendue de pouvoir passer quelques jours sans entendre les commentaires désagréables de son apprentie.
En se rendant au torrent qui les séparait du Clan du Vent, le point d'eau le plus proche du camp, les jeunes chats avaient pu constater que le niveau était au plus bas. Le lit du torrent avait été réduit à un mince filet d'eau serpentant péniblement entre les pierres. A l'endroit où autrefois l'eau était la plus profonde, il ne restait plus qu'une petite flaque stagnante, croupie sous le soleil implacable de la saison des feuilles vertes. Les rochers dénudés, jadis submergés, se dressaient maintenant comme des sentinelles solitaires. Les berges étaient maintenant exposées, révélant des fissures et des crevasses autrefois cachées par les flots. Des branches mortes et des feuilles jonchaient le sol du ravin creusé par le torrent. Le plus étrange, c'était le silence qui régnait désormais, là où le clapotis de l'eau était devenu un son habituel. Les cris des oiseaux et le bruissement des feuilles étaient étouffés par l'atmosphère lourde, laissant place à un silence qui fit frémir Aile de Chouette. Même le vent semblait hésiter à traverser la forêt, comme s'il craignait de perturber le calme qui régnait. Personne n'avait dit un mot, mais tous les guerriers craignaient que le lac ne devienne leur unique source d'eau.
"Bizarre, le lac n'a pourtant pas baissé de niveau, avait fait remarquer Nuage de Moineau.
- Le lac a beaucoup plus d'eau, et il est alimenté par les autres rivières." avait expliqué Queue de Mulot en haussant les épaules, faisant mine d'être détendu.
Quand les jeunes guerriers et Nuage de Moineau finirent enfin de donner à boire à tout le Clan du Tonnerre, le soleil avait atteint son zénith. Aile de Chouette aurait voulu profiter d'un repas bien mérité, mais la réserve était encore vide. D'après le regard de Croc Blanc qui descendait la Corniche, Étoile Charbonneuse était tombé malade aussi. Le chef de clan avait commencé à se plaindre de maux de ventre en fin de matinée.
Au même moment, Nuage de Tournesol émergea de la crevasse des apprentis en baillant. Elle balaya le camp du regard en s'attardant sur l'endroit où les chats stockaient le gibier.
"Eh bien, je me demandais pourquoi personne ne venait m'apporter à manger, mais on dirait que vous avez oublié d'aller chasser."
L'apprentie au poil doré avait prononcé sa phrase suffisamment bas pour que seuls Aile de Chouette, Nuage de Moineau et Queue de Mulot ne l'entendent. L'arrogance de la jeune chatte mit Aile de Chouette hors d'elle, alors qu'elle était déjà épuisée par sa matinée et par la chaleur.
"Tu n'as qu'à te bouger un peu et aller chasser, pour changer. A moins que tu ne préfères te plaindre en attendant de pouvoir te servir ! lui cracha-t-elle au museau, n'ayant plus la patience de mesurer ses paroles.
- J'ai failli mourir, cervelle de souris ! Tu crois que j'ai demandé à être coincée dans mon nid ?
- Oh oui bien sûr, quel calvaire de dormir toute la journée pendant que le clan se démène pour donner à manger et à boire à tout le monde, tout ça à cause d'un petit mal de ventre. Comme je te plains !"
La nuque de Nuage de Tournesol se hérissa, mais elle ne trouva pas de réponse. Aile de Chouette en conclut que l'apprentie faisait bel et bien semblant d'être malade. J'espère qu'Étoile Charbonneuse la punira et la forcera à donner à boire aux anciens pendant toute une lune ! Sans s'en rendre compte, Aile de Chouette avait sorti les griffes. Nuage de Moineau s'était tapi au sol, et quelques guerriers avaient tourné la tête vers le bruit de la dispute.
"Aile de Chouette ! Ça ne va pas de lui parler comme ça ?" La guerrière reconnu la voix de Cœur de Mousse, venue défendre sa fille avec vivacité. "Respecte un peu tes camarades ! Nuage de Tournesol était malade, tu veux peut-être aller demander à Pelage de Ronce de se bouger un peu et d'aller chasser aussi ?"
Vexée, la jeune chatte brune pâle rentra les griffes et baissa la tête, ne supportant pas le regard accusateur de Cœur de Mousse. Elle savait également qu'Étoile Charbonneuse n'avait rien perdu de l'échange.
"Excuse-moi, Cœur de Mousse, marmonna finalement Aile de Chouette en détournant les yeux.
- C'est auprès de Nuage de Tournesol que tu dois t'excuser, répondit la chatte écaille d'une voix un peu plus douce.
- Je m'excuse de t'avoir fait de la peine. Pas pour elle." rétorqua la femelle d'un ton sec.
Sur ces mots, Aile de Chouette disparut à travers le rideau de ronce, vers la forêt. Elle en avait assez de la sécheresse, du manque de gibier, d'aller chercher de l'eau, de la maladie, et plus que tout elle en avait assez de Nuage de Tournesol. Sans s'en rendre compte, elle se mit à courir dans les bois, sautant par dessus les petits rochers et esquivant les buissons et les fourrés.
Une fois calmée, elle ralentit et prit une grande goulée d'air. Elle était arrivée au bord du lac. Clan des Étoiles, faites que la pluie revienne, implora la guerrière silencieusement. Si la sécheresse ne se calme pas rapidement, le Clan du Tonnerre finira vraiment par s'entretuer !
Chapitre 10[]
Aile de Chouette fut de nouveau réveillée par un gémissement de douleur. Agacée par ces bruits parasites, elle releva vivement la tête pour chercher lequel des malades souffrait ainsi. Pour une fois, ce n'était pas Pelage de Ronce, mais Jolie Moustache. Elle aussi ? Bientôt, tout le Clan du Tonnerre sera atteint ! En seulement deux jours, plusieurs guerriers s'étaient mis à se plaindre de maux de ventre. Museau Tigré et Poil de Pigeon n'hésitaient pas à faire comprendre à tout le monde qu'ils avaient mal, mais Plume de Grive était plus discrète. Quant à Étoile Charbonneuse, il n'a jamais avoué qu'il était malade, mais les grimaces qui parcouraient son visage le trahissaient.
Clignant des yeux, Aile de Chouette jeta un œil dehors. Les premières lueurs de l'aube se levaient timidement, recouvrant les arbres en bordure de la combe d'une teinte dorée. La femelle sortit de la tanière en prenant soin de ne réveiller personne. D'après les nids vides, Plume de Hibou, Truffe de Blaireau et Plume de Hêtre étaient partis pour la patrouille de l'aube.
Vent Gris s'était également levé et faisait le tour du camp en inspectant tous les recoins, comme il le faisait tous les matins. Le lieutenant sursauta en entendant Aile de Chouette s'approcher, puis il la salua d'un hochement de tête silencieux. L'air était étrangement léger, le soleil n'étant pas encore tout à fait levé. Je comprends pourquoi Vent Gris se lève aussi tôt. Il veut profiter de la fraîcheur avant d'affronter la journée, et il a bien raison, comprit la guerrière en marchant vers le repère des guérisseurs. Elle s'arrêta devant le buisson de fougères qui masquait l'entrée de la petite caverne et tendit l'oreille. Des bruits de frottement et de pas indiquaient que quelqu'un était déjà réveillé.
Sans un bruit, Aile de Chouette s'engouffra dans l'entrée. Elle ne put retenir un sourire en constatant que Cœur Roux s'affairaient à ramasser des brindilles et des feuilles tombées dans le repère. La petite flaque d'eau au fond dont les guérisseurs se servaient pour soigner les malades avait complètement disparu, il n'en restait qu'un petit creux dans le sol. Son ami lui tournant le dos, Aile de Chouette marcha sur place le plus bruyamment possible pour indiquer son arrivée. Cœur Roux fit volte-face, faisant tomber son tas de brindilles au passage. Il laissa échapper un grognement de frustration.
"Désolé, je ne voulais pas de faire peur, s'excusa Aile de Chouette en se dandinant d'une patte sur l'autre.
- C'est moi qui suis désolé, je dois arrêter d'avoir peur de la moindre feuille qui tombe, chuchota le mâle en secouant la tête.
- Ne sous-estime pas les feuilles, elles sont plus dangereuses qu'on ne le pense !"
Aile de Chouette pouffa, mais son ami lui intima de ne pas faire de bruit d'un regard. D'un signe de tête vers le petit renfoncement dans la roche d'où s'échappaient des ronflements, il lui fit comprendre que Croc Blanc dormait encore.
"Il a veillé tard hier soir, expliqua Cœur Roux à voix basse. Cette épidémie l'inquiète beaucoup plus qu'il ne veut bien le montrer, surtout que nous ne savons pas comment la soigner.
- Les malades ont l'air de s'en remettre tout seul au bout de quelques jours, ce n'est pas si grave, répondit Aile de Chouette en haussant les épaules.
- C'est plus grave que ça... Pelage de Cendre, l'une des premières infectées, s'en est remise en deux jours environ. Mais depuis, j'ai l'impression que ça empire. Patte Givrée a dû attendre un quart de lune avant d'être entièrement remise, et les douleurs ont l'air de plus en plus fortes. Si nous ne trouvons pas rapidement un remède...
- Calme toi, Cœur Roux, le Clan du Tonnerre s'en remettra, l'interrompit son amie, perdue face au débit de parole du guérisseur plus rapide qu'un guerrier du Clan du Vent en pleine chasse. D'où qu'elle vienne, cette maladie n'a pas l'air mortelle. Il vaut mieux ça que le mal vert, si tu veux mon avis.
- Je sais bien... Mais nous avons suffisamment de problèmes comme ça, nous n'avions vraiment pas besoin de gérer ça en plus."
Si je lui dis que Jolie Moustache est tombée malade, il va vraiment craquer, s'inquiéta soudainement la guerrière. Elle avait l'habitude de voir Cœur Roux s'inquiéter pour rien, mais aujourd'hui il semblait épuisé. Nous avons la chance d'avoir deux guérisseurs, ils trouveront une solution. Du bruit à l'extérieur du camp indiquait que le clan se réveillait doucement.
"Au fait, pourquoi es tu venu me voir ? S'il te plait, ne me dis pas que tu as mal au ventre.
- Non, je vais bien, balbutia Aile de Chouette.
- Alors qu'est ce que tu voulais me dire ?
- Rien ! Je voulais juste discuter. Tu es mon ami, je dois vraiment avoir une raison pour venir te voir ?"
Cœur Roux plissa les yeux, nullement convaincu par son excuse.
"Aile de Chouette, si quelqu'un est malade, tu dois absolument me le dire. Tu ne pourras pas me le cacher très longtemps, de toute façon.
- C'est Jolie Moustache, soupira la femelle en baissant la tête. Je l'ai entendu s'agiter toute la nuit, je pense que tu devrais aller la voir.
- Merci." souffla le rouquin en fouillant dans ses herbes.
Après avoir trouvé les remèdes dont il avait besoin, le guérisseur quitta la grotte, Aile de Chouette sur les talons. Cette dernière fut surprise de constater que le soleil s'était levé le temps de sa discussion avec Cœur Roux. Désormais, la patrouille de l'aube faisait son rapport à Vent Gris au pied de la Corniche tandis que les patrouilles de chasse se formaient. Fleur de Givre quittait le camp accompagnée de Nuage de Tournesol, qui était ravie de reprendre l'entraînement.
La queue entourant ses pattes, Liv était assise à l'entrée de la pouponnière et fixait le vide. Petite Aurore n'était nulle part en vue. Aile de Chouette plissa les yeux. Liv avait l'habitude d'être toujours sur ses gardes, il était étrange de la voir perdue dans ses pensées. Ses oreilles se dressèrent quand Plume de Hêtre vint à sa rencontre. Ils échangèrent quelques mots, le visage de Plume de Hêtre se décomposant petit à petit.
Aile de Chouette allait se détourner lorsque Petite Aurore sortit de sa tanière en baillant, pour aller se blottir contre Liv. Avec un sourire triste, sa mère adoptive se pencha et lui chuchota quelque chose en la caressant du bout de la queue. Petite Aurore eut un mouvement de recul, et poussa un gémissement de douleur, attirant le regard de tous les guerriers.
"Petite Aurore ? Tu as mal au ventre ? s'enquit Cœur Roux.
- Liv veut partir !" s'écria la chatonne.
Des hoquets de surprise parcoururent le camp. Aile de Chouette n'était pas étonnée. Depuis la naissance des petits d'Aile Brisée, Liv était devenue distante et semblait cacher quelque chose.
"C'est vrai ? demanda Cœur de Mousse.
- Mon rôle était d'allaiter Petite Aurore, expliqua doucement la chatte domestique. Maintenant qu'Aile Brisée produit du lait, je n'ai plus rien à faire ici.
- Bien sûr que si ! Tu es ma mère !
- Petite Aurore, ta mère est...
- Feuille de Prêle, je sais. Et où est-elle ?" Un silence gêné accueillit sa question. Aile de Chouette n'avait jamais vu la chatonne aussi bouleversée. "Je m'en moque de Feuille de Prêle, c'est toi que je veux.
- Je ne suis pas chez moi, ici...
- Tu pourrais l'être." miaula Plume de Hêtre en lui posant la queue sur l'épaule.
Liv ne répondit pas, et balaya le camp du Clan du Tonnerre du regard. Poil de Pigeon avait couché les oreilles en arrière, faisant comprendre qu'il voulait qu'elle parte. Feuille d'Aubépine le rejoignit, ainsi que Museau Tigré.
"Je pourrais t'apprendre à chasser et à te battre si tu veux, continua le vieux guerrier roux. Tu pourrais rester avec Petite Aurore... et avec moi.
- C'est une chatte domestique, elle n'a rien à faire dans la forêt, articula Museau Tigré, grimaçant à cause de ses douleurs au ventre.
- Même un chat domestique peut apprendre, contra Plume de Hibou. Ça s'est déjà vu.
- Elle ne pourra jamais être une guerrière digne de ce nom, cracha Poil de Pigeon. Qu'elle retourne d'où elle vient si nous n'avons plus besoin d'elle. C'est une bouche inutile de trop à nourrir.
- Et si nous laissions Liv en décider ? fit Plume de Hêtre en plissant les yeux.
- Et si vous laissiez le chef en décider ?"
Étoile Charbonneuse avait grimpé sur la Corniche et regardait Plume de Hêtre en agitant furieusement la queue. Sans comprendre pourquoi, Aile de Chouette se sentit gênée. Même son propre clan ignore l'autorité de son chef, constata-t-elle avec stupeur. Le meneur semblait furieux que ses guerriers aient voulu prendre une décision sans l'en informer. Timidement, Liv s'approcha de la Corniche et s'assit, se tenant bien droite face à Étoile Charbonneuse. Plume de Hêtre l'avait suivi.
"Plume de Hêtre, Liv est seulement notre invitée. La décision finale me revient, non à toi. A l'avenir, je te suggère de venir me voir avant de faire de telles propositions.
- Excuse-moi, Étoile Charbonneuse. Je n'ai pas réfléchi."
Le mâle noir hocha la tête, puis reporta son attention sur la chatte domestique. Petite Aurore était venue s'installer près d'elle.
"Liv, nous te devons la vie de Petite Aurore. Si tu ne t'étais pas proposé de nous aider, je n'ose pas imaginer ce qui lui serait arrivé. Pour ça, le Clan du Tonnerre te remercie. Tu as su t'adapter au clan à merveille, je dois bien admettre que tu n'es pas une chatte domestique comme les autres." Étoile Charbonneuse fit une pause, et Aile de Chouette sentit son cœur battre la chamade en attendant son verdict final. "Malgré cela, le Clan du Tonnerre ne peut se permettre de recruter des étrangers dans ses rangs. Nous avons une dette éternelle envers toi, mais j'ai le regret de t'annoncer que tu ne pourras pas rester ici.
- Non ! gémit Petite Aurore en se blottissant de plus bel contre sa mère adoptive. Je ne te laisserai pas partir !
- Tout ira bien, Petite Aurore, miaula doucement Liv. Tu as Aile Brisée maintenant, et ton père sera toujours là.
- Je ne peux pas non plus te forcer à partir maintenant, ajouta le meneur. Je te laisse le choix de partir quand tu le souhaites. Si tu préfères attendre que Petite Aurore soit en âge de manger de la viande, je te l'accorderai."
Poil de Pigeon fouetta l'air de sa queue. Pour Aile de Chouette, ça lui était égal. Elle soupçonnait son père d'avoir choisi de chasser Liv pour prouver que les guerriers ne pouvaient décider à sa place du sort de le chatte. Elle sera plus heureuse si elle part, songea la guerrière. Un chat domestique n'est pas fait pour la vie de clan, c'est certain. Peu importe combien de temps Plume de Hêtre passe à l'entraîner. Le cœur d'Aile de Chouette loupa un battement en voyant les queues de Liv et de Plume de Hêtre commencer à s'entremêler.
Chapitre 11[]
"Je crois... que c'est mieux pour tout le monde que je parte maintenant, souffla finalement Liv après un long moment de réflexion. Plus j'attends, plus ce sera difficile. Merci de tout cœur de m'avoir permis de vivre avec vous. Les clans de la forêt ne sont pas du tout comme je l'imaginais.
- Tu seras toujours la bienvenue parmi nous. Désormais, tu es une amie du Clan du Tonnerre, miaula Étoile Charbonneuse.
- Mais tu ne peux pas partir ! Tu ne peux pas me laisser ! s'écria Petite Aurore d'une voix déchirante.
- Je dois partir, je suis désolée. Mes petits m'attendent depuis trop longtemps.
- Alors je pars avec toi !
- Non, Petite Aurore. Ta place est au Clan du Tonnerre.
- Ma place est avec ma mère !"
Liv lança un regard implorant à Plume de Hêtre, lui intimant de lui venir en aide. La queue traînante, le guerrier vint s'asseoir près de sa fille et lui lécha l'oreille.
"Aile Brisée s'occupera bien de toi, affirma son père avec une conviction retrouvée.
- Étoile Charbonneuse, puisque Liv a le droit de partir, pourquoi moi je ne le peux pas ? implora la chatonne. Je ne veux pas rester toute seule ici !
- Tu ne seras pas seule, tu pourras bientôt être amie avec les chatons d'Aile Brisée, continua Liv. Tu voulais leur faire visiter le camp, tu te souviens ?
- Vous n'arrêtez pas de me dire que bientôt ils seront assez grands... mais j'en ai assez d'attendre, j'ai juste besoin de toi. Je pars avec toi, c'est décidé."
Aile de Chouette était surprise de la détermination de la chatonne, qui a pourtant toujours été calme et douce. Même Plume de Hêtre ne savait pas quoi lui dire. C'est une chatonne du Clan du Tonnerre, elle ne peut pas partir ! Pourtant, rien ni personne ne semblait pouvoir lui faire changer d'avis.
"Étoile Charbonneuse, Petite Aurore a le droit de choisir, intervint Cœur de Mousse. Elle a le droit de vouloir être avec sa mère.
- Mais Liv n'est pas sa mère ! s'exclama Bois de Chêne.
- De son point de vue, si. Elle n'a pas connu Feuille de Prêle, Liv est la chatte qui l'a allaité et élevé. N'est ce pas le rôle d'une mère ?"
Petite Aurore retrouva le sourire, et regardait son chef avec espoir. Elle a vraiment envie de partir, comprit Aile de Chouette. Si Étoile Charbonneuse ne la laisse pas faire, elle serait capable de s'enfuir dès qu'on aura le dos tourné. Pauvre Plume de Hêtre !
"Petite Aurore, si tu décides de partir vivre avec Liv, tu ne pourras jamais devenir une apprentie du Clan du Tonnerre, encore moins une guerrière. Est ce que tu comprends bien cela ? lui demanda le chef de clan d'une voix grave et solennelle.
- Oui, je comprends.
- Alors, je suppose que je n'ai aucun droit de te retenir ici contre ta volonté, soupira le mâle noir. Le choix est tien.
- Je choisi de partir avec Liv, affirma la chatonne tricolore en se redressant sur toute sa hauteur. Plume de Hêtre... je suis désolée !"
Le guerrier roux avait un regard à fendre le cœur. Il regardait tour à tour Liv et Petite Aurore, mais n'était pas en position de les retenir, ni l'une ni l'autre. Il força un sourire et frotta sa truffe contre sa fille.
"Je ne souhaite que votre bonheur, à toutes les deux, murmura-t-il suffisamment bas pour qu'Aile de Chouette peine à l'entendre. Que le Clan des Étoiles illumine votre chemin.
- Tu vas me manquer." sanglota Petite Aurore.
Croc Blanc, qui s'était réveillé, s'approcha de son père, une lueur de détermination dans le regard.
"Elle s'en remettra, Plume de Hêtre, affirma le guérisseur après une grande inspiration. Feuille de Prêle s'en remettra.
-Que veux tu dire ? bégaya le rouquin sans comprendre.
- Tu as le droit d'avoir une nouvelle compagne, et tu as le droit de vouloir partir avec elle. Feuille de Prêle le comprend.
- Mais je..." Il s'interrompit et scruta Liv, avant de pousser un long soupir. "Je ne pourrais jamais cesser de l'aimer.
- Elle t'attendra au Clan des Étoiles. En attendant, va, reste avec ta fille."
Une lueur d'espoir illumina le visage du vieux guerrier. Lui aussi veut partir ? Mais que se passe-t-il ?
"Plume de Hêtre, est-ce vraiment ce que tu souhaites ? demanda de nouveau Étoile Charbonneuse.
- Je ne sais pas... je crois que oui. Ne m'en voulez pas, mais je ne peux pas rester au Clan du Tonnerre si Liv et Petite Aurore ne le sont pas. Je pars avec elles."
Étonnement, des murmures d'indignation s'élevèrent. Beaucoup de guerriers ne comprenaient visiblement pas la décision de Plume de Hêtre. Poil de Musaraigne quitta la tanière des anciens pour dire adieu à son père. Épine de Sapin plissa les yeux en grognant, tandis que Truffe de Blaireau s'était détourné de la scène. Néanmoins, certains guerriers s'approchèrent pour souhaiter un bel avenir aux trois chats qui quittaient le clan. Nuage de Moineau miaula un timide au revoir à Petite Aurore, tandis que Jolie Moustache donna une pichenette à Plume de Hêtre du bout de la queue.
Midi était proche quand le clan termina ses adieux. Museau Tigré et Poil de Pigeon bougonnaient, estimant que Plume de Hêtre était un lâche d'abandonner son clan. Même si les autres guerriers faisaient de leur mieux pour le cacher, Aile de Chouette voyait bien que la plupart pensait la même chose. Plume de Grive chuchota quelque chose à Patte Givrée sans quitter Plume de Hêtre du regard.
"Quelle journée, miaula Queue de Mulot à côté de sa sœur.
- Tu l'as dit, soupira celle-ci. Tu penses que Plume de Hêtre a raison de partir ?
- Je pense qu'il fait ce qu'il veut. De toute façon, il n'aurait pas tardé à rejoindre les anciens.
- Plume de Hêtre a trop perdu, il ne peut pas risquer de perdre le peu qu'il lui reste, ajouta Pelage de Ronce, grimaçant.
- Tu n'es pas malade, toi ? s'étonna Aile de Chouette.
- Je viens juste dire au revoir à Plume de Hêtre, Liv et Petite Aurore, je retourne me coucher après."
Le jeune guerrier brun-gris marcha péniblement vers la foule rassemblée autour des trois chats. Pendant que Plume de Hêtre discutait avec ses anciens camarades, Liv alla voir Aile Brisée dans la pouponnière.
"Le peu qu'il lui reste ? Et ses fils alors ? Et son clan ? intervint Truffe de Blaireau, furieux. Plume de Hêtre ne vaut pas mieux que le Clan de l'Ombre s'il abandonne son clan pour une chatte domestique.
- C'est aussi pour Petite Aurore, contra Queue de Mulot. Si c'est ce qui le rend heureux, pourquoi l'en blâmer ?
- Parce que c'est un guerrier ! Son devoir lui impose de se vouer à son clan, et non à fuir.
- Liv n'est même pas vraiment une chatte domestique tu sais, elle vit juste près des Bipèdes, fit remarquer Aile de Chouette en haussant les épaules.
- Quelle différence ? En abandonnant le clan, il renie le Clan des Étoiles et donc Feuille de Prêle. C'est un traître. Bon débarras. "
Truffe de Blaireau disparu dans le repère des guerriers en marmonnant. Queue de Mulot et Aile de Chouette échangèrent un regard, sachant qu'il était inutile d'essayer de raisonner leur frère.
Quand vint le moment de partir, Vent Gris mena une patrouille d'escorte. Poil de Musaraigne et Croc Blanc insistèrent pour accompagner le petit groupe jusqu'à la frontière du Clan du Vent. Avant de s'engager dans le rideau de ronce, Plume de Hêtre se retourna une dernière fois vers la combe, observant chaque guerrier pour qui il s'était battu toute sa vie.
"Sachez que je ne vous oublierai jamais, miaula-t-il d'une voix étranglée par le chagrin. Au fond de moi, je serai toujours un guerrier du Clan du Tonnerre, quoi que vous puissiez en penser. Vous allez tous terriblement me manquer, et j'espère que nos chemins auront la chance de se croiser à nouveau."
Enfin, il quitta le camp, Petite Aurore sautillant à ses pattes.
Vent Gris, Plume de Grive et Cœur de Mousse revinrent dans l'après-midi. Immédiatement, Étoile Charbonneuse vint à leur rencontre.
"Ils sont bien rentrés ? s'enquit-il.
- Oui, je m'en suis assuré, répondit le lieutenant. Nous avons croisé une patrouille du Clan du Vent, mais ils nous ont laissé passer sans faire d'histoire.
- Vraiment ? Étrange... mais je suis rassuré que vous n'ayez pas eu besoin de vous battre."
Étendue à l'ombre, Aile de Chouette discutait avec Bois de Chêne et Toile d'Araignée. Ce dernier ne cessait de parler de ses chatons, ce qui amusait fortement Bois de Chêne.
"Aile Brisée tient le coup ? demanda Aile de Chouette au mâle rayé.
- Elle a perdu une bonne amie, soupira celui-ci. Mais elle savait que ça finirait par arriver. En fait, elle était très heureuse pour Liv.
- Ça ne m'étonne pas. Elle se réjouit toujours pour les autres plus que pour elle, fit remarquer Bois de Chêne.
- C'est ce qui la rend si incroyable, ronronna le jeune père. Elle ne l'avouera jamais, mais je pense qu'elle va se sentir seule dans la pouponnière. Aile Brisée n'aime pas être seule, mais malheureusement je n'ai pas de solution... Qu'y a-t-il Bois de Chêne ? Pourquoi me regarde-tu comme ça ?
- Je pensais que tu avais remarqué, tu es son frère tout de même...
- Patte Givrée a un problème ? s'enquit le guerrier en bondissant sur ses pattes. Elle est encore malade ?
- Calme toi, cervelle de souris. Tu ressembles à une puce. Je parlais de son ventre. Je pense qu'Aile Brisée ne restera pas seule très longtemps."
Malgré elle, Aile de Chouette écarquilla les yeux. Patte Givrée attend des petits ? Mais de qui ? Elle chercha machinalement la femelle du regard, mais elle n'était nulle part en vue. Toile d'Araignée semblait tout aussi bouleversé.
"Tu te trompes, Bois de Chêne. Elle m'en aurait parlé si c'était le cas.
- Tu es sûr de ça ? ricana le guerrier doré. Pose-lui donc la question. Je te parie une lune de patrouille que j'ai raison.
- Paris tenu !"
Aile de Chouette leva les yeux au ciel. Ces mâles ! Dressant les oreilles, Toile d'Araignée se mit en quête de sa sœur. Personne au Clan du Tonnerre n'avait remarqué une quelconque grosseur chez Patte Givrée. Bois de Chêne avait tendance à toujours exagérer les faits, il était probable qu'il se soit trompé. Avec le manque de proie, beaucoup de guerriers avaient commencé à maigrir. Toile d'Araignée étant toujours aux petits soins avec Patte Givrée, Aile de Chouette le soupçonnait de lui laisser sa part de gibier, ce qui expliquerait qu'elle n'ait pas autant perdu de poids par rapport à ses camarades. De plus, aucun mâle du clan n'était spécialement proche de la femelle à la patte blanche.
Aile de Chouette secoua la tête pour se débarrasser de ses réflexions. Les relations de Patte Givrée ne la concernaient pas. Mais en voyant la pile de gibier vide, les guerriers qui marchaient dans le camp d'un pas traînant et en haletant à cause de la chaleur insurmontable, et en entendant les cris de douleurs des malades qui résonnaient, il lui sembla que le moment n'était pas idéal pour avoir des chatons.
Chapitre 12[]
Un courant d'air chaud pénétra dans la tanière creusée dans la roche. Cœur Roux soupira de frustration et de désespoir. Des nuages étaient venus voiler le ciel dans la matinée, mais avaient été chassés par le vent presque immédiatement. En se levant ce matin-là, le guérisseur avait espéré que leur calvaire était terminé. Le sol de la combe était humide, et les épais nuages grisâtres leur avaient offert l'espoir d'une prochaine pluie. A présent, le soleil était de nouveau l'unique maître du ciel et semblait les narguer.
Cœur Roux venait tout juste de rentrer d'une sortie en forêt dans l'espoir de regarnir leur réserve de remède. Comme il s'y attendait, les seuls indices qui prouvaient que des plantes médicinales avaient jadis poussé dans la forêt étaient des tiges mortes et de l'herbe jaunie. Remuant les moustaches, il cherchait un moyen d'annoncer la mauvaise nouvelle à son mentor. Habituellement, Croc Blanc aimait profiter de la saison des feuilles vertes pour faire des réserves avant la mauvaise saison. Justement, celui-ci sortait péniblement de son nid. Son poil gris et blanc était emmêlé, ses yeux fatigués. A le voir traîner des pattes ainsi, Cœur Roux le trouvait bien plus vieux qu'il ne l'était réellement. Le guérisseur semblait prêt à s'effondrer à tout instant, mais il marchait d'un pas décidé vers la sortie.
"Où vas-tu ? l'intercepta Cœur Roux, craignant que Croc Blanc ne se fatigue inutilement.
- Je dois examiner Étoile Charbonneuse. Pelage de Cendre s'inquiète qu'il ne soit toujours pas rétabli.
- Laisse-moi faire, retourne te reposer, lui proposa gentiment son apprenti. Tu n'as pas encore retrouvé toutes tes forces depuis le trajet jusqu'à la Source de Lune, avant-hier.
- Ça va aller, je suis capable d'aller examiner mon chef." marmonna Croc Blanc, faisant comprendre que toute négociation était impossible.
Malgré ses paroles, le jeune mâle roux pâle s'inquiétait de l'état de son mentor. Il n'arriverait sans doute pas à forcer Croc Blanc à se reposer, mais il se devait d'essayer.
"Tu sais Croc Blanc, tu ne pourras pas cacher ton état au clan éternellement. Si tu sors, ils vont vite s'apercevoir que tu es malade.
- Et si je ne sors pas, ils s'en douteront dans tous les cas.
- Mais...
- Je sais ce que je fais, vas t'occuper des autres. Le sujet est clos."
Cœur Roux ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa. C'est un guérisseur expérimenté, il sait ce qu'il fait, tenta-t-il de se convaincre. Ce n'est pas parce que je suis guérisseur que je ne suis plus son apprenti, mon expertise n'égalera jamais la sienne. Depuis le départ de Plume de Hêtre quelques jours plus tôt, l'humeur de Croc Blanc avait dégringolé. Même s'il n'était pas spécialement proche de son père, Cœur Roux se doutait qu'il souffrait de perdre son dernier parent, sachant qu'il l'avait lui-même forcé à partir.
Une fois Croc Blanc hors de vue, Cœur Roux balaya son repère du regard. Un apprenti - sûrement Nuage de Tournesol, Nuage de Moineau étant malade - avait déposé une boule de mousse gorgée d'eau pour lui. La gorge du guérisseur était si sèche qu'il en ronronna d'avance. Alors qu'il allait se désaltérer, il sentit comme une odeur étrange et inconnue qui lui fit froncer le museau. Avant qu'il ne puisse enquêter sur son origine, le buisson de fougère frémit au passage d'un chat.
Cœur Roux tourna la tête vers l'entrée et découvrit Patte Givrée, qui regardait autour d'elle d'un air gêné. Les pattes du jeune mâle se mirent à trembler en s'imaginant devoir traiter un nouveau malade. Mais Patte Givrée ne semblait pas souffrir. Le guérisseur était gêné de se retrouver seul avec la guerrière. Celle-ci passait tout son temps toute seule et n'avait que peu de contact avec le reste du clan. Malgré le respect qu'il avait pour elle comme envers chacun de ses camarades, Cœur Roux trouvait étrange de s'isoler ainsi dans un clan.
Pendant quelques instants qui parurent durer une éternité, les deux chats restèrent face à face sans dire un mot. Comme souvent, Patte Givrée semblait mal à l'aise d'être ici, et ne trouvait pas ses mots. Ne supportant plus le silence, Cœur Roux se racla la gorge et s'approcha d'elle en rassemblant son courage.
"Je peux faire quelque chose pour toi ? lui demanda-t-il de la voix la plus agréable possible.
- Eh bien, oui je pense.... après tout tu es guérisseur, c'est à toi que je dois m'adresser en premier, balbutia-t-elle en regardant ses pattes. En fait, je pense... que j'attends des chatons.
- Comment ? Mais qui..."
Cœur Roux s'interrompit en voyant l'expression gênée de la guerrière. Les questions fusaient si vite dans la tête du guérisseur qu'il en eut le tournis. Qui peut bien être le père ? Pourquoi je ne l'ai pas remarqué avant ? Comment peut-elle avoir un compagnon alors que même parler avec moi l'intimide ? Ces derniers temps, Patte Givrée était encore plus solitaire et renfermée qu'elle ne l'était habituellement. A-t-elle honte ? Mal à l'aise, le guérisseur se lécha le poitrail en tentant de forcer les battements de son cœur à ralentir. Il savait qu'une reine avait le droit de vouloir cacher l'identité du père de ses petits, mais Cœur Roux trouvait les mystères dangereux. Il aurait aimé pouvoir l'interroger davantage, mais il se devait de respecter l'intimité de ses compagnons.
"Félicitations dans ce cas, fit le guérisseur avec un sourire forcé. Le Clan du Tonnerre sera bientôt envahi de chatons !
- Merci, murmura-t-elle avec une grimace.
- Ne t'en fais pas. Tu es jeune et forte, tout va bien se passer. Si tu veux tu peux t'installer dans la pouponnière dès maintenant. Je suis sûr qu'Aile Brisée sera ravie de te préparer un nid."
Patte Givrée lui répondit par un reniflement. Si le comportement de la guerrière mettait Cœur Roux mal à l'aise au départ, à présent il l'intriguait. La plupart des femelles sautent de joie en s'imaginant donner la vie, et célèbrent l'évènement avec leur compagnon. Patte Givrée, elle, avait un regard évasif, et sa queue s'agitait d'anxiété. Trop de reines ont rejoint le Clan des Étoiles en mettant bas dans le Clan du Tonnerre, pas étonnant qu'elle soit si inquiète. La reine grise pâle hocha lentement la tête, puis disparut vers le camp sans un mot, sa queue laissant une fine trace de son passage sur le sol.
Quand Croc Blanc revint dans la tanière, son apprenti l'informa de la situation de Patte Givrée. Celui-ci parut étonné, mais était ravi pour elle. Soudain, Cœur roux sentit son estomac se tordre d'une manière si désagréable qu'il laissa échapper un gémissement de surprise.
"Tu vas bien ? s'enquit Croc Blanc en le scrutant du regard.
- Oui, ça va... j'espère que je n'ai pas attrapé la maladie qui ronge le clan..."
Sans prononcer un mot, le vieux guérisseur leva la truffe, comme un guerrier venant de repérer son prochain repas. Il renifla son apprenti sous son regard interrogateur, puis il s'éloigna vers la boule de mousse, près de laquelle il s'arrêta net.
"Qu'est ce que c'est ?
- Quelqu'un m'a apporté de l'eau, l'informa Cœur Roux sans comprendre ce qu'il se passait. Désolé, j'aurais dû t'en laisser..."
Croc Blanc approcha lentement sa truffe de la mousse, méfiant. Puis d'un coup, il recula vivement en poussa la boule loin de lui. Mais qu'est ce qui lui prend ? Le mâle tacheté resta immobile un instant, puis se dirigea en trombe vers la sortie.
"Tu sais d'où venait l'eau ? demanda-t-il d'une voix pressée sans même regarder son apprenti.
- Non, je ne sais même pas qui l'a apporté. Croc Blanc, que se passe-t-il ?
- Prends de la mille-feuille, fais-toi vomir immédiatement. Je crois savoir ce qu'il se passe." Il s'arrêta à l'entrée du tunnel de fougère, et tourna la tête vers Cœur Roux. "L'eau était empoisonnée. Je dois vérifier que personne d'autre n'en a bu. Prépare la mille-feuille au cas où, en espérant qu'il en reste assez.
- Empoisonnée ? répéta Cœur Roux, un goût amer dans la bouche. Mais alors, si l'eau venait du torrent...
- Oui, ça pourrait expliquer tous les malades. Si nous avons raison... que le Clan des Étoiles nous vienne en aide."
Après le départ hâtif de Croc Blanc, Cœur Roux resta quelques instants immobile à remettre ses pensées en ordre. Lorsqu'il reprit enfin ses esprits, il bondit vers les petits creux où Croc Blanc rangeaient les remèdes, et chercha la plante qui le ferait vomir. Le jeune chat ne put retenir un frisson de dégoût en mâchant la mille-feuille. Il se mit ensuite dans un coin discret du camp pour recracher toute l'eau.
Heureusement, Cœur Roux repéra rapidement Nuage de Tournesol. Elle était en train de s'entraîner au combat contre une branche. Plissant les yeux pour se protéger de la lumière du soleil, le guérisseur courut pour la rejoindre.
"Nuage de Tournesol ! haleta-t-il lorsqu'il fut assez près, perturbant un des enchaînements de l'apprentie.
-Merci, tu viens de gâcher mon combat ! cracha-t-elle, le foudroyant du regard.
- Désolé, mais c'est assez urgent. Est-ce que c'est toi qui m'as apporté de l'eau tout à l'heure ?
- S'il n'y en avait pas assez pour toi, tu peux toujours aller en chercher toi-même, répliqua Nuage de Tournesol en se détournant de Cœur Roux, dont la patience était mise à rude épreuve.
- Ce n'est pas la question. Dis-moi oui ou non si c'est toi qui est allé la chercher.
- Pourtant j'ai dit à Fleur de Givre que les guérisseurs sont très bien capables d'aller chercher de l'eau eux-mêmes, ça vous ferait sortir en plus. Pour les anciens, je peux comprendre, mais...
- Cesse donc de te plaindre et réponds à ma question, s'agaça Cœur Roux en haussant le ton, sa queue fouettant l'air et les oreilles rabattues.
- Commence par me le demander gentiment, je suis la fille de...
- Je me fiche de savoir que tu es la fille du lieutenant ! Est-ce que cette eau vient du torrent ? Si tu ne réponds pas, je dirais à Fleur de Givre de te forcer à nettoyer la litière des anciens jusqu'à ton baptême, je suis sûr qu'elle n'y verra aucun inconvénient.
- Calme toi, pas la peine de me faire des menaces en l'air, siffla la jeune femelle dorée avant de se lécher lentement une patte. En tant que guérisseur, tu ne peux même pas te mêler de nos apprentissages. Oui, l'eau vient du torrent. Et si c'est comme ça que tu me remercies, la prochaine fois tu feras le trajet toi-même."
Cœur Roux fulmina silencieusement et la planta là en grommelant un remerciement à contrecœur. Il avait l'habitude de se montrer très patient avec tout le monde, plus que la plupart des guerriers, mais Nuage de Tournesol avait le don d'agacer n'importe qui.
Le jeune guérisseur croisa Croc Blanc qui sortait de la tanière des anciens, ses yeux reflétant son angoisse.
"Alors ? s'enquit Cœur Roux.
- Les anciens ont tous eu à boire ce matin, Nuage de Tournesol s'en est assuré. Je vais en parler à Étoile Charbonneuse sur le camp, fais les vomir pendant ce temps là.
- Compris."
Croc Blanc fila vers le sommet de la Corniche, semblant oublier sa fatigue et sa propre faiblesse. Pour cela, Cœur Roux admirait son mentor. Comme il s'y attendait, Vieille Branche était réticent à l'idée de manger la mille-feuille.
"La sécheresse manque de nous faire mourir de soif, et tu veux qu'on recrache l'eau que nous avons bu ? grommela l'ancien.
- Crois-moi, c'est pour ton bien. Graine d'Ortie et Poil de Musaraigne ont déjà pris leur part, il ne reste plus que toi.
- Je refuse. Tant pis si l'eau du torrent n'est pas la plus saine, l'eau est trop précieuse pour la gâcher ainsi.
- Tu ne comprends pas ! Cette eau est dangereuse ! Elle pourrait..."
Cœur Roux s'interrompit, sous le regard de Vieille Branche qui le dévisageait. Mais à cet instant, le guérisseur oublia complètement le vieux chat en face de lui.
"L'eau pourrait te tuer...", murmura-t-il comme pour lui-même en regardant le vide.
Les anciens échangèrent des chuchotements interrogatifs tandis que le jeune chat fila à l'extérieur de la tanière, sans même s'assurer que Vieille Branche prenait bien son remède. Une fois dans la combe, il fit les cent pas en regardant tantôt le ciel, tantôt le sol, tantôt en fermant les yeux. L'eau pourrait le tuer, et ainsi devenir source de mort... la prophétie ! C'est exactement ce qu'elle voulait dire ! Cœur Roux avait toujours cru que les paroles prononcées par Étoile Blanche le jour de son baptême de guérisseur faisaient référence au lac. Mais si le torrent était bel et bien empoisonné, alors il devrait revoir entièrement son interprétation. Quel piètre guérisseur je fais... il a fallu attendre que mon clan soit en danger pour que je comprenne cette prophétie. Et Croc Blanc n'est même pas au courant ! Accablé de culpabilité, Cœur Roux fila dans son repère et rassembla le peu de mille-feuille qu'il restait. S'il n'a pas pu empêcher ses camarades de tomber malade, il était convaincu qu'il pouvait encore les sauver.
Chapitre 13[]
Perché en haut de la Corniche, Étoile Charbonneuse fut pris d'une quinte de toux en se tordant de douleur. Heureusement, il n'avait pas encore lancé son appel, et peu de guerriers le remarquèrent.
"Que tous ceux qui sont en âge de chasser s'approchent de la Corniche pour une assemblée du clan. " articula-t-il en haussant la voix, qui résonnait contre les parois de la combe.
Croc Blanc venait de sortir de la tanière du chef, et s'assis à côté de lui. Nuage de Tournesol arrêta son entraînement solitaire pour dresser les oreilles, tandis que Queue de Mulot passait la tête en dehors de la tanière des guerriers. Truffe de Blaireau sortit de l'antre avec brutalité, bousculant son frère au passage. Cœur Roux quitta son repère avec un ballot d'herbe dans la gueule et vint se positionner au pied de la Corniche, près de Vent Gris. Les guerriers s'installaient en se disputant les places à l'ombre. Levant les yeux au ciel, Aile de Chouette alla s'asseoir près de Plume de Hibou et Jolie Moustache. Seuls les malades restaient à l'abri dans leur tanière.
"Clan du Tonnerre. Comme vous le savez tous, nous souffrons tous d'un mal inconnu depuis le début de la saison des feuilles vertes. En plus de la chaleur exceptionnelle, une maladie semble se répandre dans le clan. Aujourd'hui, Croc Blanc a peut-être trouvé l'origine de ce mal. Croc Blanc, je te laisse prendre la parole, tu sauras mieux l'expliquer que moi."
Aile de Chouette pencha la tête sur le côté. Elle avait toujours cru que cette épidémie n'était rien d'autre qu'une maladie ordinaire. A part les maux de ventre, elle ne semblait pas dangereuse et la guerrière ne comprenait pas pourquoi son père avait l'air si inquiet. Prenant une grande inspiration, le vieux guérisseur prit place au bord de la Corniche pour s'adresser à son clan.
"Ma théorie reste à vérifier, mais il semble que le problème vienne du torrent. Depuis l'absence de pluie, il est devenu notre unique source d'eau. Ce matin, j'ai remarqué une odeur étrange sur de la mousse qui venait du torrent. Une odeur de poison." Des murmures d'étonnement et d'inquiétude parcoururent la foule, et Aile de Chouette frissonna à la mention du poison. "Les malades ont souvent commencé à se plaindre de douleur après avoir bu cette eau. Je pense que l'eau est empoisonnée, et qu'elle provoque tous ces mots de ventre.
- Mais alors, tout le monde est censé être malade ! s'étonna Toile d'Araignée.
- Certains chats sont plus solides que d'autres, répondit le guérisseur d'une voix calme. Et peut-être que certains ont bu plus que d'autres. Chaque jour, la maladie semble gagner en intensité. A force de boire cette eau tous les jours, il est possible que ses effets s'aggravent.
- Comment allons-nous faire ?
- On ne peut pas arrêter de boire !
- Est-ce que le lac est empoisonné aussi ?"
Les guerriers avaient tous un commentaire à faire, si bien qu'Aile de Chouette était incapable de savoir qui parlait. Vent Gris restait étonnement calme mais ne quittait pas la tanière des apprentis des yeux, où Nuage de Moineau dormait. Le novice était malade depuis déjà quelques jours, et son état ne semblait pas s'améliorer.
"Du calme, intima Étoile Charbonneuse en levant la queue. Pour l'instant, Croc Blanc pense que seul le torrent est concerné. C'est pourquoi j'ordonne qu'à partir d'aujourd'hui, plus personne ne doit s'abreuver au torrent. Il faudra aller jusqu'au lac pour aller chercher de l'eau.
- Mais le lac est beaucoup plus loin ! s'exclama Nuage de Tournesol de sa voix aiguë.
- C'est pour votre sécurité. Toute l'eau rapportée au camp devra être examinée par un guérisseur avant d'être bu. Nous ne pouvons pas prendre de risque alors que le Clan de l'Ombre pourrait attaquer n'importe quand. Cette assemblée est terminée."
A peine eut-il fini sa phrase que le meneur retourna dans son antre, la queue traînante. Même si elle était rassurée de connaître l'origine du mal qui rongeait le clan, Aile de Chouette s'inquiétait pour son père. Avant de repartir, Feuille d'Aubépine gratta la terre des ses griffes, la nuque légèrement hérissée. Museau Tigré fouetta l'air de sa queue tandis que Nuage de Tournesol soupirait de frustration. Quant à Cœur de Mousse et Pelage de Cendre, elles échangèrent des murmures inquiets, les oreilles couchées en arrière. Au lieu de les rassurer, cette assemblée n'a fait que les inquiéter davantage, remarqua Aile de Chouette en sentant son propre cœur s'accélérer.
Croc Blanc ordonna à tout ceux qui avaient bu de l'eau du torrent ce matin d'aller voir Cœur Roux pour se faire vomir. Aile de Chouette laissa échapper une grimace de dégoût et remercia le Clan des Étoiles d'échapper à la mille-feuille.
"Je suppose que ce sera encore à nous d'aller chercher de l'eau au lac, grimaça Queue de Mulot.
- Nous sommes les guerriers les plus jeunes, nous n'y échapperons pas, confirma sa sœur. En plus, je suis sûre que je peux atteindre le lac avant toi.
- C'est un défi ?
- Prends ça comme tu veux, répondit-t-elle avec malice en haussant les épaules. Je dis juste que de nous deux, c'est moi la plus rapide.
- Tu es sûre de ça ? Je me rappelle de la dernière course qu'on a faite pourtant. Tu n'assumais tellement pas d'avoir perdu que tu as inventé de nouvelles règles pour t'en sortir !
- J'étais partie en retard, ça ne compte pas !
- Très bien. Le dernier arrivé au lac devra aider Nuage de Tournesol à retirer les tiques de Vieille Branche. Je t'attendrai près du Clan de l'Ombre, il vaut mieux rester le plus loin possible du torrent."
Aile de Chouette ouvrit la bouche pour lui dire qu'elle avait promis à Plume de Grive d'aller chasser avec elle, mais Queue de Mulot avait déjà détalé. Je m'excuserai auprès d'elle plus tard, je ne peux pas le laisser gagner. Sans attendre, elle poursuivit son frère qui s'engouffrait dans le rideau de ronce.
Mal réveillée, Aile de Chouette grommela en s'étirant de tout son long dans la tanière des guerriers. Elle foudroya Queue de Mulot du regard, qui dormait toujours paisiblement. Cela faisait trop longtemps qu'elle n'avait pas dormi aussi bien, jusqu'à que son frère ne la réveille en pleine nuit au retour d'une promenade nocturne.
"Tu n'as vraiment que ça à faire, de réveiller tout le monde en te baladant dans la forêt toutes les nuits ? l'avait-elle accusé.
- Avec la chaleur qu'il fait en journée, tu ne peux pas m'en vouloir de profiter un peu de la fraîcheur."
Aile de Chouette avait eu beaucoup de mal à s'endormir après ce réveil. Comme à son habitude, elle balaya du regard les nids des guerriers pour voir qui était réveillé. La place de Pelage de Ronce était vide, celui-ci s'étant remis de son mal de ventre. Poil de Pigeon, Cœur de Mousse et Bois de Chêne dormaient encore, épuisés par la patrouille de minuit. Épine de Sapin faisait sa toilette tandis que Museau Tigré s'agitait, comme si elle rêvait qu'elle pourchassait un lapin.
Aile de Chouette s'attarda sur le nid vide de Patte Givrée. Toile d'Araignée avait finalement perdu son pari quand la femelle leur avait annoncé qu'elle rejoignait la pouponnière. Aile de Chouette n'en avait pas cru ses oreilles, comme la plupart des autres guerriers. Même Aile Brisée avait eu du mal à cacher sa surprise, mais l'avait accueilli avec enthousiasme.
A peine la guerrière brune pâle avait pointé son museau dehors qu'elle devina que quelque chose avait changé dans le camp. Feuille d'Aubépine discutait avec entrain avec Pelage de Cendre, chose inhabituelle pour la vétérante. Les trois anciens du clan étaient sortis pour profiter du soleil de la matinée tandis que Nuage de Tournesol et Fleur de Givre rapportaient leur butin de leur chasse matinale. Aile de Chouette leva la tête et remarqua des nuages dans le ciel. Même s'ils étaient peu nombreux et assez fins pour laisser passer les rayons du soleil, c'était le premier signe d'espoir indiquant la fin de la sécheresse. De plus, la jeune femelle sentit beaucoup d'humidité dans l'air, et de minuscules flaques d'eau indiquaient qu'il avait plu pendant la nuit. Malgré elle, Aile de Chouette se sentit sourire bêtement.
Nuage de Tournesol garda une musaraigne et l'apporta à la tanière des apprentis. Le soleil s'était couché deux fois depuis qu'Étoile Charbonneuse avait interdit de boire l'eau du torrent, et personne n'était tombé malade depuis. Est-ce enfin la fin du cauchemar du Clan du Tonnerre ? espéra Aile de Chouette en trottinant vers la réserve de gibier. D'un signe de la queue, Plume de Hibou l'invita à partager sa pie avec lui.
"Bonjour, Aile de Chouette ! Bien dormi ?
- Je dormirais mieux si Queue de Mulot arrêtait de penser qu'il est tout seul dans la tanière, répliqua-elle de bonne humeur.
- Ah oui ? Je n'ai rien entendu.
- Évidemment, un troupeau de blaireaux pourrait débarquer dans le camp en hurlant que tu dormirais toujours !
- Une bonne qualité de sommeil est vital pour rester en bonne santé. Tu es juste jalouse de mes nuits." la taquina le mâle crème.
Les deux amis partagèrent leur repas dans une ambiance détendue. Pour la première fois depuis longtemps, personne dans la combe ne semblait s'inquiéter de la journée à venir, comme si rien ne pouvait perturber la sérénité du Clan du Tonnerre. Seul un chat semblait toujours inquiet et regardait les alentours tel une souris guettant un prédateur.
"Pourquoi Cœur Roux a l'air si perturbé ? Il devrait être rassuré d'avoir trouvé la cause des maux de ventre, fit remarquer Aile de Chouette.
- Cela fait bien longtemps que j'ai arrêté de chercher à comprendre pourquoi Cœur Roux est perturbé. Si tu veux mon avis, il faudra s'inquiéter le jour où il sera détendu !
- Peut-être, mais il a plus de raison que n'importe qui d'être soulagé. Il s'inquiète sûrement pour Patte Givrée." Plume de Hibou arrêta soudain de mâcher son morceau de pie pour dévisager son amie. "Pourquoi tu me regardes comme ça ?
- Toi aussi tu te demandes qui pourrait bien être le père ?
- Tout le monde se le demande, répondit Aile de Chouette en haussant les épaules. Personne ne peut lui forcer à avouer."
Plume de Hibou regarda autour de lui, comme s'il cherchait quelqu'un. Son regard s'attarda sur un guerrier au poil brun doré qui s'étirait en sortant de son antre. Alors, Plume de Hibou eut comme une illumination. Ses yeux ambrés s'ouvrirent en grand et sa queue s'agita d'excitation. Avant qu'Aile de Chouette ne puisse lui demander à quoi il pensait, elle comprit, comme si elle pouvait lire ses pensées.
"Bois de Chêne ! s'exclamèrent-ils d'une seule voix.
- Il a été le premier à deviner que Patte Givrée attendait des chatons, se souvint la femelle. Même Toile d'Araignée n'avait rien remarqué.
- Et comme Bois de Chêne est le meilleur ami de Toile d'Araignée, il avait peur qu'il n'accepte pas qu'il soit son compagnon, confirma Plume de Hibou. Ils se voient sûrement en secret !
- Quelle tragédie de devoir se cacher dans son propre clan...
- Quelle romantisme, au contraire ! s'égaya le guerrier, malicieux. Patte Givrée et Bois de Chêne préfèrent se cacher plutôt que de risquer de blesser Toile d'Araignée. Encore un mystère résolu pour Plume de Hibou et Aile de Chouette !"
La guerrière pouffa en donnant un coup d'épaule amical à son ami. Au fond, elle s'en moquait royalement de connaître le nom du compagnon de Patte Givrée. De toute façon, elle n'appréciait pas spécialement la guerrière à la patte blanche, qu'elle trouvait bizarre et trop différente. Néanmoins, Aile de Chouette avait la sensation d'avoir découvert un secret qui ne lui était pas destiné. Cette impression lui donnait une pointe de fierté.
En prenant une grande inspiration, Aile de Chouette se retint de bondir de joie en reconnaissant l'odeur de l'herbe mouillée et du gibier fraîchement rapporté. Le soleil brillait, mais la chaleur était bien plus supportable que les jours précédents. Rester en plein soleil à bavarder avec Plume de Hibou ne la dérangeait pas le moins du monde. Une légère brise fraîche vint même ébouriffer sa fourrure et ses moustaches, et la femelle frissonna en sentant le vent s'engouffrer entre les poils de son dos. La journée avait à peine commencé, mais il lui sembla que tous les problèmes du Clan du Tonnerre étaient à présent derrière eux.
Chapitre 14[]
Le petit groupe prit la direction du nid de Bipède abandonné sans même se consulter. Toutes les patrouilles avaient pris le réflexe de rester loin du torrent, comme s’ils craignaient que le poison puisse les atteindre même hors de l’eau.
“Vous pensez que le Clan du Vent a compris que le torrent était toxique ? demanda soudain Plume de Hibou en bondissant sur un rocher, dominant ses camarades.
- Étoile de Pie serait capable d’accuser le Clan de la Rivière de les avoir empoisonnés, plaisanta Aile de Chouette.
- Il faudrait peut-être les prévenir, fit remarquer Pelage de Ronce, perdu dans ses pensées.
- Les prévenir ? Et puis quoi encore ? Qu’ils se débrouillent tout seul, affirma Aile de Chouette en tentant de faire tomber Plume de Hibou de son rocher.
- Leurs anciens sont peut-être en danger. Je ne parle pas de les aider ou de leur donner des remèdes, mais ils doivent être mis au courant…
- Je te rappelle que Croc Blanc a découvert le poison tout seul, Pelage de Ronce, lui rappela Plume de Hibou d’une voix calme. Si Petit Pas est un vrai guérisseur, il comprendra aussi. Aile de Chouette a raison, ils peuvent très bien se débrouiller sans nous, nous n’avons pas à les protéger.
- Oh oui, bien sûr qu’Aile de Chouette a raison.” fit le mâle brun gris avec un air espiègle, faisant jongler son regard de Plume de Hibou à Aile de Chouette.
Cette dernière, furieuse et gênée par les insinuations de son frère, fit gonfler sa queue et bondit vers lui. Pelage de Ronce esquiva aisément et fila entre les arbres, tandis que sa sœur lui courait après.
Épuisés par leur séance de jeu, la chasse ne fut pas fructueuse pour les trois guerriers. Aile de Chouette parvint tout de même à coincer un écureuil qui profitait d’une flaque d’eau. La température ambiante gagna en intensité au fil de la journée. Aile de Chouette regrettait déjà la fraîcheur de la matinée tandis qu’elle cherchait de l’ombre. Après avoir attrapé une souris dodue, la guerrière pâle retourna au point de rendez-vous choisi par Plume de Hibou. Quand elle arriva près du bosquet, Pelage de Ronce arrivait en même temps avec un étourneau. Sa sœur remarqua immédiatement son air perplexe.
“Tu as eu du mal ? lui demanda-elle tandis que Plume de Hibou déposait sa grive sur le petit tas.
- Non ce n’est pas ça… je jurerais que le Clan de l’Ombre a déplacé le marquage.
- Comment ? s’exclama Aile de Chouette, hérissant son échine malgré elle.
- Rentre tes griffes, je ne suis sûr de rien. Ça fait longtemps que je ne suis pas venu près de la frontière, j’ai pu me tromper.
- Ils oseraient nous voler du territoire ? intervint Plume de Hibou, les yeux réduits à deux fentes.
- Le marquage a été décalé de moins d’une longueur de souris, rien de grave, insista Pelage de Ronce. C’est sûrement une erreur de ma part, ou de la leur. Je préviendrai Étoile Charbonneuse si vous y tenez.”
Estimant qu’il était trop fatiguant de chasser pendant les heures les plus chaudes de la journée, Plume de Hibou proposa à la patrouille de rentrer au camp. Aile de Chouette hocha la tête, puis ramassa ses prises. L’air était de nouveau lourd - même s’il l’était moins que d’habitude - et les nuages s’étaient raréfiés depuis la matinée. Néanmoins, Aile de Chouette remarqua qu’ils avaient grossi. Avec un peu de chance, la pluie reviendra cette nuit, songea-t-elle. La femelle était plus que ravie de sa journée ; il était rare qu’elle apprécie autant les parties de chasse.
La forêt semblait en avoir terminé avec son silence oppressant. Les oiseaux faisaient de nouveau résonner leurs chants entre les chênes, les frênes et les érables, si bien qu’Aile de Chouette avait l’impression que la forêt était devenue un immense nid rempli d'oisillons. De rares gouttes d’eau tombaient de temps en temps des feuilles des arbres. L’une d’elle tomba sur la truffe de Plume de Hibou, ce qui provoqua un rire général. Voilà à quoi aurait dû ressembler toute la saison des feuilles vertes, se dit la guerrière en pénétrant dans le camp. Elle accéléra le pas pour aller déposer ses prises dans la réserve déjà pleine, pressée de faire une sieste.
“Belle chasse, les félicita Pelage de Cendre en ronronnant, assises près d’Étoile Charbonneuse à l’ombre de la Corniche.
- Merci !” répondirent en chœur les trois chasseurs.
La jeune guerrière se passa une patte derrière l’oreille en baillant. Elle étira tout son corps, du bout du museau au bout de la queue, et se prépara à aller dormir jusqu’au soir, épuisée par sa journée. Ses pauvres pattes peinaient à la maintenir debout. Pendant un instant, elle crut qu’elle ne parviendrait même pas jusqu’à son nid.
La jeune chatte avait atteint l’entrée du buisson qui abritait la tanière des guerriers quand un cri de frustration s’échappa d’un coin de la combe. Dans un même mouvement, tous les chats présents dehors se tournèrent vers la tanière des apprentis, d’où Nuage de Tournesol sortait en trombe. La queue fouettant l’air, elle s’adressa à tout le clan.
“Nuage de Moineau refuse de se réveiller ! Cette espèce de loir ne s’est même pas levée de la journée ! cracha-t-elle. Quelqu’un sait où est Croc Blanc ? J’ai besoin de lui immédiatement.”
Sans savoir pourquoi, le cœur d’Aile de Chouette redoubla d’allure. Si Nuage de Tournesol lui a demandé à sa façon, pas étonnant qu’il n’ai pas eu envie de se lever, garda-t-elle pour elle. Le pauvre est malade et il ne peut même pas se reposer tranquillement. Étrangement, Aile de Chouette discerna une vague d’inquiétude passer dans le regard de l’apprentie dorée en plus de son exaspération. Les oreilles dressées sur sa tête, Cœur de Mousse se rua vers la tanière où son fils dormait. Croc Blanc, qui venait de sortir de son repère, s’y dirigea également d’un pas trainant, nullement inquiet.
Soudain, un nouveau cri survint de la tanière, celui de Cœur de Mousse. Revigoré, Croc Blanc accéléra le pas pour la rejoindre, suivi de près par Vent Gris. Quant à Aile de Chouette, elle n’avait plus du tout envie de dormir. Un mauvais pressentiment lui formait une boule dans l’estomac. Le lieutenant s’arrêta sur le seuil de la tanière, et se mit à faire les cent pas. Tentant de cacher sa propre angoisse, Nuage de Tournesol se passait des coups de langue sur le poitrail. Les branches de la tanière des guerriers s’agitèrent soudain.
“Qu’est ce qu’il se passe encore ? bailla Queue de Mulot, ébloui par la lumière du soleil.
- Je…”
Croc Blanc sortit rapidement du repère des apprentis, la queue trainante et les oreilles baissées. Il posa sur Vent Gris un regard plein de tendresse, mais ne prononça pas un mot. Étoile Charbonneuse, qui s’était levé, demanda au guérisseur d’expliquer ce qu’il se passait.
“Je suis désolé… Nuage de Moineau est mort.” souffla Croc Blanc.
Vent Gris laissa échapper un gémissement d’horreur avant de disparaître à l’intérieur de la crevasse creusée dans la paroi de la combe. Aile de Chouette se sentit chanceler. Jusqu’à présent, le poison n’avait fait que provoquer des maux de ventre, personne n’imaginait qu’il pouvait être mortel.
“C’est impossible ! Il allait très bien ce matin ! répliqua Nuage de Tournesol. Je lui ai même apporté à manger !
- Il n’a pas bu l’eau du torrent ces derniers jours ? demanda le guérisseur, la voix brisée.
- Non, je m’en suis assurée moi-même. Je n’aurais jamais empoisonné mon propre frère !
- Personne ne t’accuse d’une telle chose.” miaula Graine d’Ortie en lui posant la queue sur l’épaule, que Nuage de Tournesol repoussa immédiatement.
D’un petit signe de tête, Croc Blanc invita l’apprentie à rejoindre son frère. A la surprise d’Aile de Chouette, celle-ci baissa la queue et obéit. La combe fut bientôt envahie de miaulements de chagrin, mais aussi d’inquiétude. Ça aurait pu être Pelage de Cendre… ou même Pelage de Ronce ! Par le Clan des Étoiles… La tête d’Aile de Chouette se fit soudain très lourde, si bien qu’elle se laissa tomber au sol en regardant ses pattes. A l’autre bout du camp, Cœur Roux n’était pas en meilleur état. Le jeune guérisseur n’osait même pas s’approcher, ses pattes tremblaient. Aile de Chouette pouvait sentir la culpabilité de son ami. Ce n’est pas ta faute, Cœur Roux, voulut-elle lui dire.
Avant que Nuage de Tournesol ne puisse protester, Vent Gris et Cœur de Mousse apportèrent le corps flasque et gris de Nuage de Moineau au centre de la combe. Les guerriers baissaient la tête à leur passage et murmuraient des paroles de condoléances. Aile de Chouette dû se retenir de tourner la tête en voyant le pauvre apprenti glisser au sol. Épine de Sapin, son mentor, donna un petit coup de museau dans la joue du novice en chuchotant quelque chose qu’Aile de Chouette n’entendit pas.
D’un pas lourd, Étoile Charbonneuse escalada la Corniche pour rendre un hommage à Nuage de Moineau. Trop perturbée à l’idée que n’importe qui aurait pu être à sa place, Aile de Chouette n’écouta que d’une oreille les paroles de son père. Quand il eut terminé de rappeler à quel point Nuage de Moineau était un apprenti exceptionnel, le camp du Clan du Tonnerre plongea dans un silence funèbre, rompu seulement par les gémissements de Cœur de Mousse qui pleurait son fils. Celle-ci, aidée de Vent Gris, avait déjà commencé à nettoyer la fourrure pleine de terre et de poussière de Nuage de Moineau. Le soleil de la saison des feuilles vertes illuminait la combe, mais aucun rayon ne parvenait à chasser l’ombre qui s’était abattue dans le clan. Pelage de Cendre s’approcha de Cœur de Mousse pour la soutenir, et posa la queue sur son épaule sans prononcer un mot. Même Vieille Branche ne put retenir son chagrin en s'approchant du cadavre.
Seule à être restée silencieuse et stoïque, Nuage de Tournesol observait la scène, le visage vide de toute expression. Aile de Chouette remarqua que ses pattes tremblaient, mais la jeune apprentie ne broncha pas quand son père l’invita à les rejoindre.
“Aile de Chouette, tu m’as entendu ?
- Désolé, Étoile Charbonneuse, souffla celle-ci en secouant la tête. Peux-tu répéter ?
- Récemment, tu es venu me voir pour me proposer d’attirer les proies hors de leur terrier en utilisant de l’eau. L’as tu fait ? Ça pourrait expliquer que l’état de Nuage de Moineau ne se soit pas amélioré…
- Non, tu n’as pas aimé l’idée. Je ne t’aurais jamais désobéi.
- Tu es sûre ? Tu ne l’as pas fait même une fois ? insista le meneur.
- Je te le jure sur le Clan des Étoiles.
- Je vois… Nuage de Tournesol, tu as dit que tu lui avais apporté une proie ce matin. Tu l’as trouvé près du torrent ? La proie n’aurait pas pu être gorgée d’eau ?
- Je l’ai trouvé près du lac, ce n’est pas ma faute ! rétorqua-t-elle.
- Quelqu’un d’autre a-t-il pu…
- Ça ne sert à rien de chercher un coupable, Étoile Charbonneuse.” Dans un étrange silence, tous les regards se tournèrent vers Vent Gris, qui avait toujours les yeux rivés sur son fils. “S’il te plait, laisse Nuage de Moineau partir en paix au lieu de chercher quelqu’un à blâmer. Personne n’a essayé de lui faire de mal, c’est injuste.”
La voix du lieutenant était anormalement brisée et irrégulière. Avec sa queue traînant au sol et ses yeux reflétant un chagrin infini, Aile de Chouette reconnaissait à peine Vent Gris. Le chef de clan murmura des excuses et remercia son lieutenant d’un hochement de tête. Puis, d’un mouvement las, il retourna à son antre, bientôt suivi par Pelage de Cendre.
Même si elle aurait largement préféré se rouler en boule dans son nid, Aile de Chouette se força à aller dire adieu à l’apprenti gris avec ses camarades. Quand elle s’approcha du petit corps, elle fut stupéfaite de constater que son pelage brillait autant que le jour de son baptême. La femelle ressenti comme un pincement au cœur en comprenant que Nuage de Moineau ne connaîtra jamais la satisfaction de recevoir son nom de guerrier devant tout le clan, d’entendre ses camarades acclamer son nom ou même de participer à la veillée. Nuage de Tournesol fera sa veillée seule, comme Fleur de Givre, remarqua la guerrière en s’éloignant du corps le plus rapidement possible. L’apprentie n’avait d’ailleurs pas bougé de son poste et réagissait à peine aux paroles de réconfort de ses camarades. Toute vie semblait l’avoir quittée, elle était comme figée. Soudain, elle secoua violemment la tête, et décampa à vive allure vers la tanière des apprentis sans prendre le temps de dire adieu à son frère.
Chapitre 15[]
Pendant que le reste du clan échangeait des paroles de condoléances à Cœur de Mousse, Aile de Chouette se retira dans la tanière des guerriers. Elle n'avait jamais eu autant envie de dormir et de passer à la journée suivante. Alors qu'elle commençait à s'installer, une brise lui apporta l'odeur de Queue de Mulot.
"Toi aussi tu préfères dormir que de..."
Dressant les oreilles, la guerrière s'interrompit en relevant la tête, son frère n'étant nulle part en vue. Elle releva la truffe, curieuse de savoir d'où lui venait cette odeur. Pour la première fois depuis son baptême de guerrière, Aile de Chouette remarqua un petit espace dénudé dans les branches du buisson sous lequel les chasseurs dormaient. L'espace était tout juste assez large pour laisser passer un chat, et le parfum de son frère y était fort. Il doit sûrement sortir par là quand il fait ses promenades nocturnes, se dit-elle en haussant les épaules et en s'allongeant confortablement. Le trou était à l'opposé de l'entrée de la tanière et menait vers la forêt, ce qui provoquait un petit courant d'air bienvenue.
Pourtant, après quelques instants, Aile de Chouette comprit qu'elle ne parviendrait pas à fermer l'œil. Elle savait que Queue de Mulot aimait sortir la nuit pour profiter des basses températures, mais il ne lui avait jamais dit qu'il partait dans la forêt. De plus, la terre à l'endroit du passage semblait avoir été retournée de nombreuses fois, preuve que Queue de Mulot y passait régulièrement.
Aile de Chouette grogna de frustration en bondissant hors de son nid. Tu me le paieras, Queue de Mulot, pour m'avoir privé de ma sieste, le maudit-elle silencieusement. Elle savait que sa curiosité l'empêcherait de dormir convenablement. Il fallait impérativement qu'elle découvre où se rendait son frère la nuit pour pouvoir espérer se reposer en paix. Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule pour s'assurer que personne ne la suivait, elle s'engouffra dans le passage et réprima une grimace quand les branches lui griffèrent le dos.
Le silence enveloppa la guerrière dès qu'elle pénétra dans la forêt. Mais c'était un silence différent de celui qui pesait dans la combe du Clan du Tonnerre. Dans celle-ci, le silence était oppressant, lourd de deuil et de chagrin, des guerriers qui cherchaient des mots qui ne venaient pas ni comment parler à Cœur de Mousse. Mais ici, dans la forêt, c'était différent. L'absence de bruit était plus douce, plus naturelle, comme une vieille amie venue apporter son soutien. Les murmures des feuilles et le chant lointain des oiseaux brisaient occasionnellement la quiétude qui était rythmée par les cigales.
Respirant profondément l'air frais et parfumé de la forêt, Aile de Chouette cheminait seule entre les grands troncs en suivant la piste de son frère. En entendant une souris s'enfuir sur son passage, elle réalisa soudain ce qui rendait le silence aussi apaisant. En solitaire, le silence était naturel, presque attendu. Il était le compagnon fidèle de ceux qui cherchaient la tranquillité ou la réflexion. Mais dans le camp, où les voix sont censées résonner et remplir l'air, le silence était une anomalie, un signe inquiétant que quelque chose n'allait pas. C'était un silence chargé de significations, un silence qui pesait sur les épaules des félins et qui amplifiait la douleur collective. Un silence assourdissant.
La femelle au poil brun pâle tigré chassa ses idées de sa tête pour se concentrer sur son objectif. La piste de Queue de Mulot n'était pas évidente à suivre. Visiblement, il avait longé le lac et s'était dirigé vers le torrent et le Clan du Vent. Par moment, Aile de Chouette perdait complètement la piste et devait tourner en rond la truffe en l'air pour la retrouver quelques longueurs de queue plus loin. Il a dû marcher dans l'eau pour essayer de masquer son odeur, comprit-elle, de plus en plus intriguée. Ça ne peut vouloir dire qu'une seule chose : il ne voulait pas être suivi. Sa détermination à comprendre les agissements de son frère redoublée, elle pressa le pas en évitant soigneusement de se mouiller les pattes.
Le temps qu'Aile de Chouette arrive en vue de la frontière avec le Clan du Vent, le soleil avait commencé sa chute. L'air était plus frais et plus léger que plus tôt dans la journée. Un petit rire de satisfaction s'échappa de sa gueule en constatant que le torrent était déjà mieux garni que la dernière fois qu'elle était venue. La différence était faible, mais au moins il n'était pas complètement asséché. Aile de Chouette eut du mal à croire que l'eau était empoisonnée à la voir gazouiller tranquillement ainsi. Pourtant Nuage de Moineau en est la preuve vivante... si bien qu'il ne l'est plus. Les oreilles brûlantes de honte, la guerrière regarda autour d'elle, comme si Cœur de Mousse se cachait tout près et pouvait entendre ses pensées.
Cherchant à occuper son esprit afin de ne plus penser à la mort de l'apprenti, Aile de Chouette poursuivit ses recherches. La trace de Queue de Mulot disparaissait mystérieusement au niveau du torrent. Elle remonta le cours d'eau sur quelques longueurs de queue, inspecta chaque buisson et chaque pierre, espérant trouver un indice que son frère avait fait une sieste au bord de l'eau, en vain. Ce n'est pas comme s'il avait pu passer de l'autre côté, s'interrogea la femelle, soudain inquiète. D'ailleurs, Aile de Chouette constata que le marquage du Clan du Vent n'avait pas été renouvelé de la journée. Connaissant le caractère d'Étoile de Pie, une telle négligence était étonnante.
Avant qu'elle ne puisse investiguer davantage, des parfums familiers vinrent lui chatouiller la truffe. Aile de Chouette fit volte-face et découvrit ses trois frères, à l'expression peinée et fatiguée. Queue de Mulot avait le regard évasif, tourné vers la lande derrière Aile de Chouette. Celle-ci se lécha le poitrail en espérant qu'il ne se doute de rien.
"Ah Aile de Chouette tu es là ! Nous t'avons cherché partout, miaula Pelage de Ronce, visiblement rassuré.
- J'avais besoin de prendre l'air, mentit-elle à moitié.
- Je comprends... "
Aile de Chouette détourna la tête quand son regard croisa celui de Queue de Mulot, qui avait réduit ses pupilles à deux fentes. Dans un soupir commun, les quatre chats s'installèrent côte à côte, face au lac, leur regard se perdant vers le territoire du Clan de la Rivière. Le soleil, baignant le paysage d'une lumière dorée, amorçait sa lente descente vers l'horizon, peignant le ciel de nuances éclatantes de rouge et d'orange. Les reflets chatoyants dans l'eau calme du lac donnaient l'impression que que le ciel lui-même se reflétait dans ses profondeurs.
Un silence réconfortant enveloppait le groupe, seulement interrompu par le doux murmure du vent. Aile de Chouette, assise entre Truffe de Blaireau et Pelage de Ronce, savourait ce moment, ce nouveau type de silence. C'était comme s'ils pouvaient se comprendre et se réconforter sans prononcer un seul mot. Peu importe les épreuves, les Quatre Griffes seront toujours là.
Un petit couinement attira l'attention des félins, qui tournèrent la tête en un seul mouvement vers le torrent. Une petite musaraigne était couchée près du filet d'eau, son flanc se soulevant avec grande peine. Après un bref gémissement aigu, le rongeur ne bougeait plus du tout.
"Comment est-elle morte ? demanda en premier Truffe de Blaireau en s'approchant de la proie.
- Peu importe, c'est du gibier gratuit !" s'écria Queue de Mulot en bondissant à ses côtés.
Le guerrier noir et blanc, intrigué, renifla la musaraigne de plus près, avant de froncer le museau comme s'il venait de marcher dans une crotte de renard.
"Elle sent bizarre... On dirait de la chair à corbeau.
- Ne dis pas de bêtises, elle vient juste de mourir." répliqua Aile de Chouette, s'approchant à son tour.
Ce fut comme un choc pour celle-ci, qui réalisa soudain ce que cette étrange mort signifiait. Pelage de Ronce le comprit sûrement en même temps, car il fut plus rapide.
"Vous pensez que les proies ont compris que l'eau était dangereuse ?
- Non, les proies sont idiotes, affirma immédiatement Truffe de Blaireau. Ce n'est pas pour rien que je dis que Queue de Mulot est une cervelle de souris !
- Si les souris continuent de boire dans le torrent, alors nous avons de grandes chances de tomber malade en les mangeant, s'inquiéta Aile de Chouette en se levant d'un bond. Ça explique...
- Ça explique que Nuage de Moineau soit mort alors qu'il ne buvait que l'eau du lac." l'interrompit Pelage de Ronce tandis que Queue de Mulot s'éloignait de la petite proie.
Ce dernier creusa un rapide trou dans la terre, puis poussa le rongeur dedans du bout des pattes. En prenant soin d'éviter tout contact avec la proie empoisonnée, il reboucha le trou. Si l'eau est empoisonnée, alors les proies le sont aussi... que le Clan des Étoiles nous vienne en aide ! implora silencieusement Aile de Chouette. Queue de Mulot balaya le torrent du regard, comme s'il s'assurait qu'aucun autre petit animal n'avait été attiré par l'eau. Truffe de Blaireau et Aile de Chouette le suivirent, laissant Pelage de Ronce seul au bord du lac.
"On pourrait essayer de faire une barrière avec des ronces pour bloquer l'accès au torrent, proposa ce dernier, la queue dressée.
- Si tu veux faire une barrière tout le long du territoire, nous y serons encore d'ici la saison des feuilles mortes, commenta Truffe de Blaireau d'un ton accusateur.
- Et je ne suis pas sûre que des ronces suffisent à empêcher une souris de passer, elles sont bien trop petites." ajouta Aile de Chouette.
Pendant que les quatre guerriers cherchaient une solution, le vent apporta une odeur qui fit froncer le museau d'Aile de Chouette. Reconnaissant une senteur d'herbe et de lapin, ils plissèrent les yeux en échangeant des regards inquiets, Truffe de Blaireau s'éloignant de la frontière à petits pas. Sa sœur voulut faire de même, avant de se souvenir de l'amitié récente entre les deux clans.
"Ce n'est qu'une patrouille, Truffe de Blaireau, se moqua celle-ci d'un ton léger. Pas la peine de..."
Avant qu'elle ne puisse finir sa phrase, un grand groupe de guerriers du Vent surgit brusquement de nulle part, franchissant le torrent d'un simple bond. Certains chats étaient même assez hauts sur patte pour simplement l'enjamber. Aile de Chouette sentit son cœur battre plus fort et ses poils se hérisser. Ils viennent sur notre territoire ! Truffe de Blaireau, Queue de Mulot et Aile de Chouette se placèrent dos à dos sans comprendre. En un clin d'œil, les trois guerriers du Clan du Tonnerre furent encerclés d'intrus, tandis que Pelage de Ronce, un peu plus loin, les scrutait avec des yeux aussi grands que des noisettes. Parmi les intrus, Aile de Chouette reconnut Griffe d'Écorce, Poil de Hérisson, Tempête de Neige... et Tornade Fauve. Une voix féminine s'échappa de la foule, avec son ton glacial et cinglant habituel, qui donna des frissons à Aile de Chouette.
"Alors, encore en train de jouer sur notre frontière ?"
Chapitre 16[]
Aile de Chouette lâcha un hoquet de surprise. Les rares guerriers du Clan du Vent qui n’avaient pas sorti les griffes courbèrent l’échine en crachant.
“Étoile de Pie ! Vous êtes sur le territoire du Clan du Tonnerre ! siffla Truffe de Blaireau, les oreilles couchées en arrière.
- Oh, toutes mes excuses ! Avec toutes vos intrusions récentes, j’ai cru que les frontières avaient disparu, fit la meneuse adverse en feignant l’innocence. Le Clan du Vent a été plus que tolérant jusqu’ici. Mais aujourd’hui, nous vous apprendrons ce que signifie réellement le mot frontière.
- Pelage de Ronce, cours avertir Étoile Charbonneuse !” ordonna Queue de Mulot à son frère caché derrière un rocher.
Si Étoile de Pie fut surprise de voir Pelage de Ronce sortir de sa cachette, elle n’en laissa rien paraître. Le guerrier brun-gris fila vers le camp plus vite qu’Aile de Chouette ne l’en aurait cru capable malgré ses courtes pattes. La cheffe du Clan du Vent avait quitté le cercle que formaient ses guerriers autour de leurs cibles pour venir se placer à une longueur de queue de celles-ci.
Sans prononcer un mot, Étoile de Pie se tenait maintenant fièrement devant les quatre guerriers du Clan du Tonnerre. Aile de Chouette ne s’était jamais tenu aussi près d’elle, et son cœur s’accéléra devant cette proximité, comme si elle risquait de se faire trancher la gorge au moindre faux pas. La silhouette élancée de la meneuse semblait remplir l’espace de sa seule présence. Mais sa fine carrure ne la rendait pas moins impressionnante ; au contraire, sa silhouette svelte dégageait une aura d’une puissante différente, inquiétante. Son pelage noir et blanc, soigneusement entretenu, brillait sous la lumière du soleil déclinant. D’un bleu glacial, son regard perçant scrutait chacun des guerriers ennemis avec une intensité qui fit frissonner Aile de Chouette malgré elle.
A côté de cette dernière, Queue de Mulot s’agitait aussi. Même s’il n’aimait pas le montrer, sa sœur pouvait ressentir son angoisse comme si elle était sienne. Truffe de Blaireau quant à lui, dégageait plus de colère que d’appréhension.
“Tu vas regretter d’avoir voulu confronter le Clan du Tonnerre, grogna ce dernier, le volume de sa queue triplé.
- Et que pourriez-vous faire, trois petits guerriers contre nous ? Si je le voulais, vous seriez réduit en chair à corbeau avant même que votre éclaireur n’arrive à votre camp. Et je peux encore changer d’avis.”
Aile de Chouette eut du mal à retenir un hoquet de panique. Elle se concentra pour empêcher ses pattes de trembler ou de s’enfuir. Étoile de Pie était une figure imposante, non pas par sa force brute, mais par sa détermination implacable et par ses mots. Chaque parole qu’elle prononçait de sa voix glaciale était mesurée, souvent chargée de sous-entendu et de menace voilée. Jamais elle n’avait besoin d’hausser le ton pour imposer le respect. Pourquoi n’a-t-elle pas encore attaqué, alors ? se demanda la guerrière du Clan du Tonnerre. La jeune chatte avait la désagréable sensation qu’Étoile de Pie se jouait d’eux, et profitait de la satisfaction qu’elle éprouvait en les humiliant.
Un long silence tendu s’installa, seulement interrompu par les crissements de griffes des guerriers du Clan du Vent dans la terre et leurs petits grognements. Quant à leur cheffe, elle restait étrangement stoïque et silencieuse, son regard refusant de se détacher de ses ennemis.
Qu’attend-elle ? Dans un même mouvement, les trois chats du Clan du Tonnerre se scrutèrent. Queue de Mulot hocha très faiblement la tête, si bien que Truffe de Blaireau et Aile de Chouette furent probablement les seuls à le détecter. Cette dernière comprit le message, et cligna des yeux pour le lui faire comprendre avant de doucement sortir ses griffes. Même si leur plan avait peu de chance de réussir, il leur fallait tenter quelque chose.
“Maintenant !” s’écria Queue de Mulot.
Immédiatement après avoir entendu le signal, Truffe de Blaireau s’élança et donna un coup de griffe dans la joue d’Étoile de Pie avant de faire volte face, vers le cœur du territoire du Clan du Tonnerre. Aile de Chouette ne prit pas le temps de vérifier que son frère avait atteint sa cible et s’élança à son tour. Devant elle, Queue de Mulot donna un violent coup d’épaule dans un membre du Clan du Vent pour dégager un passage dans le cercle. Surpris, celui-ci chancela, laissant le temps à Aile de Chouette et Truffe de Blaireau de s’échapper dans la forêt. Les trois guerriers savaient qu’ils n’avaient aucune chance seuls contre le Clan du Vent, et devaient s’enfuir le plus loin possible en attendant les renforts.
Filant aussi vite qu’une souris poursuivie par un chat, Aile de Chouette les pensait tirés d'affaires. Mais avant qu’elle ne puisse jeter un œil par-dessus son épaule pour examiner la distance qui les séparait de leurs poursuivants, les fuyards furent interceptés par quatre chats. Parmi eux se trouvait Bec de Faucon, le lieutenant du Vent au poil roux. Celui-ci feula en bondissant gracieusement hors des fourrés pour se laisser tomber sur Queue de Mulot, qui gémit de surprise en tombant au sol. Les trois autres, griffes sorties, parvinrent rapidement à maîtriser Truffe de Blaireau et sa sœur et à les empêcher de continuer leur course.
Aile de Chouette échangea un regard honteux avec Truffe de Blaireau. Ils étaient si concentrés sur Étoile de Pie qu’ils n’ont pas remarqué la patrouille de Bec de Faucon pénétrer sur leur territoire. Un long soupir las s’éleva derrière eux, ainsi que des bruits de pas.
“Vous êtes si prévisible, c’est à peine croyable, souffla Étoile de Pie, son clan la suivant de près. Vous pensiez vraiment pouvoir fuir ? Répondez honnêtement.
- Qu’est ce que tu attends, à la fin ? s’énerva Truffe de Blaireau en se dégageant brutalement de son adversaire d’un coup d’épaule. Tu n’es qu’une lâche, bats-toi si tu es si sûre de toi !
- Tes désirs sont des ordres, petit guerrier, miaula la femelle élancée en s’inclinant piteusement. Bec de Faucon, Tempête de Neige, mettons celui-ci hors d’état de nuire. Espérons que ça suffise à envoyer un message clair à Étoile Charbonneuse.
- Non !”
Le cri d’Aile de Chouette se perdit dans les feulements enragés des deux guerriers choisis par la meneuse du Clan du Vent. Avec Queue de Mulot, elle se prépara à intervenir. Elle bondit, mais une masse lourde la percuta de plein fouet, la projetant violemment au sol. L’impact lui arracha un cri de surprise alors qu’elle roulait dans la poussière, le souffle coupé. Remise sur patte en un bond, Aile de Chouette se retrouva face à Truffe de Loir, le père de Tornade Fauve et fils d’Étoile de Pie. Pour la première fois, la jeune chatte fut frappée par sa maigreur, ainsi que celle des autres membres ennemis. Les chats du Clan du Vent ont l’habitude d’être plus fins et plus petits que les autres clans, mais elle les trouvait particulièrement mal nourris ce jour-là.
Truffe de Loir profita de l’inattention de son adversaire pour la faucher. Dans un hoquet de surprise, Aile de Chouette se retrouva la truffe dans la poussière, stupéfaite par la rapidité du mâle. Alors qu’elle tentait de se relever, une vague de panique l’envahit. Autour d’elle, ses deux frères étaient submergés d’ennemis, Étoile de Pie elle-même se battant férocement contre Truffe de Blaireau. Les deux mâles lui paraissaient bien loin, leurs pelages se perdant dans la mêlée confuse.
Tandis que Truffe de Loir revenait à la charge, Œil de Braise vint lui prêter main forte. Aile de Chouette réprima un gémissement d’horreur. Les renforts arrivent. Ils seront bientôt là. Nous devons tenir encore un peu, ne cessait-elle de se répéter pour ne pas sombrer dans l’angoisse. Le souffle court, le cœur battant la chamade, elle esquiva une première attaque de Truffe de Loir, qui tenta de lui griffer une oreille. La femelle se jeta en avant pour lui mordre une patte avant, mais Œil de Braise fut plus rapide et sauta sur son dos, s'agrippant fermement à ses épaules de ses griffes acérées. Aile de Chouette luttait pour garder sa concentration, mais ses mouvements devinrent bientôt désordonnés sous l’angoisse qui la submergeait.
Par réflexe, elle se laissa rouler au sol pour faire tomber Œil de Braise. Celui-ci lâcha prise, mais Truffe de Loir se précipita pour attaquer son ventre de ses pattes arrière. Dans un cri de rage, elle envoya ses griffes dans le vide en espérant toucher le visage de son agresseur. Inspire… expire…, se força à penser Aile de Chouette en se remémorant sa précédente crise d’angoisse qui avait coûté la vie à Truffe d’Écureuil. Elle pouvait sentir sa respiration s’accélérer, et son cœur tambourinait si fort que le Clan de la Rivière pouvait probablement l’entendre. Pas maintenant, pitié ! En sentant un liquide chaud couler sur sa patte et une touffe de poil se coincer entre ses griffes, elle comprit avec satisfaction qu’elle avait atteint sa cible.
Se remettant debout péniblement, elle esquiva de justesse Œil de Braise qui tenta une nouvelle fois de lui sauter sur le dos. A présent, les deux guerriers ennemis luttaient côte à côte contre elle, tandis qu’elle tentait de se rappeler les mouvements qu’elle avait appris pendant son apprentissage. Malheureusement, sa mémoire s’était comme volatilisée. Après plusieurs attaques esquivées ou déviées, Aile de Chouette remarqua qu’elle n’attaquait presque pas ; étant en infériorité numérique, elle se concentrait davantage sur la défense que sur l’attaque. Clan du Tonnerre, où êtes-vous ?
Chapitre 17[]
Comme pour répondre à son appel silencieux, le champ de bataille fut bientôt envahi de nouveaux parfums, des parfums si familiers qu’Aile de Chouette crut un instant s’évanouir de soulagement. Distraits, Œil de Braise et Truffe de Loir cessèrent temporairement le combat pour observer les nouveaux arrivants. Étoile Charbonneuse en tête, les guerriers du Clan du Tonnerre se mêlèrent rapidement aux combats en poussant des cris de rage. Aile de Chouette eut le temps de reconnaître Fleur de Givre, Museau Tigré, Pelage de Cendre, Bois de Chêne, Plume de Hibou, Plume de Grive et quelques autres qu’elle n’eut pas le temps d’identifier. Enfin ! se dit la jeune chatte en sentant ses muscles se détendre, rassurée de voir les expressions inquiètes du Clan du Vent. Toute trace de maladie avait disparu du visage du meneur du Clan du Tonnerre quand il lança un puissant coup de patte dans le flanc de Bec de Faucon, l’éloignant de Truffe de Blaireau qui semblait mal en point.
Plume de Hibou se jeta immédiatement sur Œil de Braise, ses crocs luisants et acérés se plantant dans son épaule gauche. Aile de Chouette le remercia d’un hochement de tête, bien que son ami était trop occupé pour le remarquer. Dans une rage meurtrière, Pelage de Cendre s’attaqua quant à elle à Truffe de Loir. La fille de la guerrière grise ne put retenir un sourire de satisfaction en voyant son ennemi crouler sous les attaques de sa mère.
Prenant une petite pause pour reprendre son souffle, Aile de Chouette chercha son prochain adversaire. Elle avait un chat bien précis en tête, mais ne parvenait pas à le trouver dans le tumulte de la bataille. Alors, elle croisa le regard d’une femelle du Clan du Vent, Croc de Givre, qui cherchait aussi un ennemi à combattre. Les griffes prêtent à frapper, Aile de Chouette se lança vers la chatte grise pâle, ses muscles tendus sous sa fourrure. Elle tenta de désorienter son adversaire en feintant une attaque directe, mais Croc de Givre ne mordit pas à l’hameçon, esquivant habilement sur le côté et contre-attaquant avec un coup de patte rapide. La guerrière du Clan du Tonnerre roula sur le côté pour éviter le coup, sa fourrure frôlant à peine les griffes acérées de Croc de Givre. Profitant de la proximité, elle tenta une riposte, mais son adversaire recula d’un bond étonnamment gracieux en vue de son âge.
Aile de Chouette laissa échapper un cri d’exaspération entre ses crocs. Je vais bien finir par la toucher ! Se retrouvant face à face, les deux guerrières se jaugèrent du regard. Aile de Chouette fit mine d’attaquer à gauche, mais pivota au dernier moment pour attaquer sur la droite. Cependant, Croc de Givre anticipa son mouvement, parant le coup avec un mouvement de son épaule.
“Tu pensais vraiment m’avoir comme ça ?” ricana-t-elle.
Après un échange rapide de coups, Aile de Chouette réussit enfin à trouver une ouverture dans la défense de son ennemie et la cribla de coups sur l’épaule droite. Ses griffes lacérèrent la peau blanche de Croc de Givre, qui hurla. Elle recula sous la douleur, mais refusa de se laisser vaincre. Profitant de l’instant de répit, la femelle du Clan du Tonnerre reprit son souffle, mais Croc de Givre en profita pour lancer une contre-attaque et mordit son épaule à son tour, lui arrachant un gémissement. La jeune guerrière sentit le sang chaud couler le long de son pelage, mais l’ignora. Elle sentait son cœur battre la chamade, mais se refusait de fuir. Je peux la vaincre, je n’ai pas besoin d’aide, se dit-elle en puisant dans ses forces pour se maintenir debout.
Un sourire aux coins des lèvres, Croc Givre s’apprêta à plaquer son adversaire au sol. Heureusement, Aile de Chouette fut plus rapide, et en profita pour se glisser sous son ventre et faucher ses pattes arrière. La chatte grise en fut déséquilibrée, et n’eut pas le temps de pivoter tandis qu’Aile de Chouette lui mordait la base de la queue avec force. Croc de Givre lança une patte vers le flanc de la jeune guerrière, qui l’effleura à peine. Elle se retint avec peine de relâcher sa cible quand elle sentit le goût du sang couler dans sa gorge.
Essoufflée, Aile de Chouette finit par lâcher prise et par laisser fuir Croc de Givre, qui lui adressa un dernier regard noir avant de partir lécher ses plaies à l’écart du combat. Alors que la jeune combattante s’apprêtait à faire de même, ses pattes tremblant sous l’effort du combat intense qu’elle venait de livrer, quelque chose lui tomba dessus, l'écrasant de tout son poids. Aile de Chouette ne put que lâcher un gémissement de surprise avant que sa gueule ne s’enfonce dans la terre.
“Tiens tiens, comme on se retrouve, sac à puces, siffla une voix désagréablement familière.
- Tornade Fauve !”
Prise d’un soudain regain d’énergie en reconnaissant le chat qu’elle souhaitait affronter depuis des lunes, elle roula sur le côté avec une telle puissance que Tornade Fauve chancela. Sa fine carrure ne faisait pas le poids contre les membres puissants de la guerrière. De nouveau sur patte, celle-ci put enfin lui faire face. Les yeux bleu du mâle lançaient des éclairs, tandis que ses griffes brillantes contrastaient avec les poils sombres de ses pattes. Le reste de son pelage beige était si hérissé qu’il semblait avoir doublé de volume. Il avait déjà de rares traces de griffure sur ses pattes et il lui manquait une bonne touffe de poil au bout de la queue. Néanmoins, par rapport à d’autres, il avait l’air en plutôt bon état. Il a dû infliger plus de blessures qu’il n’en a reçu, devina la chatte du Clan du Tonnerre en ratant un battement de cœur. S’il était si bon combattant, elle fut soudain nerveuse à l’idée de l’affronter.
Toute griffes dehors, Aile de Chouette bondit vers son ennemi. Avant qu’elle ne puisse l’atteindre, elle fut interrompue par Museau Tigré qui passait devant elle, roulant au corps à corps avec Patte de Lièvre. Le temps qu’elle relève la tête, Tornade Fauve avait disparu.
Au même moment, quelque chose lui faucha les pattes arrière. Aile de Chouette feula en sentant Tornade Fauve lui taillader l’arrière train, puis fit volte face pour lui asséner un violent coup de patte dans la joue. Celui-ci recula un poil trop tard. Aussi rapide d’une vipère, Tornade Fauve lança un coup de griffe dans l’épaule de la chatte, qui était déjà blessée, avant de se reculer vivement pour esquiver sa contre attaque. Il recommença cette opération plusieurs fois, tandis qu’Aile de Chouette perdait patience.
Dans un espace découvert comme celui-ci, les membres du Clan du Vent étaient avantagés. Je dois l’attirer dans les ronces, ou un endroit où il serait moins à l’aise, se dit-elle rapidement en tentant de faire tomber le mâle d’un coup d’épaule. Encore une fois, celui-ci évita l’attaque sans mal. Profitant de la puissance de ses membres, la femelle décocha un coup de patte cinglant, visant le flanc de son adversaire. Tornade Fauve l’esquiva de justesse, sautant sur le côté avec agilité. Mais Aile de Chouette avait anticipé cette réaction, pivotant sur elle-même pour suivre le mouvement du chat du Clan du Vent et se retrouver dans son dos. Là, elle lui mordit férocement la queue avant de détaler vers un espace plus boisé.
Comme elle s’y attendait, Tornade Fauve la prit en chasse, la gueule ouverte sur un hurlement de rage. Aile de Chouette, réfléchissant à une stratégie à toute allure, décida de sauter vers un grand chêne et de s'agripper à l’écorce de ses griffes. Sans trop savoir pourquoi, elle se mit à grimper. D’un coup d'œil par-dessus son épaule, elle constata que Tornade Fauve la scrutait depuis le pied de l’arbre.
“Alors la chouette, on s’est pris pour un écureuil ?” lança-t-il d’une voix horripilante.
Après une brève hésitation, Tornade Fauve tenta d’imiter son adversaire et de grimper à l’arbre. Il n’y arrivera jamais, comprit Aile de Chouette en le voyant glisser maladroitement. Profitant de sa chute, la femelle se laissa tomber de son perchoir, toutes griffes dehors. Les pattes étendues pour se préparer à l’impact, elle retint son souffle en voyant le sol se rapprocher dangereusement de son visage.
Heureusement, son saut était calculé, et Tornade Fauve ne put que pousser un petit cri avant qu’Aile de Chouette ne lui tombe dessus, l’envoyant rouler dans la poussière. Cette dernière n’hésita pas une seconde, et laboura le ventre de son ennemi de ses pattes arrière. A chaque coup, il lui semblait qu’elle gagnait en puissance. Sa fatigue complètement oubliée, elle planta ses griffes dans les épaules de Tornade Fauve en crachant, tandis que celui-ci se débattait péniblement. Chacun des mouvements de la femelle, chacune de ses pensées était amplifiée par l'excitation du combat. Du sang perlait sur presque tout son corps, le sien comme celui de ses ennemis, et pourtant elle ne s’était jamais sentit aussi vivante. Aile de Chouette se sentait imbattable. Elle était prête à affronter non seulement Tornade Fauve, mais tout le Clan du Vent si nécessaire, voire une meute de renards à elle seule.
Alors qu’elle s’attaquait au museau du guerrier beige, quelque chose attira l’attention de celui-ci, ses yeux se remplissant d’espoir.
“Truffe de Loir ! Viens m’aider !” haleta Tornade Fauve, lançant un regard implorant à son père.
Celui-ci ne répondit pas tout de suite, et plissa les yeux en observant son fils.
“C’est ton combat, tu peux t’en sortir sans moi. “ déclara-t-il finalement en filant vers son prochain adversaire.
Aile de Chouette n’en croyait pas ses oreilles. Elle avait deviné que Tornade Fauve avait une relation compliquée avec son père, mais pas au point que celui-ci laisse son fils en aussi mauvaise position. Cette distraction fut suffisante pour mettre fin à sa montée d’adrénaline. Tornade Fauve saisit l’occasion et lui mordit une oreille tout en la repoussant de ses pattes arrière.
“Tu te rends compte ? Même ton père te déteste, ne put s’empêcher de siffler la guerrière.
- Ça ne te regarde pas, sac à puces !” hurla sauvagement Tornade Fauve.
Oubliant la tactique, ce dernier se rua sur la femelle. Alors qu’elle se préparait à le recevoir, une masse brune tigrée aux poils parsemés d’écarlate la poussa violemment sur le côté. Une fois de plus, Aile de Chouette dut cracher la terre qui lui était rentrée dans la gueule.
Bondissant sur ses pattes, elle reconnut Poil de Hérisson qui se dressait devant, qui l’observait comme s’il voyait un chat manger des fraises. Aile de Chouette rugit de défi en le voyant en face d’elle. Il m’a empêché de donner une bonne leçon à Tornade Fauve, il va me le payer ! Étrangement, Poil de Hérisson avait la fourrure bien en place, et aucune lueur féroce habituelle des combats ne brillait dans ses yeux.
Aile de Chouette bondit en avant, prête à chasser son adversaire. Mais au dernier moment, Poil de Hérisson esquiva d’un simple mouvement latéral, sans tenter la moindre contre-attaque. La femelle, surprise, continua son assaut, lançant une série de coups de griffes dans l’espoir de le toucher.
Malgré ses esquives, Poil de Hérisson ne riposta pas. Il se contentait d’éviter chacune des attaques d’Aile de Chouette, mais semblait ne pas chercher à infliger de dommage en retour. Son expression était un mélange de confusion et d’appréhension, comme s’il était effrayé à l’idée d’affronter Aile de Chouette.
“Bas toi, espèce de lâche ! Nous ne sommes pas amis !” feula la chatte du Clan du Tonnerre, frustré de se battre contre l’air.
L’attitude passive de Poil de Hérisson la contrariait autant qu’elle la perturbait. Qu’est ce qui lui prend ? Il pense que nous sommes alliés parce que nous nous sommes parlé une ou deux fois à l’Assemblée ? se demandait-elle, perdue. Quelle cervelle de souris ! Elle redoubla d’effort, tenta de le piéger en le poussant dans un rideau de ronce pour le forcer à se défendre, mais il n’en fit rien. A la place, le guerrier brun glissa habilement sous l’enchevêtrement de ronces et s’ébroua en remettant sa fourrure en place.
La frustration d’Aile de Chouette se mua en rage quand elle remarqua que son adversaire avait rentré ses griffes. A présent, celui-ci était à quelques longueurs de queue seulement de la frontière de son propre territoire, et semblait plus troublé que jamais.
“Cesse de fuir, bats toi ! Tu n’es qu’une cervelle de souris si tu penses que je vais te laisser empiéter mon territoire !
- Je… je ne peux pas te faire de mal…, balbutia Poil de Hérisson.
- Pourquoi pas ? C’est absurde, je ne suis pas ton amie ! feula son ennemie en courbant l'échine, prête à attaquer.
- Non, mais je l’ai promis… Je suis désolé.
- Comment ça promis ? A qui ?”
A la grande surprise d’Aile de Chouette, l’expression du guerrier s'adoucit, sa queue tomba au sol. Sa posture calme et sereine contrastait curieusement avec les bruits des combats qui s’élevaient depuis l’autre côté de la clairière et les taches de sang qui maculaient son pelage. Du coin de l'œil, Aile de Chouette s'aperçut qu’Étoile de Pie se battait maintenant avec Étoile Charbonneuse, secondé par Queue de Mulot. Les guerriers du Clan du Vent étaient encore nombreux, mais moins qu’au moment de l’attaque. Fleur de Givre, dont les poils blancs se faisaient rare, poussa un hurlement de douleur quand Tempête de Neige lui mordit une patte avant. L’air était épais de la poussière soulevée par les chats en furie, mêlée aux odeurs métalliques de sang frais. Par-dessus ce vacarme, il était impossible d’entendre les bruissements habituels des feuilles et des branches, comme si la forêt elle-même retenait son souffle en attendant que la bataille ne cesse.
Pourtant, malgré ce spectacle terrifiant, malgré les tourbillons de griffes et crocs qui faisaient rage autour de lui, Poil de Hérisson planta son regard dans celui de la femelle, comme si la bataille n’avait jamais existé. Il cligna des yeux lentement, puis souffla d’une voix douce :
“A ta mère.”
Puis, sans un mot de plus, il fila entre les arbres, disparaissant vers la lande.
Chapitre 18[]
Ignorant tout de la situation, deux moineaux dodus se mirent à jacasser, perchés sur une branche haute. Dans le silence qui s'était installé, leurs petits cris se démarquaient aussi nettement qu'une pleine lune lors d'une nuit sans nuages. Du point de vue d'un chat, il était difficile de savoir si les deux oiseaux se battaient ou paradaient. La seule chose sûre, c'est qu'ils ne voyaient rien de ce qu'il se passait autour d'eux, comme un chien endormi ignorant les mouches lui tournant autour.
Une deuxième chose était sûre, l'atmosphère était devenue lourde dans la combe du Clan du Tonnerre. Croc Blanc avait disposé des feuilles parfumée sur le pelage de Nuage de Moineau pour empêcher l'odeur du cadavre de se répandre, mais ça ne suffisait pas à lui donner un semblant de vie. La queue posée sur l'épaule de sa compagne, Vent Gris murmura quelque chose à son oreille. Quoi qu'il lui ai dit, ça n'a pas apaisé sa souffrance, constata Cœur Roux avec un pincement au cœur.
Assis près de l'entrée de son repère creusé dans la paroi de la combe, le jeune guérisseur poussa un long soupire las. Il n'osait même pas croiser le regard de Cœur de Mousse, craignant ce qu'il pouvait y trouver. En ce jour sombre pour le Clan du Tonnerre, il n'avait pas le courage d'affronter la reine écaille et de subir son regard accusateur. Même en essayant de se convaincre qu'elle ne lui en voulait pas et que ce n'était pas sa faute, rien ne pouvait l'empêcher de penser à ce qu'il aurait pu faire pour sauver Nuage de Moineau. Croc Blanc ne lui avait même pas adressé la parole depuis l'incident. Il regrette sûrement de m'avoir donné mon nom de guérisseur, angoissa-t-il en couchant ses oreilles en arrière, les yeux plantés dans le sol. Peut-être même qu'il regrette d'avoir fait de moi son apprenti. Je ne mérite pas le nom de guérisseur. Malgré lui, il se demandait si Croc Blanc était capable de revenir sur ses paroles et de l'empêcher de pratiquer.
Une légère brise vint caresser son pelage roux et lui apporta les odeurs de Plume de Hibou et Museau Tigré. En relevant la tête, il les aperçut en train de se diriger vers lui, la queue traînante. Le soleil avait à peine entamé sa longue descente vers l'horizon, et pourtant l'air semblait rafraîchi dans le camp du Clan du Tonnerre. Ou peut-être que Cœur Roux frémissait simplement à l'idée de devoir s'expliquer auprès de son frère et de sa sœur.
"Les inséparables cherchent Aile de Chouette, tu ne l'aurais pas vu ? lança Plume de Hibou d'un air faussement enjoué.
- Qui ça ? marmonna Cœur Roux sans lever les yeux vers son frère.
- Truffe de Blaireau, Queue de Mulot et Pelage de Ronce. Les inséparables, expliqua le guerrier comme si c'était une évidence. Tu savais qu'ils se faisaient appeler les Quatre Griffes ?
- Ils devraient s'appeler les Quatre Cervelles de Souris, rétorqua Museau Tigré, une pointe d'amusement dans la voix. Comme si un chat ne pouvait avoir que quatre griffes !
- C'est bien trop long comme surnom !"
Un nœud se forma dans l'estomac du guérisseur en comprenant ce que ses camarades tentaient de faire. Ils veulent me remonter le moral. Comme si parler d'Aile de Chouette pouvait aider... Malgré tout, il se força à sourire devant la remarque de Museau Tigré, ne souhaitant pas les contrarier.
"Je crois avoir vu Aile de Chouette aller dans la tanière des guerriers, se souvint Cœur Roux. Elle semblait épuisée.
- Vraiment ? C'est là bas que je les ai envoyés, informa Museau Tigré. Je dois avoir un genre de sixième sens."
Plume de Hibou pouffa en se chamaillant gentiment avec sa sœur, mais Cœur Roux n'eut aucune réaction. Perdu dans ses pensées, il en oublia presque la présence des deux guerriers. Je dois parler à Croc Blanc de la prophétie... Mais comment réagira-t-il en sachant que j'avais le pouvoir d'intervenir mais que je n'ai rien fait ? J'aurais dû lui en parler bien plus tôt, il aurait sûrement pu faire quelque chose... Par le Clan des Étoiles, tout ça parce que j'étais trop fier qu'on m'ait confié une prophétie !
"Cœur Roux ? Tu m'as entendu ?
- Oui, oui... Enfin... Non, pas du tout.
- Tu as encore la tête dans les étoiles, ronronna le mâle crème en lui donnant une pichenette sur l'oreille. Je te demandais comment tu te sentais.
- Je vais bien, ne t'en fais pas..."
Pendant un bref silence, Museau Tigré et Plume de Hibou se dévisagèrent.
"Mon sixième sens me dit le contraire, pourtant, rétorqua la femelle tigrée.
- Tu sais Cœur Roux, tu ne dois pas te sentir coupable pour... pour ce qu'il s'est passé. Tu as fait tout ce que tu as pu, mais le Clan des Étoiles en a décidé autrement.
- Tu ne comprends pas... Je suis loin d'avoir fait tout ce que j'ai pu ! souffla le guérisseur, posant sa tête sur ses pattes avant. Cœur de Mousse va me haïr...
- Même un guérisseur ne peut empêcher certaines choses d'arriver, continua Plume de Hibou d'une voix étonnamment douce.
- Pour une fois, je crois que cette espèce de cervelle de puce à raison. Et puis, ce n'est pas comme si tu étais le seul guérisseur.
- Tu oses dire que c'est la faute de Croc Blanc ? fit Cœur Roux en relevant brusquement la tête vers sa sœur, lui provoquant un petit sursaut.
- Pas du tout ! Mais si un chat expérimenté comme Croc Blanc n'a rien pu faire, comment peux-tu t'en vouloir de ne pas avoir réussi à le sauver ? Tu n'as pas la moitié de son expérience !"
Dans un premier temps, Cœur Roux fut vexé des insinuations de Museau Tigré, pensant qu'elle remettait en cause ses talents. Mais après réflexion, il ne put qu'admettre qu'elle avait raison ; même s'il était guérisseur, son savoir n'égalera jamais celui de son mentor.
Il reposa la tête sur ses pattes et observa le camp. Seul Cœur de Mousse était resté auprès du corps de son fils, Vent Gris discutant avec les vétérans pour organiser les patrouilles habituelles. Quant à Nuage de Tournesol, elle n'était toujours pas sortie de la tanière des apprentis. D'après le petit tas de mousse et de plume à l'entrée de celle-ci, l'apprentie avait pris soin de retirer l'ancienne litière de son frère.
"Il était trop jeune, murmura finalement Cœur Roux.
- Tout comme Nuage de Coquelicot l'était, tout comme les petits de Feuille de Prêle. Nuage de Moineau n'est pas le premier chat à mourir avant de devenir guerrier, et il ne sera pas le dernier.
- Museau Tigré ! Tu ne devrais pas...
- Laisse-moi finir, Plume de Hibou ! C'est peut-être dur à entendre, mais c'est la triste vérité. Au lieu de t'apitoyer sur le sort des morts, tu devrais te concentrer sur les vivants. Poil de Pigeon est encore malade, ainsi qu'Étoile Charbonneuse et Plume de Givre. Ne t'en fais pas pour Cœur de Mousse, elle s'en remettra. Poil de Musaraigne a bien survécu. Alors laisse le Clan des Étoiles s'occuper des morts, et occupes toi d'empêcher d'autres chats de les rejoindre. Ainsi est le rôle du guérisseur."
Plume de Hibou fixait sa sœur, bouche bée. Quant à Cœur Roux, son cœur semblait avoir cessé de battre. Un frisson parcourut son corps, du museau au bout de la queue. Évitant soigneusement le regard de Museau Tigré, le guérisseur préféra fermer les yeux.
Culpabiliser ne ramènera pas Nuage de Moineau à la vie, et ne fera pas cesser les pleurs de Cœur de Mousse. Peut-être que le Clan des Étoiles avait déjà décidé du sort de l'apprenti, que c'était lié à la prophétie. En revanche, il était maintenant d'une importance cruciale de comprendre pourquoi l'eau du lac avait eu raison du défunt. Je jure par le Clan des Étoiles que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que Nuage de Moineau soit la seule victime du Clan du Tonnerre. Je ne prendrai pas de repos, je ne m'arrêterai pas tant que le clan est en danger. Tout en récitant sa promesse silencieuse, les yeux toujours fermés, Cœur Roux sentit comme un poids s'alléger dans son cœur. Même s'il se sentait toujours coupable, il était irresponsable de sa part, comme de la part de n'importe quel guérisseur, de se décourager maintenant. Après avoir inspiré et expiré longuement, il rouvrit les yeux, et tourna lentement sa tête vers Museau Tigré, qui agitait la queue d'impatience.
"Merci, Museau Tigré, souffla-t-il.
- Quoi ? s'étrangla Plume de Hibou en interrogeant sa sœur du regard. Comment t'as fait ça ?
- Tu devrais le savoir depuis le temps : Cœur Roux a besoin d'être secoué, pas d'être traité comme un chaton. L'échec fait partie de la vie de tout chat, qu'il soit guerrier ou guérisseur."
Cœur Roux allait répondre, mais l'agitation grandissante de ses camarades l'interpella. Quelqu'un était en train de courir vers le camp, et l'odeur de la peur flottait au-dessus de lui. Vent Gris se plaça devant l'entrée au camp au moment même où Pelage de Ronce déboula, hors d'haleine, le regard perdu et effrayé. D'après ses pattes tremblantes, il avait dû courir à une vitesse phénoménale. Il tourna frénétiquement la tête dans toutes les directions, jusqu'à tomber sur Étoile Charbonneuse qui se dirigeait vers lui.
"Pelage de Ronce ! Que se passe-t-il ? Réponds ! Tu es blessé ?
- Moi, non. Mais les autres..." Le guerrier s'interrompit le temps de reprendre son souffle. "Le Clan du Vent nous attaque ! Truffe de Blaireau... Aile de Chouette et Queue de Mulot sont encore à la frontière, mais ils ont besoin de renfort... Vite !
- Le Clan du Vent ? s'étonna le meneur. Tu en es sûr ?
- Étoile de Pie les menait en personne.
- Cette vipère ! lança Feuille d'Aubépine, la fourrure déjà en bataille.
- Il y a longtemps que je voulais lui donner une bonne leçon, lança Pelage de Cendre en venant se placer à côté de son fils. Je tiens à être de la bataille !
- Il n'y a pas de temps à perdre. Si les autres si seuls face à eux, ils n'ont aucune chance, affirma Étoile Charbonneuse avec un léger frisson. Vent Gris, choisis trois ou quatre guerriers pour rester avec toi au camp pendant que je mène l'attaque. Les autres, vous venez avec moi. L'entrée devra être gardée jusqu'à notre retour. On ne peut jamais savoir ce qu'Étoile de Pie a derrière la tête."
L'affolement se déversa dans le camp comme une vague engloutissant un rocher en un clin d'œil. Toile d'Araignée vint immédiatement se camper devant la pouponnière, faisant comprendre à Vent Gris qu'il souhaitait rester au camp. Plume de Grive sortit de la tanière des guerriers, l'air déterminé.
"Je ne te laisserai pas aller combattre, tu es encore trop faible, lui intima Cœur Roux.
- Ne t'en fais pas, je me sens beaucoup mieux, le rassura la femelle mouchetée. D'après Croc Blanc, je suis entièrement guéri."
Le guérisseur n'insista pas, ayant toute confiance en son mentor. Finalement, les guerriers choisis pour rester au camp furent Toile d'Araignée, Poil de Pigeon, Jolie Moustache, et Cœur de Mousse. Cette dernière ne s'était même pas proposé de partir avec Étoile Charbonneuse.
Fleur de Givre s'avançait vers la patrouille prête à partir, déterminée. Cœur Roux l'intercepta, son cœur battant la chamade.
"Fleur de Givre, attends ! Je suis désolé de te dire ça, mais Nuage de Tournesol ne peut pas t'accompagner aujourd'hui."
La femelle blanche s'arrêta net, le regard interrogateur.
"Comment ? Et pourquoi donc ? C'est une bonne apprentie, malgré son caractère. Elle est redoutable en combat, elle nous sera un atout précieux.
- Je ne doute pas de ses capacités ni de tes enseignements, ajouta Cœur Roux d'une voix aussi reposée que lui permettait son cœur battant. Mais elle vient de perdre son frère. Or, Nuage de Tournesol ne sait pas exprimer la tristesse, alors elle compense par la colère. Si elle part combattre aujourd'hui, elle pourrait être un danger pour elle comme pour les autres."
Les yeux de Fleur de Givre se plissèrent, comme si elle préparait une réponse cinglante, mais sembla se détendre après quelques instants.
"Tu as sans doute raison, soupira-t-elle finalement. C'est toi le guérisseur après tout. Mais elle ne va pas apprécier."
Cœur Roux acquiesça, l'encourageant d'un signe de tête, puis l'observa de loin annoncer la nouvelle à son apprentie. Celle-ci courba l'échine, avant de retourner en trombe vers sa tanière. Soudain, le doute envahit le jeune guérisseur. Ai-je bien agi ? Il sursauta en sentant Croc Blanc s'approcher de lui.
"Tu as bien fait, lui souffla-t-il, comme s'il lisait ses pensées.
- Tu en es sûr ? Nuage de Tournesol a l'air tellement contrariée...
- En combat, il est vital d'avoir les idées claires et de ne pas se laisser submerger par ses émotions. Elle n'aurait été qu'un fardeau aujourd'hui. Elle fera ses preuves lors d'une prochaine bataille.
- Je me suis dit que Vent Gris et Cœur de Mousse seraient rassurés de la savoir en sécurité, au camp."
Cœur Roux fut pris d'un frisson en voyant le corps de Nuage de Moineau, toujours étendu près du centre du camp. Étoile Charbonneuse lança le signal de départ, et le Clan du Tonnerre quitta la combe, rassemblement de guerriers déterminés à défendre leur territoire à coup de griffe. Cœur Roux fit une rapide prière en espérant ne pas avoir à soigner de blessures trop graves, puis reporta son attention sur les chats restés sur place.
Prêt à prouver qu'il était encore capable de se battre, Poil de Musaraigne gardait l'entrée de la tanière des anciens, comme s'il s'attendait à voir le Clan du Vent débouler dans la combe à tout moment. Comprenant qu'il n'était d'aucune utilité, le jeune guérisseur regagna son antre, où Croc Blanc s'affairait déjà à tirer les remèdes en prévision du retour des guerriers. Sans un mot, Cœur Roux le seconda.
"Je m'inquiète pour Étoile Charbonneuse, lâcha le mâle blanc et gris au bout d'un long moment de silence.
- Tu penses qu'il aurait dû rester au camp ?
- Non. Si le Clan du Tonnerre attaque sans son chef, Étoile de Pie aurait vu ça comme une marque de faiblesse ou de lâcheté. Mais il n'est pas au meilleur de sa forme, et combattre dans ces conditions est risqué." Il poussa un soupire en s'asseyant, la queue enroulée autour de ses pattes. "Ce n'était vraiment pas le moment pour se faire att..."
Un cri strident l'interrompit, comme un chat qui appelle à l'aide. Après un bref échange de regards, les deux guérisseurs s'élancèrent vers l'extérieur, s'attendant à trouver le Clan du Vent en train d'attaquer la pouponnière. A leur grand soulagement, ni odeur de sang ni bruit de combat n'étaient présents dans la combe. En revanche, un fort parfum ennemi régnait.
Malgré lui, Cœur Roux sortit les griffes et hérissa son échine, par peur plus que par envie de se battre. Toile d'Araignée était toujours tapi devant la pouponnière et crachait en direction des intrus, tandis que Vent Gris, Jolie Moustache et Poil de Pigeon leur faisaient face, la fourrure en bataille. Dans un premier temps, Cœur Roux fut soulagé de ne pas reconnaître le parfum d'Étoile de Pie comme il s'y attendait. A la place, il découvrit avec un nœud à l'estomac Étoile de Fougère, accompagné de ses guerriers, qui regardaient autour d'eux comme s'ils cherchaient quelque chose.
"Je ne me rappelle pas t'avoir invité, Étoile de Fougère, miaula Vent Gris, étonnamment calme.
- Je ne me rappelle pas vous avoir invité à empiété sur mon territoire, ni d'essayer de tuer mon lieutenant, répliqua celui-ci en plissant les yeux. Que se passe-t-il ici ? Où est Étoile Charbonneuse ? Où sont vos guerriers ?
- Retour sur ton territoire, je ne me répéterai pas."
Cœur Roux s'attendait à voir le chef du Clan de l'Ombre se jeter sur Vent Gris à tout instant, mais il n'en fit rien. Impatients, ses guerriers s'agitaient et lançaient des regards assassins au Clan du Tonnerre. Alors qu'il regardait autour de lui, les yeux d'Étoile de Fougère se posèrent sur Cœur de Mousse, qui s'était placé devant le corps de Nuage de Moineau, comme pour le protéger.
"Vous avez perdu un apprenti aujourd'hui, fit remarquer le meneur au poil brun.
- Cela ne vous regarde pas. Rentrez chez vous, répéta le lieutenant du Tonnerre, la queue fouettait l'air.
- Ce n'était pas n'importe quel apprenti, étant donné la ressemble qu'il a avec toi, continua le chef sans prêter attention aux paroles de Vent Gris. Je me trompe ?
- Je t'ai dis que..."
Soudain, Nuage de Tournesol quitta en trombe la tanière des apprentis, toutes griffes dehors. Cœur Roux ne l'avait jamais vu aussi enragée, ses yeux reflétaient une colère et un désir de vengeance immense.
"Le Clan de l'Ombre a fait une alliance avec le Clan du Vent pour nous attaquer, c'est contre le code du guerrier ! hurla-t-elle, les yeux lançant des éclairs. Mais le Clan du Tonnerre ne se laissera pas faire, on va se battre !
- Nuage de Tournesol, retourne dans ta tanière, lui intima Cœur de Mousse tandis que Vent Gris la foudroyait du regard.
- Le Clan du Vent ? Étoile de Pie a été plus rapide que moi, alors ? demanda tout haut Étoile de Fougère.
- Soyons clairs, si tu veux bien. Nuage de Tournesol a raison sur un point : on se battra s'il le faut, mais sachez que vous avez très mal choisi votre moment si vous voulez régler des comptes. Si tu veux te battre contre des chatons, des anciens et des guérisseurs, n'hésite pas. Tu serais surpris de leur férocité."
Étoile de Fougère cracha en direction de Vent Gris. Il exagère, je ne vaux rien en combat, s'affola Cœur Roux. Un silence pesant s'installa. Les pattes de Nuage de Tournesol tremblaient tant elle se retenait d'attaquer le Clan de l'Ombre. Quant à Cœur Roux, il put conclure avec un rapide calcul que si Étoile de Fougère décidait d'attaquer, le Clan de l'Ombre se battrait à deux contre un, en comptant les anciens. Un corbeau se posa sur une branche et les nargua de son insupportable croassement.
"Étoile de Fougère, c'est le moment où jamais, insista Pelage d'Orme, un mâle tigré. Ils sont en position de faiblesse !
- Ce n'est pas à toi d'en décider.
- Mais nous n'aurons sûrement plus jamais d'occasion pareille !
- Silence, j'ai dit non.
- Tu n'as pas dis...
- C'est non. Le Clan du Tonnerre a suffisamment de soucis aujourd'hui. Je ne veux pas être connu comme le chef qui a réussi à vaincre des reines et des anciens. "Il reporta son attention sur Vent Gris. "Enterrez votre apprenti, veillez le, et puisse-t-il rejoindre le Clan des Étoiles en paix. J'espère qu'il n'a pas souffert. Vois ça comme une trêve temporaire, pas comme un acte d'amitié. Nous reviendrons, n'en doute pas, mais le Clan de l'Ombre vous laissera tranquille pendant au moins un quart de lune. Je vous en donne ma parole.
- Merci, Étoile de Fougère, miaula Vent Gris sans parvenir à cacher son soulagement. Le Clan du Tonnerre s'en souviendra.
- Justice sera rendue un jour, sois en sûr. Comme tu peux le constater aujourd'hui, rappelez-vous que vous n'êtes pas seuls dans cette forêt."
Pelage d'Orme s'apprêtait à contester, mais son chef l'en empêcha d'un regard. D'une ondulation de la queue, le meneur donna le signal de départ et dirigea ses guerriers vers la sortie.
"Je suppose que tu ne verras aucun inconvénient si deux guerriers vous escortent jusqu'à la frontière." lança Vent Gris avant qu'ils ne disparaissent.
Étoile de Fougère approuva d'un signe de tête, et fut vite encerclé par Jolie Moustache et Toile d'Araignée. Cœur Roux poussa un long soupir de soulagement. Il ne s'était même pas aperçu qu'il avait stoppé sa respiration. Malgré tout, il désespérait de voir que le Clan du Tonnerre avait autant d'ennemis. Même avec la trêve du Clan de l'Ombre, il leur était impossible de combattre à la fois deux clans, la sécheresse, la famine et le poison. Avec un gros nœud à l'estomac, le jeune guérisseur se demanda dans quel état le Clan du Tonnerre sortirait de cette saison des feuilles vertes.
Chapitre 19[]
Aile de Chouette rentrait au camp en traînant des pattes, les yeux plantés dans le sol. Ne regardant pas devant elle, elle bouscula Fleur de Givre qui lui lança un regard noir, avant de reprendre sa marche en boitillant. A côté d’elle, Truffe de Blaireau aidait Queue de Mulot à avancer en le soutenant d’une épaule.
Trop perdue dans ses pensées, Aile de Chouette n’avait pas bien compris comment la bataille s’était terminée. Elle se souvenait juste avoir entendu son père ordonner le repli, et Étoile de Pie lui promettre qu’elle reviendra autant de fois que nécessaire. Face à l’insistance de ses frères, la femelle avait finalement détaché son regard de la lande pour suivre son clan vers le chemin du retour. Elle aurait voulu se joindre aux discussions de ses camarades qui fulminaient, mais elle n’en avait ni le courage, ni la force. Alors, elle décida de cheminer en silence en évitant de croiser le regard de quelqu’un.
En entendant le rideau de ronce frémir, Aile de Chouette fut surprise de constater que la patrouille était déjà arrivée au camp. Elle avait l’impression de n’avoir marché que quelques pas. Secouant la tête pour se débarrasser de ses pensées parasites, elle se décida néanmoins à balayer la combe du regard. Croc Blanc et Cœur Roux avait déjà préparé plusieurs tas de remèdes et s’empressèrent d’examiner les blessures les plus graves. Une boule se forma dans l’estomac d’Aile de Chouette tandis qu’elle espérait passer inaperçue aux yeux de son ami guérisseur. Elle ne put retenir un soupir de soulagement en le voyant se diriger vers Queue de Mulot. Pour une fois, la guerrière n’avait aucune envie de parler à son ami de toujours.
“Étoile Charbonneuse, il faut que je te parle. Désolé, ça ne peut pas attendre.” déclara Vent Gris, visiblement tendu.
Là où gisait un peu plus tôt le corps de Nuage de Moineau, Cœur de Mousse était assise, la queue enroulée autour de ses pattes, et regardait le ciel, comme si elle lui adressait une prière silencieuse. Elle se demande sans doute si Nuage de Moineau dînera avec le Clan des Étoiles ce soir, se dit Aile de Chouette en détournant le regard. Poil de Musaraigne essayait tant bien que mal de retirer les restes de terre de ses griffes, signe que les anciens venaient d’enterrer l’apprenti.
Avec un soupir épuisé, Étoile Charbonneuse hocha la tête et suivit son lieutenant dans sa tanière. Haussant les épaules, Aile de Chouette se faufila derrière ses camarades qui discutaient de la bataille pour se rendre dans la tanière des guerriers. Malheureusement pour elle, une silhouette féline l’intercepta.
“Aile de Chouette ! Comment vas-tu ? Ta nuque risque de s’infecter, je vais chercher Croc Blanc.
- Non ! s’écria sans le vouloir la femelle. Merci Pelage de Cendre, mais je vais bien. J’irai le voir plus tard.
- Tu es sûre ? Ce n’est pas très beau à voir…”
A ta mère. Malgré elle, la jeune guerrière ne parvenait pas à se retirer les derniers mots de Poil de Hérisson de l’esprit. Sa mère se tenait devant elle, et l’observait avec un regard lourd d’inquiétude et de compassion, et pourtant il lui semblait se tenir face à une parfaite inconnue.
“C’est bon, j’ai dis que j’allais bien, répliqua un peu trop sèchement Aile de Chouette. Je veux me reposer maintenant.”
Sans attendre de réponse, elle fila devant sa mère, la plantant là sans explication. Au fond, elle n’avait pas menti. Sa dernière nuit de sommeil semblait remonter à plusieurs lunes tant elle était épuisée, et sa discussion de la matinée avec Plume de Hibou au sujet de Patte Givrée lui paraissait étrangement lointaine.
A présent, l’horizon s’était teint d’orange crépusculaire. Sur le seuil de la tanière des chasseurs, Aile de Chouette jeta un regard par-dessus son épaule vers son clan. Nerveux, Cœur Roux faisait des allers retour répétés vers sa tanière et revenait chaque fois avec une nouvelle plante, tandis que Croc Blanc examinait Queue de Mulot avec attention. Près de la pouponnière, Toile d’Araignée frotta sa truffe contre celle de sa compagne avant de prendre la tête d’une patrouille du soir censée vérifier que le Clan du Vent était hors du territoire du Clan du Tonnerre. Ce matin encore, Aile de Chouette était convaincue que tous les problèmes avaient disparu, et que le clan pourrait enfin profiter d’une belle saison. Mais ce soir, le moral des chats de la combe était au plus bas.
Comme elle l’avait craint, les mots de Poil de Hérisson tournaient dans sa tête comme des feuilles mortes emportées par un tourbillon. Même en fermant les yeux, la jeune chatte ne pouvait se défaire de l’image du guerrier ennemi qui lui avait adressé ces trois mots dans une sérénité royale. A ta mère. Aile de Chouette pouvait les entendre comme si elle était encore sur le champ de bataille. Mais pourquoi Poil de Hérisson aurait fait une quelconque promesse à Pelage de Cendre ?
Tant de questions la harcelaient qu’elle préféra les prendre une par une. Dans un premier temps, elle devait savoir comment les deux guerriers pouvaient se connaître, venant de deux clans différents. Quand elle était encore dans la pouponnière, Aile de Chouette avait déjà entendu des histoires de guerriers clan-mêlé nés de deux parents venant de différents clans. Peut-être que Poil de Hérisson et Pelage de Cendre avaient un lien quelconque leur permettant de se connaître.
Mais la guerrière repoussa vite cette idée, car les deux avaient un frère dans leur clan. Donc, ils se sont sûrement connus à une Assemblée avant notre naissance. Ils se seraient liés d’amitié, et Pelage de Cendre lui aurait demandé de ne jamais faire de mal à ses petits. Si elle trouvait cette théorie plausible, quelque chose coinçait à ses yeux. Elle n’avait jamais vu les deux guerriers discuter ni même s’adresser un regard pendant les Assemblées.
A force de puiser dans son imagination pour établir des théories, la fatigue finit par avoir raison de la chatte brune pâle. Ses paupières décidèrent de se fermer d’elles-mêmes, et elle sombra dans un sommeil agité. Dans ses rêves, des visions confuses de Poil de Hérisson, Pelage de Cendre, et même d’Étoile Charbonneuse s’entremêlaient. A travers un brouillard flou, elle les voyait se retrouver à la frontière, loin de leur camp respectif, pour s’échanger des paroles basses. Étoile Charbonneuse ne se doutait de rien. Elle voyait Poil de Hérisson murmurer des paroles à l’oreille de sa mère avec un air solennel, tandis que le ventre de celle-ci touchait presque le sol. Que ce soit un simple rêve ou autre chose, une vérité éclatante s’imposa aux yeux d’Aile de Chouette, une vérité qu’elle avait nié depuis le début et qu’elle se refusait d’admettre. Elle revoyait Poil de Hérisson la saluer lors de sa première Assemblée, toujours si gentil avec elle. Elle se rappelait qu’il était venu la voir pour lui présenter ses condoléances à la mort de Truffe d’Écureuil. Et surtout, elle le voyait esquiver ses attaques sans jamais tenter de lui infliger la moindre blessure.
Dans un sursaut, elle ouvrit les yeux sur une obscurité presque totale. Seule une lueur argentée éclairait l’entrée de la tanière des guerriers, qui était désormais remplis de chasseurs endormis. D’après le silence et la fraîcheur de l’air, minuit devait être proche.
Sans un bruit, Aile de Chouette se leva pour se poster sur le seuil de l’antre. Assise là, seule, elle leva la tête vers un fin croissant de lune. A sa grande surprise, Étoile Charbonneuse était posté sur la Corniche, surveillant son camp avec une angoisse palpable. Celui-ci agita les oreilles en direction de sa fille en guise de salut, qu’elle lui rendit. Est-il au courant ? ne put s’empêcher de se demander la guerrière. Désormais, le doute n’était plus possible. Le cœur brisé, la tête prise de vertige, Aile de Chouette se retrouvait confrontée à une vérité douloureusement inévitable : Poil de Hérisson était sans aucun doute son véritable père, faisant d’elle et ses frères des clans-mêlés.
Chapitre 20[]
"Tu aurais dû venir me voir tout de suite, ça s'est un peu infecté. Tu m'entends ?"
Aile de Chouette hocha machinalement la tête sans prêter attention aux réprimandes de Cœur Roux. En voyant sa nuque ensanglantée au matin, Plume de Hibou s'était empressé de prévenir son frère. Même si elle savait que ce moment viendrait, la femelle lui en avait voulu de l'avoir fait à sa place.
"Ça risque de piquer un peu, essaie de ne pas bouger." lui intima le guérisseur de sa voix si douce.
Malgré son avertissement, Aile de Chouette ne put réprimer une grimace quand il appliqua le cataplasme sur la plaie à vif. A quelques longueurs de queue de là, Fleur de Givre dormait profondément dans un nid de fortune, un bandage de feuille appliqué sur l'une de ses pattes arrières. Une souris, apportée par Poil de Musaraigne un peu plus tôt, était posée près d'elle.
"Tu n'as pas dit un mot depuis votre retour, hier, fit remarquer le mâle roux, brisant le silence qui s'était installé. Je me sens obligé de te poser la question : tu vas bien ?
- En pleine forme.
- Alors pourquoi agis-tu aussi... bizarrement ? Je m'attendais à ce que tu me racontes toute la bataille en détail.
- Il n'y a rien à raconter. Ils sont venus, nous les avons chassés, ça s'arrête là.
- Et ils étaient nombreux ? Qu'a dit Étoile de Pie ? Il y a eu des blessés chez eux ? Tu as croisé Tornade Fauve ? Toi qui rêvais de lui arracher les oreilles.
- Depuis quand ça t'intéresse ? Tu détestes les batailles.
- Peut-être, mais je m'intéresse à mon clan. Et pas la peine de prendre ce ton là, je voulais juste discuter."
Aile de Chouette se dandina d'une patte sur l'autre. Elle n'avait pas fait attention à la manière dont elle avait répondu à son ami, et s'en voulait. Le voir aussi blessé lui fit un petit pincement au cœur.
"Excuse moi Cœur Roux, je ne voulais pas le dire comme ça, miaula-t-elle, honteuse.
- C'est moi qui m'excuse, je suis un peu tendu, répondit le mâle en secouant la tête. Vous vous êtes retrouvé à trois contre tout un clan qui vous a attaqué par surprise, c'est normal que tu sois encore bouleversée." Il se recula, signe qu'il avait terminé son travail, et lui adressa un sourire amical. "Repose toi aujourd'hui, prends le temps qu'il faudra. Je suis sûr que le clan peut se passer de toi pour une journée.
- Tu plaisantes ? Tout le monde sait que je suis indispensable !"
Cœur Roux lui fit une petite pichenette sur l'épaule du bout de la queue avant de ranger ses remèdes. Au même moment, la barrière de fougère frémit et s'ouvrit sur une fourrure noire et épaisse. Le meneur du clan avait des yeux fatigués. En le voyant, Aile de Chouette ne put s'empêcher de regarder ailleurs, se souvenant de sa découverte de la nuit qui la hantait encore.
"Bonjour Aile de Chouette. Je n'ai pas eu le temps de venir te voir hier soir, tu dormais déjà quand je suis venu dans votre tanière, ronronna-t-il. Content de voir que Cœur Roux s'occupe de toi. Tu n'es pas gravement blessée ?
- Ça aurait pu être plus grave si Plume de Hibou ne m'avait pas averti, répondit Cœur Roux à sa place, au grand soulagement de la femelle. Elle guérira vite, mais il vaut mieux qu'elle reste au camp aujourd'hui, si ça ne te dérange pas.
- Bien au contraire, c'est ce que je suis venu lui demander.
- Comment ça ? intervint Aile de Chouette, dressant les oreilles.
- Comme vous le savez, nous n'avons plus qu'une seule apprentie, commença Étoile Charbonneuse après avoir cherché ses mots un instant. Et Nuage de Tournesol est encore un peu... Je vais la laisser tranquille pendant quelques jours. Comme vous êtes les guerriers les plus jeunes, tes frères et toi, je vais devoir vous demander de vous occuper des corvées. Ça ne te dérange pas ?
- Ça change quelque chose si ça me dérange ? ironisa Aile de Chouette d'un air faussement blasé.
- Absolument pas. Donc au travail, et plus vite que ça jeune guerrière !
- A tes ordres, mon chef !"
Étoile Charbonneuse passa un rapide coup de langue sur l'oreille de sa fille avec un ronron amusé. Avant de quitter la tanière, il lança par-dessus son épaule :
"Pelage de Ronce s'occupe de la pouponnière, et j'ai envoyé Truffe de Blaireau chercher de la mousse propre. Queue de Mulot dort encore, il s'est battu comme un véritable lion hier. Je te confie la tanière des anciens."
Après ce petit moment de complicité avec son père, Aile de Chouette se détendit. Pourtant, elle sentit comme des griffes lui arracher le cœur en le voyant disparaître vers la Corniche. C'est impossible. Je refuse qu'il ne soit pas mon père, ça ne peut pas être vrai. Ne rien pouvoir lui dire était la pire des tortures, et pourtant ce serait bien pire si elle parlait. Étoile Charbonneuse était un chef juste et compatissant, mais rien ne pouvait prédire sa réaction s'il apprenait que ses petits n'étaient pas les siens, mais ceux d'un guerrier ennemi.
Aile de Chouette remercia Cœur Roux, puis prit congé de son ami. Quelque chose au fond d'elle espérait qu'elle se soit trompé, que Poil de Hérisson mentait, que c'était une ruse pour s'enfuir. Mais alors pourquoi avait-il toujours été si gentil avec elle, comme s'il la protégeait ? Une seule personne pouvait confirmer ses craintes. Malheureusement, Pelage de Cendre n'était pas dans le camp. Traînant les pattes vers l'antre des anciens, elle se jura de confronter sa mère lorsqu'elle reviendra.
A la grande surprise d'Aile de Chouette, Aile Brisée était devant la tanière des anciens en train de discuter avec Graine d'Ortie. A son approche, toutes deux stoppèrent leur conversation pour la saluer.
"Alors, te voilà redevenue apprentie, Aile de Chouette ? la taquina Aile Brisée.
- Te voilà redevenue ancienne ? lui répondit-elle en guise de salut amical.
- J'ai laissé Patte Givrée s'occuper des petits, je voulais passer dire bonjour à Vieille Branche. Et à Graine d'Ortie et Poil de Musaraigne aussi bien sûr !
- Ne fais pas semblant Aile Brisée, je sais très bien que tu viens pour Vieille Branche, la rassura la vieille femelle noire. Dis lui de sortir de son nid, ça ne lui fera pas de mal. Et Aile de Chouette ne sera pas gênée pour s'occuper de la litière sale.
- Où est Poil de Musaraigne ? demanda cette dernière, remarquant tout juste l'absence du chat borgne.
- Je crois qu'il est parti aider ton frère à ramasser de la mousse. Être guerrier lui manque tellement qu'il demande lui-même à accomplir des tâches d'apprentis !"
Quelques instants plus tard, Aile Brisée réussit finalement à convaincre Vieille Branche de venir s'étendre sur le rocher plat d'où les anciens aimaient prendre le soleil. Graine d'Ortie resta à l'écart, prétendant vouloir leur laisser de l'intimité. Et parce qu'elle ne veut pas admettre qu'elle déteste Vieille Branche, devina Aile de Chouette, sans oser le dire tout haut.
Souhaitant rester occupée pour ne pas trop réfléchir, Aile de Chouette s'affaira à sortir toute la litière sale de la tanière. Aile Brisée semblait plus que ravie de bavarder avec son ancien camarade de tanière, qui ne montra aucun signe de joie.
"Vieille Branche est toujours vexé du départ d'Aile Brisée pour la pouponnière ? demanda la guerrière à Graine d'Ortie, faisant une pause dans sa tâche.
- Il n'est pas vexé, juste déçu je pense. Il s'est beaucoup attaché à elle.
- Et elle aussi, visiblement. Garde ça pour toi, mais je ne comprends pas comment elle peut passer du temps avec lui volontairement.
- Je ne comprends pas non plus, soupira la vieille chatte. Il n'était pas du tout comme ça, dans sa jeunesse, crois-moi. La tanière des anciens ne rend pas toujours les chats meilleurs.
- Étoile Charbonneuse dit qu'il s'appelait Branche Vive autrefois.
- C'est le cas. Il a demandé à changer de nom quand il a renoncé à sa vie de guerrier. Il était si dynamique à l'époque !"
Aile de Chouette se tortilla les moustaches. A le voir étendu ainsi, le poil emmêlé et le regard dur, il était difficile de l'imaginer plus jeune. Néanmoins, les cicatrices qui parcouraient son corps -principalement sa queue- témoignaient de son long passé de guerrier.
La tanière des anciens vidée de la mousse sale, Aile de Chouette alla s'asseoir à l'ombre en attendant que Truffe de Blaireau revienne avec de la litière propre. Elle avait rarement l'occasion de discuter avec Graine d'Ortie, et était ravie de profiter de l'instant. La pauvre ancienne haletait sous le soleil cuisant et sa fourrure noire. Heureusement, Épine de Sapin s'était porté volontaire pour mener une patrouille jusqu'au lac afin de ramener de l'eau pour le clan.
D'un pas enjoué et la queue dressée bien haute, Bois de Chêne proposa à Jolie Moustache de partager un merle avec lui. Celle-ci fit onduler sa queue en ronronnant. Aile de Chouette plissa les yeux ; elle ne les avait jamais vu si proches. Par réflexe, elle jeta un œil vers la pouponnière où Patte Givrée tentait tant bien que mal de rassembler les chatons d'Aile Brisée. Jamais je n'aurais confié même une griffe à Patte Givrée, Aile Brisée est folle, se dit-elle avec une grimace. Je me demande comment elle pourrait être une mère convenable si elle n'adresse même pas la parole à sa famille. Mais ce qui l'étonnait le plus, c'était son indifférence face à la proximité entre Bois de Chêne et Jolie Moustache.
"Toi aussi tu as remarqué leur rapprochement ? ronronna Graine d'Ortie près d'elle.
- Tu crois que Patte Givrée a remarqué ?
- Quel est le rapport avec elle ?
- Eh bien... C'est évident, non ? Bois de Chêne est forcément le père de ses petits."
La vieille chatte sembla réfléchir un instant, avant d'éclater d'un rire sec. Aile de Chouette en fut un peu vexée, mais n'en montra rien.
"Bois de Chêne ? Quelle idée !
- Ce n'est pas impossible. Ils se connaissent depuis longtemps, insista la guerrière dans un haussement d'épaule.
- Je connais Patte Givrée depuis longtemps, et je peux t'assurer qu'elle ne sera jamais la compagne de Bois de Chêne. Il est bien trop fougueux, et parle trop. Tout son opposé. Il serait bien mieux avec Jolie Moustache.
- Mais qui pourrait être le père, sinon lui ?
- Ça ne regarde qu'elle. Le plus important est qu'elle soit en bonne santé."
Aile de Chouette ne put cacher sa déception. Patte Givrée ne lui inspirait pas confiance, et désormais, elle commençait à douter de sa loyauté. Si elle ne veut pas parler du père, peut-être qu'il ne vient pas du Clan du Tonnerre... Par le Clan des Étoiles, Étoile Charbonneuse accepterait d'avoir des chatons clans-mêlés, voire pire... Des chats domestiques ! Elle grimaça et se força à regarder ailleurs, dégoûtée de sa camarade.
"Tiens... On dirait que quelqu'un n'aime pas les voir si proches."
En effet, Graine d'Ortie disait vrai. Non loin, Plume de Grive observait les deux guerriers d'un regard nostalgique à fendre le cœur.
"Tu sais pourquoi ça n'a pas marché entre eux ? lui demanda Aile de Chouette.
- L'amour est impossible à comprendre, soupira celle-ci. Surtout quand il touche de jeunes cœurs comme eux.
- Je suis bien contente d'y avoir échappé alors, plaisanta la guerrière.
- Tu es sûre de ça ?"
Graine d'Ortie lui lança un regard complice. J'ai encore manqué une occasion de me taire, songea Aile de Chouette. La femelle noire reprit d'une voix plus basse.
"Tu es sûre qu'il n'y a pas un certain guerrier qui fait chavirer ton cœur ?
- Absolument sûre. Tout ceci ne m'intéresse pas.
- Peut-être, mais ça ne se contrôle pas. Pourquoi résister ?
- Pourquoi tout le monde me parle de ça ? s'agaça la femelle pâle.
- Parce que Plume de Hibou en souffre, il n'y a que toi qui ne le vois pas. C'est cruel de lui faire miroiter une amitié alors que tous les deux, vous voulez plus que ça. Et ne me parle pas de Fleur de Givre, ajouta-t-elle alors qu'Aile de Chouette allait répliquer. Elle ne lui adresse même plus un regard depuis qu'il la repoussé.
- Je n'y suis pour rien. Je ne lui ai rien demandé."
Graine d'Ortie poussa un long soupir frustré, comme si elle expliquait le code du guerrier à un chaton qui refusait d'écouter.
"Explique moi juste une chose : pourquoi refuses-tu de t'admettre la vérité à toi-même ?
- Parce que..." Elle tenta une échappatoire, mais céda. "Parce que ça me fait peur, voilà ! Tu es contente ? Plume de Hibou est mon ami, et je l'apprécie comme ça. Je ne veux pas risquer que quelque chose change, je ne veux pas perdre mon ami. Et puis, moi je suis très bien comme ça.
- Si tu n'essaies rien, tu finiras par le perdre de toute façon. Il ira voir ailleurs, et tu le regretteras toute ta vie. Si tu veux mon avis, il vaut mieux avoir des remords que des regrets.
- Alors je le regretterai ! Mais je n'ai pas le temps pour ces choses-là, surtout pas maintenant. Et puis, je ne vois pas pourquoi c'est indispensable d'avoir un compagnon et des chatons. Une guerrière a plus de valeur que ça, non ? Regarde toi, tu n'as pas de compagnon et tu n'es pas malheureuse, au contraire ! Tu es une chatte forte et indépendante, tu n'as pas besoin d'un mâle pour t'épauler."
Le regard de Graine d'Ortie changea radicalement, si bien que Aile de Chouette eut peur d'avoir dit quelque chose de mal. Son air compatissant et doux se changea pour devenir dur. Ses yeux se réduisirent à deux fentes, et elle remua vivement les moustaches.
"Écoute moi bien jeune guerrière : tu ne le sais peut-être pas, mais j'ai eu un compagnon. Avec lui, j'ai eu deux merveilleux chatons, deux mâles qui étaient toute ma vie. Alors oui, aujourd'hui je suis seule, mais moi au moins j'ai vécu. J'ai aimé, j'ai perdu, j'ai pleuré. Et j'ai continué à vivre. Retiens bien une chose : tu n'es pas moi, Aile de Chouette. Et si tu continues à agir de la sorte, tu ne le seras jamais."
Chapitre 21[]
A la fin de la journée, Aile de Chouette ruminait toujours. Recevoir des conseils de la part d'une ancienne qui ne connaissait rien d'elle la frustrait. Au moins, dans la forêt, ses camarades la laissaient tranquille. Après avoir changé la litière des anciens, elle s'était vu contrainte de chercher leur tique. Grâce au Clan des Étoiles, Graine d'Ortie n'en avait pas et ne lui avait plus adressé la parole depuis leur discussion de la matinée.
En cette fin d'après-midi, la jeune guerrière avait décidé de prendre un peu l'air dans les bois, où personne ne pouvait lui reprocher de ne pas encore être dans la pouponnière. Je suis une guerrière, pas un ventre sur patte qui ne sert qu'à produire des futurs guerriers, fulminait-elle. Ce n'est pas juste ! D'un puissant coup de patte, elle envoya rouler une pomme de pin à une longueur de renard d'elle, qui vint se fracasser contre un rocher.
Sans destination précise, elle continua de marcher d'un pas pressé. Elle remarqua que ses griffes étaient sorties seulement quand des feuilles commencèrent à s'y accrocher. Dans un grommellement, elle se secoua ses pattes pour s'en débarrasser. Ce soir, même l'air pur et le calme de la forêt ne parvenait pas à la détendre. Malgré toutes ses tentatives, elle finissait toujours par repenser aux mêmes choses. Patte Givrée et son compagnon secret, Graine d'Ortie et ses leçons de morale, Plume de Hibou et son regard si tendre, Queue de Mulot et ses étranges escapades nocturnes... et surtout, Pelage de Cendre et ses secrets.
Finalement, Aile de Chouette se retrouva face à face avec le Vieux Chêne, un immense arbre sur lequel les apprentis apprenaient à grimper. Il y a encore quelques lunes, elle avait détesté Truffe d'Écureuil pour l'avoir forcé à grimper le chêne pendant des après-midi entières.
Ses sens en alerte, elle s'approcha doucement de l'arbre, puis leva la tête. Les branches chargées de feuilles vertes l'empêchaient de voir la cime, qui lui semblait inatteignable. Se balançant au rythme du vent, les feuilles semblaient narguer la guerrière depuis leur grande hauteur. Comme pour répondre à leurs moqueries silencieuses, Aile de Chouette cracha, les oreilles couchées en arrière, et planta ses griffes dans l'écorce du tronc.
Désormais plus grande et plus agile qu'à l'époque, l'escalade lui parut étrangement rapide. En quelques sauts, elle était déjà à plusieurs longueurs de queue du sol, perchée sur une des branches les plus larges. Elle s'allongea prudemment en laissant sa queue se balancer dans le vide. De son perchoir, elle pouvait apercevoir le lac.
Le matin même, Truffe de Blaireau s'était empressé de partager leur découverte de la veille avec Étoile Charbonneuse au sujet des proies qui continuaient de boire l'eau du torrent. Désormais, les patrouilles avaient pour ordre d'éviter de chasser de ce côté du territoire. Finalement, c'est l'eau qui nous aura volé une partie de notre territoire, pensa Aile de Chouette en posant la tête sur ses pattes avant.
Quelques instants plus tard, elle entendit des voix familières s'approcher. Lever la truffe ne fut même pas nécessaire pour reconnaître celle de Queue de Mulot, dont la voix pouvait sans doute porter jusqu'à l'autre rive du lac. Il était évident qu'il était accompagné de Pelage de Ronce et Truffe de Blaireau, comme toujours. La fourrure blanche et noir de ce dernier entra bientôt dans le champ de vision de la femelle.
"C'est fou de disparaître comme ça, elle n'a pas pu aller bien loin..." marmonna-t-il.
Les trois guerriers passèrent devant le Vieux Chêne sans même lever la tête. D'un geste lent et calculé, Aile de Chouette poussa une noisette vers le sol. Celle-ci atterrit pile entre les oreilles de Queue de Mulot, qui secoua la tête en grommelant.
"Tiens, il pleut des noisettes, le railla Pelage de Ronce.
- Les écureuils pourraient ranger leur nourriture dans un endroit où elle ne risque pas de nous tomber dessus, marmonna le mâle brun.
- C'est drôle, tu n'es pas le premier à me comparer à un écureuil, lança Aile de Chouette, qui pouffa en voyant ses frères lever les yeux vers elle dans un même mouvement.
- Tu aurais pu nous dire que tu étais là ! l'accusa Queue de Mulot, ignorant sa remarque.
- Qu'est ce que tu fabriques là haut ? demanda à son tour Truffe de Blaireau. Descends !
- Et pourquoi faire ? Je suis bien là. Vous n'avez qu'à monter.
- Nous sommes trois au sol, tu es la seule dans l'arbre. Logiquement, c'est à toi de nous rejoindre." insista-t-il alors que Queue de Mulot avait déjà commencé à s'agripper à l'écorce.
Aile de Chouette ravala un soupir, puis se leva péniblement. En prenant tout son temps, elle étira ses pattes avant en courbant l'échine jusqu'à sentir ses muscles se tendre. Puis, en quelques bonds, elle revint au sol dans un atterrissage formidable, avant de se lécher le poitrail.
"Pas la peine de faire la fière, n'importe quel apprenti aurait pu le faire ! renifla Queue de Mulot.
- Je sais. C'est toi qui n'aurait pas su le faire."
Son frère lui lança un coup d'épaule amical avec un air faussement contrarié. Voir ses frères rassemblés tous ensemble réchauffa le cœur nerveux de la guerrière, qui ne put retenir un léger ronron.
"Tu disais tout à l'heure vouloir nous parler, alors nous voilà ! lui rappela Pelage de Ronce avec une pichenette sur l'oreille. Tu voulais nous dire quelque chose ?"
A présent qu'elle était face à eux, et qu'ils attendaient une explication, Aile de Chouette ne trouvait plus ses mots. Elle se sentait obligée de parler de Poil de Hérisson à ses frères, car la situation les concernait aussi, mais elle craignait leur réaction. En particulier celle de Truffe de Blaireau, qui risquait de ne jamais pardonner à Pelage de Cendre.
Alors qu'ils s'impatientaient, elle rassembla son courage et décida de tout leur avouer. Elle leur raconta sa première rencontre avec Poil de Hérisson, et toutes les autres fois où il était venu lui parler. Quand elle parla de la bataille et des mots prononcés par le guerrier du Clan du Vent, les yeux de Pelage de Ronce s'agrandirent d'un coup, au contraire de ceux de Queue de Mulot qui se plissèrent. A ta mère, se répéta Aile de Chouette rien que pour elle. Enfin, elle leur détailla sa théorie, qui selon elle était la seule plausible.
"En effet, tu as bien fait de nous en parler, miaula Pelage de Ronce en inclinant la tête sur le côté. Il n'a rien dit d'autre ?
- Rien du tout. Après ça, il s'est enfui.
- Les chats du Clan du Vent sont des menteurs. Ils pourraient dire n'importe quoi du moment que la situation tourne à leur avantage, marmonna Truffe de Blaireau, sûr de lui.
- Donc tu n'y crois pas ?
- Absolument pas. Pelage de Cendre n'aurait jamais trahi son clan, et sûrement pas pour un guerrier du Clan du Vent.
- Et elle n'a d'yeux que pour Étoile Charbonneuse, ça crève les yeux, ajouta Queue de Mulot dont la queue trahissait sa perplexité.
- Aujourd'hui peut-être, mais à l'époque..., déglutit Aile de Chouette.
- Fais moi confiance, et oublie Poil de Hérisson, l'interrompit le mâle noir et blanc. Tu te fais du mal inutilement. Il voulait trouver un moyen de s'enfuir comme un lâche, alors il a inventé une histoire.
-C'est ce que j'ai pensé aussi au début, mais aux Assemblées...
- Je suis de l'avis de Truffe de Blaireau, cette histoire ne fait aucun sens, déclara Pelage de Ronce en posant la queue sur l'épaule de sa sœur. Ne t'inquiète pas, notre sang est purement et simplement celui du Clan du Tonnerre !
- Vous avez sans doute raison, concéda la femelle. Mais avouez que ça aurait pu être vrai !"
Gênée, cette dernière gratta la terre du bout de ses griffes. Comment ai-je pu douter de Pelage de Cendre ? Ma propre mère ? se maudit-elle en s'acharnant sur la terre. Elle n'aurait jamais été si pressée de se battre si elle avait de l'affection pour Poil de Hérisson. Aile de Chouette avait sûrement besoin de l'entendre de la bouche de ses frères pour comprendre que le guerrier avait menti.
"Je vous aurais bien proposé de chasser un peu avant de rentrer, mais chasser est devenu dangereux paraît-il, grimaça Pelage de Ronce en frémissant des oreilles.
- La saison des feuilles vertes est censée être la plus giboyeuse. Je suis sûr que le Clan des Étoiles se moque de nous, ajouta sa sœur.
- Le Clan des Étoiles fait sûrement tout son possible pour nous, mais ils n'étaient peut-être pas au courant pour le poison, réfléchit tout haut Truffe de Blaireau, pensif. Ou peut-être qu'ils concentrent leurs efforts pour que le lac reste épargné.
- Dites-vous que nous ne sommes pas les seuls à en baver, intervint Queue de Mulot avec un air malicieux. Le Clan du Vent souffre autant que nous du poison. Sans parler du Clan de la Rivière. Les poissons se font rares.
- Se comparer aux autres ne rend pas les choses plus faciles.
- Pelage de Ronce a raison. Par exemple, Queue de Mulot compare tellement ses capacités aux miennes qu'il se rend compte à quel point il est minable."
Piqué par le défi, Queue de Mulot se mit en position du chasseur, le regard planté dans la fourrure de Truffe de Blaireau. Celui-ci lui lança un regard de défi avant de détaler, bientôt imité par le guerrier brun. Pelage de Ronce et Aile de Chouette haussèrent les épaules avant de les suivre, habitués à leurs chamailleries depuis leur naissance.
Chapitre 22[]
Après toutes ses lunes de canicule et de crainte, le Clan du Tonnerre pensait le pire passé. Pourtant, le soir-même, les félins ne purent que constater, impuissants, que les grandes chaleurs étaient de retour. Le soleil avait déjà disparu depuis longtemps, et pourtant il faisait aussi chaud dans la combe qu'à midi. Les trois chatons d'Aile Brisée haletaient devant leur mère impuissante, qui ne produisait pas assez de lait pour les nourrir suffisamment. Toile d'Araignée repartait encore vers le lac avec une grosse boule de mousse sèche alors qu'Aile de Chouette partait se coucher. Tant que ça concerne sa compagne et ses chatons, rien ne pourra l'épuiser, admirait-elle en voyant son camarade quitter le camp ventre à terre.
A l'intérieur de l'antre des guerriers, l'air était désagréablement lourd et étouffant. Aile de Chouette remerciait le Clan des Étoiles pour ses poils courts. Les chats ayant un pelage plus long, comme Queue de Mulot ou Feuille d'Aubépine, souffraient plus que les autres des grandes chaleurs. Le mâle au poil brun avait eu l'idée de se tremper les pattes dans le lac avant d'aller se coucher, mais celles-ci avaient déjà séché avant même qu'il ne revienne au camp.
Tentant d'ignorer les mouches qui lui tournaient autour et ses camarades qui ne cessaient de se retourner dans leur nid, Aile de Chouette ferma les yeux, espérant trouver le sommeil.
Celui-ci peinait à venir. Si bien que, après une durée inconnue mais interminable à tenter de trouver une bonne position et à rêver d'eau fraîche, Aile de Chouette rouvrit les yeux, la queue frétillant de frustration. Ses coussinets étaient humides tant la chaleur était intenable. Encore une fois, certains guerriers, comme Plume de Grive, Jolie Moustache et Toile d'Araignée, avaient choisi de dormir à la belle étoile.
La jeune guerrière ne s'étonna même pas de trouver le nid de Queue de Mulot vide et froid. Finalement, c'est lui qui a raison, se dit-elle en s'étirant le plus discrètement possible. Il doit faire bien plus frais dans la forêt, c'est une bonne idée d'y passer la nuit. Se doutant qu'elle ne pourrait pas se rendormir si elle restait dans une tanière où chaque inspiration était un défi, elle décida d'emprunter à nouveau le passage secret de son frère pour sortir du camp.
A peine fut-elle sortie de la tanière qu'une légère brise traversa son pelage comme une douce toilette que pouvait faire une chatte à son chaton. Elle en profita pour prendre une grande inspiration, satisfaite de constater que l'air était plus léger, ici. Désormais, elle connaissait parfaitement le chemin que prenait son frère lors de ses promenades. Marcher à nouveau dans ses pas lui procura un petit frisson en se rappelant de la bataille qui avait eu lieu la dernière fois qu'elle avait suivi cette route.
Une odeur désagréable d'algues et de poissons flottait dans l'air. Aile de Chouette fronça le museau. Pendant cette saison, elle évitait le lac à cause des odeurs qu'il renvoyait. Comment le Clan de la Rivière peut-il supporter ce parfum quotidiennement ? se demanda-t-elle en se concentrant sur les parfums de la forêt. Ces chats ne sont vraiment pas comme nous. S'éloignant de quelques pas, elle chercha le meilleur moyen de surprendre son frère.
"Aïe !"
Aile de Chouette sursauta. Dans la nuit noire, perdue dans ses réflexions, elle n'avait même pas remarqué qu'elle avait heurté quelque chose, se cognant la tête la première. Cette chose aurait pu être un arbre si elle n'avait pas réagit avec un "aïe" d'une voix claire et surprise.
"Queue de Mulot ? C'est toi ? chuchota Aile de Chouette, comme si elle craignait que quelqu'un les surprenne.
- Qui veux tu que ce soit ? grogna le guerrier en clignant des yeux. Tu m'as démoli le museau !
- Excuse-moi, je ne t'avais pas vu. Ni senti, d'ailleurs."
Clignant des yeux pour s'habituer à l'obscurité, Aile de Chouette discerna enfin son frère. Celui-ci tournait la tête frénétiquement de droite à gauche et semblait inquiet.
"Tout va bien ? On dirait que tu as vu un blaireau.
- Oui, ça va... Je ne m'attendais pas à te croiser ici. Que fais-tu là, d'ailleurs ?
- Je n'arrivais pas à dormir, je voulais te rejoindre car je pensais que tu avais trouvé un coin frais pour dormir... Tu t'es baigné dans le lac ou quoi ? Tu sens vraiment mauvais !
- Quelle idée de cervelle de souris ! Je me suis simplement trempé les pattes. Et tu ne t'es pas senti !
- Tu m'étonnes que je ne t'ai pas senti arriver, tu sens comme... comme le Clan de la Rivière. réalisa Aile de Chouette, loupant un battement de cœur.
- N'importe quoi."
La femelle plissa les yeux. Il y avait quelque chose d'étrange dans le comportement de Queue de Mulot. Il semblait gêné de se retrouver face à sa sœur et fuyait son regard comme s'il aurait préféré ne pas la croiser. Sa queue, ne tenant pas en place, mimait un balancier irrégulier, de la même manière que ses oreilles. Queue de Mulot fit mine de contourner sa sœur pour reprendre sa route, mais celle-ci l'en empêcha, réalisant soudain un détail qui lui avait échappé.
"Comment tu sais que les poissons manquent au Clan de la Rivière ? Je ne me souviens pas avoir entendu Étoile Gelée en parler. Et de manière générale, je l'imagine mal avouer que son clan est en position de faiblesse.
- Eh bien... Je n'en suis pas sûr, mais c'est logique. Tu vois comme le torrent a disparu à cause de la sécheresse ? Tous les ruisseaux de leur territoire doivent être asséchés, en ce moment.
- Tu paraissais bien sûr de toi pourtant, insista-t-elle en plissant les yeux. Tu nous cache quelque chose.
- Ta confiance en moi m'impressionne ! Que vas-tu t'imaginer encore ? Tout à l'heure tu pensais que nous étions des clans-mêlés, et maintenant tu crois que je suis un traître ! Cesse donc de voir le mal partout.
- Pourquoi tu t'énerves ? Je ne fais que partager mes impressions. Si tu prends ce ton là, c'est qu'elles sont vraies, d'ailleurs.
- Ça suffit ! Laisse moi rentrer au camp, j'aimerais dormir.
- Donc tu n'étais pas sorti pour dormir, tu avais autre chose en tête. Quelque chose qui..." Elle s'interrompit tandis qu'un souvenir refaisait surface dans sa mémoire. "Quand nous étions apprentis, tu m'avais déjà accusé de te prendre pour un traître. Et tu avais fini par avouer t'être attaché à une apprentie, Nuage de Jonc...
- Poil de Jonc, corrigea le guerrier brun immédiatement, avant de pousser un soupir vaincu.
- Par le Clan des Étoiles Queue de Mulot, dis-moi que ce n'est pas ce que je pense. Pitié, dis-moi que je me trompe !"
Sa voix était devenue presque implorante. Si ses doutes se confirmaient, elle n'était pas sûre de pouvoir lui pardonner. Queue de Mulot s'immobilisa un instant, le regard planté loin vers le lac, avant de prendre un air de chien battu. Ses yeux jaunes et brillants ressemblaient à ceux d'un chaton ayant fait une bêtise et n'osant pas l'avouer. Si son cœur ne battait pas la chamade, Aile de Chouette aurait pu en rire.
"S'il te plait, ne me juge pas..., s'étrangla Queue de Mulot en évitant son regard. Mais... je l'aime, je n'y peux rien...
- Mais tu as des abeilles dans la tête ? Tu as vraiment cru pouvoir avoir une histoire avec une chatte ennemie ? s'écria sa sœur en faisant les cent pas devant lui.
- Ce n'est pas mon ennemie !
- Bien sûr que si, tu es juste trop aveugle pour le comprendre ! Ton cœur ne peut pas appartenir à deux clans différents. En la choisissant elle, tu renies ta propre famille !
- Je n'ai renié personne ! J'ai essayé de l'oublier, vraiment, tu dois me croire. Mais c'était déjà trop tard...
- Arrête ça, tu me dégoûtes ! J'avais confiance en toi, comme tout le Clan du Tonnerre. Je pensais que tu avais les épaules pour devenir chef un jour, alors que tu trahis ton clan depuis... Depuis combien de temps ça dure, ton petit jeu ? Tu la retrouves toutes les nuits ici, à la frontière ?
- Non pas toujours, parfois on va du côté du Clan de l'Ombre pour éviter les soupçons. Et...
- Attends, ça fait plusieurs lunes que Étoile de Fougère et Étoile de Pie nous accusent, nous et le Clan de la Rivière, d'empiéter sur leur frontière. Alors que c'était pas qu'une invention ? C'était vous depuis le début !
- Laisse moi t'expliquer..."
S'il n'avait pas été de sa famille, Aile de Chouette aurait volontiers sauté sur Queue de Mulot. Elle le savait égoïste, mais pas au point de mettre son clan dans une telle situation. Au fond, son air perdu et coupable lui fit comme un pincement au cœur. Elle ne l'avait jamais vu aussi vulnérable.
"Alors l'attaque du Clan de l'Ombre et celle du Vent, c'était de votre faute ! l'accusa-t-elle en haussant encore la voix, folle de rage. Tu as vu ce qui est arrivé à Vent Gris à cause de toi ? Et à Poil de Musaraigne ? Tu lui as gâché sa vie ! Même Cœur de Lichen serait encore en bonne santé sans toute cette histoire ! A aucun moment tu t'es dit que ça allait trop loin ?
- Je n'aurais jamais pu deviner ce qui allait se passer, je n'ai jamais voulu faire de mal à personne ! On en a longuement discuté après l'attaque, j'ai dit à Poil de Jonc que c'était une mauvaise idée et que je ne voulais pas mettre mon clan en danger. Mais... Elle est revenue vers moi très vite car je lui manquais. Et elle me manquait aussi, alors...
- Ah bien sûr, donc ce n'est pas ta faute, comme c'est facile !
- S'il te plait, tu as toutes les raisons du monde de t'énerver mais évite de crier...
- Parce que c'est tout ce qui t'importe, de conserver ton petit secret." ironisa Aile de Chouette d'un air dédaigneux.
Queue de Mulot chercha ses mots un instant, puis secoua la tête en fronçant les sourcils, l'air déterminé à ne pas se laisser faire.
"Moi au moins, j'ai choisi d'agir et de suivre mon coeur, se défendit-il. Ça fait combien de temps que tu lorgnes sur Plume de Hibou en fuyant la queue entre les pattes quand il vient vers toi ?
- Ne change pas de sujet, grogna la guerrière entre ses dents, les oreilles couchées en arrière.
- C'est facile de me reprocher mon histoire alors que tu n'es même pas capable d'assumer tes sentiments. Au fond, tu es juste incapable d'accepter que je sois heureux avec quelqu'un !
- Tu... Tu es le pire cœur de renard que ce clan ait connu ! Très bien, continue à voir ta compagne en cachette et à déclencher des guerres inutiles. Quand quelqu'un mourra, peut-être que tu réagiras. Mais bon, ton histoire d'amour et ton petit bonheur personnel valent bien une vie ou deux, non ? Surtout une vie du Clan du Vent." Aile de Chouette lui tourna le dos sur cette dernière phrase et fit mine de repartir, avant de lancer une dernière phrase derrière son épaule. "J'ai hâte de voir comment réagira Truffe de Blaireau, au fait. Tu peux t'estimer heureux que je ne t'ai pas arraché les oreilles, il ne sera peut-être pas aussi clément.Non s'il te plait ! Excuse-moi Aile de Chouette, il ne doit rien savoir !" implora le mâle brun en tentant de rattraper sa sœur qui courait déjà dans la forêt.
Heureusement pour cette dernière, il abandonna rapidement la course et se laissa distancer. S'il continua de lui demander de garder le secret, Aile de Chouette ne l'entendit pas. La jeune guerrière ne pouvait plus le regarder en face, ni même entendre sa voix. Quelque chose s'était brisé en elle, comme si Queue de Mulot était soudain devenu un inconnu. Il est inconscient. Et à cause de lui, nous sommes entourés d'ennemis à présent. Étoile Charbonneuse doit savoir. Aile de Chouette n'avait jamais aimé jouer les espions, mais elle voulait à tout prix faire payer sa trahison à son frère. Si la meilleure manière de lui faire réaliser ses actes était de tout raconter à son père, qu'il en soit ainsi. Ce n'était pas juste que Queue de Mulot puisse transgresser le code du guerrier impunément alors que le reste du clan s'efforce à le respecter à la lettre. Si les hors-la-loi ne sont pas punis, à quoi servent les règles ?
A bout de souffle, Aile de Chouette stoppa sa course à l'entrée du passage qui menait à la tanière des guerriers. L'idée de retourner se coucher près de ses camarades comme si de rien n'était la fit grimacer, sans compter la chaleur qui régnait à l'intérieur. Après un bref instant de réflexion, elle fit demi-tour et retourna dans la forêt, cherchant un coin tranquille et confortable. Une chouette hulula au loin, faisant résonner son cri entre les arbres silencieux qui dressaient leurs branches vers la Toison Argentée. Le Clan des Étoiles savait-il les agissements de Queue de Mulot depuis le début ? se surprit-elle à se demander. D'après Pelage de Cendre, les ancêtres des chats des clans veillaient sur eux depuis la Toison Argentée et les protégeaient.
Mais ces derniers temps, Aile de Chouette ne sentait pas son clan en sécurité. Peut-être que leurs pouvoirs n'étaient pas infinis, et qu'ils font tout leur possible pour les aider. Sans le Clan des Étoiles, peut-être le Clan du Tonnerre aurait-il déjà disparu. S'ils voient tout, ils sont forcément au courant. Et s'ils communiquent avec les guérisseurs à chaque demi-lune... Est-il possible que Cœur Roux soit au courant depuis tout ce temps ? La trahison de son frère était déjà d'un tel choc qu'elle ne pouvait imaginer que son meilleur ami ait pu lui cacher la vérité.
La queue traînant dans la terre, la jeune femelle s'arrêta devant un grand chêne dont les racines imposantes entouraient un petit creux. D'un geste brusque et maladroit, elle arracha trois bouts de mousse du tronc de l'arbre en faisant crisser ses griffes contre l'écorce. Puis, après les avoir rapidement disposés dans le creux, elle s'installa dans son nid de fortune en fulminant, déterminée à faire payer la trahison de son frère.
Chapitre 23[]
Aile de Chouette fut réveillée par un violent coup de patte dans les côtes. Par réflexe, elle grogna à Truffe de Blaireau d'arrêter de bouger dans son sommeil. En entendant des rires autour d'elle, elle se rappela soudainement qu'elle n'était pas dans la tanière des guerriers, mais dans la forêt. Les oreilles brûlantes de honte, elle ouvrit les yeux et se leva en reconnaissant Museau Tigré -qui l'avait réveillé-, Plume de Grive et Épine de Sapin.
"Euh... Bonjour à vous, bailla la guerrière brune pâle en se léchant le poitrail. Vous me cherchiez ?
- Pas du tout, nous venons de partir pour la patrouille de l'aube, répondit Museau Tigré, une pointe de moquerie dans la voix. Bien dormi ?
- J'avais trop chaud dans la tanière, marmonna Aile de Chouette pour sa défense.
- Et ce n'est pas aujourd'hui que ça va s'améliorer." soupira Épine de Sapin en levant la tête vers le soleil déjà éclatant en ce début de matinée.
Personne ne répondit à sa remarque, mais ses camarades étaient tout aussi inquiets que lui. Autour d'eux, la forêt était méconnaissable. Les feuilles des arbres, habituellement d'un vert éclatant, étaient ternes et desséchées, certaines pendantes comme des chauves-souris. Le sous-bois, d'ordinaire frais et ombragé, avait perdu sa verdure. Les fougères étaient rabougries, et les mousses, d'habitude si moelleuse sous les pattes, étaient devenues rugueuses et friables, si bien qu'Aile de Chouette en avait encore des morceaux accrochés à sa fourrure.
Le sol était jonché de feuilles mortes et de brindilles craquantes, rappelant la saison des feuilles mortes. Mais le plus étrange, c'était le calme oppressant qui régnait, témoin de l'absence d'oiseau et de gibier. Aile de Chouette leva la tête, observant le soleil déjà haut dans le ciel, cherchant désespérément des nuages. La canicule semblait interminable, et la forêt toute entière en souffrait.
"Je peux me joindre à vous ? proposa-t-elle en secouant la tête. Ça va me réveiller.
- Bien sûr ! Étoile Charbonneuse veut un rapport sur le torrent et s'assurer que le Clan du Vent reste chez lui." informa Plume de Grive avec un ton un peu trop joyeux, presque forcé.
En réalité, Aile de Chouette était ravie de profiter de la patrouille pour retarder son retour au camp. Malgré sa nuit agitée, elle n'avait pas encore décidé de la manière dont elle allait annoncer la nouvelle à son père.
Malheureusement, même quand le petit groupe prit le chemin du retour, la situation n'avait pas évolué d'un poil. Lorsqu'elle pénétra dans la combe, le clan s'animait lentement. Aile Brisée surveillait ses petits qui commençaient à jeter des coups d'œil curieux vers l'extérieur de la pouponnière, tandis que Patte Givrée était probablement encore en train de se morfondre dans un coin de la tanière. Depuis que celle-ci est devenue une reine, elle était encore plus distante.
Le cœur d'Aile de Chouette se serra quand elle aperçut le chef de clan échanger joyeusement avec Vent Gris sur le seuil de son antre. Il a l'air de bonne humeur, pour une fois... Quelle cruauté de devoir lui gâcher ça. Il y a longtemps qu'elle n'avait pas vu son père en aussi bonne forme. En attendant qu'il finisse sa conversation avec le lieutenant, elle s'assit dans un coin à l'ombre et commença sa toilette. Dormir dans la forêt avait aussi ses inconvénients, sa fourrure pouvait en témoigner.
La guerrière sentit ses membres la démanger en voyant Queue de Mulot sortir de la tanière des guerriers d'un pas traînant. Il marchait lentement, la tête et les oreilles baissées, la queue laissant une fine trace de son passage dans la poussière. Même Truffe de Blaireau fut surpris de le voir dans cet état et n'osa pas lui adresser la parole. Pelage de Ronce et Jolie Moustache, qui partageaient une grive, lui proposèrent de les rejoindre, mais le guerrier au poil brun déclina d'un détournement de regard, à leur grande surprise. Il essaie de passer pour la victime pour que je le prenne en pitié, devina Aile de Chouette avec dégoût. Mais je ne compte pas me faire avoir, il doit assumer ce qu'il a fait ! Ce n'est pas maintenant qu'il doit réfléchir aux conséquences. Déterminée à punir son insouciance et son imprudence, elle regarda ailleurs en dressant fièrement la tête.
Après une attente semblant interminable, Vent Gris s'inclina respectueusement devant Étoile Charbonneuse avant de se diriger vers la tanière des guerriers où dormait probablement Cœur de Mousse, non sans jeter un rapide coup d'œil vers le repère des apprentis. Aile de Chouette ravala une grimace en imaginant Nuage de Tournesol se morfondre, seule dans sa grande tanière. Malgré le caractère de l'apprentie, la guerrière avait de la peine de constater que personne, à part ses parents, n'était venu la consoler ni la soutenir. N'ayant aucune envie de partager la moindre discussion avec elle, Aile de Chouette attendait que quelqu'un d'autre ne se dévoue à aller la voir.
Enfin, elle prit une grande inspiration, se passa un dernier coup de langue sur le poitrail, puis força ses pattes à la diriger vers son père, qui la salua d'une ondulation de la queue en la voyant s'approcher. En chemin, Aile de Chouette aperçut Queue de Mulot du coin de l'œil qui la suivait du regard. Elle se garda néanmoins de lui rendre son regard.
"Bonjour Aile de Chouette, lui miaula le meneur. Apparemment tu as dormi à la belle étoile cette nuit ?
- Oui, je voulais... J'avais besoin de réfléchir.
- Ce n'était pas un reproche, loin de là. Je sais que tu préfères t'isoler quand quelque chose ne va pas."
Aile de Chouette dévisagea son père, attendant qu'il continue, mais il n'en fit rien et se passa une patte derrière l'oreille.
"Tu ne me demandes pas ce qui me tracasse ? demanda-t-elle enfin, se dandinant d'une patte sur l'autre.
- Je ne compte pas le faire, non, assura le matou noir avec un rire inattendu. Je te connais. Si tu veux m'en parler, tu le feras. Tes problèmes personnels ne regardent que toi, et tu as sûrement de bonnes raisons de les garder pour toi. En revanche, Queue de Mulot m'intrigue, ce matin... Il est plutôt du genre à appeler à l'aide pour la moindre épine plantée dans son coussinet. Il a l'air vraiment perturbé, et pourtant il reste étrangement silencieux... Tu ne saurais pas quelque chose, par hasard ?"
Sa question prit la femelle au dépourvu. Comment pouvait-elle lui annoncer la nouvelle alors que son visage était aussi serein ? Les mots tourbillonnaient dans sa tête comme une tempête tandis qu'elle cherchait ses mots tant bien que mal.
"Si tu ne sais pas, ce n'est pas grave. J'irai lui demander tout à l'heure.
- Étoile Charbonneuse, il faut que je te parle de quelque chose..., chuchota-t-elle, les oreilles couchées, en regardant autour d'être pour être sûre que tout le monde soit hors de portée de voix.
- Si ça ne te dérange pas, j'aimerais t'annoncer quelque chose d'abord. Je viens d'en parler à Vent Gris, et j'aimerais que tu sois l'une des premières au courant." Intriguée, Aile de Chouette hocha la tête, lui faisant signe de poursuivre. "Comme tu as pu le remarquer, aujourd'hui je me sens beaucoup mieux. Mon corps ne porte plus aucune trace du poison du torrent, et mes blessures de la bataille ont complètement disparu."
Les oreilles d'Aile de Chouette rougirent de honte. Elle était tellement absorbée par ses propres pensées qu'elle n'avait même pas fait attention à l'état de son père. La veille encore, il était pris de quinte de toux régulière et boitait légèrement. Ce matin, il paraissait prêt à affronter un renard à lui seul. La jeune guerrière était ravie de voir qu'il se portait mieux, mais se demandait quel genre de plante Croc Blanc avait trouvé pour réussir à le soigner en une nuit.
"Tu es la deuxième au courant, après Vent Gris. Sans compter Croc Blanc bien sûr. Cette nuit, j'ai perdu ma première vie."
Aile de Chouette rata un battement de cœur. Jamais elle n'aurait imaginé une telle révélation de sa part. S'il n'avait pas été chef, il serait mort à l'heure qu'il est !
"Oh... Ça n'a pas été trop dur ? hasarda la fille du chef, n'ayant aucune idée de l'effet que produisait une perte de vie.
- En réalité, pas vraiment, non. C'était même l'inverse. J'arrivais à peine à respirer tant j'avais mal, et je sentais mes forces me quitter. J'étais malade depuis tellement de temps que j'avais juste envie d'abandonner, d'avoir une chance de me sentir mieux. Au réveil, j'avais l'impression d'avoir dormi toute une lune. Jamais je ne m'étais senti aussi bien. Je peux enfin être utile pour mon clan, tu n'imagines pas le bien que ça me fait !
- Je ne pensais pas que ça te ferait tant plaisir. J'imaginais ça plus... douloureux.
- A vrai dire, moi aussi. Mais, garde ça pour toi, mais cette expérience m'a aussi permis de revoir quelqu'un qui m'est très cher, que je n'avais pas revu depuis ma cérémonie de chef."
Aile de Chouette pencha la tête sur le côté, intriguée. Elle dû se mordiller la langue pour s'empêcher de poser plus de questions, sachant qu'il était interdit de parler des cérémonies avec le Clan des Étoiles, que ce soit celles des chefs ou des guérisseurs.
"A ton tour maintenant. De quoi voulais-tu me parler ?"
Une brise apporta l'odeur de Queue de Mulot dans la truffe de sa sœur. Il se tenait à quelques longueurs de queue, suffisamment pour ne pas entendre la conversation, et avait toujours une expression effondrée. Leurs regards se croisèrent un instant, puis Aile de Chouette plissa les yeux, avant de se tourner vers son père qui attendait une réponse.
Malgré sa volonté, aucun mot n'en sortit. Elle scruta de nouveau son frère, qui s'était levé et qui se dirigeait tête baissée vers elle, comme s'il acceptait son sort et se préparait à une punition de la part d'Étoile Charbonneuse. D'un coup, sans qu'elle ne puisse expliquer pourquoi, elle sentit que son air malheureux était sincère et qu'il avait honte. Queue de Mulot avait mal agi, c'est vrai, mais il était son frère.
"Alors ? Tu as oublié ce que tu voulais me dire ?
- Je..."
Queue de Mulot était désormais assez proche pour les entendre, et leva la tête bien haute, comme pour prouver qu'il était prêt à affronter la fureur de son père et chef. Plus loin, Truffe de Blaireau et Pelage de Ronce les observaient sans comprendre. Alors que sa décision était prise, Aile de Chouette sentit un poids disparaître de son poitrail et ses épaules s'affaisser. Elle ferma les yeux un petit instant, puis les rouvrit avec un soulagement mêlé à de la frustration.
"J'aimerais diriger ma première patrouille de chasse, si ça ne te dérange pas, lâcha-t-elle soudain d'une voix assurée. Je sais que j'aurais dû demander à Vent Gris, mais comme je fais encore partie des jeunes guerriers, je voulais avoir ton accord d'abord."
Cervelle de souris ! se maudit-elle. De tous les mensonges qu'elle aurait pu inventer, celui-ci était probablement le pire. Elle n'avait aucune envie de diriger une patrouille.
"Oh, je vois... Je dois avouer que tu me surprends, je ne pensais pas que tu me demanderais ça un jour.
- Eh bien, peut-être que j'ai envie de changement, hasarda-t-elle.
- Dans ce cas... Je n'y vois pas d'inconvénient. Tu peux dire à Vent Gris que je t'autorise à prendre une patrouille cet après-midi."
Aile de Chouette miaula un remerciement forcé, puis s'éloigna en marchant le plus rapidement possible, sa queue fouettant l'air.
"Aile de Chouette, attends !"
La femelle ravala un grognement. Elle n'avait aucune envie de lui adresser la parole.
"Si tu m'as suivi pour me remercier, ne te donne pas ce mal ! lui cracha-t-elle au museau.
- Je ne voulais pas te remercier... Enfin, si, mais pas seulement. Je dois savoir, pourquoi tu ne lui as rien dit ?
- Parce que..."
Je ne le sais pas moi-même, se retint-elle de répondre à son frère. Elle aurait voulu lui dire qu'elle n'en avait pas eu le courage, qu'elle avait abandonné au dernier moment, et qu'elle ne voulait pas blesser son père.
"Parce que ce n'est pas à moi de le faire. Nous ne sommes plus des chatons, j'ai passé l'âge de te dénoncer chaque fois que tu fais une bêtise. Il est temps que tu assumes.
- Même si tu ne veux pas l'entendre, je te remercie, miaula Queue de Mulot en clignant lentement des yeux.
- Ce n'est pas un cadeau que je te fais, reprit-elle sèchement. Ça aurait été trop facile pour toi que je lui dise tout à ta place. Continue de vivre dans le secret, continue de culpabiliser et de mener une double vie, et un jour tu regretteras que je me sois retenu. Je veux que tu vives en sachant que tu es un traître et un lâche. Alors non, ne me remercie pas."
Ne supportant plus sa vue, elle s'éloigna vers le tas de gibier, son ventre criant famine. Avant de se choisir une souris, elle lança par-dessus son épaule :
"Le minimum serait de le dire à Pelage de Ronce et Truffe de Blaireau. Au sein des Quatre Griffes, on doit pouvoir se faire confiance."
Chapitre 24[]
Il était juste là, allongé sur un fin tapis de fougères sèches, son flanc se soulevant anormalement lentement, et Cœur Roux ne savait pas quoi faire. Aucune plante, aucune graine, aucune racine n'avait fonctionné, et son état ne semblait pas s'améliorer. En plus de le rendre nerveux, cela le frustrait. Nous ne sommes pas les seuls à avoir besoin d'eau... Si la pluie ne revient pas bientôt, je n'aurais même plus assez de remède pour soigner la moindre petite toux, s'inquiéta le guérisseur en jetant un œil vers les creux où étaient stockés les dernières plantes.
Au même moment, une quinte de toux rauque s'approcha d'un pas traînant. Le matou gris et blanc, qui parraissait bien plus vieux qu'il ne l'était réellement, cligna des yeux plusieurs fois, comme pour s'habituer à la luminosité ambiante après être resté toute une journée dans le noir complet. Désormais, Croc Blanc n'essayait même plus de cacher son état quand il était dans sa tanière. Et il ne la quittait que rarement, surtout depuis que l'état d'Étoile Charbonneuse s'était stabilisé, quelques jours plus tôt.
Si Cœur Roux ne connaissait pas son mentor, il aurait pu le prendre pour un ancien dont l'heure était presque venue. Le guérisseur n'était plus que l'ombre de lui-même. Sa fourrure semblait terne et emmêlée, chaque poil replié trahissant la faiblesse qui l'habitait. Elle pendait par endroits, laissant entrevoir une peau fine et parcheminée, marquée par les os saillants de ses côtes. Son corps amaigri se mouvait avec une lenteur douloureuse à voir. Chaque pas était un effort visible, chaque mouvement semblait calculé pour économiser la moindre énergie. Ses pattes étaient maigres et tremblantes, peinant à le porter, tandis que ses griffes, jadis acérées, étaient maintenant émoussées et ternes.
A le voir dans cet état, son apprenti sentit une vague de compassion et une légère frustration l'envahir.
"Je vais te chercher la plus belle prise du tas de gibier, tu ne peux pas continuer comme ça, décida-t-il.
- Non, je te l'interdit, répliqua son mentor d'une voix fatiguée à peine audible. Les proies sont devenues trop dangereuses.
- Mais regarde toi ! Tu tiens à peine debout ! Je refuse de te regarder mourir de faim.
- Il est plus prudent que je reste ainsi, crois moi. Au moins je suis en vie, et ce maudit poison ne pourra pas m'abattre. Je ne peux pas me permettre de risquer ma vie en mangeant des proies empoisonnées alors que mon clan a besoin de moi.
- Je comprends ton point de vue, mais ta vie est déjà en danger, tenta calmement d'expliquer Cœur Roux. Et dans ton état actuel, tu ne pourras aider personne. Laisse-moi au moins te trouver quelque chose à manger.
- Je ne mangerai uniquement des proies dont j'ai la certitude qu'elles sont saines." affirma Croc Blanc en grimaçant, avant d'être coupé par une nouvelle quinte de toux.
Malgré son état déplorable, le chat tacheté continuait de remplir son devoir du mieux qu'il pouvait, refusant de céder. Son regard, bien que fatigué, portait toujours cette étincelle de dévouement inébranlable que son apprenti ne pouvait qu'admirer.
"Comment va Poil de Pigeon ? demanda le chat malade comme pour changer de sujet.
- Mal. Il dort depuis ce matin, et ne se réveille que pour se plaindre de douleurs au ventre.
- Combien de graines de pavot ?
- Trois ce matin, et une autre tout à l'heure."
D'un pas pénible, Croc Blanc s'approcha du guerrier, toujours étendu au sol, et l'examina rapidement avec les gestes habituels. Cœur Roux n'osa pas l'interrompre.
"Il a mangé aujourd'hui ?
- Juste une moitié de souris. Elle venait du nid de Bipède abandonné, et je l'ai examiné avant de le lui donner. Elle n'était pas empoisonnée."
Croc Blanc fronça le museau, et Cœur Roux sentit son cœur s'accélérer d'appréhension. Ces derniers jours, il avait fait tout son possible pour Poil de Pigeon sans déranger son mentor, afin de le laisser se reposer. Mais à voir l'état du guerrier, il avait sûrement fait quelque chose de travers, ou oublié un détail important qui pourrait être fatal. Le matou roux et blanc cligna des yeux en se maudissant d'être un aussi piètre guérisseur.
Depuis l'interdiction de chasser près du torrent, tout le clan avait maigri et rechignait à manger tant ils avaient peur de tomber malade. Mais aucun n'était aussi mince que Croc Blanc, dont les côtes saillantes rappelaient la famine de la mauvaise saison.
L'apprenti guérisseur n'avait pas assisté à la nuit durant laquelle le chef de clan avait perdu une vie, mais il avait pu ressentir le soulagement de Croc Blanc. Même si cette perte était tragique, la bonne santé du meneur avait influé sur le moral général du Clan du Tonnerre. Du moins momentanément. Et maintenant qu'Étoile Charbonneuse était remis, Croc Blanc avait plus de temps pour penser à lui et se reposer.
"Si tu veux mon avis, j'ai peur qu'il ne tienne pas la nuit si on ne trouve pas rapidement un antidote, souffla le vieux mâle, ce qui eut comme l'effet d'un coup de griffe dans le poitrail de son camarade.
- Comment ? Mais je ne pouvais rien faire de plus ! Je lui ai donné exactement la même chose qu'à Plume de Grive, et aujourd'hui elle va très bien !
- Calme toi Cœur Roux, tu n'y es pour rien, soupira-t-il sans aucune compassion dans la voix. Il est grand temps que tu arrêtes de penser que toutes les mauvaises choses qui arrivent sont de ton fait. Et je ne suis pas sûr de ce que je dis, les remèdes peuvent encore agir. Sache que je lui aurais donné exactement la même chose que toi.
- Je suis désolé...
- Ne le sois pas. Même si son sort n'est pas encore certain, tu devrais prévenir Pelage de Cendre. Évite de l'affoler, mais essaie d'insister discrètement pour qu'elle vienne lui rendre visite."
Cœur Roux hocha la tête, les oreilles brûlantes, puis planta ses yeux dans le sol jusqu'à que son mentor détourne le regard et reparte dans son antre. Puis, furtivement, il s'engouffra dans le rideau de fougère qui séparait le repère des guérisseurs de la combe.
Malgré toutes ces lunes passées à ses côtés, Cœur Roux avait encore du mal à comprendre son mentor. Contrairement à la plupart des chats du clan, ses émotions restaient un mystère pour tout le monde. Il était très difficile de savoir s'il était en colère, déçu, ou nerveux. Le jeune mâle se doutait que l'état de leur patient l'inquiétait, pourtant il n'en montrait pas un seul signe.
Il n'eut pas à chercher Pelage de Cendre très longtemps ; la femelle gris sombre était en train de partager une pie avec Pelage de Ronce à l'ombre de la Corniche. Un peu plus loin, Aile de Chouette observait sa mère en plissant les yeux, comme si elle cherchait quelque chose. Je peux aller lui dire bonjour le temps que Pelage de Cendre finisse son repas, décida le guérisseur en changeant de trajectoire. Mais à peine avait-il fait quelques pas qu'un chat couleur crème lui barra la route, bien décidé à attirer son attention.
"Bonjour Cœur Roux ! Tout va bien chez les guérisseurs ?
- Bonjour Plume de Hibou, tout va bien oui. Croc Blanc... reprend des forces.
- Tant mieux ! Il avait l'air d'en avoir bien besoin. Tu as besoin d'aide pour quelque chose ? Je reviens de la chasse si tu veux. Et je te garantie que mes proies sont bonnes !
- Je n'ai pas faim merci, et non je n'ai pas besoin d'aide. Par contre, toi tu sembles avoir besoin de moi, soupira Cœur Roux en s'asseyant, connaissant suffisamment son frère pour savoir qu'il voulait lui parler de quelque chose d'important.
- On ne peut rien te cacher !"
Si, tu n'es juste pas discret, se retint-il de dire. Regardant autour de lui, Plume de Hibou l'entraîna dans un coin où personne ne pourrait les entendre.
"Eh bien voilà... Je voulais te parler de quelque chose, en effet. Je ne sais pas trop à qui en parler à vrai dire... Je voulais d'abord expliquer la situation à Museau Tigré, mais je suis convaincu qu'elle se serait moqué de moi, donc j'ai changé d'avis. Puis j'ai songé à Aile Brisée, mais avec ses petits elle est un peu occupée. J'aurais pu demander à Pelage de Ronce, mais...
- Et le Clan des Étoiles, tu as essayé de leur demander ? ironisa Cœur Roux.
- Très drôle ! Bon voilà : ça concerne Aile de Chouette. En fait, je ne sais plus quoi faire avec elle. Quand on est ensemble entre amis ça se passe bien, mais dès que j'essaie le moindre rapprochement, elle s'enfuit ou elle change de sujet, et je ne comprends pas. Avant, elle ne réagissait pas comme ça, c'est même plutôt elle qui agissait ainsi... Ça va Cœur Roux ? Dis moi si ça t'embête de parler de ça, j'irais demander à quelqu'un d'autre. Peut-être Graine d'Ortie...
- Non, ne t'en fais pas... Je m'attendais juste à un sujet plus grave. Que veux-tu que je te dise ? Je n'ai pas plus d'expérience que toi avec les femelles, je te signale.
- Je sais, mais comme tu sais toujours tout... J'ai pensé que tu serais de bon conseil !
- N'importe quoi, miaula Cœur Roux avec un petit rire.
- Toi, tu aurais fait comment ?"
La question du guerrier mit le matou mal à l'aise. Ses sentiments envers la femelle étaient flous. Il appréciait sa compagnie et avait réussi à se convaincre qu'elle ne serait jamais rien de plus qu'une amie, et que c'était très bien comme ça. Malgré l'amour qu'il portait pour son frère, parler de la jeune guerrière ainsi risquait de remettre en question ses sentiments, ce dont il n'avait absolument aucune envie.
"Eh bien, sois honnête et dis lui tout, miaula-t-il en haussant les épaules.
- Tu as des bourdons dans la tête ! s'écria Plume de Hibou en dressant les oreilles. Elle va me prendre pour un fou ! Je ne peux pas être aussi brusque, je dois trouver un moyen plus habile.
- C'est peut-être ça le problème : tu réfléchis trop, pour une fois.
- Si je fais ça, elle va juste s'enfuir et ne plus jamais m'adresser la parole. Je n'appelle pas ça une solution !
- Je ne suis pas sûr qu'elle réagira ainsi, admit Cœur Roux après un instant de réflexion. Aile de Chouette est une chatte fière, du moins c'est ce qu'elle veut qu'on pense d'elle. Elle ne supporte pas d'être vue comme faible, et je pense que c'est exactement ce qui la retient. Parle lui en tête à tête, dans un contexte où elle ne peut rien faire d'autre que t'écouter.
- Tu crois vraiment que ça va m'aider ? J'ai du mal à imaginer sa réaction...
- Alors ne le fais pas et continue comme ça. Je te dis ce que moi j'aurais fait, à toi de décider la suite. Et dans le pire des cas, elle te repoussera et tu pourras enfin passer à autre chose.
- Mais ce n'est pas ce que je veux ! s'étrangla le guerrier.
- Je sais, excuse moi. Une blague de mauvais goût..."
Plume de Hibou, pensif, fit frémir ses moustaches en fixant un point invisible derrière son frère. Depuis qu'il était apprenti, le jeune guerrier se portait toujours volontaire pour la moindre bataille, et se jeter au combat sans montrer aucun signe de peur ou de nervosité. Cœur Roux n'avait jamais compris si c'était par courage ou par insouciance. Mais aujourd'hui, le mâle crème était aussi nerveux qu'un chaton devant sa première souris. Voilà quelque chose que je ne comprendrai jamais en tant que guérisseur. Comment une femelle de son propre clan, une amie cela dit en passant, peut être plus effrayante que tout un clan ennemi en pleine bataille ? Visiblement, le cœur des guerriers était moins coriace que les griffes ou les crocs.
"Tu es bien plus courageux que moi, Plume de Hibou. Pourquoi tout devient aussi compliqué quand il s'agit d'une chatte ?
- On nous apprend à nous battre et à chasser pendant notre apprentissage, mais pas à parler aux femelles, qui sont pourtant bien plus compliquées, pouffa celui-ci en détendant légèrement les épaules comme s'il relâchait un poids invisible.
- Je suppose que chaque guerrier a son champ de bataille, enchaîna Cœur Roux en lui donnant une pichenette du bout de la queue. L'amour est aussi une bataille, dans un sens.
- Quelle sagesse d'esprit, Cœur Roux ! Tu m'impressionnes !
- Un faucon qui attrape une souris aveugle pourrait t'impressionner. Je te souhaite bonne chance, mais je ne peux pas t'aider plus que ça, désolé.
- Oh mais ne t'inquiète pas, ça m'a fait du bien d'en parler avec toi ! Je te laisse à tes occupations, je dois aller établir une stratégie implacable."
Cœur Roux observa son frère s'éloigner la queue haute avec des yeux amusés. Il ne pouvait que souhaiter le meilleur pour son frère, désormais.
Le temps que les deux mâles finissent leur discussion, Aile de Chouette avait disparu, et Pelage de Cendre était en train de grimper sur la Corniche en direction de son antre. Se rappelant soudain son objectif, le guérisseur guida ses pas vers la guerrière grise en saluant Épine de Sapin et Feuille d'Aubépine sur le chemin.
Mais à mi-chemin, une vague d'agitation balaya le camp. Plusieurs guerriers levèrent la tête en direction du rideau de ronce, et Cœur Roux vit même Museau Tigré hérisser l'échine. Dans un premier temps, le matou ne comprit pas la nervosité grandissante de ses camarades, jusqu'à qu'un courant d'air lui apporte une odeur de Clan du Vent dans la truffe. Par réflexe, Cœur Roux se tapit au sol, les oreilles couchées en arrière, sachant qu'en cas d'attaque, il est censé se mettre en sécurité et éviter le combat.
Très vite, un arc de cercle de chats se forma autour de l'entrée du camp. Des griffes crissèrent sur la terre, des grognements s'échappèrent, et Cœur Roux entendit même des insultes chuchotées. D'après le faible parfum ennemi, ce n'était pas une attaque. Il ne devait pas y avoir plus de deux chats. Soudain, une patrouille du Clan du Tonnerre déboula, nerveuse, dirigée par Toile d'Araignée. Derrière lui, Truffe de Blaireau et Plume de Grive encadraient un petit chat gris dont le calme apparent contrastait fortement avec l'agitation de la combe. Cœur Roux reconnut immédiatement l'intru avec son poil gris sur le dos et pâle sur le ventre, pour l'avoir vu à de multiples reprises lors des réunions à la Source de Lune. Il s'agissait de Petit Pas, le guérisseur du Clan du Vent.
Chapitre 25[]
Le miaulement d’Étoile Charbonneuse interrompit les chuchotements et les grognements adressés au nouveau venu. Personne ne semblait avoir remarqué la présence du chef de clan sur la Corniche, car tous les regards se tournèrent vers lui, et Cœur Roux sursauta. Ignorant les feulements dirigés vers lui, Petit Pas salua son hôte respectueusement.
“Pourquoi l’avoir amené au camp ? C’est un ennemi ! cracha Feuille d’Aubépine.
- C’est un espion envoyé par Étoile de Pie, il ne peut pas rester là, approuva Bois de Chêne.
- Cervelles de souris ! C’est un guérisseur, il n’est pas dangereux, contra Plume de Grive en fouettant l’air de sa queue.
- Je comprends votre inquiétude, mais un guérisseur n’est l’ennemi de personne, affirma Petit Pas, nullement impressionné de se trouver en territoire ennemi. Je ne serais pas venu si ce n’était pas nécessaire. Et rentrez donc vos griffes. Si vous m’attaquez, la paix ne sera plus possible.
- Personne ne te fera de mal ici, tu n’es pas en danger. Je t’en donne ma parole, lui assura Étoile Charbonneuse en bondissant au sol, les yeux rivés sur le guérisseur. Salutations, Petit Pas. Puis-je te demander que me vaut l’honneur de ta visite ? Je suppose que tu ne t’es pas déplacé pour rien.
- En effet. Mais si tu le permets, je souhaiterais m’entretenir avec tes guérisseurs seulement.”
Coeur Roux sentit son coeur se serrer. Que pouvait bien vouloir le guérisseur ennemi pour vouloir s’entretenir avec eux avant la demi-lune ? Se rappelant de l’état de Croc Blanc, son coeur s’accéléra de plus bel. Petit Pas ne devait surtout pas savoir que le guérisseur du Clan du Tonnerre était en si mauvais état, Étoile de Pie en profiterait sans doute. Anxieux, le jeune mâle lança un regard furtif vers son chef en pointant discrètement sa queue vers le repère des guérisseurs. Le meneur lui répondit en plissant les yeux, si bien que Cœur Roux ne put dire s’il avait compris le message.
“Pourquoi ne pas attendre la prochaine réunion des guérisseurs pour leur parler ? questionna Étoile Charbonneuse en reportant son attention sur son invité.
- Comme je l’ai déjà dit, je ne serais pas venu si ce n’était pas nécessaire. Si j’avais pu attendre, je l’aurais fait.
- Je vois… Cœur Roux, mène Petit Pas dans mon antre, vous n’y serez pas dérangés. Mais faites vite.”
Le petit matou gris du Clan du Vent ouvrit les yeux de surprise, mais ne dit rien, se contentant de hocher la tête en guise de remerciement. Les pattes du guérisseur du Clan du Tonnerre tremblaient légèrement tandis qu’il guidait Petit Pas vers la tanière du chef. Malgré sa petite taille, Petit Pas avait un regard pénétrant qui semblait sonder chaque pensée. Il n’avait pas hésité une seule seconde seul face au clan qui était pourtant son ennemi, ses oreilles n’avaient même pas tremblé. C’était un chat qui savait ce qu’il faisait, et qui n’a visiblement pas l’habitude de se laisser faire. A côté de lui, Cœur Roux se sentait petit et insignifiant, comme un apprenti s’étant fait gronder par son mentor.
“Croc Blanc ne se joint pas à nous ? demanda Petit Pas une fois à l’intérieur de la caverne située sur le sommet de la Corniche, nullement impressionné de se trouver dans la tanière d’un chef ennemi.
- Il… euh… il se repose, il a dû veiller toute la nuit pour s’occuper de Patte Givrée, bafouilla le mâle roux en essayant de rassembler ses pensées.
- Sa grossesse se passe mal ?
- Non ! Enfin… Elle s’est plainte de douleur cette nuit, donc Croc Blanc a insisté pour rester près d’elle.”
Petit Pas plissa les yeux jusqu’à qu’ils ne soient plus discernables. Se dandinant d’une patte sur l’autre, Cœur Roux pria pour qu’il ai cru à son mensonge. Il déglutit avec difficulté, sentant le regard scrutateur du guérisseur du Vent peser sur lui. Par respect, les deux chats s’installèrent le plus loin possible du nid d’Étoile Charbonneuse et de Pelage de Cendre.
“Tu voulais me dire quelque chose ? articula enfin Cœur Roux en s’asseyant pour empêcher ses pattes de trembler.
- En effet… Je ne t’apprends rien si je te dis que le torrent a un problème, n’est ce pas ?
- Eh bien… à vrai dire, on s’abreuve principalement au lac…
- Cœur Roux, je ne suis pas ton ennemi, soupira Petit Pas en entourant ses pattes de sa queue. Tu n’as pas à me mentir. Tu sais très bien qu’un poison se répand dans ce qu’il reste de l’eau, et que nous en souffrons tous. Vas-tu me contredire ?”
Qu’aurait dit Croc Blanc ? A en juger par la maigreur du chat qui se tenait devant lui, Cœur Roux se douta que le Clan du Vent était également en difficulté.
“Nous avons perdu Nuage de Moineau récemment, le jour de la bataille, avoua-t-il. Il aurait mangé du gibier qui s’était abreuvé du torrent.
- Qu’il repose en paix au Clan des Étoiles, s’inclina Petit Pas. Poil de Mousse a également rejoint nos ancêtres à cause de ce poison. Et Patte d’Orage, un de nos anciens, la rejoindra bientôt si nous n’agissons pas rapidement. Voilà pourquoi je ne pouvais pas attendre. Plus nous attendons, plus nos clans seront en danger. Nos chatons ont commencé à tousser, et j’ai bien vu que le Clan du Tonnerre n’était pas au meilleur de sa forme. Votre tas de gibier est ridiculement bas pour la saison.
- Nos guerriers sont en pleine forme, et prêts à se défendre si besoin, répliqua Cœur Roux avec vivacité.
- Je ne suis pas en train de te menacer, je constate simplement les dégâts. Si nous voulons régler cette histoire, tu vas devoir me faire confiance un minimum. Le Clan du Vent comme celui du Tonnerre est dans une position délicate.”
Les oreilles brûlantes, Cœur Roux pointa son museau vers le sol en cherchant ses mots. Jamais il n’avait eu autant envie de s’enfoncer sous terre et de disparaître. Un seul mot de travers, et mon clan le paiera cher, continuait-il de se dire en espérant ne pas fragiliser la relation des deux clans.
“Cœur Roux, nous sommes guérisseurs, reprit le petit chat gris devant le silence de son collègue. Tu sais aussi bien que moi ce que cela signifie : les querelles de clan ne nous concernent pas et ne doivent pas nous empêcher d’aider les nôtres. Si tu as la moindre piste, la moindre idée de ce qu’il peut se passer, tu dois m’en parler, afin que nous trouvions une solution ensemble.”
Dans un mouvement un peu trop brusque qui provoqua un sursaut à Petit Pas, le jeune matou roux au ventre blanc releva la tête et les oreilles, écarquillant les yeux. Son imagination lui jouait peut-être des tours, mais il lui semblait percevoir un message caché dans le discours de Petit Pas. Se pourrait-il qu’il ait reçu la même prophétie que moi ? se demanda-t-il dans sa tête tout en se remémorant les paroles d’Étoile Blanche. Cela voudrait dire que Croc Blanc la connait aussi, et qu’il ne m’en a pas parlé… Peut-être me jugeait-il indigne ?
Cœur Roux secoua la tête pour chasser ses pensées négatives. Un guérisseur n’est pas censé partager ses prophéties avec un chat d’un clan ennemi, même si ce chat est guérisseur. Mais cette règle s’applique-t-elle lorsque deux clans font face au même danger ? D’après les moments passés en sa compagnie, le guérisseur du Clan du Tonnerre jugeait Petit Pas digne de confiance. Mais Croc Blanc serait-il de cet avis ? Il ne cesse de me répéter que je dois penser par moi-même. Voilà l’occasion parfaite de lui prouver que je suis capable de prendre des décisions. Il prit alors une grande inspiration, prenant garde de choisir ses mots avec soin.
“Il y a plusieurs lunes maintenant, j’ai reçu une prophétie du Clan des Étoiles me mettant en garde contre l’eau, qui pourrait causer notre perte, commença-t-il en guettant la moindre réaction de Petit Pas. A l’époque, le torrent était tout à fait normal, donc j’ai cru que la prophétie concernait le lac. Ce n’est que récemment que j’ai fait le rapprochement… As-tu reçu un signe équivalent ?”
De nouveau, Petit Pas plissa les yeux avec un air concentré, comme un chasseur fixant sa prochaine proie. Cervelle de souris, je viens de lui avouer un secret dont je n’ai même pas parlé à mon mentor ! Les secondes de silence parurent inhabituellement longues, tandis que Cœur Roux attendait une réponse.
“C’est un indice précieux, je te remercie de l’avoir partagé avec moi, miaula finalement le matou cendré avec une légère inclinaison de la tête. La prophétie disait-elle comment se débarrasser du poison ?” Cœur Roux hésita à partager plus de détails, et fronça les moustaches. “Écoute, si on veut avoir une chance de survivre à cette saison, il va falloir qu’on travaille ensemble. Ce que tu viens de me dire, c’est bien plus que ce que j’espérais. Tu ne peux pas t’en tenir là.”
Vaincu, le jeune mâle avoua tout. Sans omettre un seul détail, il raconta la vision qu’il avait eu d’Étoile Blanche : la rivière qui était devenue noire et qui avait une affreuse odeur de mort, le malaise qu’il avait ressenti en la voyant, et la tempête qui avait suivi juste avant que l’eau ne redevienne claire. A la fin de son récit, Cœur Roux se mordit la langue en priant pour que Croc Blanc n’apprenne jamais rien de cet échange.
“L’eau est source de toute vie, mais peut aussi être celle de toute mort. Et quand les sources se croisent, seule la tempête pourra ramener la vie, répéta Cœur Roux, citant les paroles de l’ancienne meneuse. J’ai espéré qu’une tempête se déclenche dans la forêt, en vain… Et on ne peut pas forcer les tempêtes à se déclencher.
- Les sources… Serait-il possible… La Source de Lune peut-être ? murmura Petit Pas comme pour lui-même en fixant un point sur le sol.
- La Source de Lune ? Comment pourrait-elle croiser le torrent ?
- Elle ne le croise pas, le torrent vient de la Source. Je dois t’avouer quelque chose. Si je suis venu te voir, c’est aussi car je suis allé à la Source de Lune hier, et ce que j’y ai découvert est alarmant.
- Comment ? Tu y es allé tout seul ? s’exclama Cœur Roux, abasourdi.
- J’avais besoin de vérifier quelque chose, ça ne pouvait pas attendre la prochaine demi-lune. Et mes doutes se sont confirmés : le torrent n’est pas le seul à être empoisonné. La Source de Lune et lui partagent la même eau, et l’odeur est encore plus forte en amont. Jusqu’à nouvel ordre, les réunions de guérisseurs doivent être annulées. L’Assemblée est dans quelques jours, il faudra prévenir les autres.”
Les mots de Cœur Roux restèrent bloqués dans sa gorge. La Source de Lune était le seul endroit où les clans pouvaient communiquer avec leurs ancêtres. Si elle venait à disparaître, tous les clans seraient perdus. Nous serions seuls, songea le mâle en frémissant de tout son corps. Sans les défunts pour les guider, les clans sombreront dans l’anarchie. Les Assemblées disparaîtront, les frontières deviendront des vieux souvenirs. Tous les territoires du lac plongeront dans le chaos le plus total.
“C’est impossible, articula-t-il d’une voix blanche. Qu’est ce qu’on va devenir ?
- On va régler ça. Et grâce à ta prophétie, on sait maintenant comment.
- Mais la prophétie ne dit pas comment chasser le poison ! fit remarquer Cœur Roux en forçant son cœur affolé à se détendre.
- Parce que tu n’as pas assez regardé, miaula Petit Pas avec un petit sourire bienveillant. C’est ta première prophétie, c’est normal que tu n’aies pas remarqué tous les petits détails. Laisse-moi t’aider : une prophétie, ce n’est pas uniquement une question de mots ou de phrases énigmatiques. Quand le Clan des Étoiles partage quelque chose avec toi, ils ne le font pas pour rien, chaque détail compte. Analyse ton environnement, et pas seulement ce que tu entends mais aussi ce que tu vois, ce que tu sens, ce que tu ressens. Comment la rivière a retrouvé son état normal dans ton rêve ?
- Eh bien… Avec la tempête, mais nous ne sommes pas capables d’invoquer le mauvais temps.
- Et comment était cette tempête ? Quel aspect t’a le plus marqué, qu'as-tu ressenti ?”
Cœur Roux ferma les yeux en tentant de se remémorer le rêve qu’il avait fait il y a plusieurs lunes de cela. Dans ses souvenirs, la tempête n’était rien d’autre qu’une tempête. Du vent, de l’orage, et un peu de pluie.
“Elle n’avait rien de spécial, avoua-t-il en gardant les yeux fermés. Je me souviens juste qu’il y avait tellement de vent que je devais agripper la terre de mes griffes pour ne pas m’envoler. Et le bruit… L’orage était si violent que mes oreilles ont continué de vibrer pendant toute une journée ! Il n’y avait pas beaucoup d’éclairs, mais le tonnerre était violent. Je ne sais pas quoi dire de plus… Ce n’étaient que du vent et du tonnerre.”
Comme pris d’une soudaine révélation, les yeux de Cœur Roux s’ouvrirent tout seuls, pour découvrir un Petit Pas très satisfait. Il hocha la tête, son regard débordant de fierté.
“Tu l’as trouvé, ta réponse, confirma-t-il tandis que Cœur Roux se demandait encore s’il avait bien compris.
- Je n’arrive pas à y croire… J’avais la réponse depuis le début ! Pour que le torrent revienne dans son état normal… Le Clan du Vent et le Clan du Tonnerre ne devront faire qu’un.”
Chapitre 26[]
“Tu es sûre de toi ?
- Absolument sûre. Ne t’en fais pas pour moi.
- Bon, très bien. Je suppose que je ne peux pas te forcer. Dans ce cas je vais demander à…. Tiens, Museau Tigré ! Approche s’il te plait.”
Laissant son père discuter avec la guerrière au pelage entrecoupé de rayures grises sombres, Aile de Chouette s’éloigna, le cœur plus léger qu’au matin, et se passa une patte derrière l’oreille.
La combe était encore éclairée par la lumière crépusculaire, mais la fraîcheur du soir commençait déjà à se faire ressentir. Fraicheur est un bien grand mot, pensa la femelle. Disons qu’on étouffe pas en restant en plein soleil. Mais même ce court répit ne suffisait pas à redonner le moral au clan.
Réparti en petits groupes de deux ou trois chats, les guerriers accomplissaient le Partage en silence, désespérés du nombre de proies disponibles. Enfin remise de sa perte, Nuage de Tournesol commençait petit à petit à se mêler de nouveau à ses camarades. Ce soir, elle partageait un moineau ridicule avec sa mère, tandis que Vent Gris prétendait ne pas avoir faim, même si ses côtes saillantes le trahissaient. Un peu plus loin, Cœur Roux et Plume de Hibou parlaient à voix basse devant un reste de moineau. Ces derniers jours, ce dernier paraissait tendu. Qu’un autre chat soit anxieux de la situation du Clan du Tonnerre n’aurait pas étonné Aile de Chouette, mais ce n’était pas dans les habitudes de son ami.
Haussant les épaules, celle-ci s’installa à l’écart, incapable de dissimuler son sourire. Après deux jours à redouter ce moment, rien ne semblait capable d’entamer sa joie. Un ronronnement s’échappa même de sa gorge en voyant Pelage de Ronce et Truffe de Blaireau s’approcher.
“Apparemment tu ne viens plus à l’Assemblée ? s’empressa ce dernier. C’est vrai ?
- Oui c’est vrai. J’ai demandé à Étoile Charbonneuse de rester ici ce soir.
- Mais pourquoi ? Avec tout ce qu’il s’est passé, l’Assemblée risque d’être… intéressante !
- Alors je compte sur vous pour tout me raconter, répondit simplement la femelle en baillant à s’en décrocher la mâchoire.
- Au moins, tu pourras rester surveiller Queue de Mulot, qu’il ne s’étouffe pas dans son sommeil, intervint Pelage de Ronce, moqueur. Ou nous finirons par nous appeler les Trois Griffes !”
Il ne leur a toujours rien dit, devina Aile de Chouette en ravalant un grognement. Ce lâche préfère se faire passer pour malade plutôt que d’assumer ses actes. Assister à l’Assemblée de ce soir l’angoissait, par crainte que Poil de Hérisson ne revienne lui monter la tête avec des histoires à faire nager un papillon. Pour rien au monde elle ne souhaitait se retrouver en sa compagnie. Mais depuis que Queue de Mulot prétendait être trop malade pour venir, elle avait une deuxième raison de vouloir rester au camp : elle comptait bien veiller à ce qu’il ne sorte pas du camp cette nuit.
Les pattes traînantes, Pelage de Cendre quitta l’antre située en haut de la Corniche pour rejoindre les chats qui se préparaient à partir. Certains guerriers lui lancèrent des petits regards curieux, mais personne n’osa lui adresser la parole. Seule Cœur de Mousse vint lui poser la queue sur l’épaule en lui lançant un regard compatissant. Remarquant sa compagne, Étoile Charbonneuse bondit vers elle.
“Reste au camp, Pelage de Cendre. Repose-toi, lui intima-t-il d’une voix douce.
- Non, je veux venir. Je veux voir comment Étoile de Pie se défendra quand tu annonceras qu’elle nous a attaqué sur notre territoire.
- En tant que compagnon, je sais que je ne te ferai pas changer d’avis. Mais en tant que chef, je me dois d’insister pour que tu penses à toi. Tu sais très bien comment Étoile de Pie va réagir, tu n’as pas besoin de…
- Je viens. Discussion close.”
Étoile Charbonneuse ouvrit la bouche, mais Pelage de Cendre lui passa sous le museau d’un pas pressé sans prendre le temps de le regarder en face. Le comportement de sa mère serra le cœur d’Aile de Chouette. Elle ne pouvait ne serait-ce qu’imaginer la douleur qu’elle ressentirait si elle perdait l’un de ses frères. Même si Poil de Pigeon et elle n’étaient pas aussi proches, il était de sa famille. Croc Blanc avait assuré qu’à ses derniers instants, Poil de Pigeon ne cessait de répéter à quel point il avait hâte de retrouver Pelage de Noisette. Il aura fallu attendre la fin de sa vie pour qu’il assume enfin ses sentiments, songea Aile de Chouette en soupirant. Au moins, il est parti le sourire aux lèvres, selon les dires du guérisseur.
Depuis cet événement, tout le clan avait redoublé d’inquiétude. Désormais, ils se demandaient tous qui serait le prochain à subir les effets de l’étrange poison. Les malades étaient encore nombreux, et le manque de gibier n’aidait pas.
Les oreilles couchées en arrière, Cœur Roux quitta son repère pour rejoindre la patrouille qui l’attendait. Le fait que Croc Blanc reste au camp n’étonnait personne, étant donné son état, mais Cœur Roux en était angoissé. Quand il passa devant Aile de Chouette, celle-ci lui donna une pichenette sur l’épaule du bout de la queue.
“Bon courage ! Montre à ces sacs à puce que le Clan du Tonnerre ne manque pas de guérisseurs !
- Je vais faire de mon mieux… Merci.”
Personne n’osait le dire à voix haute, mais Aile de Chouette se demandait si Croc Blanc survivrait à la saison. Pour le bien du Clan du Tonnerre, il devait survivre.
Avant de risquer de se faire attendre, les deux frères d’Aile de Chouette la saluèrent avant de filer vers le reste du clan qui partait. Après un rapide balayage de la combe, la femelle conclut que Bois de Chêne, Plume de Hibou et Plume de Grive restaient au camp, en plus de Queue de Mulot et elle-même. Plume de Hibou avait commencé à se plaindre de maux de ventre la veille, bien qu’il faisait de son mieux pour masquer sa douleur.
Les guerriers rassemblés, Étoile Charbonneuse lança le signal de départ en dressant la queue, avant de prendre la tête du groupe. Venaient ensuite Épine de Sapin, Vent Gris et Feuille d’Aubépine, les guerriers les plus expérimentés, puis Jolie Moustache, Toile d’Araignée et Fleur de Givre, dont l’apprentie était pour une fois silencieuse. Truffe de Blaireau et Pelage de Ronce discutaient avec Museau Tigré, tandis que Pelage de Cendre et Cœur de Mousse fermaient la marche. Globalement, les chats semblaient aussi tendus qu’impatients de se rendre sur l’île tout en connaissant les rivalités du Clan du Tonnerre avec leurs voisins. Tout ça à cause de Queue de Mulot, fulmina Aile de Chouette en silence en scrutant la patrouille disparaître à travers le rideau de ronce. Au moins, son frère ne pourrait pas voir Poil de Jonc ce soir.
A peine le camp sombrait dans le silence que la pouponnière s’agita, pour en laisser sortir trois petites boules de poils très agitées. L’une d’elle, presque intégralement noire, dépassa les autres et tenta de courir malgré ses pattes minuscules.
“Petit Scarabée ! Ne t’éloigne pas trop, ordonna Aile Brisée d’une voix aussi douce qu’autoritaire.
- Je veux suivre mon père ! miaula le chaton plein d’énergie.
- Tu le feras quand tu en auras l’âge. En attendant, reste avec tes sœurs.
- Pff, il faut toujours attendre…”
L’air boudeur de Petit Scarabée arracha un ronron à Plume de Grive.
“Quand mangeront ils de la viande ? lança-t-elle à la jeune mère.
- Bientôt, j’espère. Plus les jours passent, plus ils réclament du lait ! Si je ne l’empêchait pas, Petit Scarabée garderait tout pour lui.
- C’est pas vrai ! répliqua l’accusé. C’est Petite Chenille qui prend tout !
- Hé, c’est pas juste !”
Sans prévenir, Petite Chenille attrapa la queue de son frère, qui esquiva de justesse avant de retourner se cacher derrière sa mère. Pendant ce temps, Petit Trèfle les observait à l’écart en riant. Puis, Petit Scarabée bondit sur ses pattes avec une vigueur impressionnante. Toujours en mouvement, il semblait incapable de rester sur place plus de quelques secondes. Ses yeux brillaient d'excitation, et il faisait preuve d’une audace remarquable pour son âge.
A côté de lui, Petite Chenille prit le temps d’analyser ses mouvements pour savoir où se placer afin de le faire tomber. Son intelligence vive était évidente, et elle semblait déjà être une stratège en herbe. Pris de surprise, Petit Scarabée trébucha dans la poussière.
“Regardez tous, un papillon ! s’exclama soudain Petit Trèfle avec des étoiles dans les yeux, observant l’insecte et ses ailes bleues. C’est un papillon très spécial ! Il vient nous apporter un message du Clan des Étoiles, c’est leur messager personnel ! Il va sûrement nous avertir d’un grand danger tout proche, afin que nous soyons prêts. Peut-être qu’il essaie de nous transmettre un message, que le Clan de l’Ombre est sur le point d’attaquer !”
Petite Chenille plissa les yeux, essayant de suivre le regard de sa sœur.
“C’est juste un papillon, Petit Trèfle, répondit-elle doucement, bien que son ton était plus intrigué que condescendant.
- Non, tu ne vois pas ? Parfois, les choses simples peuvent cacher des secrets, insista la chatonne avec un sourire rêveur. Il faut juste savoir où regarder !”
Aile de Chouette se surprit à pencher la tête d’incompréhension devant cette étrange conversation. Aile Brisée dû le remarquer, car elle l’invita à s’approcher d’un geste de la queue.
“Si tu savais le nombre d’histoire de ce genre que j’ai entendu venant de sa part, ronronna l’infirme en scrutant sa fille. Son imagination m’impressionne.
- Où va-t-elle chercher ses idées ? questionna Aile de Chouette.
- Des anciens, bien sûr. Graine d’Ortie et Poil de Musaraigne leur racontent plein d’histoires au sujet du Clan des Étoiles. Mais ce n’est pas un mal, loin de là ! Elle est un peu spéciale, mais elle a un cœur en or. Et une curiosité débordante !”
Soufflant du nez, Aile de Chouette observa un instant les chatons se courir après dans la combe désormais vide. Petit Trèfle abandonna son papillon du Clan des Étoiles lorsqu’il s’envola trop loin pour elle pour rejoindre son frère et sa sœur.
“Je sais que c’est encore loin, mais… J’aimerais que l’un d’eux soit ton premier apprenti, avoua la reine blanche aux tâches brunes en posant la queue sur l’épaule de son amie.
- Qu… Quoi ? Tu es sûre ? bégaya la guerrière, surprise. Il y a bien meilleur que moi. Plume de Hibou rêve de devenir mentor.
- J’ai trois chatons, et ceux de Patte Givrée ne devraient plus tarder. Il y en aura assez pour tout le monde, insista Aile Brisée en ronronnant. Mais je tiens à ce que tu sois mentore de l’un des miens, n’importe lequel. Je ne pourrais jamais former d’apprentis, et ça me ferait vraiment plaisir que tu formes l’un de mes petits !
- Eh bien, la décision de me revient pas, alors…
- Tu penses vraiment qu’Étoile Charbonneuse pourrait refuser ça ? pouffa-t-elle. Bien sûr, je ne te force à rien. Si tu ne te sens pas prête, tu peux refuser, ça ne me vexera pas.
- Reparles-en moi dans cinq lunes, et je te donnerai ma réponse, miaula Aile de Chouette avec enthousiasme.
- Je n’y manquerai pas !”
La guerrière ravala une grimace en s’imaginant devoir s’occuper d’un chaton dissipé pendant plusieurs lunes. A les voir jouer ainsi, il lui sembla que la plus simple serait Petite Chenille. Elle était plutôt calme, réfléchissait avant d’agir et ne discutait que rarement les ordres. Rien à voir avec Petit Scarabée qui ne tenait pas en place et qui était incapable de rester concentré sur quelque chose. Quant à Petit Trèfle… Aile de Chouette souhaitait bien du courage à son futur mentor, surtout si elle s’extasie devant le moindre papillon. Avec un peu de chance, elle deviendra guérisseuse, songea la guerrière. Mais Croc Blanc ne peut pas avoir deux apprentis !
Finalement, Aile de Chouette passa le reste de la soirée à discuter avec Aile Brisée, jusqu'à ce que les chatons tombent de fatigue.
“Je crois qu’il en temps d’aller dormir, bailla la reine en clignant des yeux. Oh, bonsoir Patte Givrée ! Tu viens voir les petits explorer le camp ?
- Oh euh… Pas spécialement, mais pourquoi pas.
- Je crois qu’ils vont bientôt dormir debout, tu arrives en retard, fit remarquer Aile de Chouette, qui n’avait pas vu la femelle arriver.
- Ce sera pour une prochaine fois, dans ce cas.
- Dis-moi Patte Givrée, tu as mangé ce soir ? Je ne me souviens pas t’avoir apporté à manger, excuse moi je faisais une sieste. J’y vais tout de suite.
- Non merci Aile Brisée, je n’ai pas faim pour le moment. Mais c’est gentil, fit-elle avec un sourire forcé.
- Tu es sûre ? Ne te prive pas ! Malgré ce que dit Vieille Branche, il y en a bien assez pour tout le monde !
- Oui, je suis sûre. Je… Je vais retourner me coucher je pense.”
Après un rapide coup d'œil vers l’extérieur, Patte Givrée retourna dans la tanière, sa fourrure emmêlée se coinçant entre les brindilles du buisson qui abritait les reines et les chatons.
“Tu aurais pu te trouver une meilleure camarade de tanière, ne put s’empêcher de faire remarquer Aile de Chouette après le départ de la chatte à la patte blanche.
- Oh, ne dis pas ça ! Patte Givrée n’est pas méchante, elle n’aime juste pas discuter en groupe. Ou discuter tout court… Mais elle en a bien le droit, tant que ça lui convient. Et je crois qu’elle est très stressée pour ses chatons. Le problème, c’est que son angoisse l’empêche de manger. Il faut que je demande à Cœur Roux s’il n’a pas quelque chose pour elle.”
La mention de son ami mit Aile de Chouette mal à l’aise. D’habitude, les membres du clan se tournent plutôt vers Croc Blanc lorsqu’ils ont un problème quelconque. Mais l’état du guérisseur était si alarmant que désormais, c’était Cœur Roux qu’ils allaient voir en premier. Même si elle ne doutait pas de son ami, elle ne pouvait que prier pour que Croc Blanc se remette rapidement.
Chapitre 27[]
La foule de félins murmura des condoléances quand Étoile Charbonneuse expliqua la perte de Nuage de Moineau et Poil de Pigeon. Faisant preuve de prudence, le meneur ne détailla pas la cause de leur mort, mais la curiosité pouvait se lire sur les visages d’Étoile Gelée et d’Étoile de Fougère. Le chef du Clan du Tonnerre ne mentionna pas l’attaque du Clan du Vent, mais foudroya Étoile de Pie du regard en insistant sur le fait que ses guerriers se tenaient prêts à repousser la moindre infraction.
“Quel toupet de ta part ! s’indigna la meneuse du Clan du Vent. Ce n’est pas moi qui envoie mes guerriers chez toi dès que tu as le dos tourné.
- Dans ce cas, je t’en remercie. Étoile de Fougère, je te laisse la parole, il ne reste plus que toi.”
Toujours la tête haute, et avec des mouvements lents et calculés, le matou brun aux épaules massives s’avança sur sa branche et se prépara à s’adresser à l’Assemblée.
“Les proies ne manquent pas chez le Clan de l’Ombre, prétendit-il d’une voix claire. Nous ne manquons ni d’eau ni de nourriture. Comme à chaque fois pendant cette période, les Bipèdes se sont installés dans une clairière non loin de notre territoire, mais ils ne posent pas de problème. Leurs chiens sont toujours attachés, ils ne font qu’aboyer après les oiseaux. Plume de Pavot a rejoint la pouponnière récemment.
- Maintenant ? Elle ne risque pas de mettre bas en pleine mauvaise saison ? s’inquiéta Plume de Miel à voix basse tandis que l’Assemblée félicitait le futur père.
- Et je compte bien faire en sorte que tout se passe bien, la rassura Œil de Lune, la guérisseuse du Clan de l’Ombre. D’ailleurs Petite Branche, l’une des petites de Ciel Clair, me pose pleins de questions sur les remèdes. J’aurai peut-être bientôt une apprentie !
- Merveilleuse nouvelle !”
Les guérisseurs se turent quand le meneur de l’Ombre reprit la parole.
“Je vais conclure en rappelant que le territoire du Clan de l’Ombre appartient au Clan de l’Ombre. Nous sommes prêts à venir réclamer justice si cette règle fondamentale n’est pas respectée. Soyez prévenu.”
Il met ouvertement fin à la trêve avec le Clan du Tonnerre, comprit Cœur Roux, la gorge nouée. L’air de rien, il hocha la tête discrètement en scrutant le chat posté sur le Grand Chêne. Mettant fin à l’Assemblée, celui-ci sauta à terre en premier et se rua vers son clan. L’absence de Cœur de Lichen pour la deuxième fois de suite inquiétait Cœur Roux, mais il n’osa pas poser la question à Œil de Lune. D’ailleurs, les autres guérisseurs n’en firent pas plus.
Le Clan du Tonnerre se mélangea principalement à celui de la Rivière pour le Partage traditionnel. Le Clan du Vent resta seul, tandis que les guerriers de l’Ombre se dispersèrent. Plume de Miel, guérisseuse du Clan de la Rivière, discutait avec Œil de Lune. Les deux femelles se connaissaient depuis longtemps et étaient devenues de bonnes amies. Même si sa force de caractère la poussait à se tenir droite, Cœur Roux remarqua cependant que les pattes de Plume de Miel avaient perdu en force. Elle ne doit pas avoir l’habitude de rester debout aussi longtemps, elle doit se retenir pour ne pas s’allonger. Il ressentait pour la vieille chatte un mélange d’admiration et de compassion. Plume de Miel, par son âge, était la mentore de tous les guérisseurs de la forêt. Elle avait survécu à trois apprentis et deux chefs, mais désormais elle n’était pas plus vive que Vieille Branche.
“Excusez-moi de vous interrompre, mais nous devons vous parler de quelque chose, Cœur Roux et moi, intervint Petit Pas, brisant les pensées de celui-ci, qui se lécha le poitrail pour masquer sa surprise.
- Ne t’excuse pas, voyons. Si personne ne venait nous interrompre, nous serions encore là demain ! plaisanta Plume de Miel avec un clin d'œil à Œil de Lune.
- Ce n’est pas grave au moins ? s’inquiéta Rivière Grise.
- Eh bien, c’est ce que nous essayons de découvrir… Je vais être direct, nous ne pourrons pas nous retrouver à la prochaine demi-lune.
- Répète ça s’il te plait ? s’empressa Œil de Lune, les yeux aussi gros que des noisettes.
- Je ne plaisante pas. Un poison inconnu se répand dans l’eau, tuant toutes les proies qui tentent de s’y abreuver. Si nous buvons l’eau de la Source, nos vies seraient en danger.
- Mais c’est insensé ! Qui pourrait vouloir empoisonner la Source de Lune ? s’écria Rivière Grise.
- Nous sommes sur une piste pour régler le problème, Cœur Roux et moi. Malheureusement, je ne peux pas vous en dire plus. Cela ne concerne que nos deux clans.”
Œil de Lune plissa les yeux, scrutant Petit Pas de son œil blanc. Quant à Plume de Miel, elle se passa une patte derrière l’oreille en réfléchissant.
“Vous avez sûrement de bonnes raisons de garder vos secrets, mais tu dois comprendre que si nous sommes coupés de nos ancêtres, nous sommes tous concernés, affirma cette dernière d’un œil méfiant. Tu ne peux pas nous annoncer une telle chose et nous exclure ensuite.
- Le problème n’affecte pas seulement la Source, mais aussi le torrent, celui qui sépare nos territoires. Je suis désolé, mais nous sommes les principaux concernés.
- Tu es d’accord avec ça, Cœur Roux ? lui demanda Œil de Lune.
- Eh bien… Tout est parti d’une prophétie que j’ai reçu, dans laquelle il était bien clair que nous devions régler ça entre nous.”
Ai-je dit une bêtise ? s’inquiéta le jeune mâle. Heureusement, Petit Pas approuva d’un signe de tête. Un petit instant de silence s’écoula avant que Plume de Miel ne reprenne la parole.
“Très bien, voici ce que nous allons faire : la prochaine réunion n’aura pas lieu, nous vous laissons régler cette histoire. Mais si à l’Assemblée suivante, le problème n’est pas réglé, nous serons obligés de nous en mêler.
- Très bien, j’accepte tes conditions, approuva Petit Pas.
- Mais que va-t-on dire à nos clans ? On va semer la panique si nous leur disions que nous ne pouvons plus communiquer avec le Clan des Étoiles ! chuchota Œil de Lune en s’assurant que personne ne les écoute.
- Ce n’est que temporaire. Si vous préférez ne rien dire, on peut se retrouver à la Source de Lune comme prévu à la demi-lune, pour échanger sur les dernières nouvelles sans parler au Clan des Étoiles. Comme une petite Assemblée de guérisseurs. Ce qui est sûr, c’est qu’on devra se débrouiller par nous-même pour régler cette histoire.
- Pour changer, marmonna Plume de Miel rien que pour elle. Je suis d’accord pour que nous nous retrouvions ainsi. Ce poison ne doit pas interférer dans les relations entre guérisseurs.”
Chacun son tour, tout le petit groupe approuva l’idée. Après quelques échanges de regard gêné et trahissant leur angoisse, Œil de Lune, Rivière Grise et Plume de Miel rejoignirent leur clan respectif. Seul avec Petit Pas, Cœur Roux sentait son cœur battre la chamade.
“Et maintenant, qu’est ce qu’on fait ? articula-t-il, la gorge serrée.
- A nous deux, nous ne pouvons pas allier nos clans, admit Petit Pas après un instant de réflexion. Il faut trouver un moyen pour que Étoile de Pie et Étoile Charbonneuse se rencontrent.
- Tu as perdu la tête ! Étoile de Pie lui arracherait la fourrure.
- Pas si nous organisons une rencontre en contexte de trêve. Je ne peux rien promettre, mais je vais essayer d’en parler à ma cheffe. Tu devrais faire de même de ton côté. Rendez-vous à la frontière, à l’endroit où le torrent se jette dans le lac, dans trois jours. Accompagnés de nos chefs si possible.”
“Regarde où tu marches, Cœur Roux, grogna Feuille d’Aubépine quand le guérisseur trébucha devant elle.
- Désolé…”
La tête du rouquin lui tournait depuis qu’ils avaient quitté l’île. La réaction des autres guérisseurs avait été moins dramatique que ce qu’il avait imaginé, pourtant il ne pouvait s’empêcher d’imaginer la panique qui s’emparerait de la forêt si les chefs venaient à apprendre que la Source de Lune était interdite d’accès. Et si l’un des chefs meurt maintenant, et qu’il ne peut pas recevoir ses vies ? Et si un grand danger approche et que le Clan des Étoiles ne peut même pas nous prévenir ? Mais plus que tout, il se demandait si Petit Pas parviendra à convaincre Étoile de Pie. La seule raison pour laquelle elle aimerait se retrouver face à face avec le chef du Clan du Tonnerre serait de pouvoir lui arracher les oreilles. Même si la chatte noire et blanche acceptait de venir, rien ne pouvait promettre que la rencontre serait pacifique.
De son côté, Cœur Roux était confiant quant aux choix d’Étoile Charbonneuse. Celui-ci avait toujours promu la paix, et ne manquerait pas une occasion d’améliorer ses relations avec ses voisins, surtout maintenant que la trêve avec le Clan de l’Ombre était terminée.
Cette fois, je dois en parler à Croc Blanc, se souvient le guérisseur. Il était inconcevable qu’il puisse organiser une rencontre de la sorte sans en parler à son mentor, même si l’initiative ne venait pas de lui. Il se jura à lui-même de tout raconter au vieux mâle dès le lendemain matin. Avant cela, il avait besoin d’une bonne nuit de sommeil.
Satisfait de constater que Croc Blanc dormait déjà quand il revint dans sa tanière, Coeur Roux prit garde à ne pas faire le moindre bruit en s’installant dans son nid. Il ferma les yeux, mais le sommeil peinait à venir tant il tournait les mots dans sa tête, se demandant comment réagirait Croc Blanc en apprenant que son apprenti lui avait caché une information qui aurait pu sauver tout le clan pendant autant de temps.
Un bruissement fit sursauter le guérisseur, le tirant violemment de son sommeil. Clignant des yeux pour s’habituer à la lumière, son cœur ralentit en reconnaissant le parfum d’Étoile Charbonneuse. Honteux d’avoir dormi aussi longtemps, le rouquin s’étira rapidement avant que son meneur ne le remarque et se passa quelques coups de langue sur le flanc. Sa toilette éclair terminée, il s’approcha de l’entrée pour accueillir son visiteur.
“Bonjour Étoile Charbonneuse, tu as besoin de quelque chose ? demanda-t-il en tentant de masquer la fatigue dans sa voix.*
- Je cherchais Croc Blanc, mais je crois qu’il a beaucoup de travail aujourd’hui…”
Beaucoup de travail ? Mais il tient à peine debout ! se retint de dire Cœur Roux, se contentant de hocher la tête. Étoile Charbonneuse soupira en s’asseyant, semblant chercher ses mots. Son expression grave inquiéta le jeune chat. Se pourrait-il qu’il soit déjà au courant du plan des guérisseurs et de la rencontre ?
“Je peux peut-être t’aider en attendant qu’il soit disponible, balbutia-t-il, l’estomac noué.
- A vrai dire, je voulais juste prévenir les guérisseurs en premier de la décision que j’ai prise… Je ne viens pas te demander conseil, n’essaie pas de me faire changer d’avis. Je veux juste vous dire de vous préparer : je compte bientôt attaquer le Clan du Vent.”
Chapitre 28[]
Pelage de Ronce étouffait, Aile de Chouette le savait. Malgré tous ses efforts, son agresseur refusait de la laisser se relever pour aider son frère. Puisant dans ses derniers efforts, une idée lui traversa l’esprit. Le gémissement qu’elle poussa eut l'effet escompté : le poids qui la maintenait au sol disparut soudainement, et la jeune chatte put enfin prendre une grande goulée d’air.
“Oh pardon Aile de Chouette ! Je ne t’ai pas fait mal ?”
Exagérant sa quinte de toux, la femelle se remit sur patte difficilement. Tandis que son agresseur s’approchait d’elle pour s’assurer qu’elle allait bien, elle profita de son inattention pour lui bondir dessus. Celui-ci hoqueta de surprise en tombant sur le flanc. Là, Aile de Chouette eut tout le loisir de lui labourer le ventre avec ses pattes arrières, les griffes rentrées.
“C’est bon c’est bon tu as gagné, lâche moi ! s’étrangla-t-il tandis que la guerrière le laissait se relever, bombant le torse.
- Alors Plume de Hibou, tu laisses ton ennemi te berner ? pouffa-t-elle.
- Ennemi ou pas, Plume de Hibou est incapable de faire du mal à une femelle, le railla Museau Tigré.
- Hé, ce n’est pas juste ! Je pensais que je lui faisais mal ! Tu as triché !
- Dit celui qui ne veut pas admettre que j’ai gagné !”
Au même moment, Pelage de Ronce admit sa défaite, et Truffe de Blaireau le laissa se relever. Malgré l’agilité du premier, la force du guerrier noir et blanc était un atout précieux contre un adversaire tel que Pelage de Ronce.
Bien à l’abri à l’ombre des plus hauts arbres du territoire, la combe mousseuses était un terrain d'entraînement idéal. D’habitude réservée pour l'entraînement des apprentis, Étoile Charbonneuse avait insisté ce matin pour que les guerriers passent en revue leurs techniques de combat, soi-disant pour se préparer à une éventuelle attaque. Au départ, Aile de Chouette avait cherché une excuse pour échapper à ses entraînements inutiles, mais avait changé d’avis quand elle avait appris la composition de son groupe. Se battre avec ses frères lui avait manqué, et elle était ravie d’avoir vaincu Plume de Hibou. Plus qu’à gagner contre Museau Tigré, et cette journée sera parfaite, songea-t-il avec satisfaction.
“Vainqueurs : Aile de Chouette et Truffe de Blaireau ! acclama Queue de Mulot. Pour la suite, je propose moi contre Museau Tigré pendant que Plume de Hibou affronte Pelage de Ronce !
- Je ne peux pas me reposer un peu avant ? se plaignit le mâle crème.
- Toi qui disais pouvoir me vaincre les yeux fermés, lui rappela Aile de Chouette avec un coup d’épaule.
- C’est plus logique que ce soit les gagnants qui s’affrontent, non ? Comme ça on pourra déterminer le vainqueur à la fin.” proposa Pelage de Ronce en nettoyant son pelage pleins de mousse.
Ce sera moi contre Museau Tigré, espérait Aile de Chouette. Avec une grimace, elle se rappela qu’elle devait pour cela gagner le duel contre Truffe de Blaireau.
Queue de Mulot approuva l’idée de son frère, puis les combattants se mirent en position. Pelage de Ronce fut choisi pour juger le combat d’Aile de Chouette et Truffe de Blaireau, tandis que Plume de Hibou surveillait Museau Tigré et Queue de Mulot. Pelage de Ronce lança le signal de départ, puis le combat commença.
Sachant très bien que son frère avait tendance à charger dès le début, Aile de Chouette esquiva sans mal sa première attaque. Quand elle fut dans son dos, elle lui mordit la queue sans lui faire mal en lui frappant l'arrière-train. Cela sembla l’énerver, car Truffe de Blaireau montra les crocs en faisant volte face. Il tenta de la frapper à la tête, mais la femelle fit un magnifique bond sur le côté en lui fauchant les pattes arrière.
“Déjà fatigué ?” le taquina-t-elle.
Paroles qu’elle regretta, car son frère en profita pour se ramasser sur lui-même avant de bondir par-dessus son dos, atterrissant sur sa queue, lui arrachant un cri de surprise. D’un puissant coup de patte, Truffe de Blaireau la fit basculer sur le flanc et l’empêcha de se redresser grâce à ses pattes avant. Les yeux brillants, il la scruta un instant avec un air espiègle qui inquiéta Aile de Chouette.
“Je n’ai même pas besoin de t’affronter, je sais ce qui te fera abandonner… Plume de Hibou, je vais venger ton honneur !
- Non Truffe de Blaireau, pitié ne fais pas ça !” hurla Aile de Chouette en se débattant du mieux qu’elle pouvait, le cœur battant la chamade.
Ses efforts furent vains, et le mâle aux puissantes épaules attaqua son ventre du bout des pattes, connaissant parfaitement les endroits les plus sensibles.
“Arrête ça ! haleta la femelle rayée.
- Incline toi face à la puissance des chatouilles ! fanfaronna son frère, insensible aux supplications de sa sœur.
- Euh… Vainqueur : Truffe de Blaireau, je suppose ? pouffa Pelage de Ronce.
- Besoin d’aide, Truffe de Blaireau ?”
Avant qu’Aile de Chouette ne puisse dire quoi que ce soit, Plume de Hibou se mêla à la bataille, maintenant les pattes de son amie qui hurlait de désespoir.
“Hé, deux contre un c’est inégal !” s'exclama Queue de Mulot en venant bousculer Plume de Hibou.
Sans qu’Aile de Chouette ne put savoir comment, tout le groupe finit par se joindre à la mêlée. Même Museau Tigré se prêta au jeu, bien qu’elle les comparait à des chatons se battant dans la pouponnière. Quelqu’un fit perdre l’équilibre à Truffe de Blaireau, et la femelle put enfin se relever et s’ébrouer, haletante. A peine avait-elle repris son souffle qu’un éclair beige l’envoya rouler dans la mousse.
“J’ai une revanche à prendre.”, la défia Plume de Hibou.
Tels deux chatons se disputant un reste de souris, les deux amis roulèrent au corps à corps jusqu’à quitter la combe mousseuse. Aile de Chouette tenta de lui mordiller l’épaule, sans succès, quand Plume de Hibou la plaqua sur le dos, lui maintenant les épaules de ses pattes. Pendant un instant, la femelle sombra dans ses yeux orangeâtres, essoufflée, tandis qu’il l’observait avec une pointe de fierté. Le temps sembla s’interrompre temporairement, Aile de Chouette ne pouvait plus bouger un seul muscle. Soudain, le visage du mâle se détendit, clignant lentement des yeux, et il approcha sa truffe de celle de son amie. D’une voix calme et étonnamment douce, il murmura :
“Alors, qui c’est qui a gagné ?”
Secouant la tête pour reprendre ses esprits, Aile de Chouette feula et poussa de toutes ses forces sur ses épaules. Riant à gorge déployée, Plume de Hibou la laissa se relever.
“Disons qu’on est quitte.” miaula-t-elle, distraite, encore perturbée par la scène qu’elle venait de vivre.
De retour au camp après leur entraînement, le groupe prit un repas bien mérité qu’ils partagèrent tous ensemble. Assise à côté de Plume de Hibou tandis que Queue de Mulot se ventait d’avoir failli gagner contre Museau Tigré, Aile de Chouette fit de son mieux pour éviter le regard du mâle crème. Sans qu’elle ne sache pourquoi, elle avait la sensation qu’il l’observait. Elle tourna la tête, ne pouvant s’empêcher de vérifier, mais celui-ci était en train de dévorer une grive en se moquant gentiment de Queue de Mulot.
D’un geste de la tête, la guerrière tenta de chasser les pensées parasites qui s’infiltraient dans sa tête pour se concentrer sur la discussion de ses camarades. Plume de Hibou est gentil, amusant, et loyal. C’est un ami idéal, voilà tout, se convainquit-elle en se passant une patte derrière l’oreille.
L’odeur de Vent Gris vint chatouiller la truffe du groupe. D’un pas décidé, le lieutenant s’approcha d’eux.
“Quand vous aurez fini votre repas, j’ai besoin d’un volontaire pour la patrouille du soir. Pelage de Cendre devait venir, mais elle ne se sent pas bien… Décidez-vous.
- Oh je suis désolé Vent Gris, mais on revient d’une après-midi entière de combats épuisants, je dors debout, bailla Queue de Mulot de manière exagérée.
- Pareil pour moi, j’ai des courbatures partout…” se plaignit Plume de Hibou.
Aile de Chouette ne put dissimuler son sourire en pointant le museau vers le sol pour masquer son visage au lieutenant qui fronçait le museau. Pelage de Ronce se mit également à bailler, tandis que Truffe de Blaireau s’allongea en fermant les yeux. Une seule chatte n’était pas dupe.
“Rohlala, ces mâles ! s’agaça Museau Tigré en se relevant de toute sa hauteur. Je me joins à la patrouille, Vent Gris. Moi au moins je n’ai pas peur d’utiliser mes pattes.”
Le lieutenant souffla du nez avant de s’éloigner, accompagné de la guerrière grise pâle. Les mâles échangèrent un regard complice avant de s’esclaffer tandis qu’Aile de Chouette levait les yeux au ciel, bien qu’amusée de la situation.
La lune était déjà haute dans le ciel et baignait le camp d’une douce lueur argentée quand Truffe de Blaireau s’étira longuement en tendant ses pattes vers l’avant, faisant tordre ses muscles.
“Finalement, je suis vraiment fatigué, avoua-t-il en remuant les moustaches. Demain, j’affronte Museau Tigré ! Le gagnant sera dispensé de patrouille pendant toute une lune.
- Tu crois vraiment que c’est toi qui décides de ça ? fit remarquer sa sœur d’un ton ironique. Pour Museau Tigré, ça n’a jamais été une corvée d’aller en patrouille.
- Tu as tort de la déclarer gagnante aussi rapidement. Bref, bonne nuit tout le monde !”
Les quatre chats restants continuèrent de discuter dans la combe qui se vidait. A plusieurs reprises, Feuille d’Aubépine sorti la tête du repère des chasseurs pour leur demander de parler moins fort.
“Vous vous souvenez quand Pelage de Ronce est tombé dans ce buisson de ronces ? s’exclama Queue de Mulot tandis que le petit groupe partageait des anecdotes. On aurait dit un hérisson en colère !
- Je suis sûr que personne n’a oublié…, miaula l’intéressé, gêné. N’empêche que je l’ai eu, cette souris !
- Bien sûr, personne n’oubliera ta victoire sur ce buisson.” approuva Aile de Chouette, ironique.
Queue de Mulot pouffa, ainsi que Plume de Hibou. Aile de Chouette savourait ces moments de complicité, sans prise de tête. Plume de Hibou ne se joignait que rarement à eux, mais sa présence ajoutait quelque chose en plus.
“Ne ris pas, Plume de Hibou. Lui au moins n’a pas fini trempé jusqu’aux os en essayant de sauter par-dessus une flaque d’eau ! lui rappela la femelle.
- Hé, personne n’avait besoin de savoir ça ! Cette flaque était plus large que je ne le pensais… Mais je suis sûr d’avoir battu le record du saut le plus raté !”
A peine plus tard, Queue de Mulot piquait du museau et décida de rejoindre les quelques guerriers partis se coucher. En le regardant entrer dans la tanière, Aile de Chouette ne put s’empêcher de plisser les yeux dans sa direction.
“Je vais y aller aussi, avant de me faire humilier davantage. J’ai promis à Jolie Moustache de l’aider à chasser pour Aile Brisée demain, déclara Pelage de Ronce avec un regard malicieux vers sa sœur. Je vous laisse profiter de la soirée.”
Quelle cervelle de souris, se dit Aile de Chouette en comprenant à quoi il faisait allusion, se retenant de lui arracher la queue. Les deux derniers guerriers restèrent assis, l’atmosphère se détendant légèrement alors que le silence s’installait autour d’eux. Les bruits du camp s’évanouissaient peu à peu, laissant place aux murmures de la forêt alentour et au chant des grillons.
“Je comprends pourquoi tu passes autant de temps avec eux. Vous formez un sacré groupe, fit remarquer Plume de Hibou, rompant le silence. Je devrais me joindre à vous plus souvent !”
La femelle hocha la tête, fixant le sol devant elle, sans pouvoir s’empêcher de repenser au secret de Queue de Mulot.
“C’est vrai, j’aime ces moments-là. Ces moments où on ne parle pas de bataille, ni de famine ou de maladie. On parle juste comme si de rien n’était. Même si ce n’est que temporaire, ça donne l’impression que tout va bien.” Avant que son ami ne puisse répondre, elle enchaîna. “Mais d’ailleurs, qui t’a invité à te joindre à nous ?
- Comment résister à l’envie de rejoindre les Quatre Griffes ? On ne parle pas de n’importe qui ! Plus sérieusement, je ne sais pas si tu te rends compte de la chance que tu as de les avoir. Beaucoup de chats tueraient pour avoir une famille comme la tienne.
- Tu ne sais pas de quoi tu parles, rétorqua Aile de Chouette avec une grimace.
- Pas de ça avec moi. Même si vous vous disputez de temps en temps, c’est normal. Mais vous êtes inséparables, ça crève les yeux.”
Sans trouver de réponse à apporter, Aile de Chouette garda le silence. L’obscurité grandissante et l’éclat de la lune indiquait que la nuit était déjà bien avancée, pourtant elle ne ressentait aucune fatigue. L’idée d’aller se coucher dans son nid en attendant la prochaine journée lui était inconfortable.
“J’ai envie de sortir, lâcha-t-elle presque sans le vouloir.
- Comment ça ?
- D’aller dans la forêt. Tu veux m’accompagner ?
Euh je ne sais pas, c’est Épine de Sapin qui garde le camp ce soir. S’il me voit sortir, je suis fichu…
- Ah… Tant pis, si ton père te fait si peur que ça, j’y vais toute seule, le défia-t-elle en prenant la direction de la sortie.
- Attends ! Je… Je crois que Nuage de Tournesol a parlé d’un autre passage l’autre jour, qui permet de sortir du camp.
- C’est vrai ? Où ça ?”
Son inquiétude disparu, Plume de Hibou lui lança un sourire espiègle en regardant autour de lui.
“Viens, je vais te montrer.”
Chapitre 29[]
Intriguée, Aile de Chouette obéit. Son ami la guida vers un coin de la combe dans lequel personne n’allait jamais, près du repère des guérisseurs. Là, caché de la vue des plus curieux, un chemin presque vertical était creusé dans la roche, ponctué de quelques creux et rochers qui pourraient servir d’appui.
“C’est une blague, n’est ce pas ? Tu ne veux quand même pas me faire grimper là haut ?
- Je suis sûr que ce n’est pas plus difficile qu’un arbre. Ça devrait être facile pour toi !”
Aile de Chouette déglutit. Elle ne pouvait oublier la terrible blessure qu’Aile Brisée avait reçue en tombant de la paroi. La dernière chose qu’elle souhaitait était de passer le reste de ses jours dans la tanière des anciens.
“Je ne sais pas… Je suis un peu fatiguée, finalement…
- Tu abandonnes ? Ce n’est pas ton genre ! Allez ne t’en fais pas, je reste juste derrière toi au cas où tu tombes. Il ne t’arrivera rien.”
La simple mention d’abandon lui donna un regain de motivation. Posant soigneusement ses griffes sur les pierres les plus solides, elle débuta son ascension. Au départ, il lui semblait qu’elle n’arriverait jamais au sommet. Des petits gravillons glissaient sous ses pattes, faisant résonner leur bruit dans tout le camp. Puis, pas après pas, elle gagna en assurance. Une de ses pattes arrière glissa à un moment, pendant dans le vide, mais elle parvint à se rattraper de justesse. Quand enfin elle sentit l’herbe sous ses pattes, la femelle ne put s’empêcher de bondir de joie.
“J’ai réussi ! C’était facile, en fait.
- Je te l’avais dit, souffla Plume de Hibou en la rejoignant avec difficulté. Tu n’es pas la meilleure grimpeuse pour rien !
- A choisir, je préfère quand même les arbres. Et je suis loin d’être la meilleure. Tu as déjà vu Épine de Sapin grimper ? On dirait un écureuil !”
La douce lumière de la lune était apaisante, ce soir-là. Les ombres dansaient autour des deux chats alors qu’ils se promenaient, leurs pattes foulant silencieusement le sol recouvert de mousse sèche. L’air était étonnement frais, et une brise légère agitait les feuilles des arbres.
“Tu veux faire une course jusqu’au lac ? proposa Aile de Chouette, une lueur de défi dans les yeux.
- Tu aimes vraiment gagner, on dirait, pouffa son ami. Je vais t’apprendre un truc, tu vas voir tu ne vas pas en revenir. On peut faire des choses ensemble sans que ce soit une compétition, ce n’est pas une obligation. C’est dingue, non ? Par exemple, on peut juste courir vers le lac sans que ce soit une course !
- Quel intérêt si je ne peux pas clamer haut et fort que je t’ai battu ? fanfaronna la guerrière.
- Je ne sais pas, profiter du bon temps sans se presser ?
- Très bien, dans ce cas… Plume de Hibou, veux tu courir avec moi jusqu’au lac sans se presser, afin de profiter du merveilleux moment que nous passons ensemble ?
- Avec plaisir, chère Aile de Chouette. Je ne vois aucune raison pour que nous ayons à nous presser. Nous avons littéralement toute la nuit !”
Les deux chats s’élancèrent en direction du lac, côte à côte, les feuilles mortes craquant légèrement sous leur pas. Aile de Chouette dû prendre sur elle pour ne pas accélérer et dépasser son camarade. Finalement, elle se surprit à apprécier ce rythme tranquille qui leur permettait de profiter de la sérénité de la nuit.
Lorsqu’ils atteignirent le lac, la surface de l’eau scintillait sous la lumière de la lune, créant un miroir d’argent parfait. Les étoiles brillaient dans le ciel clair, créant une vue à couper le souffle.
“Quelle chance nous avons de vivre dans un endroit pareil, murmura Plume de Hibou, les yeux brillants d’émerveillement. J’ai presque envie de me baigner !
- Ne compte pas sur moi pour t’accompagner, grimaça son amie.
- Aile de Chouette, la guerrière courageuse à la soif de compétition insatiable, a un seul grand ennemi : l’eau !
- Ne te moque pas. J’aurais dû me taire…
- Excuse-moi, parfois j’oublie que tu n’es pas invincible !
- N’exagère pas, je ne suis pas si courageuse. Enfin, je le suis toujours plus que toi.
- Tu crois ça, jeune guerrière ? Qui s’est jeté vaillamment dans la bataille pour te sortir des griffes du Clan du Vent, l’autre fois ? Et qui est venu te sauver pendant que Truffe de Blaireau te chatouillait ?
- Euh, Queue de Mulot ?
- Oui bon, pour cette fois là c’était lui… Mais j’aurais pu aussi !”
Aile de Chouette pouffa.
“D’accord, disons que tu es courageux. Je dois l’admettre, en pleine bataille je ne te vois jamais hésiter. Tu n’as jamais peur d’être blessé ?
- La vie est faite de risques, répondit-il en haussant les épaules. Ne crois pas pour autant que je n’ai peur de rien !
- Ah oui ? Alors dis moi, de quoi as tu peur ?”
Curieusement, le visage de Plume de Hibou se décomposa. Après réflexion, c’est une question à laquelle Aile de Chouette ne connaissait pas la réponse. Selon elle, le matou crème avait toujours agi sans réfléchir, sans se poser de question. Quand il fallait agir, il agissait. Pourtant, à ce moment précis, il se dandinait d’une patte sur l’autre sans qu’aucun mot ne sorte de sa gueule. Même les bruits de la forêt s’intensifièrent, comme si l’environnement lui-même attendait une réponse.
“Allez, toi tu sais bien que je déteste l’eau, insista la chatte. Je suis ton amie, tu peux me le dire !
- Justement, c’est amusant que tu en parles… C’est bien le problème.” Aile de Chouette dressa les oreilles sans comprendre. “Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose qu’on soit ami, loin de là ! Enfin, ce n’est pas un problème, c’est juste que… Je préfèrerais qu’on ne le soit pas. Non, ce n’est pas ce que je voulais dire ! En fait, je ne sais pas trop ce que j’ai envie de dire…”
Le cœur de la femelle loupa un battement quand elle comprit ce qu’il essayait de faire. Pourquoi maintenant, Plume de Hibou ? Par le Clan des Étoiles, arrête ça ! implora-t-elle silencieusement. Malheureusement, personne ne viendrait la sortir de cette situation ce soir. Tandis qu’il continuait de bégayer, elle cherchait un moyen de rentrer au camp. D’un coup, rien ne la rendrait plus heureuse que de se rouler en boule dans son nid.
“C’est la fatigue, tu en perds tes mots, tenta-t-elle sur le ton de la plaisanterie. On peut rentrer, si tu veux. Je commence à fatiguer aussi.
- Pas maintenant, je veux d’abord finir ça. J'avoue que j'ai menti, je ne suis pas si courageux que ça, fit-il avec une grimace. En fait, au départ je ne voulais pas que ça arrive, je voulais être ton ami, et nous le sommes donc c’est parfait ! Alors je me suis tourné vers Fleur de Givre.
- Pourquoi tu me parles de Fleur de Givre ? fit remarquer Aile de Chouette, donc l’agacement grandissait.
- Je ne veux pas parler d’elle. Enfin, je n’aime pas Fleur de Givre… Enfin si, je l’aime comme une amie ! Quoique, maintenant je crois que ce n’est plus tellement le cas… Quoi qu’il en soit… Fleur de Givre n’est pas toi.
- Bravo, tu as déduis ça tout seul ?
- Pas exactement. Mais ça n’a pas d’importance, l’important est ce que j’essaie désespérément de te faire comprendre, mais j’ai échoué lamentablement.
- Tu peux réessayer une autre fois…
- J’en ai assez de remettre ça à une fois.”
Plume de Hibou ferma les yeux, prenant une grande inspiration, puis les rouvrit avec un calme retrouvé. La lumière de la lune donnait un reflet argenté à ses yeux ambrés.
“Aile de Chouette, j’apprécie vraiment être ton ami, crois moi. Mais j’ai de plus en plus l’impression que ça ne me suffit pas. Tu comprends ?
- Plume de Hibou, s’il te plaît…, gémit la femelle, dont le malaise faisait trembler les pattes.
- Tu as peut-être l’impression que je suis en train de tout gâcher, et c’est sûrement le cas. Mais j’en ai assez de faire comme si c’était faux, comme si tu n’étais qu’une amie. Sache que si tu veux fuir en courant, tu peux, je ne t’en voudrais pas.”
Au fond, l’idée était tentante. Mais elle se voyait mal dormir en sachant qu’elle l’a planté là sans réponse. Pourtant, aucune réponse satisfaisante ne lui venait. Une étrange frustration s’insinua en elle. Alors qu’elle espérait passer un bon moment, il venait de tout gâcher. Ça m’apprendra à sortir en douce, la prochaine fois je resterai bien sagement dans mon nid, se promit-elle en ravalant une grimace.
“Je sais pas quoi te dire.
- Alors ne dis rien, chuchota le mâle d’une voix douce, lui lançant un regard apaisant. Je t’ai dis ce que j’avais à dire, maintenant à toi de décider de la suite. Pour l’instant, tu peux juste ne rien dire. Et quand tu auras envie de dire quelque chose, je serai là. Toujours. En attendant, tu resteras mon amie.”
Un étrange silence enveloppa les deux chats, seulement brisé par les grillons et le croassement d’un corbeau.
“Et, Aile de Chouette… N’aies pas peur de me dire quoi que ce soit. Quoi que tu me dises, tu sais que tu peux me faire confiance et que j’accepterais. La décision finale est entre tes pattes !”
La femelle souffla du nez, gênée, en fuyant le regard de son camarade et en espérant qu’il arrête de parler. Mais finalement, le silence était encore plus inconfortable.
“On devrait rentrer, non ? balbutia-t-elle, se retournant sans attendre de réponse.
Chapitre 30[]
"Fais vite, je suis pressé. J'ai beaucoup de choses à organiser."
Cœur Roux déglutit. Étoile Charbonneuse agitait nerveusement la queue, et ses yeux plissés étaient fixés sur le guérisseur. Dans l'obscurité de la tanière du chef, son pelage noir était presque invisible, laissant seulement apparaitre deux fines fentes grises.
"Tu comptes toujours attaquer le Clan du Vent ?
- Le plus vite possible, oui. Plus j'attends, plus je laisse à Étoile de Pie une chance de frapper en premier. Et maintenant qu'Étoile de Fougère a clairement mis fin à la trêve, je ne peux pas me permettre d'être entouré d'ennemis. Je dois agir.
- Tu es sûr que c'est ce que tu veux ? Trouver un terrain d'entente pourrait éviter des blessés, balbutia Cœur Roux, les oreilles brûlantes.
- Depuis la mort d'Étoile Blanche, on me reproche sans cesse mon inaction, soupira le meneur en baissant le regard. Si je frappe suffisamment fort, le Clan du Vent nous laissera tranquille pendant un moment. Pourquoi essaies tu de me faire changer d'avis ? Tu me caches quelque chose."
Cœur Roux sentit un nœud se former dans son estomac, tandis qu'il cherchait ses mots. A vrai dire, cela faisait déjà deux jours qu'il cherchait ses mots. La rencontre avec Étoile de Pie et Petit Pas devait se faire le lendemain, et il n'avait toujours pas réussi à parler avec Étoile Charbonneuse. Je ne sortirai pas de cette tanière tant qu'il n'aura pas accepté d'y aller, se dit-il pour s'encourager. Ensuite, je dirai enfin tout à Croc Blanc.
"En temps normal, j'aurais encouragé ta décision, admit le jeune mâle roux et blanc, sa queue s'agitant dans tous les sens. Mais cette fois, je ne peux pas l'approuver... Excuse-moi.
- Ne t'excuse pas, et explique toi. Un guérisseur est là pour conseiller son chef. Croc Blanc ne m'a toujours pas donné son avis sur ma décision, sais-tu ce qu'il en pense ?
- Eh bien... Il ne m'en a pas parlé...
- Il ne parle pas beaucoup, ces temps-ci, marmonna Étoile Charbonneuse, comme pour lui-même. Bref. Pourquoi veux tu annuler l'attaque ?
- Parce que... Parce que Petit Pas et moi, on a peut-être trouvé une solution pour le torrent."
Les yeux du chef de clan s'agrandirent tellement qu'il ressemblait à une chouette. Le souffle coupé, il ouvrit la bouche pour la refermer ensuite. Sans prévenir, il se leva brutalement de son nid et s'approcha si près du guérisseur que leur museau n'était plus qu'à une longueur de souris l'un de l'autre.
"Tu n'aurais pas pu le dire plus tôt ? Quelle est cette solution ? Quand en as-tu parlé avec Petit Pas ? Quand il est venu nous rendre visite ?
- Oui, et à l'Assemblée. En fait... J'ai fait un rêve du Clan des Étoiles. Étoile Blanche m'a dit...
- Tu as vu Étoile Blanche ?
- Quelques fois, oui. J'ai mis du temps à le comprendre, mais elle m'a assuré que pour sauver nos clans, le Clan du Tonnerre devrait s'allier avec celui du Vent. Comprends alors que ton idée d'attaque n'est pas arrangeante..." Il fit une pause, attendant une réaction d'Étoile Charbonneuse, mais il ne broncha pas. "Si tu décides d'attaquer, tout espoir de paix sera détruit. Et avec lui l'espoir qu'on puisse un jour boire de nouveau dans le torrent. C'est ce qu'on a conclu, avec Petit Pas."
Dans un reniflement, le matou noir se retourna, frôlant la tête de Cœur Roux de sa queue. Sans lever les yeux, il se mit à faire les cent pas dans son antre.
"Si j'annule cette attaque, je laisse le champ libre au Clan de l'Ombre pour venir en profiter. Je ne veux pas simplement faire comprendre à Étoile de Pie que je suis capable de me défendre, je veux aussi prouver aux autres clans que je suis le digne successeur d'Étoile Blanche. Et Étoile Blanche ne se serait jamais laissé humilié par ses voisins.
- Étoile Blanche n'aurait jamais laissé son clan souffrir. Au fond, quel est le plus important pour toi ? Ta fierté, ou ton clan ?"
Honteux d'avoir provoqué son chef sans le vouloir, Cœur Roux recula d'un pas. Il ne voudra plus m'écouter, après ça, songea-t-il, conscient qu'il avait échoué dans sa tâche. Curieusement, Étoile Charbonneuse semblait plus surprit qu'en colère. Après un silence pesant et interminable, Cœur Roux retrouva l'usage de sa voix.
"Excuse-moi, ce n'est pas ce que je voulais dire...
- Au contraire, je pense que c'est parfaitement ce que tu voulais me dire. La convalescence de Croc Blanc t'a fait gagner en assurance, Cœur Roux, miaula-t-il avec un signe de tête. Si Étoile Blanche a pu te mettre sur la voie pour nous sauver, je suis prêt à l'écouter. Que dois-je faire ?"
Cœur Roux prit une grande inspiration. C'est le moment de vérité : va-t-il accepter de venir ?
"Si nous devons agir avec le Clan du Vent, la première étape est de leur parler. Petit Pas et moi... On a eu l'idée d'organiser une rencontre entre toi et Étoile de Pie, à la frontière.
- Comment ? Vous avez préparé ça dans notre dos ? s'exclama Étoile Charbonneuse, hérissant la queue.
- Ça s'est décidé à l'Assemblée, on n'avait pas d'autres solutions... Je n'ai pas voulu comploter dans ton dos, on veut juste faire avancer les choses. Si Petit Pas réussit à la convaincre, Étoile de Pie sera à la frontière demain à midi.
- Demain, déjà ? Tu n'aurais pas pu m'en parler plus tôt ? insista-il en haussant le ton.
- Je voulais, mais... Tu étais occupé, et...
- Peu importe. Et je suis censé lui dire quoi, à Étoile de Pie ? Sachant qu'elle vient juste de nous attaquer sur notre territoire ?
- Le but est de trouver une solution ! Le torrent affecte nos deux clans, on ne pourra pas régler ça si personne n'accepte de s'adresser la parole.
- Cœur Roux..."
Étoile Charbonneuse poussa un long soupir las, toute trace de colère semblant avoir disparu. Cœur Roux ne su dire si c'était une bonne chose ou non. Le soleil de midi pointait de puissants rayons vers la tanière, alourdissant l'air ambiant.
"Ta volonté de paix est admirable, mais il y a des choses que tu ne peux comprendre. Les guérisseurs de tous les clans ont toujours été proches, et tu as le droit de me dire que tu es ami avec eux. Votre rôle vous l'autorise, car les rivalités claniques ne vous concernent pas. Ce n'est pas le cas pour les chefs de clan. Quoi qu'il arrive, nous serons toujours rivaux les uns envers les autres. Et plus un chef parait faible, plus les autres lui seront hostiles. Étoile de Pie n'acceptera jamais de venir à ce rendez-vous. Et si je viens seul, ma faiblesse aura vite fait le tour du lac.
- Ce n'est qu'une supposition, peut-être qu'elle viendra...
- Honnêtement, tu y crois ?"
Vaincu, Cœur Roux ne put que baisser la tête, sachant que sa réponse n'arrangerait rien. J'ai échoué, et le Clan du Tonnerre le paiera très cher. Il s'inclina devant son chef, et commença à reculer vers la sortie, sentant le soleil lui brûler un peu plus la fourrure à chaque pas.
"Je ne vais pas te déranger plus longtemps. J'espère que tu me pardonneras de t'avoir dérangé pour rien."
Avant qu'Étoile Charbonneuse ne puisse répondre, il quitta la tanière et dévala la Corniche. Là, il croisa une patrouille épuisée qui rentrait d'un entraînement à la combe mousseuse. Même Nuage de Tournesol y avait participé, cette fois. Toile d'Araignée, accompagné de Bois de Chêne, avait rapporté des branches et des tiges de lierre pour renforcer les parois de la pouponnière. Même les anciens étaient en alerte, Poil de Musaraigne essayant d'attaquer Graine d'Ortie malgré son œil infirme. Ils se préparent tous pour une bataille, ça se sent dans l'air, constata Cœur Roux avec horreur. Clan des Étoiles, aidez-nous !
Ignorant Plume de Hibou qui l'appelait de manière insistante, devinant que l'urgence n'était sûrement pas justifiée, il s'enfuit ventre à terre vers son repère, priant pour la réussite de Petit Pas de son côté. Au bout du compte, les prières étaient le seul espoir qui lui restait.
Chapitre 31[]
Comme d’habitude, les félins étaient presque tous partis s’abriter à l’ombre tandis que les heures les plus chaudes de la journée commençaient. Le bruit matinal de la forêt, reconnaissable aux piaillement répété des oiseaux, s’évanouit peu à peu, laissant place à un silence oppressant.
Personne ne savait où il allait, pourtant Cœur Roux avait la désagréable sensation d’être observé. Il tourna frénétiquement la tête, balayant le camp du Clan du Tonnerre du regard, mais chaque chat présent était concentré sur ses occupations. Je ne fais rien de mal. Et Étoile Charbonneuse est au courant, on ne peut rien me reprocher, se répéta-t-il dans sa tête. Par réflexe, le rouquin jeta un rapide coup d'œil vers la Corniche, où le chef de clan avait passé la matinée. Pas un mouvement ne vint briser le promontoire de pierre.
Le soleil était haut dans le ciel, signe que midi approchait. S’il ne voulait pas être en retard au rendez-vous qui pourrait sauver son clan, Cœur Roux devait partir maintenant. Il n’avait plus le temps d’attendre que son chef change d’avis. D’un pas traînant, dans un soupir mêlant anxiété et doute, le matou se dirigea vers le rideau de ronce, décidé à rejoindre Petit Pas comme promis.
“Cœur Roux, attends ! Où vas-tu ?”
Celui-ci ravala un grognement en reconnaissant la voix de son frère.
“J’ai des affaires de guérisseur à régler. Et je ne suis pas en avance, d’ailleurs.
- Ah… Dans ce cas je ne vais pas te retenir… On discutera plus tard…”
Plume de Hibou commença à faire demi-tour, la queue traînant au sol. A voir son air si malheureux, Cœur Roux su que quelque chose clochait.
“Bon, fais vite, grommela le guérisseur.
- Ça fait des jours que j’essaie de t’en parler mais on dirait que tu m’évites, toi aussi, s’empressa le guerrier en agitant la queue, faisant de nouveau face à son frère.
- Comment ça ‘moi aussi’ ?
- Eh bien… J’ai suivi ton conseil, et j’ai tout dit à Aile de Chouette. Et depuis, c’est devenu bizarre. On se parle à peine, et elle fait tout pour ne pas me croiser. Je ne sais pas quoi faire !”
Frustré, Cœur Roux prit sur lui pour garder son calme. Écouter Plume de Hibou se plaindre de ses histoires de cœur commençait à le fatiguer. En ce moment précis, il avait bien plus important à faire. Même s’il avait très envie d’aider son frère et de le voir heureux, des priorités s’imposaient.
“Je suis désolé de l’apprendre, Plume de Hibou… Écoute, aujourd’hui je suis vraiment pressé. On peut en parler demain ? Je t’expliquerai tout à ce moment-là, pour l’instant je préfère ne rien dire.
- D’accord…, concéda le guerrier sans cacher sa déception. Bon courage alors, quoi que tu aies à faire.”
Une pointe de culpabilité s’empara de Cœur Roux tandis qu’il observait son frère rentrer dans la tanière des guerriers en baissant la tête. Puis il secoua la tête, et reprit son chemin vers la sortie du camp. A peine avait-il fait quelques pas que l’odeur d’Étoile Charbonneuse traversa sa truffe, l’obligeant à se retourner vivement.
Le chef de clan se dirigeait droit vers lui, la fourrure aussi brillante que ses yeux. A côté de lui cheminait Épine de Sapin, son pelage brun tout aussi lustré. Les deux chats s’arrêtèrent à quelques pas du guérisseur, et le regard d’Étoile Charbonneuse était empli d’une détermination nouvelle.
“Passe devant, Cœur Roux, ordonna ce dernier avec un signe de tête en guise de salut.
- Comment ça ? Tu as changé d’avis ?
- Si je me retrouve seul à ce rendez-vous, je prends le risque de passer pour un chef faible. Mais si Étoile de Pie s’y retrouve seule, alors je serai le chef qui a voulu sacrifier la paix pour sauver sa réputation. Et… Ce n’est pas le genre de chat que je veux être. Un vrai chef est capable de mener son clan à la bataille et de rentrer victorieux malgré les difficultés, mais un bon chef sait comment l’éviter. C’est une phrase qu’Étoile Blanche m’a dite le jour où j’ai reçu mes vies. Prends-moi pour un fou si tu veux… Mais je pense qu’elle faisait référence à cet instant précis.”
Cœur Roux en resta bouche bée. Même s’il était ravi qu’Étoile Charbonneuse ait décidé de l’accompagner, ce changement soudain le perturbait. Les moustaches frétillantes, Épine de Sapin hocha la tête vers son fils, comme pour lui dire de ne pas s’inquiéter.
“Alors, on y va ? Je ne voudrais pas me faire attendre.”
On a peut-être une chance, finalement, se dit Cœur Roux en sortant dans la forêt, guidant son père et son chef. Qu’Étoile Charbonneuse choisisse de prendre un guerrier pour escorte ne l’étonnait pas, mais son choix l’étonnait. Il demandait pourquoi il n’avait pas choisi Vent Gris à la place. Si un chef de clan vient à une rencontre avec son lieutenant, cela peut passer pour une intimidation, remarqua-t-il en longeant le lac, se trempant les pattes dans l’eau pour se rafraîchir. C’est pour cela qu’il a plutôt choisi un guerrier en qui il a une entière confiance, et qui ne risque pas de provoquer Étoile de Pie.
A mesure que le petit groupe progressait, le cœur du guérisseur s’emballait. Il avait confiance en Petit Pas, mais Étoile de Pie le terrifiait. Même si la présence de la chatte noire et blanche serait une bonne nouvelle, il ne pouvait s’empêcher d’espérer qu’elle ne vienne pas. Malheureusement - ou heureusement - il discerna une forme noire et blanche au travers d’un buisson qui bordait le torrent. Il est difficile d’appeler ça un torrent, songea le rouquin en observant le minuscule filet d’eau qui peinait à couler entre les rochers. Une souris gisait au fond de la crevasse creusée par l’eau au fil des lunes, et dégageait une odeur de chair à corbeau qui fit froncer le museau de Cœur Roux.
Étoile de Pie était assise sur l’autre rive, la queue enroulée autour de ses pattes, sa posture toujours bien droite et son regard toujours aussi glacial. Petit Pas se tenait près d’elle et salua son collègue d’un hochement de tête. La meneuse du Clan du Vent n’était pas accompagnée d’un guerrier, mais de deux. Tempête de Neige et Truffe de Loir entouraient leur cheffe, les yeux plissés et la queue fouettant l’air avec nervosité.
“Vous vous êtes fait attendre, lâcha Étoile de Pie en guise de salut.
- Pardonnez-nous notre retard, nous avions une petite affaire à régler, s’excusa Étoile Charbonneuse sans se laisser impressionner.
- Je donne déjà de mon temps pour venir ici, la moindre des choses serait d’être à l’heure. Bien, commençons. Pourquoi sommes-nous là, Petit Pas ?”
Le petit mâle gris s'éclaircit la gorge puis s’avança de quelques pas vers la frontière, imité par Cœur Roux. Désormais, ils n’étaient qu’à quelques pas l’un de l’autre.
“Comme vous le savez tous, le torrent nous mène la vie dure depuis quelque temps, commença-t-il. Si nous ne faisons rien, cet étrange poison pourrait venir à bout de nos anciens et de nos chatons, voire de tous nos guerriers. Ce n’est plus à prouver aujourd’hui, il peut être mortel.” Cœur Roux déglutit en se remémorant leurs propres pertes. “Selon une prophétie offerte à Cœur Roux, nos clans doivent se dresser ensemble contre cette menace afin de l'éradiquer. C’est pourquoi nous vous avons fait venir ici, afin que nous trouvions une solution ensemble.
- Et pourquoi Cœur Roux est le seul à avoir eu vent de cet événement ? questionna immédiatement Étoile de Pie. Si tu n’as rien reçu Petit Pas, alors le Clan du Tonnerre doit pouvoir se débrouiller seul.
- Je ne l’explique pas, mais je suis le seul à avoir reçu le message, confirma le guérisseur du Clan du Tonnerre. Pourtant, je suis convaincu de sa signification : le Clan du Vent doit œuvrer avec le Clan du Tonnerre si nous souhaitons avoir une chance.
- Comme je l’ai déjà dit à Petit Pas, ce poison est sans aucun doute lié à la chair à corbeau qui traîne dans l’eau, affirma la chatte à la fine carrure en scrutant la souris morte. Vous en avez la preuve sous le museau ! Nous tombons malade car le torrent a disparu et que la seule eau restante est celle qui est infestée. Quand la pluie reviendra, le poison disparaitra. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter.
- D’après ce que j’ai pu voir sur les blessés, je pense qu’il y a quand même autre chose, osa contrer Cœur Roux. Des souris et des oiseaux ne peuvent pas suffire à empoisonner toute une rivière, ainsi que la Source de Lune.”
Cœur Roux se mordit la langue, se demandant s’il en avait trop dit. Jusqu’ici, Petit Pas était le seul autre chat au courant pour la Source de Lune, et le regard d’Étoile de Pie lui confirma qu’elle n’était pas au courant.
“Que veux tu dire ? La Source de Lune est également touchée ? demanda en premier Étoile Charbonneuse.
- C’est ce que j’ai pu constater récemment, répondit Petit Pas, au grand soulagement du rouquin. C’est pour cette raison que la situation est urgente. Actuellement, nous sommes entièrement coupés de nos ancêtres. Tous les clans sont concernés !”
Étoile de Pie remua les moustaches, tandis que les guerriers, toujours silencieux, s’échangeaient des regards inquiets. S’il avait dans un premier temps regretté d’avoir parlé de la Source de Lune, finalement c’était peut-être la meilleure solution pour leur faire comprendre l’urgence de la situation.
“Comment est-ce possible ? Le Clan des Étoiles est-il malade ?
- Non, Tempête de Neige, répondit Petit Pas. C’est l’eau qui l’est. Et nous devons comprendre pourquoi.
- C’est osé de la part du Clan du Tonnerre, de venir nous demander de l’aide pour réparer ce qu’ils ont fait, ricana Étoile de Pie.
- Ce qu’on a fait ? Qu’entends-tu par là ? renchérit le matou au poil noir en plissant les yeux.
- Vous êtes les seuls à avoir reçu cette prophétie, ça veut dire que le Clan des Étoiles vous tient pour responsable, fit-elle en s’avançant de quelques pas. Et vous venez nous supplier pour qu’on vous aide car votre guérisseur est trop inexpérimenté pour le faire tout seul.
- Je t’interdis d’insulter nos guérisseurs, grogna Étoile Charbonneuse, son échine se hérissant légèrement. Nous en avons deux fois plus que toi, et je ne pourrais rêver meilleurs qu’eux.
- Pas à moi, Étoile Charbonneuse. J’ai bien remarqué que Croc Blanc n’était pas venu à la dernière Assemblée, ni à la dernière réunion des guérisseurs. Et où est-il, d’ailleurs ? Je ne suis pas une cervelle d’oiseau. S’il n’est pas encore mort, ça ne devrait pas tarder. Et tu es terrorisé à l’idée que la santé de ton clan repose sur un chat guérisseur depuis seulement quelques lunes.
- Cœur Roux est un excellent guérisseur. Et Croc Blanc va très bien ! Ne te mêle pas de ce qui ne te concerne pas.”
Le jeune mâle au ventre blanc retint son souffle, s’attendant à voir un des chefs sortir les griffes. Loin de l’île des Assemblées, la trêve n’existait pas. Rien ne les empêchait de se battre ici. Le matou chercha du soutient dans le regard de Petit Pas, mais celui-ci avait les yeux rivés sur les deux chats qui se crachaient au museau. Truffe de Loir semblait près à bondir au moindre geste. Mais ce qui attira l’attention du guérisseur du Clan du Tonnerre, c’est l’expression pensive de Tempête de Neige, qui ne semblait même pas réaliser la tension qui s’était élevée.
“Si le torrent passe par la Source de Lune et que les deux partagent la même eau contaminée… Ça ne voudrait pas dire que…
-Que le poison viendrait d’encore plus loin, avant la Source de Lune, l’interrompit Épine de Sapin, intervenant pour la première fois.
- De quoi vous parlez ? s’agaça Étoile de Pie.
- Il y a une rivière qui alimente la Source, fit remarquer Petit Pas à son tour. Si on veut trouver l’origine du problème, il faut vérifier l’état de cette rivière.
- Et si elle est empoisonnée aussi, il faudra remonter le courant jusqu’à trouver d’où ça vient, conclut Cœur Roux.
- Cette partie de la forêt nous est inconnue, ça ne fait partie d’aucun territoire, miaula le chef du Clan du Tonnerre, sa colère disparue. C’est très risqué d’envoyer des chats là bas.
- C’est peut-être la seule solution.”
Cœur Roux entrevit une pointe d’espoir. L’expédition serait difficile, mais elle pourrait fonctionner. Malheureusement, Étoile de Pie semblait moins convaincue.
“Tu veux envoyer des chats en dehors des territoires en te basant sur un ‘peut-être’ ? Tu es fou, Étoile Charbonneuse.
- Si c’est la seule manière d’avoir le fin mot de cette histoire, je n’hésiterais pas. Je suis prêt à y envoyer une patrouille si ça peut sauver nos clans.
- Et laisser le destin de la forêt entre les pattes du Clan du Tonnerre ? Quand les lapins auront des ailes !
- Eh bien je t’en prie, propose autre chose.”
La chatte bicolore feula, ses griffes pénétrant dans la terre. Et quand les Sources se croisent, seule la tempête pourra ramener la vie, récita silencieusement Cœur Roux. Voilà la solution !
“Ce n’est pas uniquement le Clan du Tonnerre qui ira, le Clan du Vent l’accompagnera ! lança-t-il, enjoué, tandis que ses compagnons le dévisageaient. La prophétie dit bien que les deux clans doivent collaborer. S’il faut envoyer des guerriers enquêter, le groupe devra être composé des deux clans.
- Tu veux que le Clan du Vent parte en patrouille avec une bande de voleurs ? Cela n’arrivera pas.
- En fait, je suis d’accord avec Cœur Roux, admit Petit Pas sous le regard foudroyant de sa meneuse. Il faut former une patrouille mixte.
- Avec tout le respect que je te dois Petit Pas, ce n’est pas une solution. Mon clan ne sera pas commandé par le Clan du Tonnerre.
- Il faudra s’assurer que personne ne soit aux commandes, et que le groupe soit composé d’autant de membres du Clan du Tonnerre que du Clan du Vent, insista Étoile Charbonneuse. Et choisir des guerriers qui ne risquent pas de déclencher une bataille.
- Tu dis ça comme si j’avais déjà accepté, ne parle pas pour moi !
- Bien sûr, Étoile de Pie. Mais sache que si tu refuses, je serais forcé d’envoyer une patrouille du Clan du Tonnerre. Je ne vais pas rester sans rien faire.”
Un grognement s’échappa de la gorge de la chatte, qui s’agita, visiblement frustrée de se voir forcée d’accepter. Elle ne laissera jamais le Clan du Tonnerre régler ça tout seul, espéra Cœur Roux.
“Qu’en dis-tu ? Un guerrier de chaque clan ? reprit Étoile Charbonneuse.
- Deux. On ne sait pas ce qui peut se trouver au-delà de nos frontières, un plus grand nombre serait plus prudent. Mais si nos guerriers se retrouvent en danger à cause de toi…
- Ils sont déjà en danger. Cette expédition pourrait les sauver. Si possible, j’aimerais que la patrouille parte le plus tôt possible. Tu penses pouvoir choisir tes guerriers d’ici deux jours ?
- Je vais y réfléchir. Pas d’apprentis, seulement des guerriers.
- Je suis d’accord. Je pense également qu’il est préférable d’éviter les guerriers… Impulsifs. Les tensions entre nos clans sont encore… Présentes. Des guerriers bons en pistage et en chasse, qui…
- Je sais très bien reconnaître les compétences de mes guerriers, cracha Étoile de Pie. J’ai déjà quelques idées.
- Pourquoi pas Poil de Hérisson ? proposa soudain Tempête de Neige. C’est sûrement notre meilleur pisteur, et il n’est pas friand de bataille.
- J’en discuterai avec Bec de Faucon, ce n’est pas le lieu pour en parler.”
Cœur Roux se dandina d’une patte sur l’autre, devinant ses paroles cachées. Elle ne voulait pas en parler devant Étoile Charbonneuse. Pour conclure la discussion, les deux chefs se mirent d’accord pour se retrouver au même endroit dans deux levers de soleil avec les guerriers qu’ils auront choisi. Le projet n’enchantait pas Étoile de Pie, c’était évident. Le fait qu’elle n’ait pas eu le choix la frustrait plus encore. Elle nous fera payer ça, s’inquiéta Cœur Roux. Néanmoins, son estomac se détendit quand la rencontre toucha à sa fin.
Truffe de Loir lança un regard noir à Étoile Charbonneuse avant de tourner les talons, suivi par Étoile de Pie qui s’en alla sans la moindre formule de politesse. De son côté, Petit Pas s’attarda.
“Merci d’être venu, Étoile Charbonneuse, miaula-t-il en s’inclinant. J’espère que cette expédition portera ses fruits.
- Merci à toi, et à Cœur Roux, pour avoir organisé cet échange.”
Après un hochement de tête, le matou gris fila rattraper son clan. Croc Blanc va être furieux d’apprendre que j’ai organisé ça dans son dos, se souvint Cœur Roux en grattant frénétiquement l’herbe de ses griffes. Survivre à une discussion avec Étoile de Pie était une chose, mais affronter son mentor à qui il fait des secrets depuis des lunes en était une autre.
Étoile Charbonneuse poussa un soupir de soulagement, avant de reporter son attention sur son guérisseur.
“Ça s’est mieux passé que prévu, grimaça-t-il. A présent, rentrons. Je dois informer les autres de ce qu’il va se passer.
- Si tu as besoin de conseils pour choisir les guerriers qui vont former la patrouille… Je suis là, balbutia le rouquin.
- Oh, ne t’en fais pas pour ça, lança avec entrain le meneur, scrutant la forêt en direction du camp. Je sais exactement qui je vais choisir.”
Chapitre 32[]
L’aube se levait sur le camp du Clan du Tonnerre, baignant les arbres environnants d’une lumière dorée. Aile de Chouette ouvrit les yeux, grognant légèrement en sentant la fraîcheur de l’air matinal se glisser dans la tanière des guerriers. Elle n’avait pas bien dormi, tourmentée par l’idée de l’expédition qui l’attendait. D’habitude, elle aimait profiter de ses matins tranquilles, se prélasser dans son nid et écouter les bruits du camp qui s’éveillait peu à peu. Aujourd’hui, tout semblait différent.
La chatte se redressa et secoua ses pattes engourdies. Son père l’avait choisi, ainsi que Plume de Grive, pour remonter le torrent qui marquait la frontière du territoire. Contrairement à sa camarade, Aile de Chouette n’était pas enchantée par cette perspective. Elle préférait de loin rester au camp, s’occuper de ses tâches habituelles. La plupart des guerriers étaient venu la féliciter et lui dire à quel point ils l’enviaient de pouvoir partir explorer le monde, mais elle s’était bien gardée de leur proposer d’échanger leur place.
Elle sortit de la tanière, ses muscles tendus par une inquiétude qu’elle essayait de masquer. Plume de Grive, déjà éveillée, semblait prête à partir, impatiente. Pelage de Ronce lui adressa un sourire encourageant tandis qu’il finissait sa toilette.
“Prête pour l’aventure ?” demanda-t-il avec une lueur d'excitation dans les yeux.
Aile de Chouette se força à sourire en retour. En réalité, elle se sentait nerveuse et un peu irritée d’avoir été choisie. Pourquoi moi, parmi tous les autres guerriers ? Il savait que ça ne me plairait pas. Peut-être que son père voulait la tester. Aile de Chouette en était convaincue, il ne l’avait pas choisi pour ses compétences.
Alors qu’elle se dirigeait vers le centre du camp pour se choisir une pièce de gibier, un mouvement en haut de la Corniche attira son regard. Étoile Charbonneuse avait insisté pour accompagner les deux guerrières jusqu’au lieu de rendez-vous avant de les laisser partir. Grommelant dans ses moustaches, Aile de Chouette prit une petite musaraigne qu’elle grignota rapidement. Son repas terminé, elle releva la tête, sursautant en se retrouvant face à face avec Cœur Roux. Celui-ci posa un petit paquet de feuilles mélangées à ses pattes.
“Ce sont des herbes fortifiantes, expliqua-t-il en les pointant du museau. Ça te donnera de l’énergie et t’empêchera d’avoir faim, au moins pour le début de votre voyage. J’ai donné les mêmes à Plume de Grive. Attention, ce n’est pas aussi goûteux qu’une souris…”
La femelle marmonna un remerciement, puis croqua timidement une des feuilles, avant de froncer le museau. Même quand Queue de Mulot lui avait fait manger un lézard en lui faisant croire que c’était un oisillon, elle n’avait jamais mangé quelque chose d’aussi infecte. Cœur Roux resta planté là, faisant comprendre qu’il ne partirait pas tant que le tas de feuilles n’avait pas disparu.
Quand enfin, Aile de Chouette avala la dernière feuille, elle crut qu’elle ne pourrait pas s’empêcher de vomir. Au moins, voir Plume de Grive remuer la langue lui confirmait qu’elle n’était pas la seule à avoir souffert.
J’imagine que c’est l’heure, se dit la femelle en se dirigeant péniblement vers son ancien mentor. Celle-ci était si impatiente qu’elle ne tenait pas en place, discutant vivement à voix haute avec Patte Givrée, qui était sorti pour la première fois de la pouponnière depuis très longtemps pour assister au départ de son amie. Aile de Chouette grimaça, n’ayant aucune envie de parler avec Patte Givrée. Comme d’habitude, celle-ci écoutait principalement Plume de Grive parler, restant silencieuse. Son regard était fuyant, son pelage gris pâle négligé.
“Bonjour Aile de Chouette ! Prête ? lança Plume de Grive en bondissant sur ses pattes. J’ai tellement hâte ! Personne n’est jamais allé aussi loin que la Source de Lune, nous serons les premières !
- Quelle aventure… marmonna l’intéressée. Combien de temps serons-nous partis, selon toi ?
- Quelques jours, une lune, aucune idée ! C’est un voyage qu’on ne fait qu’une fois dans une vie, je compte bien en profiter.
- Vous devrez surtout vous concentrer sur la rivière, intervint Étoile Charbonneuse, Vent Gris sur les talons. Et n’oubliez pas : si vous sentez que le danger est trop grand…
- On ne prend pas de risque et on rentre pour chercher des renforts, compléta Aile de Chouette avec lassitude. Tu l’as déjà dit trois fois hier.
- C’était pour être sûr… Bon, ne traînons pas. J’aime autant ne pas être en retard une seconde fois.”
Plume de Grive discuta une dernière fois avec Patte Givré, avant que celle-ci ne retourne dans la pouponnière. Aile de Chouette avait déjà dit au revoir à ses frères la veille au soir et n’avait pas envie de les revoir avant de partir. Mais à son grand désarroi, c’est Plume de Hibou qui vint à sa rencontre. Étoile Charbonneuse s’était éloigné pour donner des instructions à Plume de Grive, laissant Aile de Chouette seule avec son ami. Pendant un instant, personne ne prononça un mot, jusqu’à que Plume de Hibou brise le silence.
“Aile de Chouette, je sais que tu n’as pas très envie de me parler en ce moment… Mais je voulais absolument te voir avant ton départ. Et je tenais aussi à m’excuser si je t’ai brusqué, ou si j’ai été maladroit… Ce n’était pas mon but.”
Le cœur d’Aile de Chouette se serra en voyait les oreilles baissées et l’expression désolée du guerrier crème. Quelque chose la poussait à s’excuser, à lui dire qu’elle ne lui en voulait pas, bien au contraire. Qu’il avait réussi à faire ce qu’elle n’avait jamais imaginé faire un jour, le rendant bien plus brave qu’elle ne l’était. Pourtant, quelque chose d’autre la retenait, la forçant à se tenir éloignée et l’empêchant de prononcer le moindre mot, comme si une barrière invisible et indestructible s’était formée entre eux avec le temps.
“Ne t’en fais pas pour ça, articula-t-elle, mal à l’aise.
- C’est juste que… Depuis cette nuit-là, tu ne m’as toujours pas apporté de réponse claire, et je n’ai aucune idée de ce que tu penses de tout ça… Prends le temps qu’il faudra pour y réfléchir, mais c’est cruel de me laisser dans l’ignorance de cette façon.” fit remarquer le guerrier avec un sourire forcé.
C’est cruel de me mettre dans cette position, se garda de répliquer Aile de Chouette. Derrière Plume de Hibou, elle pouvait apercevoir Aile Brisée qui lui lançait un regard encourageant avec un hochement de tête. La jeune reine semblait pouvoir entendre leur conversation, alors qu’elle était à l’autre bout du camp.
Plongée dans les yeux ambrés de son ami, Aile de Chouette comprit qu’elle devait prendre une décision, et rapidement. Que cette décision affecterait non seulement sa relation avec Plume de Hibou, mais aussi sa position dans le Clan du Tonnerre. Elle avait envie de quelque chose, mais plus que tout, elle avait peur d’en être déçue. Mais comment savoir ? Peut-être qu’elle passerait à côté de quelque chose qu’elle regrettera toute sa vie. Elle tenta de s’imaginer, bien de lunes plus tard, dans la tanière des anciens, seule en regardant les futurs chatons jouer entre eux et les jeunes guerriers se tourner autour. Est-ce qu’elle se voyait vivre exactement la même vie jusqu’à son arrivée au Clan des Étoiles ? Alors, tout lui sembla évident.
“Je connais ma décision, lui affirma Aile de Chouette en clignant des yeux. Mais tu devras être patient.
- Comment ça ?
- Plume de Grive m’attend, apparemment je dois aller sauver la forêt. Tu auras ma réponse à mon retour, pas avant ! Tu as ma parole.
- Je suppose que ça ne sert à rien de négocier ? pouffa Plume de Hibou. Très bien, j’attends ton retour avec impatience, alors ! Et je te souhaite bon courage !”
Faisant volte-face, Aile de Chouette rattrapa Plume de Grive et Étoile Charbonneuse, qui l’attendaient. Ce dernier lança le signal de départ, et ils quittèrent la combe ensemble. Désormais, Aile de Chouette ne tenait plus en place. Elle aurait voulu filer à la vitesse du vent vers la rivière afin de finir cette expédition plus vite. La guerrière brun pâle n’avait jamais été aussi pressée de rentrer chez elle, afin de vivre un nouveau type d’aventure.
L’endroit était désert, signe que le Clan du Vent n’était pas encore là. Pourtant, à peine les trois chats furent arrivés qu’un bruissement retentit de l’autre côté de la frontière, laissant apparaître trois autres chats. Aile de Chouette ne fut pas surprise de reconnaître la fourrure noire et blanche d’Étoile de Pie, dont la démarche gracieuse était reconnaissable parmi tous les chats de la forêt. Néanmoins, son cœur loupa un battement quand elle aperçut l’un des chats qui l’accompagnait. Ce pelage brun tigré l’avait tant hanté dernièrement qu’elle aurait souhaité ne jamais le revoir. Pas Poil de Hérisson ! N’importe qui d’autre, mais pas lui ! D’ailleurs, le guerrier sembla tout aussi surprit qu’elle de la voir.
“Étoile Charbonneuse, tu es sûr que je suis un bon choix pour cette mission ? chuchota-t-elle à son père, espérant le faire changer d’avis. Feuille d’Aubépine était volontaire pour participer, elle sera bien plus utile que moi.
6 Feuille d’Aubépine est trop impulsive pour que je puisse risquer de l’envoyer en patrouille avec le Clan du Vent. J’ai toute confiance en toi.”
Même le regard doux du mâle noir ne put rassurer la guerrière, qui devait se retenir pour ne pas détaler dans la forêt. Aile de Chouette n’avait plus revu la chatte qui accompagnait Poil de Hérisson depuis longtemps. Il s’agissait de Nuit Cendrée, qu’elle avait pu rencontrer lorsqu’elle était apprentie, alors qu’elle venait de tomber dans la torrent. Nuit Cendrée avait été très accueillante et une amie idéale. La femelle du Clan du Tonnerre se souvenait d’elle comme d’une guerrière vive, pleine de vie et plutôt bavarde. Pourtant, ce matin, elle affichait un regard déterminé, et aucune joie ne pouvait se lire sur son visage.
“Bien, inutile de perdre plus de temps, lâcha Étoile de Pie en foudroyant Aile de Chouette du regard. Je pensais que tu choisirais des guerriers plus… expérimentés.
- Ne t’en fais pas, je suis sûr de moi.
- Je ne m’inquiète pas. Mais dans ce cas, il est plus logique que les vétérans prennent la tête de cette expédition.
- C’est injuste !
- Plume de Grive a raison, Étoile de Pie, approuva Étoile Charbonneuse. Tous les guerriers ici présents doivent être égaux si nous voulons que ce voyage se passe bien. Organisez-vous comme vous le souhaitez, mais aucun clan ne doit prendre l’avantage sur l’autre.”
Étoile de Pie plissa les yeux en émettant un petit grognement, puis détourna le regard.
“Vous savez ce que vous avez à faire, je n’ai plus qu’à vous souhaiter bon courage, miaula la chatte à ses propres guerriers. Si vous réussissez, vous rentrerez au clan en héros.
- Merci, Étoile de Pie. Nous ferons de notre mieux, répondit légèrement Poil de Hérisson, dont la voix fit frissonner Aile de Chouette.
- Je ne vais pas vous répéter une nouvelle fois d’être prudente. Mais… Ne tentez pas l’impossible si cela vous met en danger, prévint une nouvelle fois le meneur du Clan du Tonnerre à ses deux élues.
- On reviendra vite avec de l’eau ! promit Plume de Grive, dont l'excitation rappelait celle d’un chaton assistant à son baptême d’apprenti.
- Bien, dans ce cas nous n’allons pas vous retenir plus longtemps. Bon courage, et que le Clan des Étoiles illumine votre chemin.”
En espérant qu’il puisse nous voir, même sans la Source de Lune, garda Aile de Chouette rien que pour elle, ne souhaitant pas partir pessimiste. Plume de Grive bondit en avance, vers la direction qu’ils devaient prendre pour remonter le torrent, les oreilles dressées. D’un pas ferme, Nuit Cendrée se mit à sa hauteur et avança la queue bien haute, Poil de Hérisson à sa droite. A son tour, Aile de Chouette les rattrapa après avoir lancé un dernier regard à son père.
Face à eux se dressait le chemin que les guérisseurs empruntaient pour communiquer avec leurs ancêtres. Au-delà s’étendait une terre qu’aucun chat des clans n’avait jamais foulé. Et c’était leur destination. Le voyage avait commencé.
Chapitre 33[]
L’ambiance était pesante, personne n’osant prendre la parole. Malgré l’espace réduit qui séparait à présent les deux territoires, chaque guerrier cheminait de son propre côté de la frontière. Marcher près du torrent agonisant donnait des pincements au cœur à Aile de Chouette. Même s’ils réussissaient à trouver l’origine du poison, elle doutait que cela puisse ramener l’eau.
Quand la patrouille se rapprocha de la limite des territoires, le terrain commença à s’élever, les arbres à se raréfier. La roche remplaça bientôt la terre sous les pattes des félins, et la mousse si douce disparut.
“C’est donc ce chemin que prennent les guérisseurs à chaque fois ? grommela Nuit Cendrée. Ils n’auraient pas pu trouver une Source de Lune plus accessible ?”
Personne se releva sa remarque, les autres étant bien trop curieux de savoir à quoi ressemblait ce lieu si sacré. Aile de Chouette imaginait un énorme bassin dans une grotte où seuls les rayons de la lune pouvaient entrer. L’eau était pure, transparente, et reflétait les chats disparus avec une netteté parfaite.
Pourtant, au bout d’un moment, le chemin d’eau bifurqua vers un endroit inaccessible pour les chats, qui se retrouvèrent forcés de continuer sur le chemin tracé par les guérisseurs. Après une ascension qui essouffla Aile de Chouette, un étroit passage s’ouvrit entre deux buissons, juste assez grand pour faire passer un chat. Le chemin descendait en pente douce de ce côté, et il s’en échappait un léger clapotis d’eau.
“Vous pensez que… commença Aile de Chouette, hésitante.
- C’est la Source de Lune, juste en bas, confirma Poil de Hérisson. L’endroit le plus sacré de toute la forêt.
- Alors, on descend ?
- Non, Plume de Grive, répondit brutalement Nuit Cendrée. La rivière ressort de l’autre côté, c’est là qu’on va. L’accès à la Source de Lune est interdite pour les guerriers.
- Je sais, mais… Tant qu’on est là…
- Nous n’avons pas le temps de visiter, continuons.”
Elle prend beaucoup de décisions, pour une patrouille censée n’être dirigée par personne, remarqua Aile de Chouette sans oser le dire tout haut. Le comportement de la femelle noir aux pattes blanches la troublait. Elle n’avait rien à voir avec la chatte qu’elle avait rencontrée lorsqu’elle était apprentie. Peut-être qu’elle ne se souvient pas de moi… Si je lui parle, ça la détendra sûrement. Mais pour l’heure, elle ne savait pas comment entamer une discussion.
Comme l’avait prédit Nuit Cendrée, le petit groupe retrouva la rivière un peu plus loin, après avoir cheminé entre la roche et les buissons sur un chemin descendant. Le cours d’eau était plus garni que ne l’était le torrent, mais appeler ça une rivière était une hyperbole.
Aile de Chouette ne put cacher son soulagement quand elle retrouva le couvert des arbres, même si ce terrain inconnu était très différent de celui du Clan du Tonnerre. Les ronces étaient rares, et les arbres étaient jeunes et fins. D’ailleurs, aucun d’eux ne ressemblait aux grands chênes et aux érables de son foyer. Les arbres, dont les troncs verticaux et lisses se dressaient vers le ciel clair du début de matinée, étaient espacés les uns des autres et laissaient filtrer la lumière du soleil en de fins rayons dorés qui dansaient sur le sol.
Ce bois était dépourvu des ronces et des buissons épais qui formaient le sous-bois dense du territoire du Clan du Tonnerre. Il n’y avait pas de cachettes naturelles, pas de recoins sombres où se faufiler pour échapper à un danger. Aile de Chouette se sentait exposée dans cet espace ouvert. Elle jeta des coups d'œil nerveux autour d’elle, ses oreilles se dressant au moindre bruit.
“Ce n’est pas du tout comme notre forêt, murmura-t-elle, essayant de masquer son inconfort.
- C’est vrai, approuva Plume de Grive en hochant la tête. Ici, on voit plus loin !”
Aile de Chouette leva les yeux au ciel. Elle se sentait vulnérable, comme une proie facile. La forêt s’étendait devant eux, étrangement paisible. Chaque pas faisait craquer les feuilles mortes sous leurs pattes, résonnant dans le silence. La femelle prit une grande inspiration, décidée à ne pas se laisser impressionner. Je suis une guerrière du Clan du Tonnerre, je ne peux pas avoir l’air faible devant le Clan du Vent. Malgré son appréhension, elle accéléra le pas tout en gardant ses sens en alerte.
Alors que midi était passé, Aile de Chouette se rappela qu’elle n’avait toujours pas mangé de la journée. Finalement, elle était ravie d’avoir mangé les feuilles de Coeur Roux lui bloquant sa faim. Elle cheminait près de Plume de Grive, jetant parfois des coups d'œil aux deux guerriers du Vent qui marchaient à quelques longueurs de queue, le long de la rivière.
“J’espère que nous n’allons pas nous perdre, marmonna Plume de Grive.
- Nous suivons le courant du torrent, répondit sèchement Nuit Cendrée. Tant qu’on ne s’éloigne pas, nous savons exactement où nous sommes.
- Peut-être, mais aucun de nous n’est jamais venu ici. Si nous le perdons de vue, je ne saurais jamais comment le retrouver !
- Alors suis nous, et ça devrait bien se passer.
- Personne n’est censé prendre la tête de cette patrouille ! rappela Aile de Chouette, courbant légèrement l’échine.
- Si tu préfères te perdre, alors je t’en prie, laisse ton amie nous guider !”
La femelle du Clan du Tonnerre répondit par un grognement. Cette mission allait être plus difficile qu’elle ne l’avait imaginé, non seulement à cause des dangers qu’ils pourraient rencontrer, mais aussi à cause des tensions internes.
Aile de Chouette cligna des yeux vivement, s’empêchant de s’endormir en marchant. A présent, le soleil commençait sa course vers l’horizon, et l’effet des herbes commençait à se dissiper. Les pas de ses compagnons étaient également devenus plus lent, plus traînant, trahissant leur fatigue. Mais comme personne ne voulait l’admettre, aucun ne proposa de faire une pause.
En plissant les yeux, Aile de Chouette discerna un terrier de lapin se dressant sur leur chemin. Avec un petit détour, elle l’évita, mais Nuit Cendrée semblait si perdue dans ses pensées qu’elle ne releva pas les yeux. Juste avant qu’elle ne pose sa patte dans le trou, Aile de Chouette se précipita pour la pousser doucement sur le côté, par réflexe. La femelle noire la foudroya du regard, avant de remarquer le piège.
“Merci, lâcha-t-elle, encore surprise.
- Nous sommes tous épuisés. Vous ne voulez pas vous arrêter ?
- Je vote pour.” approuva Plume de Grive.
Ainsi, ils trouvèrent une petite clairière où s’installer pour la première nuit hors des territoires. Le feuillage épais au-dessus d’eux offrait une protection bienvenue pour Aile de Chouette, mais les deux chats ennemis semblaient mal à l’aise.
“La lande me manque déjà, gémit Poil de Hérisson.
- Je me porte volontaire pour chasser, miaula Plume de Grive en s’étirant. J’espère bien me trouver un écureuil !
- Je t’accompagne, s’empressa le mâle. Je n’ai encore jamais vu un chat attraper un écureuil !
- Ce n’est pas le Clan du Vent qui pourrait y arriver ! Sans vouloir te vexer, bien sûr.”
Gêné, Poil de Hérisson ne répondit rien et se contenta de la suivre tandis qu’elle s’enfonçait dans les bois en levant la truffe.
Aile de Chouette y vit l’occasion idéale pour renouer avec Nuit Cendrée, qui s’était allongée en posant la tête sur ses pattes avant. Son regard, perdu dans le lointain, était vide de toute expression. Quelque chose ne va pas, comprit Aile de Chouette. Peut-être qu’elle non plus n’avait pas envie de venir. Hésitante, elle entreprit de faire sa toilette en cherchant les bons mots.
“Tu as déjà goûté l’écureuil ? Je pense que c’est une de mes proies préférées, miaula la femelle en espérant une réaction.
- Nous n’avons pas d’écureuil, chez nous. Tu le sais très bien.
- Eh bien, ce sera l’occasion !” Sans relever la tête, Nuit Cendrée ne répondit pas. “Au fait, comment va Petit Sapin ? Il est devenu apprenti ?”
La guerrière noire sursauta, regardant enfin Aile de Chouette en face. Les oreilles couchées en arrière, elle plissa les yeux, agitant la queue avec vivacité. Ai-je dit quelque chose de mal ? Nuit Cendrée semblait prête à lui arracher les oreilles. Puis, soupirant, son regard se détendit, et elle reposa la tête sur ses pattes comme si rien ne s’était passé. Reposant son regard vers l’horizon, elle chuchota d’une voix blanche :
“Il est mort.”
Aile de Chouette senti comme un poids dans son poitrail. Petit Sapin était certes un chaton d’un clan adverse, mais ce n’était qu’un chaton. Elle se souvenait s’être réjouis pour Nuit Cendrée quand elle a appris sa naissance.
“Je suis désolée, je ne savais pas, chuchota-t-elle en s’allongeant près d’elle. Que s’est-il passé ?
- A ton avis ? Il a bu de l’eau, ça l’a tué. C’est tellement… injuste ! Le Clan des Étoiles nous regarde mourir et ne fait rien. Étoile de Pie avait déjà choisi son mentor, elle voulait le confier à Patte Agile. Ça devait être son premier apprenti, et Petit Sapin avait tellement hâte qu’il est un jour parti dormir dans la tanière des apprentis sans que personne ne le remarque. Je l’avais cherché partout. Oh, Aile de Chouette ! Il me manque tellement !”
Soudain, la colère de la guerrière laissa place à un chagrin sans nom. La truffe blotti contre ses pattes, elle s’enroula sur elle-même en sanglotant. Mal à l’aise, Aile de Chouette ne savait pas quoi faire. Au fond, elle ne connaissait pas très bien Nuit Cendrée, et se voyait mal la rassurer comme si elle était une amie. Quand j’ai été emmené au Clan du Vent, elle m’a traité comme une amie, se souvint-elle néanmoins. A mon tour. Alors, délicatement, elle lui posa la queue sur l’épaule, ce qui lui fit redresser la tête.
“Le but de cette mission est que ce genre d’incident ne se reproduise plus, articula Aile de Chouette, hésitante. Depuis le Clan des Étoiles, je suis sûre qu’il est très fier de te voir y participer.
- J’espère que lui, ils ne l’ignoreront pas, fit Nuit Cendrée en soufflant du nez.
- Il est entre de bonnes pattes. Récemment, nous avons perdu Poil de Pigeon… Je sais que ce n’est pas pareil, mais il était de ma famille.”
Nuit Cendrée esquissa un sourire qui reflétait une pointe d’ironie.
“C’est amusant, ce réflexe qu’on a de parler de nos propres problèmes quand quelqu’un nous expose les siens, fit-elle remarquer. Comme si ça pouvait aider.
- C’est peut-être une façon de faire comprendre que quoi qu’il se passe, nous ne sommes pas seuls à souffrir. Ce n’est pas grand chose, mais ça redonne espoir, non ?
- Merci, Aile de Chouette, murmura Nuit Cendrée, le regard adouci. Mon clan ne cesse de me présenter ses condoléances, comme si j’étais devenue la mère qui n’avait plus de petit. Cette mission, c’est une façon pour moi de prouver que je suis toujours une guerrière, et que Petit Sapin doit être le dernier à mourir.
- Il le sera, j’en suis certaine, mentit Aile de Chouette en se rappelant la santé fragile de Croc Blanc.
- J’espère que tu me pardonneras. Je n’ai pas été de très bonne compagnie depuis le début de ce voyage. Mais j’ai tellement hâte que tout soit réglé…
- Ne t’excuse pas. Si j’avais été dans ton cas, j’aurais probablement arraché la fourrure à tous les chats qui auraient osé essayer de me parler.
- Je n’en doute pas, pouffa Nuit Cendrée. Tiens, voilà nos chasseurs qui reviennent !”
Effectivement, Aile de Chouette reconnut l’odeur de Plume de Grive mélangée à celle d’un écureuil frais et d’un mulot. Quant à Poil de Hérisson, il portait un beau lapin dans la gueule. Les deux guerriers posèrent leur butin au sol, Plume de Grive se gardant l’écureuil.
“Belle chasse ! les félicita Nuit Cendrée en salivant à la vue du lapin. Elles sont sans risque ?
- Nous sommes allés le plus loin possible de la rivière, expliqua Poil de Hérisson en s’étirant. Et elles sentent merveilleusement bon. Il ne doit pas y avoir beaucoup de chats dans les environs, les proies pullulent.
- Tant mieux pour nous.” articula Plume de Grive, mâchant sa proie.
Finalement, le repas se déroula dans une ambiance bien moins tendue qu’elle ne l'était au début de la journée. Même si elle avait encore de légers moments d’évasion, Nuit Cendrée était un peu moins distante, et accepta même de laisser les restes du lapin à Plume de Grive, prétendant qu’elle n’avait pas faim. Aile de Chouette fut soulagée quand elle se proposa de monter la garde en premier, la fatigue l’empêchant de rester debout.
Sa camarade de clan se trouva un petit creux dans un rocher pour y dormir, tandis qu’elle ne put trouver mieux qu’un carré de terre molle sur laquelle elle plaça quelques fougères. Quant à Poil de Hérisson, il dormait au centre de la clairière, sans le moindre nid ni même une protection contre le vent. Les chats du Clan du Vent sont vraiment bizarres, songea Aile de Chouette, rassurée d’être née du bon côté de la frontière. Elle peina à trouver le sommeil, habituée à être entourée de ses camarades, mais l’épuisement eut raison d’elle quand la lune se leva. Et la journée suivante avait peu de chance d’être moins fatigante.
Chapitre 34[]
“Il faut le contourner, insistait Poil de Hérisson, méfiant.
-Nous perdrions trop de temps, nous devons le traverser, contrait toujours Aile de Chouette, décidée à ne pas changer d’avis.
- C’est trop dangereux ! Nous pourrions y laisser une patte !
- Eh bien, tu en as trois autres, ricana la femelle, ce qui ne fit pas du tout rire son compagnon de route.
- Je suis d’accord avec Aile de Chouette, approuva Nuit Cendrée. Nous ne savons pas jusqu’où va ce Chemin du Tonnerre, et je n’ai pas envie de perdre une journée à chercher un passage. Si nous faisons attention, nous pouvons le traverser sans danger.”
Poil de Hérisson grommela quelque chose d’incompréhensible en reportant son attention vers le chemin à l’odeur si âcre qu’Aile de Chouette fronçait le museau à chaque inspiration. Bien qu’elle n’ait pas la moindre envie de le traverser, elle refusait catégoriquement d’être d’accord avec Poil de Hérisson.
Sur leur droite, un petit pont passait par-dessus la rivière asséchée, sur lequel les montres passaient. Aile de Chouette avait dans un premier temps proposé de passer sous le pont, mais un grillage en bloquait le passage, laissant seulement passer l’eau.
Un des monstres de Bipède passa, faisant trembler la terre sous leurs pattes, si bien que Plume de Grive se tapit au sol, terrorisée.
“On pourrait attendre la nuit, balbutia cette dernière quand le monstre disparu au loin, encore secouée. Ils iront sûrement dormir et nous serons tranquilles.
- Certains monstres sont nocturnes, rappela le mâle du Clan du Vent. Nous avons déjà vu ces choses tuer un chien, je n’ose imaginer ce qu’ils pourraient faire à un chat.
- Attends ici si tu veux, moi je vais passer, fit Aile de Chouette en haussant les épaules. Je serai la première guerrière à avoir traversé un Chemin du Tonnerre !
- Aile de Chouette, nous devons prendre les décisions ensemble, l’interrompit Plume de Grive alors qu’elle s’approchait du chemin noir. Nous allons trouver une solution.
- C’est bon, je capitule, soupira Poil de Hérisson. Elle a raison, c’est le moyen le plus rapide.”
Aile de Chouette fulmina. Elle détestait cette manie qu’avait le guerrier à être toujours d’accord avec elle. Ce n’était que le troisième jour de leur voyage, et elle n’en pouvait déjà plus de le voir. De plus, le manque d’eau pur commençait à irriter tout le groupe, alors que les tensions avaient commencé à se calmer.
D’un pas extrêmement prudent, la chatte brun pâle s’approcha du Chemin du Tonnerre, tournant la tête à droite, puis à gauche, puis de nouveau à droite afin de s’assurer qu’aucun monstre n’approchait. Elle posa le bout d’une patte sur la surface dure et noire, puis la retira aussitôt.
“C’est brûlant ! s’écria-t-elle en se léchant le coussinet. Il va falloir courir si nous ne voulons pas y laisser nos coussinets.
- Et si un monstre arrive ? s’inquiéta Plume de Grive. Il n’y a pas de cachette, il va forcément nous voir !”
Comme en écho à ses paroles, le sol se mit à trembler. Par réflexe, tous les chats bondirent en arrière en attendant que les montres passent. Une file venait de la gauche, tandis que deux venaient de la droite. Même en couchant les oreilles en arrière, Aile de Chouette ne parvint pas à étouffer le vacarme qu’ils produisaient.
“Au prochain qui passe, on y va.” annonça Nuit Cendrée, les pattes droites comme un tronc d’arbre.
Le monstre suivant était si énorme qu’Aile de Chouette crut un instant qu’il quitterait le Chemin du Tonnerre pour les poursuivre. Le Clan des Étoiles soit loué, il n’en fit rien, et se contenta de suivre bêtement le chemin.
“Maintenant !”
Sans réfléchir ni regarder autour d’elle, Aile de Chouette s’élança ventre à terre. Retenant sa respiration pour éviter de respirer l’odeur abominable, elle fixait l’autre côté du chemin en priant pour y arriver à temps. Un gémissement retentit derrière elle, mais elle l’ignora pour poursuivre sa course. Finalement, elle fut la première arrivée de l’autre côté, et prit une bouffée d’air frais. Nuit Cendrée arriva peu après, aussi essoufflée qu’elle.
“Où sont…”
Aile de Chouette s’interrompit en apercevant Poil de Hérisson qui faisait demi-tour. Mais qu’est ce qu’il fabrique ? se demanda-t-elle avant de voir Plume de Grive en train de se relever du sol, en plein milieu du chemin. Le guerrier l’aida à se mettre sur patte et l’épaula pour avancer, tandis que la chatte boitait.
“Un monstre arrive, dépêchez vous !” hurla Nuit Cendrée.
Clopin-clopant, Plume de Grive accéléra le pas comme elle le pouvait. Les vibrations dans le sol confirmèrent les dires de la guerrière noire. Le monstre était au niveau du pont, et filait à vive allure. Le cœur battant, Aile de Chouette ne pouvait détourner le regard de son amie qui avait du sang sur la patte avant gauche. Avec horreur, elle constata qu’un autre monstre venait de la direction opposée, tout aussi rapidement. Désormais, il ne leur restait que deux longueurs de queue à parcourir.
Mais le monstre fut plus rapide. Alors qu’il allait percuter les deux chats, il fit un violent mouvement sur le côté, esquivant les félins d’un poil de souris. L’autre monstre, qui venait de la droite, émit alors un bruit aigü qui coupa le souffle à Aile de Chouette, juste avant de se cogner violemment contre l’autre boîte métallique. Le bruit que provoqua la rencontre fut encore pire qu’un arbre se brisant pendant une tempête. Des éclats brillants volèrent partout sur le Chemin du Tonnerre, des Bipèdes hurlèrent. L’un d’eux sortit du monstre de gauche, du sang recouvrant la peau de sa tête.
“Vite ! Il faut partir !” les pressa Aile de Chouette tandis que ses deux compagnons atteignaient enfin la zone sûre.
Enfin réunis, les quatre chats détalèrent sans jeter un seul regard en arrière. Après une course folle à travers les fourrés, ils s’arrêtèrent pour reprendre leur souffle, les pattes tremblantes.
“Que s’est-il passé ? s’empressa Nuit Cendrée.
- C’est ma faute, gémit Plume de Grive en levant sa patte blessée. J’ai trébuché, et ma patte a frotté contre le sol. Heureusement que Poil de Hérisson est venu m’aider, merci beaucoup !
- Mais le monstre… Il nous a évité ? s’interrogea tout haut Aile de Chouette, réalisant ce qu’il venait de se passer.
- Oui, nous avons eu de la chance, s’étrangla Poil de Hérisson. Peut-être qu’il n’avait jamais vu de chat et qu’on lui a fait peur.
- Stupide monstre ! Il aurait pu nous tuer d’un simple coup de patte, souffla Plume de Grive en se léchant la plaie.
- Laisse-moi voir, je vais t’aider.”
La chatte blessée remercia Nuit Cendrée d’un hochement de tête tandis que celle-ci examinait son coussinet. Aile de Chouette l’observa faire, étonnée de voir une guerrière accomplir les mêmes gestes qu’un guérisseur.
“J’ai demandé à Petit Pas de me montrer les bases avant de partir, expliqua-t-elle comme si elle pouvait lire dans ses pensées. Je me suis dit que ça pourrait nous être utile. Poil de Hérisson, tu peux aller chercher de la toile d’araignée, s’il te plait ?
- Tout de suite, Nuit Cendrée.
- Je n’avais encore jamais vu de monstres se battre, fit remarquer Aile de Chouette, tous ses sens en alerte.
- J’aime autant ne jamais revoir ça, répondit la guerrière du Clan du Vent. C’était si bruyant, j’ai cru qu’on allait tous y passer !
- Vous avez vu ? Les monstres ne saignent pas, observa Plume de Grive. Pourtant, on a bien vu des bouts de leur peau s’arracher.
- Ce n’étaient peut-être que des égratignures.” fit Aile de Chouette en haussant les épaules, souhaitant oublier le cauchemar qu’ils venaient de vivre.
Quelques instants plus tard, Poil de Hérisson revint avec une petite branche remplie de toiles d’araignée dans la gueule. Avec des mouvements maladroits et hésitants, Nuit Cendrée s’appliqua à les utiliser pour recouvrir la plaie de sa camarade. Plume de Grive boitait un peu, mais pouvait marcher.
Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient arrêtés, le groupe remarqua qu’ils s’étaient éloignés de la rivière, et qu’elle n’était nulle part en vue. Poil de Hérisson en tête, ils rebroussèrent chemin en levant la truffe. Derrière lui, Plume de Grive et Nuit Cendrée s’étaient lancés dans une discussion légère, à laquelle Aile de Chouette fit de son mieux pour participer.
“Vous sentez ça ? demanda soudain le mâle en s’arrêtant brusquement.
- Ça sent… Les Bipèdes, remarqua Nuit Cendrée en fronçant le museau. Ils sont vraiment partout !
- Regardez, nous avons retrouvé la rivière ! lança Aile de Chouette en détalant vers le petit cours d’eau presque asséchée. Et l’odeur de chair à corbeau est encore plus forte ici, nous ne devons plus être très loin de l’origine du problème !
- Regardez où va la rivière…” s’étrangla Poil de Hérisson, la queue hérissée.
Sa remarque chassa toute la bonne humeur d’Aile de Chouette. Alors qu’elle pensait leur voyage presque terminé, un nouvel obstacle les attendait, et celui-ci était de taille. La rivière filait droit vers un camp de Bipèdes rempli de nid coloré et de taille variée. Entre les félins et leur destination s’étendait un terrain découvert balayé par des herbes hautes.
“On peut essayer de les contourner, hasarda Plume de Grive.
- Et risquer de perdre la rivière ? C’est trop risqué.
- Poil de Hérisson a raison, nous n’avons pas le choix, approuva la chatte noire. Et puis, le poison vient peut-être des Bipèdes.”
Aile de Chouette fut prise d’un frisson, parcourant son corps du museau au bout de la queue. Elle n'avait encore jamais rencontré de Bipède, mais avait entendu des tonnes d’histoires sur eux. Vieille Branche affirmait qu’ils n’hésitaient pas à enlever tous les chats qu’ils croisaient, et qu’ils étaient capables d’envoyer toute une meute de chiens attaquer leurs ennemis.
Une fois tous mis d’accord, le groupe s’élança vers les herbes hautes. Celles-ci forçaient les chats à marcher en levant bien haut les pattes, rendant la progression difficile. De temps en temps, Aile de Chouette lançait des regards vers la droite, où la rivière coulait à plusieurs longueurs de renard, comme pour s’assurer qu’elle ne s’enfuyait pas. Ce n’est pas maintenant que nous devons nous perdre, s’inquiétait-elle.
Soudain, les herbes frémirent devant eux. Par réflexe, tous se tapirent au sol, les oreilles dressées et les sens en alerte. Mais très vite, des miaulements aigus trahirent la présence d’un chat. Aile de Chouette savait que les solitaires pouvaient être dangereux, aussi préféra-t-elle rester sur ses gardes.
Prudemment, le petit groupe avança sans faire un bruit, tandis que le chat inconnu provoquait tant de bruit qu’il semblait se déplacer en sauter sur l’herbe. D’un signe de queue, Poil de Hérisson ordonna aux femelles de se disperser pour encercler l’intru. Aile de Chouette grimaça à l’idée d’obéir au guerrier, mais s’exécuta. Alors, d’un même bond, les quatre chats quittèrent leur cachette pour se retrouver tout autour du chat, qui était en réalité une chatte.
C’était une femelle couleur beige, mais ses pattes, sa queue et son visage étaient brun foncé. Son collier, son pelage soyeux et son ventre bien nourri indiquaient que c’était une chatte domestique, expliquant l’air effrayé et désorienté que reflétaient ses yeux bleus en voyant les chats surgirent.
“Ouf, vous êtes des chats ! J’ai cru que c’était des lapins, j’ai eu la peur de ma vie ! s’exclama-t-elle, rassurée.
- Comment un lapin peut être plus effrayant qu’un chat ? lâcha Plume de Grive.
- Vous avez vu leurs dents immenses ? Ils sont terrifiants !”
Les chats des clans échangèrent des regards interrogatifs, sans savoir si elle était sérieuse ou non. Poil de Hérisson s’avança vers l’inconnue.
“Que fais-tu ici, toute seule ?
- Je cherche mes deux amis, Biscuit et Charly. Ils ont disparu depuis quelque temps, et mes maisoniers commencent vraiment à s’inquiéter. Et moi aussi, d’ailleurs ! Vous ne les avez pas vu ?
- Nous n’avons vu personne, désolé. Si nous les croisons, nous viendrons te prévenir.
- Merci pour votre aide ! Je n’aime pas vraiment être dehors, alors ça m’arrangerait si vous pouviez m’aider. Je suis déjà allé voir de ce côté-ci, alors je vous propose d’aller par là pour…
- Il a dit qu’on te préviendra si on les trouve, pas qu’on allait les chercher activement, l'interrompit Aile de Chouette. Nous avons déjà notre propre mission, nous n’avons pas le temps.
- Oh, je vois… Merci quand même, alors ! Vous cherchez quelque chose, vous aussi ? Je peux peut-être vous aider ! En échange de bons procédés ! Au fait, je m’appelle Salem. Et vous ?
- Dis-nous Salem, tu as remarqué que l’eau de la rivière avait un goût étrange, dernièrement ? questionna à son tour Nuit Cendrée.
- La rivière ? Je ne m’y approche jamais, c’est bien trop dangereux ! Imaginez si je tombais dedans ? Je me ferais emporter et je ne retrouverais jamais ma maison ! Et quel genre de chat serait assez fou pour boire de l’eau qui coule dehors ? Berk !”
Aile de Chouette fouetta l’air de sa queue, perdant patience. Comment peut-on être stupide à ce point ? Elle fit mine de s’en aller afin de mettre fin à cette discussion sans intérêt, mais Salem ne semblait pas prête à les laisser partir.
“Vous partez déjà ? Vous ne voulez pas manger quelque chose d’abord ? Vous êtes si maigre… Si vous voulez, je peux vous montrer où trouver à manger !
- Il y a des coins de chasse, par ici ? s’émerveilla Plume de Grive, pleine d’espoir.
- Euh… De chasse ? Vous voulez dire des animaux ?
- Toutes sortes de proies, oui. Souris, oiseau, mulot… Je serais même prête à manger du poisson, au point où j’en suis !
- Qu’est ce que je ne ferai pas pour un bon lapin, saliva Nuit Cendrée, provoquant un regard horrifié de Salem.
- Vous… mangez des lapins ? Mais quel genre de chats êtes-vous ?
- Le genre qui ne se contente pas d’attendre qu’on lui serve de la nourriture infecte à des heures précises de la journée et qui peuvent aller où ils veulent quand bon leur semble, s’impatienta Aile de Chouette. Vous venez ? Il va bientôt faire nuit, j’aimerais qu’on s’éloigne des Bipèdes pour dormir.”
Salem resta bouche bée, tandis que les trois autres chats du lac la saluèrent poliment avant de poursuivre leur route. Agacée, Aile de Chouette accéléra le pas, préférant passer une lune uniquement en compagnie de chatons plutôt que de continuer à discuter avec un chat domestique. Mais au bout de seulement quelques pas, les herbes bruissèrent de nouveau derrière eux.
“Attendez ! Je peux vous accompagner ? s'essouffla Salem. L’extérieur est dangereux, et vous avez l’air courageux. Je peux continuer de chercher Biscuit et Charly avec vous pendant que vous poursuivez votre mission ? Promis, je ne vous dérangerai pas !
- On alerterait tous les Bipèdes du coin si elle nous accompagnait, souffla Aile de Chouette. Hors de question.
- C’est quoi, un Bipède ?
- Salem, je suis désolé mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée…, balbutia Poil de Hérisson.
- S’il vous plaît ! Biscuit et Charly sont mes meilleurs amis, ils me manquent tellement ! Je dois absolument les retrouver. Ce sont deux frères, et ils se mettent toujours dans des situations improbables. S’ils ont besoin d’aide, je dois les retrouver ! Une fois, Charly avait des puces, alors Biscuit a…
- Première règle si tu veux rester avec nous : tu dois éviter de faire autant de bruit, la coupa Plume de Grive, qui commençait également à s’impatienter.
- Je serai aussi silencieuse qu’un chat endormi !” promit-elle.
Si le chat en question est Vieille Branche, c’est pas gagné, se garda de rétorquer Aile de Chouette. Salem tenta d’avancer silencieusement entre les grands brins d’herbe. Aile de Chouette ne put retenir un soupir de frustration en la voyant poser très délicatement une patte au sol, faire une pause, puis avancer une autre patte, à un rythme digne d’un escargot malade. D’un rapide coup d'œil, elle constata que les autres semblaient de cet avis. Même Poil de Hérisson l’encouragea à avancer d’un ton plus poli qu’il ne l’aurait dû, et lui expliqua ce qu’ils cherchaient.
“Vous avez vraiment fait tout ce chemin juste pour de l’eau ? Vos maisoniers ne vous en donnent pas ?
- Nous n’avons pas de… maisoniers, expliqua calmement le guerrier du Vent. Nous vivons dehors, et notre torrent et notre principale source d’eau.
- Vous… Dormez dehors ? Mais comment faites vous avec le froid qu’il fait ? Et ça ne doit pas être confortable du tout ! Oh, c’est pour ça que vous êtes obligés de manger des animaux… Quelle vie horrible !”
Aile de Chouette cessa d’écouter après ça. Même un chaton était plus autonome qu’un chat domestique.
Finalement, le paysage commençait à s’assombrir quand le petit groupe regagna la rivière. L’obscurité grandissante rendait Salem nerveuse, mais à aucun moment elle ne demanda à faire demi-tour. En entendant les clapotis réguliers de l’eau, ses oreilles se dressèrent et son échine se hérissa.
“Ne t’en fais pas, les seules choses qui peuvent se noyer dans la rivière en ce moment, ce sont les fourmis, miaula Aile de Chouette d’un ton qu’elle voulait léger.
- Berk, l’eau extérieure sent vraiment mauvais ! lâcha la chatte domestique.
- Elle a raison, l’odeur est vraiment forte ici, confirma Nuit Cendrée. Normalement, l’eau n’a pas d’odeur. A part peut-être l’odeur du poisson, mais ici il n’y a pas l’air d’en avoir. Le poison doit être tout proche !”
D’un pas pressé, la guerrière continua sa route vers la source de la rivière, bientôt suivie de ses compagnons de route. Elle stoppa si brusquement sa course que Poil de Hérisson dû rentrer ses griffes dans le sol pour ne pas la bousculer. Bouche bée, le regard semblable à un chat rencontrant le Clan des Étoiles, Nuit Cendrée avait les yeux fixés sur quelque chose qui semblait la terrifier. Plissant les yeux, Aile de Chouette suivit son regard pour trouver ce qui troublait tant. Quand elle comprit, sa fourrure se hérissa malgré elle et elle sentit ses pattes trembler.
Une immense masse noire bloquait le cours de l’eau, libérant une puanteur nauséabonde qui empêchait Aile de Chouette de respirer convenablement. Plume de Grive émit un hoquet de surprise, tandis que Poil de Hérisson s’avançait prudemment en fronçant le museau, mal à l’aise, suivi par ses camarades. Plus ils progressaient, plus l’odeur était infecte. Au détour d’un virage, Aile de Chouette discerna enfin plus précisément ce qui bloquait la rivière. Deux énormes cadavres de chiens noirs gisaient dans l’eau, gonflés et décomposés. L’eau stagnante était sombre, presque noire, et l’odeur était insupportable.
Soudain, Salem se précipita vers le bord du lit de la rivière, malgré les tentatives de Nuit Cendrée pour la retenir. En s’approchant, elle poussa un cri d’horreur mêlé à un gémissement à fendre le cœur.
“Non ! Biscuit ! Charly !”
Chapitre 35[]
Aile de Chouette secoua la tête, convaincue d’avoir mal compris. Pourtant, Salem leva la truffe vers le ciel dans une complainte qui reflétait son chagrin.
“Qu’est ce que tu viens de dire ? Ce sont eux, tes amis ? s’étonna Plume de Grive.
- Je n’aurais jamais imaginé qu’ils étaient… Ce qui leur est arrivé ! sanglota la femelle. Oh, comment annoncer ça à mes maisoniers ?
- Mais ce sont des chiens ! s’écria Aile de Chouette, sans retenir sa voix. Ils font partie des animaux les plus dangereux qu’on puisse rencontrer !
- Non, pas eux ! Ils sont doux, et gentils. Enfin, ils étaient… Je les ai connus toute ma vie, ils sont comme ma famille ! Oh, comment ça a pu arriver ?”
Maintenant c’est clair, elle est folle, conclut Aile de Chouette pour elle-même. D’un échange de regard, tous comprirent. Le poison qui rendait malade le Clan du Tonnerre et le Clan du Vent venait de la chaire à corbeau relâchée par ces deux cadavres. Savoir qu’ils avaient trouvé le problème soulagea un peu le cœur de la guerrière du Tonnerre. Pourtant, il leur restait un problème de taille. Comment allons-nous déplacer ces créatures ? Ils font au moins trois fois notre taille ! De plus, elle n’avait aucune envie de poser les pattes sur des cadavres en décomposition.
“Ils ont dû tomber et se noyer, souffla Poil de Hérisson. Ça explique que le torrent soit asséché.
- Et maintenant, comment fait-on pour débloquer la rivière ? demanda Plume de Grive. Personnellement, je suis incapable de porter un chien.
- Personne ne le peut. Il faudrait une créature de la taille d’un Bipède pour les enlever de là.”
Les chats s’éloignèrent de la scène macabre, incapables de sentir l’odeur plus longtemps. Une fois suffisamment loin, ils s’assirent en silence en essayant de trouver une solution. Tremblante, Salem s’approcha d’eux, la truffe toujours plantée dans le sol.
“Vous m’avez aidé à retrouver mes amis. Pas de la manière dont je l’aurais souhaité, mais… A mon tour de vous aider. Il est tard, je dois rentrer chez moi. Mes maisoniers doivent savoir ce qui leur est arrivé. Demain matin, je vais essayer de les attirer ici. Si je montre que c’est urgent, ils devraient me suivre. Et je suis certaine qu’ils ne les laisseront pas là.
- Demander de l’aide aux Bipèdes ? C’est insensé, on ne peut pas leur faire confiance, affirma Plume de Grive.
- Laissez-moi au moins essayer. Pour Biscuit et Charly, et pour vous. Sans vous, je les aurais cherchés pendant longtemps…”
Poil de Hérisson plissa les yeux, réfléchissant à la proposition de Salem. Aile de Chouette était formellement contre l’idée, mais n’osa pas le dire à voix haute. A l’heure actuelle, ils n’avaient pas d’autres solutions.
Tandis que le soleil disparaissait derrière les nids de Bipèdes au loin, le paysage se tint d’une aura orange crépusculaire. Pour la première fois de la journée, Aile de Chouette se souvint à quel point elle était fatiguée. La journée avait été particulièrement éprouvante, et le groupe de voyage ne s’était même pas arrêté pour manger.
“Je vais rentrer chez moi, chuchota la chatte domestique d’une voix blanche. Demain, dès l’aube, j'emmènerai mes maisoniers ici.
- Tu veux qu’on te raccompagne ? proposa gentiment Plume de Grive.
- Non, merci. Je… J’ai besoin d’être seule. Reposez vous bien, à demain.”
La queue traînante, Salem prit le chemin du retour. On a marché en ligne droite, elle ne devrait pas se perdre, espéra Aile de Chouette en l’observant s’éloigner dans l’herbe. Malgré tous les efforts qu’elle y mettait, la guerrière ne comprenait pas qu’un chat puisse être triste de la mort d’un chien. D’un certain côté, elle fut prise de compassion pour la chatte. Il fallait se sentir extrêmement seule pour considérer des chiens comme amis.
Les quatre félins s’installèrent à l’ombre d’un saule pour la nuit. Ses grosses racines offraient une protection bienvenue, et ils pourraient grimper à l’arbre en cas de danger. Pour une fois, Aile de Chouette se proposa d’aller chasser avec Nuit Cendrée. Épuisées, les deux femelles ne parvinrent à dénicher qu’une musaraigne et deux moineaux. Néanmoins, personne n’osa s’en plaindre.
“Elle paraissait vraiment triste, miaula soudain Plume de Grive, en plein repas. C’est curieux, non ?
- Le plus étrange, c’est quand elle a parlé de famille. Je préfère avoir un lapin comme famille qu’un chien ! prétendit Nuit Cendrée.
- La vraie famille se trouve souvent là où on ne s’y attend pas, répliqua Poil de Hérisson avec un regard vers Aile de Chouette qui la fit frémir.
- La vraie famille, ce sont nos parents, nos frères et nos sœurs. Un chien ne peut remplir aucune de ces cases.”
Lançant un regard noir à Poil de Hérisson, la femelle lui tourna le dos, avant de se rouler en boule dans son nid de fortune. Si elle avait été seule, elle aurait sans doute chassé le mâle. Qu’est ce qu’il me veut, encore ? Il essaie encore de me retourner la tête ? s’agaçait-elle tandis qu’elle cherchait une bonne position pour dormir. Malgré sa fatigue écrasante, Poil de Hérisson avait encore une fois réussi à lui ruiner sa nuit avec ses insinuations.
Finalement, le doute se glissa dans sa tête : de nouveau, Aile de Chouette se demandait si Étoile Charbonneuse était réellement son père. Depuis le début de leur voyage, le guerrier du Clan du Vent se comportait comme un protecteur, comme s’il se souciait vraiment d’elle. Et aucune bataille ne lui demande de trouver une excuse pour s’enfuir, donc il doit avoir une raison d’agir ainsi. Alors que le silence de la nuit s’installait, elle pria le Clan des Étoiles pour que ce voyage se termine le plus vite possible.
“Vite, ils arrivent !
- Hein ? De qui ?”
D’un bond, Aile de Chouette se mit sur patte, regardant frénétiquement autour d’elle. Le jour était levé, et les oiseaux commençaient leurs chants matinaux. Les Bipèdes, ce doit être eux ! Aile de Chouette sauta dans une touffe d’herbe haute pour se cacher, espérant que les créatures à deux pattes ne la voient pas. Mais Nuit Cendrée, qui avait paru paniquée, était à présent en train de se rouler au sol, s'esclaffant.
“Je t’ai bien eu ! Si tu avais vu ta tête !
- Ce n’est pas drôle, marmonna la guerrière du Clan du Tonnerre, dissimulant son soulagement. Je me tenais prête, ça aurait pu être les Bipèdes.
- Oh si, c’est drôle ! Désolé, c’était vraiment tentant.
- Tu as l’air de bonne humeur, fit remarquer sa camarade en se léchant le poitrail.
- Pourquoi je ne le serais pas ? Aujourd’hui, on va peut-être sauver les clans ! Et en plus de ça, j’ai réussi à trouver un jeune lapin ce matin. Je t’en ai laissé !”
Aile de Chouette marmonna un remerciement, puis termina sa toilette avant de grignoter les restes du lapin. Il était certes petit, mais de la viande fraîche lui fit du bien. Au moins, l’odeur de pourriture est si forte ici que même les proies évitent la rivière.
Les pattes d’Aile de Chouette la démangeaient tant elle avait hâte de rentrer chez elle. Elle pourrait enfin oublier Poil de Hérisson et ses histoires. D’ailleurs, celui-ci n’était nulle part en vue. Nuit Cendrée l’informa qu’il était parti monter la garde en attendant l’arrivée de Salem. En attendant, les deux femelles discutèrent joyeusement, bientôt rejointes par Plume de Grive.
Midi était proche, et Salem était introuvable. Le groupe retourna même à l’endroit où ils avaient trouvé les cadavres, espérant peut-être qu’ils avaient disparu dans la nuit, mais ils furent vite déçus.
“Où est-elle ? grommela Aile de Chouette. On ne peut vraiment pas compter sur les chats domestiques.
- La journée a été dure pour elle, laisse-lui du temps, fit Poil de Hérisson en clignant des yeux.
- Nous n’en avons pas, du temps. J’aimerais qu’on reparte avant la tombée de la nuit.
- On partira quand…”
Un miaulement familier les interrompit, accompagné de cris étranges. Ces bruits n’étaient pas ceux d’un chat, mais d’une autre créature. Sans réfléchir, les chats des clans se cachèrent du mieux qu’ils purent. Nuit Cendrée se plaça derrière un rocher, tandis que Poil de Hérisson fila dans un vieux terrier de lapin, tout juste assez grand pour lui. Aile de Chouette, quant à elle, grimpa à la hâte dans un petit frêne dont les branches semblaient prêtes à céder sous son poids. Clan des Étoiles, faites qu’elle tienne ! D’un coup d'œil, elle s’assura que Plume de Grive était en sécurité dans un buisson épais.
Les félins s’étaient cachés tout juste à temps, car Salem déboula rapidement en hurlant près du lieu où les chiens bloquaient la rivière, accompagnée de deux grands Bipèdes.
“Regardez, ils sont là ! hurla Salem en faisant les cent pas devant les corps. Sortez-les de là, pitié !”
Penchant la tête sur le côté, la femelle du Tonnerre se demanda si les Bipèdes pouvaient la comprendre. Ceux-ci agitèrent leurs pattes près de leur visage, complètement paniqués. L’un d'eux posa même une patte dans le creux de la rivière, avant de remonter sur la rive en se bouchant le museau. Ils vont vraiment nous aider, comprit Aile de Chouette, abasourdie. Salem leva les yeux vers elle, hochant la tête comme pour lui confirmer ses pensées. Il n’y a plus qu’à attendre qu’ils fassent le travail pour nous. Et après, on pourra rentrer au lac.
L’un des Bipèdes quitta les lieux d’un pas précipité, si bien qu’Aile de Chouette crut un instant qu’il abandonnait. Mais un peu plus tard, il revint armé d’objets de taille et de couleur diverses dont l’utilité était inconnue. Il s’approcha avec un long bâton dans les pattes et commença à pousser l’un des chiens. L’autre Bipède enfila une étrange fourrure sur le bout de ses pattes et tenta de porter l’un des corps. Après un ultime effort, il parvint à le soulever et à le poser sur la berge. Pendant ce temps, Salem restait à proximité, ne tenant pas en place. Quand les Bipèdes déplacèrent le deuxième corps, elle s’éloigna pour vomir, ne supportant pas l’odeur qui s’en dégageait.
Aile de Chouette était tétanisée, mais ne pouvait empêcher ses yeux de se fixer sur la scène. Quand le deuxième chien gagna la berge à son tour, l’eau commença à s’écouler plus librement, emportant avec elle les dernières traces de sang et de stagnation.
Chapitre 36[]
Il aura fallu attendre la fin de la journée pour que les cadavres soient emportés loin du lit de la rivière. Inquiets de se retrouver aussi proches de leurs ennemis, les chats des clans avaient passé la journée près du saule en attendant que Salem ne vienne leur annoncer qu’ils étaient partis. Même si la rivière reprendrait peu à peu son cours normal, il leur faudra attendre plusieurs jours avant de pouvoir boire l’eau sans danger.
“Alors c’est tout ? C’est déjà fini ? demanda à voix haute Aile de Chouette tandis que Salem leur racontait ce qu’ils avaient manqué. C’était presque trop facile…
- Finalement, les Bipèdes peuvent avoir leur utilité, fit Plume de Grive en haussant les épaules.
- On n'en serait pas là s’ils savaient s’occuper de leur chien ! Depuis le temps, ils auraient pu remarquer qu’ils étaient là.
- Je pense que mes maisoniers vont les enterrer dans notre jardin, ils ont commencé à faire des trous, murmura Salem, coupant leur discussion. Ils y seront mieux qu’à pourrir dans l’eau.
- Tu avais l’air de vraiment tenir à eux, fit Plume de Grive en lui posant la queue sur l’épaule. Je suis désolée.
- Merci. Et surtout, merci pour tout ce que vous avez fait pour moi, vous n’étiez pas obligé.
- C’est nous qui devons te remercier, répliqua Poil de Hérisson en regardant le ciel s’obscurcir. Sans toi, nous n’aurions jamais pu débloquer la rivière. Nous ne l’oublierons jamais.
- Moi non plus, je ne vous oublierai pas. J’espère que ça ira mieux chez vous, maintenant. Je n’ai jamais rencontré de chats comme vous !
- C’est vrai ? fit le mâle en plissant les yeux. Tu n’as jamais entendu parler des clans ?
- Comment aurait-elle pu, cervelle d’oiseau ? le taquina Nuit Cendrée. Il nous a fallu plusieurs jours de marche pour venir ici !”
Pour une raison inconnue, Poil de Hérisson paru déçu. Les quatre chats des clans s’inclinèrent devant la chatte domestique, prêts à lui dire adieu. Au loin, des Bipèdes hurlaient encore, mettant Aile de Chouette mal à l’aise.
“Mes maisoniers m’attendent, je pense qu’ils ne vont plus vouloir me laisser sortir, après ça… Mais tant mieux, je n’aime vraiment pas être dehors. L’herbe me pique, et je retrouve toujours ma fourrure toute emmêlée. Vous êtes vraiment des chats étranges, à vivre ainsi !
- Nous te souhaitons une bonne continuation, conclut Poil de Hérisson, pressé de terminer cette conversation. Je ne pense pas qu’on se reverra un jour.
- Je ne pense pas non plus. A présent… Je n’ai aucune idée de ce à quoi ressemblera ma vie, sans eux. Il ne passe pas un jour sans qu’ils me manquent… Mais bon, vous avez mieux à faire que m’écouter me plaindre. Bon retour à vous, et j’espère que l’eau sentira bon chez vous !”
La queue haute, d’une démarche légère, Salem se dirigea vers ses Bipèdes qui l’appelaient de plus en plus fort. Elle n’a pas la moindre idée de l’impact qu’ont eu ces chiens pour nous, devina Aile de Chouette. N’y tenant plus, elle s’empressa de se tourner vers ses compagnons.
“Personnellement, ça ne me dérange pas de voyager de nuit. On peut partir maintenant ?” Les trois autres guerriers ronronnèrent d’amusement face à son empressement. Personne n’objecta, et la patrouille entama le chemin du retour. Ravis de voir le niveau plus haut qu’à l’aller, les chats choisirent de longer le cours d’eau et d’observer les flots pousser les feuilles mortes qui avaient élu domicile dans le creux de la rivière.
Quand la lune illumina le paysage et que les arbres devinrent des silhouettes méconnaissables, Nuit Cendrée proposa de s’arrêter. Le Chemin du Tonnerre n’était plus très loin, et personne n’avait envie de le traverser de nuit. Plume de Grive se porta volontaire pour monter la garde en premier, les autres s’installant du mieux qu’ils pouvaient dans un petit coin boisé rappelant la forêt du Clan du Tonnerre.
“Vivement qu’on retrouve la lande, marmonna Nuit Cendrée en s’enroulant sur elle-même. J’en ai assez de voir des arbres partout.
- Vivement qu’on arrête de marcher toute la journée.” gémit Aile de Chouette, se léchant ses coussinets endoloris.
La femelle noire aux pattes blanches émit un léger ronron, avant que son flanc ne se mette à se soulever à un rythme régulier. Baillant à s’en décrocher la mâchoire, Aile de Chouette s'allongea à son tour, souriant à l’idée de rentrer enfin chez elle.
Encore ensommeillée, Aile de Chouette grommela quand Nuit Cendrée la réveilla, peu avant l’aube, l’informant que c’était à son tour de monter la garde. Ses muscles encore engourdis, la guerrière du Tonnerre s’étira en tendant ses pattes loin en avant, avant d’aller se poster à l’écart, guettant le moindre signe suspect. Au loin, elle pouvait entendre le vrombissement des monstres secouer le Chemin du Tonnerre. A part ça, rien ne venait troubler le silence de cette fin de nuit.
Par réflexe, Aile de Chouette sortit les griffes en entendant un bruit s’approcher d’elle. Si un intrus les surprenait, elle devait être prête à alerter les autres. Reconnaissant le poil brun rayé de Poil de Hérisson, elle soupira de frustration et rentra ses griffes.
“Tu ne devrais pas dormir ? marmonna-t-elle en évitant son regard.
- J’aime bien observer les levers de soleil. Pas toi ?
- J’aime bien dormir.”
Poil de Hérisson souffla du nez, avant de s’installer en face de la femelle, se passant une patte derrière l’oreille. Et qui a dit que je voulais de toi ici ? se retint de lui lancer Aile de Chouette. Malheureusement pour elle, le mâle ne semblait pas décidé à se taire.
“Et puis, je voulais venir te voir. Nous n’avons pas eu l’occasion de discuter depuis… La bataille.
- Tu veux dire la bataille où tu t’es enfui lâchement ? Oui, je me souviens, lâcha la chatte brune, mal à l’aise.
- J’aurais pu affronter n’importe qui, sauf toi, soupira-t-il. J’ai fait une promesse.
- Tu dois décider si tu es loyal à ton clan ou à ma mère !”
Aile de Chouette se mordit la langue, tandis que Poil de Hérisson releva brusquement la tête vers elle. Cervelle de souris ! Sans le vouloir, elle venait de lui avouer qu’elle le croyait, qu’elle essayait de se voiler la vérité sans pour autant pouvoir lui échapper.
“Alors, tu sais…
- Bien sûr que je sais, et à cause de toi ! J’aurais pu ne jamais savoir, tu n’étais pas obligé de me prendre la tête avec ces histoires !
- Tu dois sûrement te demander comment ça a pu arriver, c’est pourquoi je me dois de t’expliquer…
- Tu penses vraiment devoir m’expliquer ce qu’est l’amour ? Je sais très bien comment c’est arrivé. Mais pourquoi tu t’es senti obligé de me le dire ? Pourquoi voulais-tu absolument me faire douter d’Étoile Charbonneuse ? Pourquoi as-tu gâché ma vie ? s’écria presque Aile de Chouette, hors d’elle.
- Je… Ta mère voulait que tu saches, admit Poil de Hérisson, le regard fuyant.
- Alors, pourquoi n’est-elle pas venu me le dire elle-même ?”
Les oreilles couchées en arrière, Aile de Chouette regardait son compagnon bien en face désormais. Elle en voulait au monde entier. A Poil de Hérisson pour lui avoir gâché sa vie, à Pelage de Cendre pour avoir trahi son clan, à Étoile Charbonneuse pour l’avoir envoyé dans cette expédition ridicule.
“Elle aurait voulu, crois-moi, reprit le guerrier du Vent. Mais… C’était à moi de le faire.
- Ah oui ? Vraiment ? Ne te fais pas d’illusion, jamais ne te considérerais comme… Comme mon père, s’étrangla-t-elle, bloquant sur ce dernier mot. Tu es et tu resteras mon ennemi, ça s’appelle de la loyauté. Tu devrais essayer.
- Ton… Père ? souffla-t-il comme s’il ne comprenait pas, mettant Aile de Chouette encore plus en colère qu’elle ne l’était.
- Ou alors c’est une ruse de ta part ? Tu veux monter Pelage de Cendre contre Étoile Charbonneuse afin de la récupérer ? Eh bien, écoute bien ce que je vais te dire : je ne te laisserai plus jamais t’approcher de ma mère. Pelage de Cendre est la compagne d’Étoile Charbonneuse, désormais. Tu ferais bien de ne pas l’oublier.”
Les yeux gros comme des noisettes, Poil de Hérisson ouvrit la gueule pour parler, mais bégaya quelque chose d’incompréhensible. Je le déteste ! Il ne sera jamais notre père ! fulminait la femelle en grattant la terre de ses griffes.
“Alors, tu ne sais pas…, chuchota-t-il finalement d’une voix blanche. Laisse-moi t’expliquer…
- Je ne veux rien entendre venant de ta part ! Mes frères et moi, nous sommes des guerriers du Clan du Tonnerre, tu ne réussiras pas à retourner notre loyauté.
- Mais tu ne comprends pas ! Je ne suis pas ton père !”
Désormais, c’était au tour d’Aile de Chouette de rester bouche bée. Elle n’y comprenait plus rien. Cette histoire de promesse ne serait que pure invention ? Pourquoi essaie-t-il de la protéger, dans ce cas ?
“Ton père… Est bel et bien né au Clan du Tonnerre.
- Mais alors… Comment peux-tu connaître Pelage de Cendre ?
- Je ne la connais pas, fit-il avec un sourire. C’est ta mère que je connaissais. Et c’était ma sœur.”
Chapitre 37[]
Le sol vacilla sous les pattes d’Aile de Chouette, tandis qu’elle clignait des yeux pour être sûre de ne pas rêver. C’est impossible. Ma mère est Pelage de Cendre, se dit-elle, alors que Poil de Hérisson guettait une réaction de sa part. Au loin, une pâle lueur commençait à s’élever, indiquant le début de l’aube. Nuit Cendrée et Plume de Grive ne tarderont sûrement pas à se réveiller.
“Aile de Chouette, tu vas bien ?
- Tu mens. Comment je peux être du Clan du Tonnerre, si ma mère était du Clan du Vent ?
- Car Étoile Charbonneuse est venu te chercher, peu après ta naissance.
- Nous chercher. Il est venu nous chercher, nous sommes quatre.”
Poil de Hérisson lança un regard où la compassion se mêlait à l’inquiétude, faisant frémir la femelle.
“Aile de Chouette…
- Non, tu te tais. J’ai trois frères, et nous sommes tous les quatre les enfants d’Étoile Charbonneuse. Quelle preuve as-tu, d’ailleurs ? Tu essaies de me monter contre eux !
- Je dis la vérité, crois-moi ! Demande à Plume de Grive, si tu ne me fais pas confiance. Elle doit se souvenir du jour où tu es arrivé au Clan du Tonnerre.”
Le cœur d’Aile de Chouette rata un battement. Si tout ce que disait le guerrier était vrai, alors Plume de Grive ne devait pas être la seule au courant. Tout le Clan du Tonnerre doit savoir… Et ça voudrait dire qu’ils m’ont tous menti. C’est impossible.
“Mon clan ne m’aurait jamais trahi, ils me l’auraient dit si c’était vrai, répliqua-t-elle vivement.
- Étoile Charbonneuse a ordonné de ne rien dire. Mais je ne suis pas sous ses ordres. Et selon moi, tu as le droit de savoir d’où tu viens, et qui est ta famille.”
Ma famille, se répéta la femelle. Qu’est ce ça signifie, aujourd’hui ? Un miaulement les tirèrent de leur discussion, indiquant que les deux guerrières se réveillaient. Nuit Cendrée marmonnait qu’elle voulait dormir encore une lune ou deux, tandis que Plume de Grive la poussait délicatement du bout de la patte. Un instant plus tard, les deux chattes étaient sur pattes, prêtes à poursuivre leur route.
“Bonjour tout le monde ! lança joyeusement Nuit Cendrée. Bien dormi ? Je propose qu’on attende de passer le Chemin du Tonnerre pour chasser. Il faut en profiter pendant que les monstres dorment encore.
- Partons maintenant, dans ce cas. Ou mon ventre fera bientôt autant de bruit qu’eux !”
Avec un sourire forcé qui ressemblait probablement plus à une grimace, Aile de Chouette hocha la tête et s’élança après les deux femelles, tentant d’oublier le regard de Poil de Hérisson dans ton dos. Toute cette histoire lui donnait le tournis. Quelle preuve avait-elle, de toute manière ? Un guerrier ennemi pouvait bien inventer ce qu’il voulait. Si c’était une ruse pour la monter contre son clan, alors elle se ferait un plaisir de lui faire échouer son plan.
Néanmoins, un détail lui échappait toujours. Si sa mère était la sœur de Poil de Hérisson, Étoile Charbonneuse aurait eu une relation avec une chatte ennemie ? Si dans un premier temps, Aile de Chouette ne pensait pas son père capable d’une telle chose, cela méritait réflexion. Elle n’avait pas connu son père avant qu’il ne devienne chef, elle savait juste qu’il était l’un des guerriers les plus jeunes et qu’il était encore dans la fougue du jeune âge. S’il était aussi insouciant, rien ne pouvait l’empêcher d’aller retrouver une chatte ennemi à la frontière, comme le faisait si bien Queue de Mulot.
Finalement, Aile de Chouette ne connaissait probablement pas si bien son père. Ainsi, il aurait décidé de stopper cette relation interdite quand Étoile Blanche l’a nommé successeur, se rendant compte des responsabilités nouvelles qu’il possédait. Afin d’affirmer son autorité, il serait tout de même venu au Clan du Vent pour voler le chaton qu’il avait eu avec la chatte ennemie. Et mes frères, dans tout ça ? Poil de Hérisson semblait insinuer qu’Aile de Chouette était la seule concernée par ce mensonge. Étoile Charbonneuse aurait eu des chatons avec la sœur de Poil de Hérisson et avec Pelage de Cendre ? Ça ferait de lui le pire chat de la forêt ! Connaissant le cœur tendre qu’était son chef, Aile de Chouette ne pouvait concevoir une telle chose. Pourtant, le doute commençait à naître en elle tandis qu’elle avançait silencieusement en traînant les pattes.
“Aile de Chouette, attention !” hurla Nuit Cendrée en lui tirant la queue.
La femelle du Tonnerre secoua la tête, s'apercevant qu’elle s’apprêtait à marcher sur le Chemin du Tonnerre sans s’en rendre compte et qu’un monstre lui passait sous le museau. Elle n’avait même pas remarqué l’odeur si âcre qu’il dégageait.
Heureusement, comme l’avait prédit Nuit Cendrée, les monstres étaient encore rares en ce début de matinée, et le groupe pu traverser sans encombre. Quelques bouts de peau des monstres qui s’étaient battus la veille étaient encore éparpillés sur le chemin, que les chats évitèrent soigneusement.
Plume de Grive et Nuit Cendrée marchaient en tête, riant aux éclats et discutant vivement, ce qui inquiétait Aile de Chouette. Le but de cette mission n’était pas de se faire des amis, elles vont peut-être devoir se battre un jour… Néanmoins, leur proximité permettait à la guerrière brun pâle de rester seule et de ne parler à personne. Mais c’était sans compter Poil de Hérisson, qui s’empressa de venir cheminer à sa droite.
“Si tu veux une preuve de ce que je te dis, il y a quelqu’un dans ton clan qui pourrait te renseigner, murmura-t-il suffisamment bas pour que les deux autres ne l’entendent pas. Je ne me souviens plus de son nom, mais je crois qu’elle vit encore. C’était Ortie quelque chose…
- Graine d’Ortie ?
- Oui, voilà. Demande lui de te parler de ta famille, elle ne pourra pas te mentir.” Il fit une pause, attendant une réaction d’Aile de Chouette qui ne vint pas. “J’étais là quand tu es né, Aile de Chouette. Et Griffe d'Écorce était là aussi. La promesse que j’ai faite à ta mère est la chose la plus précieuse qu’il me reste. Je ne cherche pas à être ton père, mais à être un bon frère. Je suis sûr que tu peux comprendre ça.”
Après un rapide hochement de tête, le chat brun accéléra le pas, laissant Aile de Chouette seule avec ses tourments.
Pendant tout le reste du voyage du retour, Aile de Chouette ne parla presque à personne. Elle préféra laisser Plume de Grive penser qu’elle était simplement pressée de rentrer. De temps en temps, elle sentait que Poil de Hérisson l’observait, et ce comportement lui donnait envie de lui arracher la fourrure. Depuis que la rivière était débloquée, Nuit Cendrée était d’excellente humeur, même si elle avait parfois des moments d’absence, le soir, pendant lesquels elle scrutait le ciel avec un regard mélancolique.
En reconnaissant le petit bois qui précédait la Source de Lune, Aile de Chouette eut une envie irrésistible de courir vers son territoire, laissant ses compagnons de route derrière elle. Le soleil était en train de se coucher, pourtant personne n’avait envie de s’arrêter.
“Nous y sommes presque ! Si nous continuons à avancer cette nuit, nous pourrions être chez nous à l’aube ! s’écria Nuit Cendrée. Ce n’est pas le moment de s’arrêter !”
Soulagée, Aile de Chouette acquiesça vivement. Pendant les longues journées de voyage, elle avait ressassé en boucle les aveux de Poil de Hérisson. Désormais, elle était convaincue qu’il était honnête. Il n’avait aucune raison de vouloir la monter contre clan, elle en particulier. De plus, il avait parlé de sa sœur au passé, indiquant qu’elle était probablement morte. Ma mère est morte, et je ne l’ai jamais connu, pensa Aile de Chouette avec un frisson. La promesse que le guerrier du Vent lui avait faite était probablement la dernière chose qu’il lui avait dite, ce qui expliquerait qu’elle soit si importante pour lui.
Mais cette réalité avait un côté amer à son goût. La nuit était tombée quand le groupe passa de nouveau devant la Source de Lune, mais personne ne proposa d’y faire un tour cette fois-ci. La forêt qui s'épaississait autour d’eux, qui semblait si calme et apaisante avant leur départ, paraissait maintenant oppressante aux yeux d’Aile de Chouette. C’était comme si toute sa vie, tout son monde, toute son histoire venait de s’effondrer autour d’elle, sans qu’elle ne puisse réagir. Elle repensait à tous les guerriers qui la dévisageaient quand elle était chaton, elle pensait alors qu’elle faisait tout de travers et qu’elle devait se surpasser pour prouver sa valeur. Évidemment qu’ils me détestaient, je suis pour moitié du Clan du Vent ! Et soudain, elle revit Truffe d’Écureuil. Elle n’avait jamais comprit ce qu’il avait contre elle depuis toujours, mais maintenant tout était clair.
Aile de Chouette n’avait jamais respecté un chat autant qu’elle respectait Étoile Charbonneuse. Mais aujourd’hui, rien que l’idée de le revoir la dégoûtait. Sa loyauté avait été aveugle, et maintenant elle était comme aveuglé par la rage. Son cœur se serra un instant en se rappelant d’un détail. Vieille Branche avait dit que Cœur Roux avait aidé à la mise bas de Pelage de Cendre, la nuit de la bataille contre les chats errants. Étoile Charbonneuse est devenu chef juste après la naissance, donc Cœur Roux et Plume de Hibou faisaient sans aucun doute partie de ses camarades qui lui avaient menti toute sa vie.
Passé la Source de Lune, ils arrivèrent bientôt au torrent qui séparait les territoires. A cet instant, tous s’échangèrent des regards silencieux, sachant très bien ce qui allait se passer désormais.
“Bon, nous y voilà, miaula Plume de Grive en s’étirant. J’ai hâte de me rouler en boule dans un vrai nid !
- Et de manger un bon lapin frais, au lieu de ces écureuils immondes !
- Menteuse, tu as adoré, fanfaronna Plume de Grive en donnant une pichenette à Nuit Cendrée.
- Ça a été un plaisir de voyager avec nous, s’inclina Poil de Hérisson avec un regard en coin vers Aile de Chouette. J’espère que tout cœur que cette mission aura suffit à faire renaître le torrent.
- J’espère aussi que la frontière sera de nouveau infranchissable, lança Aile de Chouette sèchement. Sur ce, il est temps de nous séparer. On se voit probablement à la prochaine Assemblée.”
N’ayant pas envie de s’éterniser, elle leur tourna le dos, les plantant là. Elle dû attendre que Plume de Grive finisse ses adieux avant de poursuivre. Sa camarade lui lança un regard interrogateur, mais elle ne le releva pas et ne prononça pas un mot.
A mesure qu’elles approchaient du camp, les premiers rayons de l’aube commençaient à percer l’horizon, baignant la forêt d’une lumière douce et dorée. Ce spectacle, si familier, semblait étrangement différent ce matin-là. Pour Aile de Chouette, c’était comme si elle voyait le monde tel qu’il était pour la première fois. Elle accéléra encore l’allure en reconnaissant le rideau de ronce, Plume de Grive sur les talons. Personne n’en gardait l’entrée, curieusement.
En entrant dans le camp, elle observa ses camarades s’activer pour la journée qui débutait, personne n’ayant encore remarqué leur présence. Tout semblait si normal, si ordinaire. Vent Gris s’étirait en bas de la Corniche, Cœur Roux entrait dans la pouponnière la gueule pleine d’herbe, et Queue de Mulot cherchait une proie à dévorer en compagnie de Jolie Moustache. Mais pour Aile de Chouette, rien n’était plus pareil. Chacun de ces visages, autrefois familiers et réconfortants, ne lui évoquait plus que des mensonges et des secrets.
L’aube se levait, comme elle le faisait chaque matin, mais ce jour-là, c’était une aube nouvelle pour la jeune femelle. Une aube teintée de douleur et de désillusion. Elle ne voyait plus son camp comme un foyer, mais comme un lieu de trahison, peuplé de félins qui s’étaient joué d’elle.
C’est à ce moment qu’elle le vit. Étoile Charbonneuse sortait de son antre, humant l’air frais matinal. Malgré elle, Aile de Chouette sentit ses poils se dresser sur son échine. Quand il tourna la tête vers les deux femelles, l’espoir illumina les yeux du meneur. Mais Aile de Chouette détourna le regard, et se dirigea en trombe vers la tanière des guerriers. Un jour, elle devra confronter son père - ou plutôt, son chef - afin de lui faire avouer ses manigances. De plus, elle gardait dans un coin de sa tête ce que Poil de Hérisson lui avait dit sur Graine d’Ortie. Un jour, elle les fera parler.
Mais pour l’instant, elle voulait juste dormir.