Wiki Vos histoires de LGDC
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Avertissement

Cette fanfiction contient du contenu mature pouvant inclure des thèmes sensibles ou choquants, comme de la violence, des sujets graves ou des descriptions explicites. Elle n'est pas adaptée à tous les publics.


Informations série[]

Cycle[]

Hors-série[]

  • Innocence

Petite note[]

Bienvenue sur cette page histoire :D

Je tiens à préciser que cette histoire est un hors-série de ma saga (qui n'a pas de nom) MAIS elle sera écrite de manière à ce qu'on puisse la lire même si on a pas lu les autres tomes. Donc si Quatre Griffes et Une Nouvelle Aube ne vous intéressent pas, vous pouvez quand même profiter de cette histoire ! Et peut-être que ça vous donnera envie de les lire :p Et pour ceux qui lisent la saga, ça se passe en gros après Une Nouvelle Aube, mais en vrai vous pouvez le lire dès le début ça dérangera pas.

Bonne lecture :D

Allégeances[]

Allégeance du Clan du Tonnerre
Chef(fe) Étoile Blanche : femelle blanche aux yeux jaunes
Lieutenant(e) Éclair de Feu : matou à la fourrure rousse brillante
Guérisseur(se)(s) Bourgeon de Rose : chatte au pelage roux parsemé de taches blanches et noires
Guerrier(ère)s Vent Gris : matou gris sombre très rapide

Apprenti : Nuage de Chêne
Feuille d’Aubépine : chatte brun clair tacheté
Apprentie : Nuage de Mousse
Feuille de Prêle : chatte au pelage brun foncé avec le ventre blanc
Plume de Hêtre : chat roux aux yeux verts
Poil de Pigeon : mâle au poil gris pâle
Pelage de Cendre : chatte gris foncé
Épine de Sapin : chat au poil brun très sombre avec des yeux noisette
Truffe d'Écureuil : mâle roux
Plume de Corbeau : beau mâle au pelage noir brillant et aux yeux bleus
Poil de Musaraigne : matou au pelage gris rayés et aux yeux jaunes
Apprenti : Nuage Charbonneux
Croc Blanc : mâle blanc constellé de tâche grises
Plume de Grive : femelle au poil brun moucheté et aux yeux noisette
Graine d'Ortie : chatte noire au pelage hirsute
Griffe de Chêne : grand mâle roux sombre aux yeux ambrés
Poil de Brouillard : mâle au pelage gris aux nuances plus claires
Fleur Dorée : belle chatte au poil roux très pâle
Branche Vive : chat brun tigré de noir

Apprenti(e)(s) Nuage Charbonneux : chat noir aux yeux gris

Nuage de Chêne : mâle brun-doré plutôt grand
Nuage de Mousse : femelle écaille de tortue aux yeux noisette

Reine(s) Pluie d'Épine : femelle blanche et grise avec de larges rayures plus sombres (mère de Petite Araignée et Petite Patte)

Truffe de Lilas : chatte blanche avec des mouchetures brune (mère de Petite Aile, Petite Moustache et Petite Noisette)

Chaton(ne)(s) Petite Araignée

Petite Patte
Petite Aile
Petite Noisette
Petite Moustache

Ancien(ne)(s) Pétale d’Oseille : vieille chatte blanche avec le dos et la tête couleur sable

Cœur Pâle : vieille femelle au pelage blanc mais couleur crème sur le dos, les pattes et le haut de la tête


Prologue[]

“Reste tranquille, murmura une voix se voulant rassurante. Tout va bien se passer, je te le promets.

- Tiens bon, nous allons t’aider.”

Ces voix étaient familières, pourtant la pauvre chatte au poil gris pâle était dans l’incapacité de leur donner un nom. Était-ce à cause de sa douleur ou de son désespoir ? Rien ne permettait d’en être sûre.

Les murs de la pouponnière, renforcés avec de la mousse pour protéger les reines des températures nocturnes qui avaient commencé à baisser, étaient baignés de lumière tamisée, créant un contraste étrange avec la souffrance qui se déchaînait à l’intérieur. A bout de souffle, la femelle était étendue dans son nid, les pattes tremblantes et les griffes sorties. Faites qu’ils sortent ! implora-t-elle en silence, fermant ses yeux de toutes ses forces. Qu’ils sortent vite !

“S’il vous plaît, laissez-moi vous aider ! répéta une voix féminine venant de l’autre côté de la tanière.

- Aile Brisée, sors tes chatons s’il te plait. Ils seront mieux avec les anciens.

- Entendu, Croc Blanc.” soupira la reine sans pouvoir cacher sa déception et son inquiétude.

Sans ouvrir les yeux, la chatte agonisante devina que sa camarade infirme lui lançait un regard encourageant avant de sortir vers le camp du Clan du Tonnerre. Elle serra les crocs. Depuis qu’elle avait rejoint la pouponnière, Aile Brisée l’avait toujours insupporté à se mêler de ce qui ne la regardait pas. Elle n’avait jamais demandé d’aide, pourquoi se sentait-elle aussi responsable ?

La douleur était omniprésente, chaque contraction était un combat, alors que les voix autour d’elle semblaient se fondre dans un tourbillon indistinct. Pourtant, malgré ses vaines tentatives, les chatons prenaient leur temps. Elle se cambra dans son nid, sa respiration haletante rendant chaque souffle difficile. Puis elle serra les crocs de plus belle. Chaque onde de souffrance la faisait trembler, ses griffes s’enfonçant dans la mousse du nid comme pour s’agripper à une dernière lueur d’espoir.

“Tu te débrouilles bien, Patte Givrée. Ils seront bientôt là !” souffla la voix plus jeune d’un apprenti guérisseur qui faisait son possible pour la rassurer.

Cette annonce lui fit l’effet d’un coup de griffe dans le cœur. Comment pourrait-elle bien se débrouiller, étant donné son état ? Même si le Clan du Tonnerre avait depuis peu recommencé à manger à sa faim, les côtes de la future mère étaient encore saillantes de la malnutrition qu’elle avait subi ces dernières lunes.

Avec des mouvements précipités mais précis, Cœur Roux appuya sur le ventre de Patte Givrée de ses pattes avant, la massant pour tenter d’apaiser les douleurs. Mais les forces de la femelle à la patte blanche s’amenuisaient, ses muscles se tendant avec une fatigue écrasante. Pour chaque cri, chaque gémissement qui s’échappait de sa gorge, elle espérait vainement que c’était le dernier.

Pourquoi cela ne se terminait pas ? Cette épreuve semblait sans fin. Patte Givrée ne voulait plus de cette douleur atroce, ni de la vie qui semblait s’étirer devant elle comme une punition éternelle. Bientôt, ce sera fini. Pourquoi était-elle condamnée à vivre ce moment ?

Des souvenirs déformés par la fièvre surgissaient dans son esprit, se mêlant à la souffrance qui déchirait son corps. Elle ne savait plus où elle était, qui elle était. Était-elle encore vivante, ou déjà en train de mourir ?

“Je vois une tête ! Tiens bon, Patte Givrée !” s’écria Cœur Roux, mais ses paroles semblaient provenir d’un autre monde, lointain, presque irréel.

Non, tu ne dois pas la voir ! supplia Patte Givrée dans un désespoir muet. Clan des Étoiles, pourquoi me torturez-vous ainsi ? Cette malédiction ne se terminera donc jamais ? De nouveau, une contraction lui coupa le souffle, lui arrachant un cri qui résonna dans toute la tanière. Tout devrait bientôt se terminer, elle l’espérait.

Dehors, la voix familière de Toile d’Araignée l’encourageait et lui disait que tout serait bientôt fini. Oui, mon frère. Tout sera bientôt fini. Mais pas de la manière dont tu le crois. Les pensées de sa propre fin, d’un soulagement éternel, devenaient de plus en plus pressantes, presque attirantes dans leur promesse d’évasion de la douleur.

Alors que Croc Blanc et Cœur Roux continuaient leurs encouragements, Patte Givrée fut prise de tournis, se remémorant tous les instants de sa vie qu’elle aurait préféré vivre à la place de celui-ci. Mais lequel, précisément ? Autant choisir entre le mal vert et la famine. La reine grise était à bout de nerfs, et ses pensées s’embrouillaient alors que les contractions semblaient se prolonger à l’infini. Tout cela se mêlait en une masse indistincte, comme un tourbillon qui l'entraînait vers le fond. Et cette douleur… Elle était au-delà du physique. C’était une douleur qui transperçait son esprit, qui la plongeait dans une noirceur qu’elle ne pensait pas possible. Devenait-elle folle ?

Hâte d’en finir, elle poussa de toutes ses forces, ignorant les conseils des guérisseurs qui lui intimaient de prendre son temps.

“Doucement, ne les presse pas, lui intima Croc Blanc en posant une patte sur son épaule.

- Je veux que ça s’arrête ! hurla Patte Givrée, sa voix éraillée par les cris, les crocs serrés jusqu’à en saigner.

- Je sais, mais la douleur sera pire si tu vas trop vite. Courage.”

Courage ? Elle n’avait jamais eu de courage, et maintenant, tout ce qui lui restait était la peur. Une peur primordiale, une peur de la douleur, de la vie, de la mort. La contraction suivante la prit par surprise, la plongeant dans une nouvelle vague de souffrance si brutale qu’elle crut que son cœur allait éclater. Poussant un nouveau hurlement, Patte Givrée poussa sur ses pattes pour se mettre debout, faisant quelques pas désordonnés dans la tanière en feulant, comme une bête traquée. Contre qui ? Ses chatons ? Les guérisseurs ? Elle-même ? Elle n’aurait su le dire. Tout était flou, tout était douleur.

Elle fut bientôt stoppée par les guérisseurs qui l’encouragèrent doucement à se rallonger, mais Patte Givrée n’avait plus la force de leur résister. Sortez, qu’on en finisse ! Elle ferma les yeux, espérant que lorsqu’elle les rouvrirait, le paysage autour d’elle aurait changé. Mais la douleur, telle une amie fidèle qui refusait de la quitter, était toujours là.

A partir de là, elle était incapable de savoir si les futurs chatons survivraient à cette épreuve. Ou si elle-même y survivrait. Au fond, ça lui était égal. Tout ce qu’elle voulait, c’était que cela cesse. Qu’elle puisse fermer les yeux et dormir, dormir pour une éternité, loin de tout cela.

Au point culminant de son désespoir, une rage démente commença à bouillonner dans les entrailles de Patte Givrée, se mêlant à sa détresse comme un poison lent. Pourquoi son chemin l’avait-il mené jusqu’ici, jusqu’à cet instant précis ? Pourquoi était-elle là, à hurler à la mort, au lieu de profiter de la chaleur de la tanière des guerriers ? Pourquoi le Clan des Étoiles était-il assez cruel pour continuer de la tourmenter après toutes ces lunes de misère ?

La dernière fois qu’elle avait été à la pouponnière, la vie était prometteuse. Les chatons jouaient, les proies abondaient, tout était parfait. Ces souvenirs, autrefois réconfortants, s’étaient maintenant transformés en fantômes qui la hantaient, des fragments d’un bonheur à jamais perdu. Des images lui revinrent alors qu’elle sombrait dans une étrange nostalgie : de l’herbe à chat, une chute d’un arbre, une fourrure rousse brûlante et destructrice, une autre plus sombre, puis le vide. Un gouffre béant dans lequel elle se sentait glisser sans fin.

Chaque image qui défilait devant ses yeux fermés la ramenait à un passé inaccessible, un passé qu’elle ne pourrait plus jamais toucher, et qui la brûlait encore plus que la douleur physique. Le temps semblait se dilater autour d’elle, les souvenirs et la douleur fusionnant dans un tourbillon insupportable qui l’emprisonnait dans cette réalité cauchemardesque.

Tremblante, la femelle à la patte blanche se demanda une dernière fois si le destin avait réellement choisi cet instant précis pour elle. Si tout ce qu’elle avait enduré n’était qu’une lente préparation à cette torture finale. Et tandis que l’obscurité la gagnait peu à peu, Patte Givrée ne pouvait que se demander si la fin qu’elle désirait tant était aussi proche qu’elle l’espérait, ou si elle n’était qu’au début d’un autre enfer.

Chapitre 1[]

Le camp du Clan du Tonnerre bourdonnait d’activité en cette fin de matinée. Les rayons du soleil perçaient à travers la canopée, projetant des taches lumineuses dans la clairière où les chatons s’ébattaient joyeusement. Parmi eux, Petite Araignée, au pelage noir zébré de blanc, bondissait avec enthousiasme, tentant de surprendre Petite Aile dans une embuscade improvisée.

A quelques longueurs de queue de là, Petite Patte observait la scène en silence depuis l’entrée de la pouponnière. Elle se tenait juste assez loin pour ne pas attirer l’attention, mais suffisamment près pour entendre les rires et les miaulements de ses camarades. Son frère, Petite Araignée, avec ses mouvements vifs, semblait avoir trouvé sa place parmi les nouvelles chatonnes du clan. Il s’élança de toutes ses forces sur Petite Noisette, qui riposta d’un coup de patte espiègle, tandis que Petite Aile se faufila derrière lui pour tenter de le déséquilibrer.

“Petite Patte, viens m’aider !” cria le chaton noir, essoufflé mais le regard brillant.

Petite Patte fit un pas en avant, hésitante. L’idée de se joindre à eux l’attirait, mais une peur sourde lui noua le ventre. Et si elle faisait un faux pas ? Et si elle ne réussissait qu’à se rendre ridicule ? Et si les autres la regardaient avec cet air moqueur qu’elle redoutait tant ? Elle sentit ses pattes trembler légèrement à cette pensée, et préféra se reculer un peu, baissant les yeux pour éviter le regard insistant de son frère.

“Laisse tomber, Petite Araignée, lança Petite Noisette, une chatonne au pelage beige foncé, en haussant les épaules. Petite Patte ne joue jamais avec nous.”

Un peu plus loin, Petite Moustache poussa un cri de joie en bondissant sur Petite Noisette. Les chatonnes roulèrent sur le sol, pleines de vie. Petite Patte les regarda, un nœud dans la gorge, mêlant envie et soulagement. Elle ne voulait pas être le centre de l’attention, pas aujourd’hui. Peut-être pas demain non plus.

Un doux contact contre sa joue fit sursauter la chatonne grise pâle. Pluie d’Épine, sa mère, était venue s’asseoir à ses côtés, ses yeux bleus débordant de tendresse fixés sur elle.

“Au moins, ta fourrure à toi restera propre, ronronna la reine doucement en lui donnant un coup de langue réconfortant entre les oreilles.

- Je dois aller avec eux ?

- Si tu n’en as pas envie, rien ne t’y oblige. Tu peux aussi bien rester là.

- Mais… Bourgeon de Rose dit que les chatons jouent toujours ensemble. Et Petite Noisette dit que je ne sais pas m’amuser, que je ne suis pas drôle…

- Et toi, qu’en dis-tu ? soupira doucement Pluie d’Épine, une lueur de tristesse dans les yeux.

- Eh bien, je… Je ne sais pas.

- Tu préfères être seule, tu en as le droit, miaula Pluie d’Épine en soufflant du museau. Tous ceux qui osent te reprocher d’être comme tu es sont des cervelles de souris.” Elle fit une pause, puis fit mine de faire demi-tour pour retourner à l’intérieur avec Truffe de Lilas, qui l’attendait. “Si tu veux jouer avec eux, vas-y. Si tu ne veux pas, ne le fais pas. C’est aussi simple que ça ! Tu as tout le temps de trouver ton propre rythme. Le choix est le tien.”

Le cœur de la chatonne s’allégea un peu, rassurée des paroles de sa mère. Mais au fond d’elle, une petite voix lui soufflait qu’elle devait être plus courageuse, que Petite Noisette avait raison. Peut-être qu’elle était vraiment ennuyeuse. Pluie d’Épine parlait de trouver son rythme, mais combien de temps cela prendrait-il ? Combien de temps resterait-elle là, à regarder les autres s’amuser sans elle ? Aujourd’hui, rester à l’écart lui semblait encore la meilleure option. Ils ont l’air de tellement s’amuser, remarqua la chatonne avec un pincement au cœur. Elle enviait ses camarades, mais ne comprenait pas pourquoi c’était aussi facile pour eux, et si difficile pour elle.

Un mouvement vers l’entrée du camp attira son attention. Un guerrier gris élancé franchissait le seuil du camp, suivi de près par un jeune chat au poil brun-roux, qui se précipita vers les chatons avec entrain. À sa vue, Petite Araignée cessa de jouer et ouvrit grand les yeux.

“Salut Nuage de Chêne ! C’était comment, l'entraînement ? s’empressa-t-il de demander, les yeux pétillants d’excitation.

- Fantastique ! s’écria l’apprenti, la queue frétillante. Mais ce sera plus drôle avec toi… Dis, quand seras-tu apprenti ? J’ai tellement hâte qu’on s'entraîne ensemble !

- Étoile Blanche dit que ça ne devrait plus trop tarder. Petite Patte et moi, on sera apprenti avant la prochaine Assemblée !

- Oh mais c’est génial ! On pourra y aller ensemble avec Nuage Charbonneux et Nuage de Mousse ! J’ai dit à Vent Gris que je ne voulais pas être nommé guerrier sans toi, et il a accepté. On sera baptisé le même jour !”

Petite Patte soupira en écoutant les deux amis se réjouir. Pour son frère, tout semblait si simple. Nuage de Chêne et lui étaient inséparables depuis leur naissance, et ils semblaient destinés à vivre les mêmes aventures, côte à côte. Les voir aussi proches l’enviait un peu, mais elle n’avait aucune idée de la manière dont elle devait s’y prendre. Quand je serai apprentie, tout sera différent, se promit-elle. Je partirai en patrouille avec les guerriers, et je pourrai me faire des amis. Peut-être même que je trouverai un compagnon ! Malgré elle, cette idée fit naître un léger sourire. Après tout, toutes les femelles finissaient par trouver un compagnon, il n’y a aucune raison qu’elle fasse exception. C’est la queue haute qu’elle fit volte face pour retourner dans la pouponnière avec les deux reines.


Plus tard, un guerrier roux sombre s’approcha de la pouponnière, une grive dans la gueule. Petite Araignée, ravi et épuisé, se jeta sur la proie, mais le guerrier le retint doucement d’une patte.

“Doucement, c’est pour ta mère, ronronna-t-il avec un sourire. Je vais apporter autre chose pour ta sœur et toi.

- Oh, merci Griffe de Chêne ! Miaula Pluie d’Épine en sortant de la tanière, frottant affectueusement sa truffe contre celle du mâle. Je crois bien que la grive est ma proie préférée, et de loin.

- Pourquoi je te l’aurais amené, sinon ? Je voulais te faire plaisir. Nos parties de chasse me manquent.

- A moi aussi, répondit la femelle en ronronnant, si bien que Petite Patte détourna instinctivement le regard, légèrement gênée.

- Vivement que ces deux petits monstres deviennent apprentis, tu auras enfin du temps pour toi !

- Et pour toi.”

Petite Araignée entraîna sa sœur à l’écart, préférant laisser leurs parents à leur intimité. La chatonne se laissa faire, un frisson parcourant son corps. Ces derniers temps, l’air s’était rafraîchi, et les feuilles avaient commencé à changer de couleur. Petite Patte ne pensait pas que c’était possible, mais les anciens avaient assuré que c’était normal, que cela signifiait l’arrivée de la saison des feuilles mortes.

“J’en ai assez d’être coincé à la pouponnière, avoua d’un coup Petite Araignée en bougonnant. Je veux être apprenti ! Pas toi ?

- Si, bien sûr. Il faut attendre encore un peu, répondit-elle, bien que son cœur ne soit pas aussi pressé que celui de son frère.

- Mais Nuage de Chêne va prendre de l’avance, il va devenir meilleur que moi ! Si seulement il n’avait pas eu Vent Gris comme mentor…

- Tu penses qu’on aura qui, comme mentor ?

- J’aimerais bien avoir Éclair de Feu. Quel honneur ce serait d’être l’apprenti du lieutenant ! Et toi ?”

Petite Patte hésita, puis répondit avec un soupçon d’hésitation :

“Je ne sais pas trop… J’aime bien Fleur Dorée, elle est gentille. Sinon, j’aurais aimé être l’apprentie de Pluie d’Épine, mais Étoile Blanche dit que les parents ne deviennent jamais les mentors de leurs petits.

- Fleur Dorée ? répliqua son frère en fronçant les sourcils. Elle est tellement tête en l’air, c’est bizarre de la vouloir comme mentor.

- Ah bon ?”

Petite Patte se mordit la langue, honteuse. De son point de vue, Fleur Dorée était une guerrière agréable, mais visiblement cette impression n’était pas unanime. Elle aurait dû savoir que son choix ne serait pas le bon. La prochaine fois, je répondrai comme lui, se promit-elle.

En réalité, Petite Patte était terrifiée à l’idée de devenir apprentie. Les autres guerriers du Clan du Tonnerre lui semblaient inaccessibles, presque intimidants, et elle n’avait aucune idée de la manière dont elle pourrait leur parler. Et si elle devenait la pire apprentie que le clan ait jamais connu ? Et si elle n’arrivait pas à attraper la moindre proie, à grimper aux arbres ou à retenir les enseignements de son mentor ? Petite Noisette et Petite Moustache se moqueront de moi, c’est sûr…

Au moins, Petite Aile n’avait pas à s’inquiéter de ces choses-là. Même si son apprentissage ne commencerait que dans plusieurs lunes, elle impressionnait déjà les autres guerriers par ses mouvements gracieux, et gagnait chaque duel contre les autres chatons. Elle avait même réussi à mettre Nuage de Chêne en difficulté.

“Que le Clan de l’Ombre se tienne bien quand Petite Aile sera apprentie ! avait prétendu Truffe de Lilas, la mère de la chatonne, pleine de fierté. Elle pourrait même surpasser Pelage de Cendre !”

Les mots résonnaient encore dans l’esprit de Petite Patte tandis qu’elle s’éloignait doucement du groupe après leur repas, avant de devoir rentrer pour la nuit. Elle se dirigea vers un coin tranquille du camp, un endroit qu’elle connaissait bien pour s’y être réfugiée à plusieurs reprises. C’était un petit creux formé par les racines d’un arbre, qui serait bientôt trop petit pour elle. Il était suffisamment isolé pour qu’elle s’y sente en sécurité, mais pas trop loin de la pouponnière, lui permettant de savoir si quelqu’un l’appelait.

Alors qu’elle se blottissait dans le creux, les sons du camp lui parvenaient toujours, mais comme des murmures lointains. Elle baissa les yeux, réfléchissant aux événements de la journée et à ce qu’avaient dit les autres. Tout semblait si facile pour eux, somme si être courageux était naturel. Mais pour elle, c’était différent. Chaque interaction, chaque jeu potentiel était un défi, une montagne qu’elle ne savait comment escalader. Elle avait déjà essayé de jouer avec les trois chatonnes quand elles sont nées, mais n’avait même pas réussi à attraper une boule de mousse. Depuis, elle préférait les regarder jouer, évitant ainsi le risque de se ridiculiser.

Mais plus que tout, elle se demandait ce que sa mère pensait réellement d’elle. Était-elle gentille juste pour lui remonter le moral ? Ou peut-être que, secrètement, Petite Patte la décevait, mais Pluie d’Épine ne voulait pas l’admettre. Qui pourrait vouloir d’un chaton qui ne se comporte même pas comme un chaton normal ?

A cet instant, comme si elle avait deviné les pensées de sa fille, Pluie d’Épine apparut silencieusement près de sa cachette. La reine grise et blanche, marquée de larges rayures noires, s’approcha avec douceur, se couchant près de sa fille, enroulant sa queue autour de son petit corps pour la réchauffer.

“Quelque chose te tracasse, je le vois à tes yeux, souffla finalement Pluie d’Épine avec un sourire tendre.

- Non, ça va. Je vais bien. Je voulais juste rester un peu au calme.

- Tu es sûre ? Si tu changes d’avis, tu sais que tu peux me parler.” conclut la femelle alors que Petite Patte hochait la tête.

Après quelques instants, Pluie d’Épine se leva, dirigeant ses pas vers la pouponnière. Petite Patte fut tentée de la laisser partir, mais céda.

“Et si je n’étais pas une bonne apprentie ? admit la chatonne en agitant les oreilles, le regard planté dans le sol.”

Pluie d’Épine se retourna vers elle.

“Pourquoi tu ne le serais pas ?

- Eh bien… Nuage de Chêne a montré des mouvements qu’il a appris à Petite Araignée, Petite Aile sait déjà se battre, Petite Noisette s'entraîne pour être cheffe de clan un jour… Moi, je ne sais rien faire.

- Mais c’est à cela que sert un apprentissage, fit remarquer Pluie d’Épine avec un petit rire. Tu seras une apprentie merveilleuse, et une guerrière encore meilleure. Peu importe la vitesse à laquelle tu progresses, ce n’est pas une course !”

Petite Patte renifla, peu convaincue. C’est ma mère, elle cherche juste à me rassurer. Elle ne comprend pas que je suis une bonne à rien… Malgré tout, elle fit un effort pour sourire et hocha la tête en guise de remerciement. Pluie d’Épine, après une hésitation, s’approcha à nouveau pour frotter sa truffe contre le haut de sa tête.

“Reste toujours toi-même, Petite Patte, murmura-t-elle d’une voix délicate. C’est comme ça que tu sauras pourquoi tu es aimée. Alors ne change pas pour plaire aux autres.”

Après le départ de sa mère, la chatonne resta seule un moment en observant le camp et ses camarades qu’elle connaissait à peine. Devenir apprentie, c’était découvrir un nouveau monde. Mais elle aimait son monde actuel, et n’avait aucune envie de le quitter. Elle n’allait pas seulement apprendre à se battre, à chasser, à partir en patrouille et à reconnaître les odeurs ; elle allait aussi devoir s’intégrer au clan, créer des liens avec ceux qu’elle voyait encore comme des inconnus. Et surtout, sa mère deviendra une guerrière comme une autre, sans cette proximité qui les liait.

Dans la pouponnière, les chatons n’ont que peu de contact avec les autres membres. À part Griffe de Chêne, son père, et la guérisseuse Bourgeon de Rose, personne ne venait les voir. Mais quand les chatons deviennent apprentis, ils doivent d’un seul coup apprendre à être un clan, à s’entraider et à se connaître. Mais si Petite Patte avait déjà du mal à se lier d’amitié avec les autres chatons, comment pourrait-elle le faire avec des guerriers ? Heureusement, Petite Araignée sera là pour l’épauler. Quoique… Quand on sera apprentis, il ne quittera plus Nuage de Chêne. Clan des Étoiles, donnez-moi un bon mentor, s'il-vous-plaît. Elle savait que la décision revenait à Étoile Blanche et non à leurs ancêtres, mais elle ne pouvait s’empêcher de prier en silence.

Quand la lumière du jour commença à s’estomper, laissant place aux ombres du crépuscule, Pluie d’Épine appela ses chatons pour aller dormir. Lorsque Petite Patte entra dans la tanière, Petite Noisette, Petite Moustache et Petite Aile dormaient déjà contre le ventre de Truffe de Lilas. Mais Petite Araignée ne semblait pas pressé de dormir.

“Petite Patte ! Demain, il faut absolument que tu viennes jouer avec nous ! Avec Petite Noisette, on a inventé un nouveau jeu. Tu verras, ça va te plaire !”

Sa sœur déglutit, sa queue s’agitant anxieusement. Sans répondre, elle s’installa en boule près de sa mère, cherchant chaleur et réconfort. Petite Araignée la rejoignit rapidement. Nerveuse, elle ferma les yeux, sachant que chaque jour qui se terminait la rapprochait dangereusement du jour terrible que sera son baptême d’apprentie.

Chapitre 2[]

Le lendemain, des nuages épais vinrent troubler les rayons du soleil, plongeant le camp dans une obscurité inhabituelle pour cette heure de la journée. Habituée à la lumière de la saison des feuilles vertes, Petite Patte fut surprise par cette atmosphère lourde et grise. Pourtant, ce changement de météo n’empêcha pas les chatons de retourner jouer dehors et de faire résonner leurs rires à travers la combe. Truffe de Lilas et Pluie d'Épine, installées à l’entrée de la pouponnière, surveillaient leur progéniture tout en bavardant.

“Oh, je t’ai raconté ce qu’il s’est passé à la dernière Assemblée ? s’exclama soudain Truffe de Lilas, les yeux pétillants.

- Non, je ne crois pas. Qui te l’a raconté ? lui demanda son amie avec une curiosité forcée.

- Poil de Brouillard, bien sûr. Tu ne vas pas me croire ! Apparemment, Étoile de Fougère aurait été vu en train de chuchoter avec Moustache Gelée, du Clan de la Rivière. Tu te rends compte ? Le chef de Clan de l’Ombre, en train de faire des messes basses avec une guerrière ennemie ? Je te parie qu’il y a quelque chose qui se trame là-dessous.

- Peut-être qu’ils discutaient simplement des frontières, fit Pluie d'Épine avec un haussement d’épaule. Moustache Gelée sera probablement bientôt cheffe, Étoile de Fougère veut sûrement s’assurer de bonnes relations avec ses voisins.

- Peut-être, peut-être… Mais tu ne peux pas dire que tu n’es pas curieuse de savoir ce qu’ils mijotent ! Moi, je pense que ça cache quelque chose…

- Tu penses toujours que ça cache quelque chose, ronronna sa camarade en lui donnant une pichenette sur l’épaule. Ça ne sert à rien de prêter attention aux rumeurs.

- Tu n’es pas curieuse, Pluie d'Épine, lâcha Truffe de Lilas avec un rire sans chaleur, l’air soudain plus sérieux. Mais bon, peut-être que tu peux te permettre de ne pas prêter attention aux rumeurs, mais moi, j’ai des chatons à élever. Et je veux savoir que nous sommes en sécurité ici.

- Les rumeurs apportent la confusion, pas la sécurité, répliqua calmement Pluie d'Épine en plissant les yeux, agitant la queue. Et j’ai aussi des chatons, qui ont appris à ne pas croire tout ce qu’ils entendent. N’est-ce-pas, Petite Patte ?”

La chatonne sursauta légèrement, ne s’étant pas rendu compte qu’elle écoutait leur conversation. Nerveuse, elle agita ses oreilles, cherchant désespérément une excuse.

“Laisse la donc tranquille, tu vois bien que cette petite n’aime pas parler, miaula Truffe de Lilas en se passant une patte derrière l’oreille, jetant un regard critique à Petite Patte. Tu devrais consulter Bourgeon de Rose, tu sais. Ce n’est pas normal qu’un chaton se comporte ainsi, à bouder sans cesse et à prendre ses propres camarades pour des étrangers.

- Truffe de Lilas ! Ne parle pas d’elle comme si elle n’était pas là. Petite Patte n’a aucun problème, elle préfère simplement d’autres activités que le jeu.

- Ah oui ? Et tu en as connu beaucoup, toi, des chatons qui n’aiment pas jouer ? Ils ne pensent qu’à ça ! Fais comme tu veux, mais moi à ta place, je m'inquièterais.”

Mettant fin à la conversation, la reine s’étira langoureusement avant de se diriger à petit pas vers le tas de gibier, où elle fit la conversation avec Feuille de Prêle et Pelage de Cendre. Pluie d'Épine lança un regard désolé vers sa fille en lui chuchotant de ne pas l’écouter. Petite Patte se força à sourire, mais son cœur n’en avait pas la moindre envie.

Truffe de Lilas n’était pas la chatte la plus agréable du clan, mais néanmoins, personne ne pouvait douter de son franc-parler. Ce n’était pas méchant, mais elle agissait comme si elle ignorait les conséquences de ses paroles.

D’un coup d'œil timide, Petite Patte observa les autres chatons, qui semblaient excités par leur fameux nouveau jeu. Je suis un chaton normal, je dois aller jouer avec eux, s’encouragea la petite chatte en prenant une grande inspiration. Ce n’est qu’un jeu, c’est inné pour un chaton. Et puis, je vais m’amuser, non ? Les oreilles frémissantes, Petite Patte s’approcha du groupe, la queue se balançant au rythme des battements frénétiques de son cœur. Dès qu’ils la remarquèrent, les autres s’arrêtèrent, et Petite Noisette la dévisagea.

“Tu as besoin de quelque chose ? lui demanda cette dernière, presque poliment.

- En fait… Comment dire… Je me demandais à quoi vous jouiez… C’était juste pour savoir, parce que eh bien…

- Tu veux jouer avec nous ? s’écria Petite Araignée, le regard pétillant, sautant sur place. Dis oui, s’il te plait ! On va te montrer, tu vas voir c’est amusant.

- Euh… D’accord.”

Petite Araignée, fou de joie, ne put masquer son enthousiasme, ce qui surprit même sa sœur. Elle n’avait jamais pensé qu’elle manquait à ce point à son frère. Les chatons s’assirent en cercle, tandis que Petite Moustache expliquait les règles du jeu.

“On va faire comme si le Clan du Vent nous attaquait. Petite Aile et Petite Noisette seront les envahisseurs, et Petite Araignée et moi, on doit défendre le camp. Toi, tu peux choisir le camp que tu veux.

- Oh, sinon, elle pourrait être une mystérieuse chatte solitaire qui vient tous nous sauver ! proposa Petite Araignée.

- Pourquoi un solitaire viendrait sauver les clans ? Ils ne nous connaissent même pas, fit remarquer Petite Patte en fronçant le museau.

- Eh bien euh… Je ne sais pas, c’est juste pour le jeu. Allez, on fait comme ça !”

Dans un mouvement désordonné, chaque chaton se mit en place. Les “envahisseurs” se cachèrent derrière la pouponnière, tandis que Petite Araignée et Petite Moustache faisaient mine de discuter, l’air de rien. Comment se bat un chat solitaire ? se demanda soudainement Petite Patte, un nœud dans l’estomac. Elle aurait dû le savoir. Chaque clan avait ses propres techniques, mais comment faisaient les autres chats ? Je vais encore faire n’importe quoi, pourquoi me suis-je laissé embarquer là-dedans ?

Petite Aile et Petite Noisette lancèrent l’attaque. Cette dernière bondit en premier, simulant une charge, tandis que Petite Aile la suivait de près, les griffes imaginaires déjà prêtes à frapper. Petite Araignée, feignant la surprise, se jeta devant elles, lançant un petit rugissement censé être féroce pour protéger le camp.

“Rentrez chez vous, mangeurs de lapins !” feula-t-il en gonflant sa petite fourrure.

Petite Patte observait la scène avec un mélange de confusion et d’incertitude, sa queue battant nerveusement l’air. Malgré l’aide apportée par Petite Moustache, le “Clan du Vent” semblait prendre l’avantage, Petite Aile se battant comme une vraie guerrière. Petite Araignée lança des coups d'œil insistant vers sa sœur, mais celle-ci ne savait pas quand elle devait intervenir. Peut-être qu’elle devait attendre un signal, qu’il était trop tôt pour l’instant.

“Au secours ! Qui pourrait bien venir nous aider à chasser ces sacs à puce ?” lança le petit mâle, plaqué au sol par Petite Noisette, en hochant la tête vers Petite Patte.

Comment dois-je m’y prendre ? La femelle tenta de se souvenir de ce qu’elle avait vu lors des rares démonstrations de combat qu’elle avait pu observer, mais tout semblait flou. Ne sachant que faire, elle se contenta de courir maladroitement vers Petite Noisette, ses pattes trop raides, son mouvement hésitant. Son adversaire l’esquiva facilement, roulant sur le côté avec un air moqueur.

“C’est donc vrai, les chats domestiques ne savent pas se battre.” ricana Petite Noisette, provoquant un éclat de rire général.

Même Petite Araignée ne put retenir un petit ricanement.

“Tu dois être plus rapide, lui conseilla-t-il en bondissant sur leur camarade avec une agilité qui l’envoya rouler au sol. Comme ça !

- Mais, je croyais que j’étais une solitaire, pas une chatte domestique.

- Oui, mais tu es censé nous sauver, pas les laisser gagner, lui rappela Petite Moustache, visiblement agacée.

- Désolée… Je ne savais pas trop comment m’y prendre. Les solitaires doivent avoir leurs propres techniques, non ? Je ne les connais pas…

- Leurs techniques ? Petite Patte, ce n’est qu’un jeu ! s’impatienta Petite Noisette. Tu crois vraiment que je connais les techniques du Clan du Vent ?

- D’ailleurs, ce n’est pas plus logique d’inverser les rôles ? ajouta Petite Patte, préférant changer de sujet. Les membres du Clan du Vent sont plus petits, mais toi, Petite Noisette, tu es la plus grande. C’est plus logique que ce soit Petite Moustache dans le camp du Vent.”

Les chatons s’échangèrent des regards interrogatifs, Petite Araignée baissant les oreilles. Qu’est ce que j’ai dis ? s’inquiéta Petite Patte en se dandinant d’une patte sur l’autre. J’ai encore dit quelque chose de bizarre ?

“On s’en moque de tout ça, fit Petite Noisette d’un ton de plus en plus condescendant. Ce n’est pas une vraie bataille, je ne comprends pas pourquoi tu te prends la tête.”

Voulant éviter l’inconfort, les autres reprirent leur jeu sans elle, reprenant depuis le début. La chatonne à la patte blanche resta sur place, mal à l’aise et honteuse. D’abord tentée à l’idée de réessayer, elle abandonna rapidement en les voyant s’amuser. Je ne fais que les gêner, autant les laisser tranquille… Je n’ai pas encore de mentor, comment je suis censée apprendre à jouer ? Visiblement, dans les jeux, il y avait des codes qu’elle ne connaissait pas, des règles que personne n’énonçait à voix haute. Comment est-elle censée les deviner, dans ce cas ?

Finalement, elle se recula doucement, se détachant du groupe pour aller s'asseoir un peu plus loin.

Petite Patte s’était rarement sentit aussi ridicule. Le cœur battant à tout rompre, elle évita de croiser le regard de l’un de ses camarades, y compris de son frère, souhaitant de tout cœur pouvoir disparaître sous terre. Dans son dos, elle sentait le regard insistant de sa mère, mais n’osa pas se retourner. Par le Clan des Étoiles, dire qu’elle a tout vu !

“Petite Patte ? Tu peux venir me voir, s’il te plait ?” miaula Pluie d’Épine avec une inquiétude mêlée à de la curiosité.

Plissant les yeux très fort, la petite femelle sentit ses pattes trembler. Elle n’avait pas besoin d’une humiliation supplémentaire, mais ne pouvait pas fuir sa mère. Alors, le regard planté dans le sol et la queue traînante, elle fit demi-tour pour affronter les moqueries de Pluie d’Épine.

“Je suis désolée, marmonna-t-elle, la voix tremblante. J’ai tout gâché, je ne voulais pas les embêter…

- De quoi tu t’excuses ? Tu n’as rien fait de mal, tu t’es juste posé des questions.

- Oui mais ça a gâché le jeu…

- Tu seras bientôt une apprentie, et c’est une bonne chose que tu commences déjà à t’intéresser sur les techniques des autres clans, fit Pluie d’Épine en lui caressant le dos du bout de la queue. Tu prends de l’avance sur ton frère ! Tu seras une formidable stratège, quand tu seras guerrière.

- Tu le penses vraiment ? demanda sa fille, relevant timidement les yeux.

- Bien sûr ! En pleine bataille, il est crucial de savoir contre qui on se bat. De cette façon, tu pourras adapter tes mouvements à celui de ton adversaire. Contre le Clan du Vent par exemple, tu sais que la vitesse seule ne suffira pas, car ils sont bien plus rapides que nous. Par contre, contre le Clan de la Rivière, c’est différent… Mais tu apprendras tout ça en temps voulu, tu verras. Pour Petite Noisette, le début de son apprentissage est encore loin, donc elle n’a pas à se poser ce genre de question. Mais toi tu sais que bientôt, tu participeras aux patrouilles avec les guerriers, donc tu as envie d’être prête. Vous n’avez pas le même âge, il est normal que vous ne réfléchissiez pas de la même façon.”

Étrangement, Petite Patte se sentait moins ridicule, à présent. Peut-être même qu’elle ressentait une pointe de fierté. Je prends de l’avance sur Petite Araignée ! Peut-être que finalement, il ne sera pas meilleur que moi quand nous serons apprentis ! Finalement, peut-être que Petite Patte avait une place dans son clan, un moyen de se démarquer, mais de manière positive. Peut-être qu’un jour, les guerriers la regarderont non pas comme une chatte étrange, mais comme une camarade, comme une amie.

Chapitre 3[]

Le vent s’était levé brusquement, portant avec lui l’odeur humide de la terre et des feuilles en décomposition. La saison des feuilles mortes s’était abattue sur la forêt plus tôt que d’habitude, surprenant le Clan du Tonnerre avec un froid mordant qui semblait s’insinuer dans chaque tanière, chaque fourrure. Les arbres qui bordaient le camp perdaient rapidement leurs feuilles, créant un tapis roux et brunâtre sur le sol autrefois verdoyant.

Petite Patte frissonnait, sa fine fourrure ne suffisant plus à la protéger des rafales glacées. Le vent lui coupait le souffle, et elle se sentait de plus en plus faible chaque jour. Le matin, elle se réveillait avec la gorge sèche et des courbatures qui rendaient chacun de ses mouvements douloureux. Elle passait désormais la plupart de son temps recroquevillée dans son nid, sa respiration devenant rauque, comme si quelque chose l’étranglait de l’intérieur.

“Tout va bien, Petite Patte ? demanda Petite Araignée, les yeux plissés. Tu n’as pas arrêté de gémir toute la nuit.

- Je suis juste… fatiguée, articula-t-elle, ne souhaitant pas se plaindre d’un simple mal de gorge. J’ai fait un cauchemar.”

A son grand soulagement, son frère ne posa pas plus de questions. Même en restant à l’abri de la pouponnière, Petite Patte avait remarqué que le Clan du Tonnerre avait changé. Les guerriers chassaient plus que d’habitude, ramenant des proies maigres, leur pelage hérissé par le froid qui les suivait partout. Même les chatons ne sortaient plus.

“Pluie d’Épine dort encore ? remarqua Bourgeon de Rose en passant la tête à l’intérieur du repère.

- Oui, elle a de plus en plus de mal à se lever, répondit Petite Araignée avec légèreté. Truffe de Lilas dit que c’est à cause du froid.”

D’après le regard inquiet de la guérisseuse, Petite Patte jugea que le problème ne venait pas simplement du froid. Oh non… Elle est comme moi, elle est malade ! s’affola silencieusement la chatonne en jetant un coup d'œil vers sa mère roulée en boule, la queue posée sur sa truffe. Au début, personne ne s’était vraiment inquiété. Une toux par-ci, un frisson par-là, cela arrivait souvent en cette saison. Mais à mesure que les jours passaient, les toux devenaient plus fréquentes, plus sèches, plus douloureuses. Des guerriers qui autrefois se tenaient fièrement sur leurs pattes se retrouvaient cloués au fond de la tanière des guérisseurs.

Bourgeon de Rose disparut pour aller s’occuper des autres malades. Mais très vite, Griffe de Chêne s’invita à son tour, une musaraigne entre les crocs. D’un pas léger et silencieux, il la déposa près de sa compagne, avant de lui lécher doucement la joue.

“Griffe de Chêne ! Quand allons-nous être apprentis ? demanda encore une fois Petite Araignée, ne tenant plus en place.

- Bientôt, répondit son père, distrait. De toute façon, vous serez bien obligés. Fleur Dorée attend que vous soyez baptisés pour rejoindre la pouponnière, par manque de place.

- Fleur Dorée attend des petits ? répéta Petite Patte, un pincement au cœur.

- C’est exact. Elle attend les petits de Croc Blanc. Il était temps !”

Truffe de Lilas la félicita, mais Petite Patte sentait un nœud se former dans son estomac. Fleur Dorée dans la pouponnière, elle ne pourra pas avoir d’apprenti. Et à part la guerrière au poil roux pâle, Petite Patte n’avait d'affinité avec personne parmi les guerriers. Finalement, elle était presque soulagée que sa maladie puisse retarder son baptême.

Laissant sa compagne se reposer, Griffe de Chêne quitta la tanière en traînant la queue, la regardant une dernière fois avant de sortir pour de bon. Pensive, Petite Patte ne remarqua même pas que les trois chatonnes les plus jeunes avaient commencé à grimper sur le dos de Truffe de Lilas. Dans quelques jours, je serai apprentie. Et ma vie ne sera plus jamais pareille, pensa la petite chatte grise avec un frisson.

La veille, elle avait surpris Étoile Blanche en train de discuter avec Éclair de Feu, son lieutenant. La meneuse au pelage blanc avait regardé en direction de la pouponnière en hochant la tête, ce qui laissait penser qu’ils avaient probablement choisi les futurs mentors. Maintenant que l’option de Fleur Dorée était écartée, Petite Patte n’avait plus de préférence. Elle espérait néanmoins être l’apprentie d’une guerrière, se sentant plus rassurée en compagnie d’une femelle. Selon elle, les femelles ont tendance à être plus à l’écoute et de meilleur conseil. Elles ne se moquent jamais et sont donc mieux placé que les mâles pour mettre les jeunes novices en confiance.

Si seulement Pluie d’Épine pouvait être mon mentor ! Petite Araignée lui avait suggéré de demander à Étoile Blanche, mais elle n’avait pas osé. Aujourd’hui, elle commençait à se dire qu’elle aurait dû le faire.

Enfin, le nid de Pluie d’Épine frémit, et la reine s’étira longuement en baillant. Ses yeux étaient fatigués, son pelage moins brillant que d’habitude, mais elle semblait en forme.

“Oh… J’ai dormi plus longtemps que je ne pensais, miaula-t-elle, visiblement gênée. C’est Griffe de Chêne qui m’a apporté mon repas ?

- Tu as de la chance, il est aux petits soins avec toi, ronronna Truffe de Lilas avec envie. Le mien n’a même pas été capable de rester en vie pour rencontrer ses filles ! Il était bien trop pressé de rejoindre son frère au Clan des Étoiles.

- Tu ne devrais pas parler de lui comme ça, peut-être qu’il t’observe en ce moment même, fit remarquer sa camarade sur un ton faussement sérieux, la voix rauque.

- Oh mais ça m’est égal, rétorqua Truffe de Lilas, indifférente. Je n’hésiterais pas à lui dire en face si je le pouvais.

- En tous cas, tu as raison : j’ai de la chance, Griffe de Chêne est vraiment serviable.

- Il sait que tu préfères les oiseaux, mais il n’en a pas trouvé aujourd’hui.

- Ça ne fait rien, je serais prête à manger un rat en ce moment.” plaisanta Pluie d’Épine.

Après une rapide toilette, la femelle commença à grignoter son maigre repas, partageant avec ses petits.

“Tu sais, j’ai discuté avec Pelage de Cendre aujourd’hui. J’ai loupé tellement de choses depuis que j’ai eu mes petites ! s’exclama Truffe de Lilas avec un enthousiasme que Petite Patte connaissait bien. Feuille d’Aubépine est devenue la compagne d’Épine de Sapin ! Qui l’aurait cru ? Et apparemment, Nuage de Chêne commence à tourner autour de Nuage de Mousse. Branche Vive a encore refusé de rejoindre les anciens, malgré l’insistance de Fleur Dorée. Oh, et Nuage Charbonneux est tellement dissipé qu’il risque d’attendre longtemps avant de devenir guerrier ! Tu savais que Bourgeon de Rose cherchait un apprenti ? Elle espère voir l’une de mes petites devenir la prochaine guérisseuse…”

Avec un petit sourire, Pluie d’Épine écouta sa camarade de tanière s’enthousiasmer sur les dernières nouvelles du clan. Quant à Petite Patte, elle aurait préféré se mettre de la mousse dans les oreilles. Elle n’avait jamais compris la passion de Truffe de Lilas pour les ragots et les petites histoires entre ses camarades. Pour elle, tout cela faisait partie de leur vie privée et n’avait pas besoin d’être discuté publiquement.

“Le mal blanc a commencé à se répandre, reprit la femelle d’une voix soudainement plus grave. Tu n’es pas la seule : Truffe d’Écureuil, Plume de Grive et les deux anciennes sont également malades.

- Tant que ce n’est pas le mal vert, nous n’avons pas à nous plaindre. J’irai mieux d’ici quelques jours.

- Oui, bien sûr ! Mais Bourgeon de Rose est inquiète. Les épidémies arrivent habituellement plus tard, et la mauvaise saison n’est même pas encore là… Elle aurait bien besoin d’un apprenti.

- Qu’elle demande à Nuage Charbonneux de l’assister, ça le calmera.” proposa Pluie d’Épine avec une pointe d’ironie.

Truffe de Lilas pouffa, suivi de près par sa camarade de tanière. Mais Pluie d’Épine fut bientôt interrompue par une quinte de toux qui menaça de l’étouffer, avant que la crise ne passe. Petite Patte n’avait même pas remarqué qu’elle avait cessé de respirer pendant ce laps de temps. Inquiète, Truffe de Lilas se proposa d’aller chercher Bourgeon de Rose, mais la malade refusa sous prétexte qu’elle pouvait le faire elle-même. De toute façon, elle avait besoin de prendre l’air. Même si Petite Patte appréciait les températures de la saison des feuilles mortes, elle commençait à souhaiter le retour des beaux jours au plus vite.


La pluie vint se joindre au vent durant les jours suivants, transformant la forêt en un endroit morne et lugubre, sapant le moral des guerriers qui rechignaient à sortir patrouiller sous ce déluge. Un soir, Nuage de Chêne défia Petite Araignée à manger une grenouille qu’il avait attrapée. Un défi que le chaton regretta amèrement, passant le reste de la soirée à essayer de se débarrasser du goût désagréable qui lui collait à la langue.

L’état de Petite Patte ne s’était pas amélioré, bien au contraire, et il était devenu impossible de cacher sa maladie. Désormais, Petite Araignée dormait avec Petite Noisette, Petite Aile et Petite Moustache, loin de sa sœur. Pluie d’Épine, elle aussi, voyait sa toux s’aggraver de jour en jour, sa respiration devenant de plus en plus rauque et laborieuse. Au moins, Petite Patte pouvait dormir blottie contre sa mère, contrairement à son frère. Chaque inspiration lui causait une douleur lancinante dans la gorge, et même manger était devenu un défi. Les deux femelles ne se levaient plus que pour faire leurs besoins, leurs muscles trop faibles pour les porter plus longtemps.

Petite Patte avait déjà entendu Truffe de Lilas parler du terrible mal vert qui pouvait surgir si un mal blanc n’était pas guéri à temps. Sa mère et elle avaient-elles attrapé ce fameux mal vert ? Personne n’avait voulu lui dire. Mais je ne veux pas mourir ! s’affolait-elle tandis qu’elle se blottissait contre le ventre doux et chaux de sa mère. Je serais la chatonne la plus faible du Clan du Tonnerre si je meurs à la première maladie ! Mais Petite Moustache avait informé la pouponnière que Truffe d’Écureuil s’était complètement remis, ce qui laissait espérer que la maladie n’était pas forcément fatale.

Ce soir-là, la respiration sifflante de Pluie d’Épine empêchait la petite chatte grise de trouver le sommeil. Elle fut tentée de la réveiller pour pouvoir se reposer convenablement, mais n’osa pas, préférant laisser sa mère reprendre des forces. Plus vite elle sera remise, plus vite je pourrais demander à Étoile Blanche d’être son apprentie. Alors elle fourra son visage dans la mousse, espérant atténuer le bruit.


Après une nuit catastrophique, le jour se leva enfin, mais Petite Patte n’avait même pas l’impression d’avoir dormi. Sa tête lui tournait, ses paupières étaient lourdes, et elle n’osait même pas essayer de se lever. Même en ouvrant les yeux, le monde autour d’elle n’était qu’un amalgame de formes floues et de couleurs indistinctes. Sa tête lui pesait comme si elle était remplie de pierres, et ses oreilles bourdonnaient d’un son sourd et continu, étouffant les bruits extérieurs.

En tournant la tête, elle distingua vaguement Pluie d’Épine, parfaitement immobile. Le souffle rauque de la reine, rythmé par le faible soulèvement de son flanc, était la seule preuve que sa mère était encore à ses côtés.

“Vous êtes réveillées ?” demanda une voix fatiguée provenant de l’entrée de l’antre.

Sa vision floue et ses sens affaiblis l’empêchant de discerner correctement son environnement, Petite Patte mit du temps à reconnaître Bourgeon de Rose. Les yeux de cette dernière étaient creusés par une nouvelle nuit passée à soigner les malades. Elle apportait des herbes à l’odeur alléchante qui attira l’attention de Petite Patte. Elle ne pensait pas être un jour attirée par l’odeur d’une herbe médicinale.

La chatonne entendit à peine le pas léger de Bourgeon de Rose, qui prit garde à ne pas réveiller Truffe de Lilas et les autres chatons endormis. Du bout de la patte, elle secoua doucement Pluie d’Épine et déposa une partie des remèdes devant elle, laissant une autre portion à Petite Patte. Cette dernière, déjà à demi endormie, perçut à peine les chuchotements de la guérisseuse à l’adresse de sa mère.

“C’est de l’herbe à chat, tu dois les avaler. Tu verras, ça te fera du bien. C’est tout ce qu’il me reste, j’espère qu’il y en aura assez pour vous deux… Je vais essayer d’en trouver plus dans la forêt.”

Une vague de froid glacial s’infiltra dans l’antre, contrastant avec la fièvre qui consumait la petite chatte. Petite Patte ferma les yeux, espérant que l’obscurité la soulagerait, mais même là, des formes indistinctes dansaient derrière ses paupières.

L’esprit trop embrumé pour réfléchir, Petite Patte lutta pour tendre la patte vers le remède, chaque mouvement déclenchant une vague de douleurs dans ses muscles engourdis. En une bouchée, l’herbe à chat avait disparu, puis ses yeux se refermèrent d'eux-mêmes.

Mais quand ils se rouvrirent quelques instants plus tard, le tas était de nouveau sous son museau, et Bourgeon de Rose avait disparu. La chatonne distinguait la pouponnière un peu plus nettement, ainsi que sa mère, qui l’encourageait à manger.

“Mais… Je les ai déjà mangées… marmonna-t-elle, confuse.

- Bourgeon de Rose m’en a donné trop, j’ai déjà pris ma part. Mange, tu iras mieux.” murmura Pluie d’Épine d’une voix douce en lui passant un coup de langue entre les oreilles.

Petite Patte ne se fit pas prier, et dévora les herbes avec entrain, poussant ensuite long soupir. Clan des Étoiles, si vous nous voyez, aidez-nous à guérir, implora-t-elle en silence. Promis, j’irai jouer avec les autres, je serai une bonne apprentie, la meilleure de toutes. Mais pitié, guérissez-nous ! Quoi que puisse en dire son frère, Petite Patte était convaincue que leurs ancêtres pouvaient les aider, et que les mauvaises choses n’arrivaient que par punition. Si un chat mourait, c’était parce que le Clan des Étoiles avait jugé qu’il avait déjà bien assez vécu. Dans le cas contraire, ils estimaient que les chats morts jeunes étaient trop faibles pour affronter le monde. Les feuilles qui changent de couleur, les saisons qui tournent, tout cela était l’œuvre de leurs ancêtres selon elle. Comment la forêt pourrait-elle changer à ce point, sinon ?

Alors que le monde recommençait à tourner autour d’elle, Petite Patte sentit ses forces l’abandonner. Elle s’effondra, incapable de lutter contre la fatigue qui la submergeait. La dernière chose dont elle se souvint avant de se faire aspirer par ses rêves, c’est la douceur de la queue de Pluie d’Épine s’enrouler autour d’elle, et un chuchotement qu’elle ne parvint pas à comprendre.

Chapitre 4[]

“Petite Patte ! Petite Patte tu m’entends ? Réponds moi !

- Mmh… Laisse moi dormir, Petite Araignée… Je suis fatiguée…” marmonna la chatonne, furieuse d’avoir été arrachée au sommeil après avoir enfin passé une nuit tranquille.

Mais l’insistance de son frère ne faiblit pas, et elle se redressa malgré elle, baillant à s’en décrocher la mâchoire. L’herbe à chat fait vraiment des miracles, songea-t-elle en réalisant combien son état s’était amélioré pendant la nuit. Sa vision était redevenue claire, et sa gorge la faisait moins souffrir que la veille. Même si elle sentait que la fièvre était encore là, elle se sentait capable de se lever et de faire quelques pas.

Alors qu’elle s’étirait en grattant son nid de ses petites griffes, le parfum familier de Bourgeon de Rose chatouilla sa truffe. Celle-ci était penchée au-dessus de Pluie d’Épine, qui dormait toujours, et lui tournait le dos. À côté de la chatonne, Petite Araignée la scrutait avec des yeux grands ouverts, comme s’il avait vu un écureuil voler, ce qui amusa sa sœur.

“Pourquoi Bourgeon de Rose réveille Pluie d’Épine ? Je pense qu’elle a envie de se reposer, fit remarquer la petite chatte à la patte blanche.

- Petite Patte… Je…

- Quoi ? Tu as perdu ta langue ?”

Bourgeon de Rose, sans un mot, se retourna, faisant face aux deux chatons. De l’autre côté, Truffe de Lilas avait le même regard désolé et compatissant que la guérisseuse, ce qui affola le cœur de Petite Patte. Il s’est passé quelque chose, quelque chose que je n’ai pas remarqué, comprit-elle. Réfléchi, Petite Patte ! Qu’est ce que j’ai manqué ? Stupide maladie !

“Petite Patte… Tu devras être forte.” la mit en garde la guérisseuse, sa voix douce mais lourde de sous-entendus.

Forte ? Mais je ne le suis pas ! se retint de répondre la chatonne à la guérisseuse, qui posa la queue sur son épaule. Au même instant, Griffe de Chêne déboula dans la tanière, essoufflé et la fourrure en bataille. Balayant la pouponnière du regard, il ne s’attarda même pas sur ses petits, et se dirigea en trombe vers sa compagne.

“Bourgeon de Rose ! Écarte toi, je dois la voir.

- Attends, Griffe de Chêne ! Tu ne devrais pas…

- Ce n’est pas à toi d’en décider, feula-t-il en la bousculant pour atteindre sa compagne. Que s’est-il passé ? Tu avais dit que tu la soignerais !

- J’ai dit que j’allais faire tout mon possible, ce que j’ai fait. Le Clan des Étoiles en a malheureusement décidé autrement.

- Non ! Je ne te crois pas !”

Pendant un instant, Petite Patte oublia comment respirer. Qu’avait bien pu décidé le Clan des Étoiles ? Pourquoi Griffe de Chêne semblait penser que Pluie d’Épine n’était pas soignée ? Pour les chats plus âgés, le mal blanc était sûrement plus long à partir.

Pendant que Bourgeon de Rose tentait tant bien que mal de calmer le père des petits, Petite Patte se faufila derrière la guérisseuse, près de sa mère. Elle avait hâte de lui annoncer qu’elle allait mieux, qu’elle n’avait plus à s’inquiéter. Mais arrivée devant la reine grise et blanche, elle sentit que quelque chose n’allait pas. Sa mère, roulée en boule, semblait dormir profondément, malgré tout le vacarme qui régnait dans la tanière. D’habitude, Pluie d’Épine se réveillait à la moindre branche qui frémissait dans le vent. Son flanc, qui s’était autrefois soulevé avec chaque inspiration, restait désespérément immobile.

Intriguée et inquiète, Petite Patte donna timidement un coup de patte dans l’épaule de sa mère, s’attendant à se faire gronder pour l’avoir réveillé.

“Regarde, je suis guérie ! Petite Araignée va de nouveau dormir avec nous !”

Mais à sa grande surprise, cela ne provoqua aucune réaction de la guerrière. Avant que Petite Patte ne puisse comprendre ce qu’il se passait, elle se retrouva soulevée du sol, éloignée de sa mère par une force inconnue. Quand ses pattes retrouvèrent le sol, elle se retrouva nez à nez avec Petite Moustache, qui était tapie au sol, morte de peur. Petite Aile sanglotait en fourrant sa truffe dans le pelage de sa mère, qui lui passa un coup de langue sur le dos avant de se tourner vers Petite Patte.

“Je suis désolée, Petite Patte, murmura Truffe de Lilas en lui posant la queue sur l’épaule.

- Mais qu’est ce qu’il se passe ? Pourquoi Pluie d’Épine est si fatiguée ? Moi, je me sens beaucoup mieux.

- Pluie d’Épine… Était plus malade que toi.

- Était ? Donc… elle va mieux ? s’empressa la chatonne en bondissant sur ses pattes. Elle va bientôt se réveiller, alors. Elle n’aime pas dormir quand il fait jour.

- Petite Patte… Elle ne se réveillera pas…”

Quelque chose se brisa en elle à ces mots. Qu’est ce que ça voulait dire ? Non non non, Truffe de Lilas se trompe. Elle va se réveiller, il lui faut juste un peu de temps, se répétait-elle. Mais en regardant autour d’elle, tout le monde avait ce même regard, comme si elle était la seule à ne pas comprendre. Le Clan des Étoiles ne peut pas la prendre maintenant, pas tant que nous ne sommes pas apprentis. Nous avons besoin d’elle, et elle de nous. Elle va se réveiller.

Masquant toute trace d’émotion, Petite Patte risqua un regard vers sa mère. Griffe de Chêne, poussant un gémissement à briser le cœur, s’était allongé près d’elle et lui faisait sa toilette, comme Pluie d’Épine l’avait fait tant de fois pour ses petits. Quant à Petite Araignée, il était assis un peu à l’écart, les balancements brusques et anxieux de sa queue contrastant avec son calme apparent.

Elle ne se réveillera pas. Les paroles de Truffe de Lilas résonnaient encore dans ses oreilles, pourtant elles ne paraissaient pas réelles. Petite Patte aurait tant voulu leur hurler qu’ils se trompaient, qu’elle allait se réveiller et que tout redeviendrait comme avant. Mais qui l’aurait écoutée ? Les pattes engourdies par la peur, elle resta donc assise, à attendre, les paroles rassurantes de Truffe de Lilas résonnant comme un bruit sourd dans ses oreilles.

Finalement, Bourgeon de Rose, aidée de Griffe de Chêne, chargea son dos du corps froid de Pluie d’Épine tandis qu’elle le sortait de la pouponnière. Le nid, dont la mousse était encore aplatie et usée, paraissait douloureusement vide, d’un coup. Petite Araignée miaula quelque chose à sa sœur, mais elle ne l’entendit pas. Tout ce qu’elle entendait, c’était les battements de son cœur qui alourdissaient sa tête et les mots de Truffe de Lilas. Elle ne se réveillera pas.


La nuit était presque tombée, et le camp était étrangement silencieux, comme si la forêt se retenait de respirer. Au centre de la clairière, le corps de Pluie d’Épine reposait sur une litière mousse improvisée, décorée de pétales frais que les guerriers avaient déposés. Petite Patte observait la scène, son regard fixé sur le corps inerte. A chaque battement de son cœur, il lui semblait que celui-ci allait exploser. Ce n’est pas elle, s’entêtait-elle à penser, cherchant désespérément une explication. Elle va se lever… Elle va ouvrir les yeux… A voir sa mère allongée ainsi, elle était convaincue qu’elle allait se réveiller, puis se lever en s’étirant, s’excusant d’avoir dormi autant. Puis elle invitera ses petits à la rejoindre et à venir se blottir contre son ventre chaud, leur murmurant de ne pas s’inquiéter en leur léchant tendrement la tête entre les oreilles.

Mais Pluie d’Épine ne bougea pas. Et plus le temps passait, plus Petite Patte sentait des frissons parcourir son corps. Pourtant, l’air était doux, ce soir.

La petite chatte ne savait plus quoi penser. Sa mère était toujours là, devant elle, mais en même temps, elle n’était plus là. Elle était toute proche, et pourtant semblait déjà si loin… C’était comme si elle était en train de rêver, un rêve où rien ne faisait sens. Elle fixait avec insistance le visage de Pluie d’Épine, espérant voir ses yeux s’ouvrir, son museau bouger. Mais tout resta immobile et silencieux. Les feuilles des arbres dansaient dans le vent crépusculaire, les guerriers se rassemblaient en petits groupes, mais Pluie d’Épine était la seule à ne pas bouger, comme si elle s’était soudainement changée en pierre. Mais personne ne pouvait se réchauffer en se couchant près d’une pierre.

Petite Patte était sortie en dernier de la pouponnière quand Bourgeon de Rose avait annoncé le début de la veillée, sous l’insistance de Petite Araignée. Ses pattes l’avaient menée à l’extérieur contre son gré, comme si son cœur lui disait que tant qu’elle voyait pas le corps, ce n’était pas réel. La chatonne aurait tant voulu garder une image de sa mère pleine de vie comme dernier souvenir… Mais à présent, elle était là, à regarder un corps qui ne se réveillera pas.

Son frère se tenait à côté d’elle, mais même sa présence familière était devenue lointaine, comme si un mur invisible s’était érigé entre eux. Comme s’il voulait la protéger, il lui passa la queue autour de ses épaules. Petite Patte se sentit soudain toute petite, perdue dans un monde qu’elle ne comprenait plus. Comment pouvait-elle continuer seule ? Qui allait la protéger, la réconforter, lui dire qu’elle était normale, que tout irait bien ?

Les autres membres du Clan du Tonnerre chuchotaient des paroles de condoléances à Griffe de Chêne, comme si cela pouvait atténuer sa douleur. Tous affirmaient à quel point Pluie d’Épine avait été une grande guerrière, une mère aimante. Mais pour Petite Patte, ces mots n’avaient pas de sens. Tout ce qu’elle voyait, c’était que sa mère ne se réveillerait plus.

Étoile Blanche s’avança alors, sautant d’un bon en haut de la Corniche. Et tous les félins présents se turent, les yeux levés vers leur meneuse.

“Pluie d’Épine a été une guerrière loyale, une mère courageuse, et une amie chère à tous, clama-t-elle d’une voix calme, teintée d’une tristesse sincère. Son esprit repose maintenant parmi les étoiles, mais son souvenir continuera de vivre à travers nous, à travers Petite Araignée et Petite Patte, qui auront grand besoin de notre support. Il n’y a pas de mot pour exprimer le chagrin de deux chatons privés de leur mère si jeunes. Qu’elle repose en paix, et puisse le Clan des Étoiles l’accueillir en leur sein.”

Petite Patte savait qu’Étoile Blanche voulait bien faire, mais ses paroles n’apaisèrent pas son cœur. Elle se sentait vide, comme si une partie d’elle avait disparu. Peu après la fin du discours, les autres chats vinrent un à un dire adieu à leur camarade disparue. Petite Patte les regardait faire, mais tout cela lui semblait absurde. Pourquoi viennent-ils tous lui dire au revoir ? Ce n’était pas leur mère ! Quand vint son tour, son frère dû la pousser du bout du museau pour l’encourager à se lever. Pourquoi avait-elle la sensation de marcher sur un sol mouvant ?

Vu de près, le corps de Pluie d’Épine paraissait tout à fait normal. Son flanc était immobile, son pelage froid, mais Petite Patte aurait presque pu croire qu’elle dormait. C’est un cauchemar, je vais me réveiller. D’habitude, elle se griffait une patte quand elle voulait quitter un rêve trop effrayant. Mais cette fois, quand elle rouvrit les yeux, le paysage resta le même. Un paysage froid, sans avenir. Toujours en proie à un infime espoir, la chatonne fourra son museau contre le ventre de la guerrière inerte, espérant sentir de la chaleur, entendre un souffle. Mais il n’y avait rien. Juste le froid.

“Adieu, Pluie d’Épine.” gémit Petite Araignée, que sa sœur n’avait jamais vu si calme.

Petite Patte tenta de prononcer des mots d’adieu, mais aucun son ne sortit de sa gorge. C’était comme si le monde s’était arrêté, comme si plus rien n’avait d’importance. Plus jamais elle ne rirait, plus jamais elle ne se sentirait en sécurité. Pourquoi devait-il en être ainsi ? Le Clan des Étoiles était censé aider les clans, les guider et les épauler, par arracher les parents des chatons quand ça leur chantait. Qu’avait fait Pluie d’Épine pour mériter de partir si tôt ?

La veillée continua, les chats du clan s’éloignant peu à peu, laissant les deux chatons et Griffe de Chêne seuls avec leur chagrin. Petite Patte savait que quand elle partirait, elle ne reverrait plus jamais le pelage gris de Pluie d’Épine, et ses larges rayures qui rappelaient des rivières tranquilles. Elle n’était pas prête pour ça. Je ne peux pas la laisser. Elle disait toujours qu’aucun chat ne méritait d’être seul. Je dois rester avec elle. Mais Truffe de Lilas, bien décidée à dormir, revint les chercher un peu plus tard.

“Il faut rentrer, maintenant, murmura-t-elle en baillant.

- Mais… Qui va rester avec elle ? articula Petite Patte, sa voix à peine un souffle.

- Le Clan des Étoiles veille sur elle, désormais. Elle ira bien.”

Et moi ? Est-ce que j’irai bien ? Se sentant impuissante, la petite femelle grise finit par suivre Truffe de Lilas vers la pouponnière. Avant de disparaître à l’intérieur, elle jeta un dernier regard vers sa mère, espérant une dernière fois y trouver un miracle tandis que Griffe de Chêne continuait de la toiletter. Mais les miracles n’existent pas. Sa mère était partie, et Petite Patte devait désormais apprendre à vivre seule, dans ce monde dans lequel elle se sentait étrangère.

Chapitre 5[]

“Voilà ton dîner, articula Truffe de Lilas en déposant un mulot à moitié dévoré devant Petite Patte.

- Je n’ai pas faim, marmonna la chatonne, enroulant sa queue autour de son museau.

- Tu devras bien manger un jour, tu ne vas quand même pas t’affamer.”

Je fais ce que je veux, se retint de répliquer Petite Patte, le cœur lourd. Confronter la seule reine de la pouponnière lui demandait un courage qu’elle n’avait plus. Ou peut-être qu’elle n’avait jamais eu. Alors elle resta silencieuse, jusqu’à ce que Truffe de Lilas retourne à son nid. L’idée de manger, de continuer à vivre comme si de rien n’était, lui paraissait insupportable, Truffe de Lilas ne pouvait pas le comprendre. Comment la vie pouvait-elle continuer alors que celle de sa mère s’était arrêtée ?

Encore une journée qui se termine, et rien n’a changé, songea la petite chatte à la patte blanche, désespérée. Bourgeon de Rose lui avait promis que la douleur s’atténuerait avec le temps, sans pour autant qu’elle disparaisse complètement. Pourtant, Petite Patte avait toujours la même sensation qu’il manquait quelque chose en elle, comme un vide béant qui ne demandait qu’à l’aspirer et qu’elle ne savait comment combler. Combien de temps lui faudrait-il ? Une lune ? Une saison ? Toute une vie ? Elle n’était pas certaine de pouvoir supporter cette peine si longtemps.

“S’il te plait, laisse-lui du temps. Elle est en deuil, insista la voix de la guérisseuse, à l’extérieur de la pouponnière.

- Cela fait deux jours qu’elle ne bouge pas et ne parle à personne. Je pense que je lui ai laissé suffisamment de temps.”

Petite Patte ne l’avait que rarement entendu, pourtant elle reconnut cette deuxième voix immédiatement. Étoile Blanche. Qu’est-ce qu’elle me veut ? s’alarma-t-elle en se recroquevillant davantage. Depuis la mort de Pluie d'Épine, elle avait cherché à se fondre dans l’ombre, à disparaître, comme si son absence pouvait effacer la douleur.

Désormais, la chatonne dormait contre la paroi de la tanière, loin du nid de sa mère. Bien qu’il soit désormais inoccupé, cet endroit restait toujours le sien. La litière n’avait pas encore été changée, si bien que son odeur flottait encore dans l’air, donnant l’impression qu’elle surveillait encore ses petits.

“Fleur Dorée doit rejoindre la pouponnière le plus vite possible, ils doivent devenir apprenti, reprit la meneuse d’une voix calme mais déterminée. Ce n’est pas contre elle, mais elle ne pourra pas rester là indéfiniment.

- Mais comment veux-tu qu’elle soit une apprentie compétente si elle ne peut pas se concentrer ? Elle n’est pas en état d’apprendre quoi que ce soit.

- Ne t’inquiète pas. J’y ai longuement réfléchi, et j’ai trouvé le mentor idéal pour elle. Le seul chat du clan capable de l’aider à affronter son deuil, et qui pourra lui redonner le sourire. Fais moi confiance, Bourgeon de Rose. J’ai pris la décision qu’il fallait. Le baptême aura lieu demain matin, je te laisse leur annoncer.”

Si elles pensent que je ne les entends pas, elles se mettent la griffe dans l'œil. Elle en avait plus qu’assez des murmures dans son dos dès qu’elle faisait le moindre mouvement. Le plus simple pour elle était alors de ne plus bouger du tout. Néanmoins, Petite Patte feignit la surprise quand Bourgeon de Rose pénétra dans la tanière sombre, l’air préoccupé. Elle aurait voulu saluer la guérisseuse, mais son courage l’abandonna au dernier moment, si bien que Bourgeon de Rose la caressa du bout de la queue.

“Petite Patte, tu dors ? murmura-t-elle.

- Plus maintenant.

- Excuse-moi, je dois te parler de quelque chose.”

Rassemblant toutes ses forces, Petite Patte se redressa, faisant un effort pour s'asseoir en face de la chatte rousse.

“Tu imagines bien que ton frère et toi, vous ne resterez pas dans la pouponnière pour toujours, commença-t-elle après une hésitation.

- Nous allons devenir apprentis ? demanda Petite Patte, tout en connaissant parfaitement la réponse.

- Tu as deviné. Vous commencerez demain, ça te va ?” Bourgeon de Rose balaya l’antre du regard, s'attardant sur le nid vide de Pluie d’Épine. “Je vais demander à Nuage de Chêne et Nuage de Mousse de changer la litière. Fleur Dorée aura besoin d’un nid propre.

- Mais… il a encore son odeur ! répliqua la petite chatte, un nœud dans la gorge.

- Tu n’oublieras jamais son odeur, Petite Patte, la rassura la guérisseuse en posant délicatement la queue sur son épaule. Personne ne pourra jamais t’enlever les souvenirs que tu gardes d’elle. Je te le promets.”

Bourgeon de Rose se leva, se préparant à retourner dans le camp, puis se retourna une dernière fois :

“Et n’oublies pas de manger, tu auras besoin de force demain. Vous allez enfin explorer la forêt !”

Si ces paroles étaient censées remonter le moral de Petite Patte, elles échouèrent. Pourquoi voudrait-elle voir la forêt, dont les dangers n’étaient plus à démontrer, alors qu’elle pouvait rester ici ? Les guerriers semblaient habitués à leur environnement, mais réussira-t-elle à s’y adapter comme eux ? Au moindre faux pas, elle pourrait se faire attraper par un blaireau ou un renard, voire un guerrier adverse. Elle adressa une rapide prière au Clan des Étoiles pour qu’il n’arrive rien de dangereux pour son premier jour, et qu’elle évite l’humiliation. D’ailleurs, sa mère était-elle en train de l’observer, depuis les étoiles ? Petite Patte espérait qu’elle soit guérie, désormais. Mais elle espérait surtout ne pas se ridiculiser devant Pluie d’Épine.

Pensive, elle ne put retenir un long soupir. Ce soir, elle passerait sa dernière nuit à l’abri des murs de la pouponnière, la dernière nuit qu’elle passerait en étant bercée par les ronflements de Truffe de Lilas et les rires des autres chatonnes. La dernière fois qu’elle pourrait dormir contre son frère, les apprentis ayant chacun leur propre nid. Et surtout, à partir de demain, Petite Araignée n’aura probablement plus de temps pour elle. Quand ils ne seront pas en train de s’entrainer, le chaton noir passera sûrement son temps libre à s’attirer des ennuis avec Nuage de Chêne. Peut-être que Nuage de Mousse pourrait devenir mon amie ? se surprit à penser Petite Patte. Mais elle sera bientôt guerrière, et elle n’a pas l’air très drôle…

Mais plus que tout, elle se demandait qui pourrait bien être son mentor mystère. L’idée de devoir affronter cette nouvelle étape de sa vie avec un étranger l’effrayait, plus encore depuis que sa mère n’était plus là pour lui dire que tout se passerait bien. Elle ne connaissait pas très bien Étoile Blanche, mais elle voulait lui faire confiance. Si la cheffe de clan considère avoir fait le meilleur choix, alors elle n’avait rien à craindre. Du moins, elle espérait avoir la force d’y croire.


Dans le camp du Clan du Tonnerre, le soleil déclinait derrière le sommet de la combe. L’air était chargé de l’odeur des feuilles humides et de la terre fraîche, témoignant d’une récente averse qui avait laissé la clairière parsemée de gouttelettes scintillantes. Les chats commençaient à rentrer de la chasse et des patrouilles, s’ébrouant pour tenter de se débarrasser de l’humidité de leur pelage. Croc Blanc, qui ne tenait jamais en place, fit exprès d’arroser Fleur Dorée en sautillant à ses côtés. Le ventre de la femelle lui avait fait perdre son agilité d’autrefois, et elle ne put échapper à son compagnon.

Devant la pouponnière, une excitation palpable flottait dans l’air, Petite Patte ayant réussi à trouver le courage de se lever pour admirer le camp pour la dernière fois des yeux d’un chaton. Petite Araignée tournait en rond autour d’elle, ses yeux brillants d’une joie incontrôlable.

“Tu te rends compte, Petite Patte ? Demain à la même heure, on sera dans notre nouvelle tanière !” s’exclama-t-il en lui donnant un petit coup de patte dans l’épaule.

Sa sœur leva les yeux de la boule de mousse qu’elle faisait rouler distraitement entre ses pattes. Elle força un sourire en réponse à l'enthousiasme débordant de son frère qu’elle n’arrivait pas à partager. Elle tourna les yeux vers lui, cherchant un réconfort dans sa présence, mais tout ce qu’elle ressentait était une distance grandissante.

“Oui… C’est génial, marmonna-t-elle, sa voix manquant de conviction.

- Imagine toutes les choses qu’on va apprendre ! La chasse, le combat, on pourra explorer la forêt tout entière, et voir le lac ! J’ai hâte de chasser le Clan de l’Ombre de notre territoire ! fit-il en mimant maladroitement la position du chasseur, traquant un ennemi invisible. Et de pouvoir patrouiller avec Nuage de Chêne ! Il m’a dit qu’il me montrerait ses endroits préférés, près de la rivière.”

Il bondit sur place, imitant une attaque qu’il avait sans doute vue chez les apprentis les plus âgés. Petite Patte observa son frère, ressentant un mélange de jalousie et de tristesse. Elle aurait voulu partager son enthousiasme, se sentir aussi impatiente que lui, mais quelque chose la retenait.

“Tu n’es pas excitée, toi ?” demanda soudainement Petite Araignée, s’arrêtant dans ses mouvements pour la regarder avec curiosité.

- Si, un peu, répondit-elle, prise au dépourvu, jouant nerveusement avec la mousse sous ses pattes. J’espère juste ne pas faire n’importe quoi.

- Pourquoi tu dis ça ? Tu seras très bien !” Remarquant enfin la détresse de sa sœur, le chaton s’approcha, frottant sa joue contre la sienne. “Hé, ne t’inquiète pas, on sera ensemble. Et puis, les mentors seront là pour aider, tu verras.”

Petite Patte appréciait son geste, mais elle ne pouvait s’empêcher de douter. Comment pourrais-je être très bien si je ne me sens même pas capable de sourire ? Elle jeta un regard vers la pouponnière derrière elle, qui avait été son refuge depuis sa naissance. Une nouvelle vie, un nouveau refuge. Les murs tressés de branches, l’odeur familière de lait et de mousse, les histoires racontées par Pluie d'Épine lors des nuits orageuses pour les rassurer… Tout cela faisait partie de son univers, un monde sûr et prévisible qu’elle n’était pas prête à quitter. Et soudain, elle se rappela d’un autre endroit, d’un autre refuge qu’elle ne reverra sans doute plus jamais.

“Je crois que j’ai besoin de prendre de l’air, dit-elle en se levant.

- Tu veux que je t’accompagne ? proposa son frère.

- Non, ça va. Je reviens vite.”

La petite chatte marcha lentement derrière la pouponnière, les derniers rayons du soleil caressant son pelage gris. Ses pattes la menèrent vers son coin, les racines de cet arbre qui l’avaient abrité tant de fois. Cet endroit qu’elle visitait quand le monde devenait trop bruyant, trop écrasant. Ici, elle pouvait être seule avec ses pensées.

Elle se faufila entre les racines, n’ayant pas remarqué à quel point elle avait grandi ces derniers temps. Elle y laissa quelques poils, mais parvint à s’y installer plus ou moins confortablement. Elle ferma les yeux et inspira profondément, laissant les souvenirs l’envahir. Elle se rappelait les soirées passées ici, à imaginer des aventures fantastiques ou simplement à observer les insectes qui se frayaient un chemin entre les racines. C’était son petit monde à elle, un lieu où tout semblait simple.

Mais maintenant, en cet instant, cet endroit semblait différent. C’était probablement la dernière fois qu’elle venait ici. Une fois apprentie, elle aurait de nouvelles responsabilités, un nouveau rôle à jouer. Y aurait-il encore une place pour ces moments de solitude et de tranquillité ? Pourquoi ne suis-je pas comme Petite Araignée ? Pourquoi ai-je aussi peur ?

Le bruissement des feuilles au-dessus de sa tête et le chant lointain d’un oiseau la firent sursauter. Depuis quand j’ai peur d’un oiseau ? pensa-t-elle, frustrée d'elle-même. Elle craignait de décevoir son clan, de ne pas être à la hauteur. Mais plus que tout, elle craignait de perdre cette part d'elle-même qui aimait la simplicité. Si elle voulait faire partie de ce clan, peut-être qu’elle devra sacrifier cette partie d’elle.

Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas immédiatement la présence familière qui s’approchait. Pendant un instant, Petite Patte crut que Pluie d'Épine venait la chercher pour aller dormir, mais la réalité la rattrapa rapidement.

“Qu’est ce que tu fais ici ? C’est quoi cet endroit ? miaula Petite Araignée en regardant autour de lui.

- C’est… C’est rien. Juste un endroit où je viens de temps en temps. Je pensais que tu étais trop occupé à rêver de tes futurs exploits avec Nuage de Chêne, le taquina-t-elle pour changer de sujet, s’extirpant avec difficulté de sa cachette.

- Eh bien, mes rêves peuvent attendre un peu. Ma sœur a besoin de moi en ce moment.”

Pendant un instant, ils restèrent côte à côte, levant les yeux vers le soleil crépusculaire.

“Tu sais, j’ai un peu peur moi aussi, admit finalement Petite Araignée, les yeux fixés sur un point invisible devant lui.

- Menteur, tu n’as peur de rien.

- C’est ce que tu crois ! Mais en réalité, je me demande si je serai un bon apprenti. Tu savais que Griffe de Chêne avait attrapé une prise dès son premier jour ? Imagine si je n’y arrive pas ! Il me prendra pour un incapable.”

Petite Patte souffla du nez, n’ayant pas réalisé que Petite Araignée et elle n’étaient pas si différents. À l’exception près que lui, au moins, avait la force de cacher ses craintes, un courage dont elle rêvait.

“Peut-être qu’on devrait avoir peur ensemble, alors, fit-elle doucement.

- Exactement. On se soutiendra, comme toujours.

- Tu te souviens quand Pluie d'Épine nous parlait des étoiles ? lui demanda Petite Patte après une petite pause silencieuse.

- Elle disait que chaque étoile représente un ancêtre qui veillait sur nous, récita son frère.

- Tu penses qu’elle nous regarde, en ce moment ?

- J’en suis sûr. Et elle doit être très fière de toi, de nous.”

En sentiment de calme envahit soudain la jeune chatte, comme s’il restait un espoir que tout irait bien, finalement. Petite Araignée ne l'oubliera pas, il sera toujours là, à prendre soin d’elle.

“On devrait rentrer dormir, proposa le mâle en se levant. Demain sera une grande journée !”

Petite Patte hocha la tête avant de le suivre, jetant un dernier regard vers les racines entre lesquelles elle avait tant de souvenirs. Je me ferai de nouveaux souvenirs. Des souvenirs plus beaux, plus grands. Même sans y revenir, cet endroit resterait spécial pour elle. Son innocence et ses souvenirs y resteraient bien à l’abri.

Juste avant de suivre son frère pour passer sa dernière nuit dans la pouponnière, Petite Patte leva les yeux une dernière fois vers les étoiles qui commençaient à poindre dans le ciel orangé. Je ferai de mon mieux. Pour Pluie d’Épine, pour Griffe de Chêne, et pour moi-même. J’espère tellement que ça suffira… Le cœur lourd, elle pénétra dans la tanière, prête à accueillir le lendemain et tout ce qu’il apportait. Du moins, elle l’espérait.

Chapitre 6[]

Dès l’instant où Petite Araignée ouvrit les yeux, il ne put s’empêcher de bondir partout dans la pouponnière. Ne voulant pas avouer qu’elle s’était éveillée bien avant l’aube, Petite Patte fit mine de bailler et de s’étirer, de la manière la plus détendue possible.

“Étoile Blanche a convoqué une assemblée de clan ? s’empressa le chaton noir auprès de Truffe de Lilas, les moustaches frémissantes.

- Pas encore, tiens-toi tranquille. Les guerriers prennent leur temps, ce matin. Dès qu’on voit un peu de soleil en cette saison, plus personne ne veut s’activer !”

Voilà au moins une chose que Petite Patte était certaine de ne pas regretter : Truffe de Lilas. Cette manie qu’elle avait de critiquer les autres comme s’ils n’étaient que des bons à rien l’irritait, surtout depuis que Pluie d’Épine n’était plus là pour lui tenir tête.

Les yeux brillants d’excitation, Petite Araignée s’attela à lisser son pelage. Sa sœur l’imita, bien que sans grande conviction. Pluie d’Épine aurait dû le faire pour nous. Quand enfin le pelage des deux chatons fut brillant, Étoile Blanche n’était toujours sortie de sa tanière

Enfin, après une éternité à endurer l’enthousiasme de Petite Araignée, une voix claire et forte résonna dans la combe.

“Que tous ceux qui sont en âge de chasser s’approchent de la Corniche pour une assemblée du clan !

- C’est maintenant ! s’écria Petite Araignée, prêt à bondir vers l’extérieur.

- Doucement, espèce de puce, grogna Truffe de Lilas. Essaie, au moins une fois, de te tenir. Aujourd’hui, tu n’es plus un chaton. Prouve-le au reste du clan, et cesse de gigoter.”

Relevant fièrement la tête et la queue, le chaton marcha à petit pas vers le camp, où les rayons du soleil filtraient jusqu’à la tanière. Avec un soupir, Petite Patte le suivit, mais sa queue à elle traînait au sol. Je ne dois pas me retourner, se répétait-elle tandis qu’elle s’éloignait de la pouponnière, anxieuse à l’idée d’affronter les regards des guerriers. Bourgeon de Rose lui adressa un signe d’encouragement, tandis que Griffe de Chêne fixait un point dans le vide. Il est déjà déçu de nous ? se demanda la chatonne, nerveuse. Pourquoi il ne nous regarde pas ? Quant aux autres guerriers, certains semblaient encore engourdis de sommeil, tandis que d’autres étaient impatients de partir en patrouille. Petite Patte espérait que la cérémonie se terminerait rapidement.

“Petite Araignée et Petite Patte ont maintenant six lunes, et il est temps pour eux de commencer leur apprentissage, commença Étoile Blanche, qui venait de sauter au pied de la Corniche. Petite Araignée, approche.”

Prenant sur lui pour empêcher ses pattes de trembler, l’intéressé marcha doucement vers sa meneuse, lançant des regards brillants vers la foule, en particulier vers Nuage de Chêne.

“À partir de ce jour, jusqu’à ce que tu gagnes ton nom de guerrier, tu seras connu sous le nom de Nuage d’Araignée. Épine de Sapin, tu es prêt à former ton premier apprenti. Veille à transmettre à Nuage d’Araignée ton savoir et tes compétences.”

Nuage d’Araignée se tourna vers son nouveau mentor avec un enthousiasme palpable. Épine de Sapin s’approcha et toucha son museau avec fierté. Est-ce que je serai un jour capable de former un apprenti ? s’interrogea Petite Patte, piétinant le sol pour tenter de se détendre. L’apprenti et son mentor se rangèrent dans les rangs sous les murmures de félicitation de leurs camarades. Puis, Étoile Blanche se tourna vers le deuxième chaton, l’invitant à s’approcher d’un signe de queue. Ses pattes tremblaient également, mais ce n’était pas de l'excitation comme c’était le cas pour son frère.

“Petite Patte, à partir de ce jour et jusqu’à ce que tu gagnes ton nom de guerrière, tu t’appelleras Nuage Givré. Pour ton mentor, j’ai choisi quelqu’un de bien spécial pour toi. Griffe de Chêne, je compte sur toi pour enseigner tout ce que tu sais à ta fille.”

Nuage Givré sentit un soulagement envahir tout son être. Son père. Un visage familier dans un monde qui lui semblait si incertain. Elle se tourna vers lui, les yeux pleins d’espoir. Griffe de Chêne s’avança à son tour, le visage sombre mais résolu. Il s’inclina pour toucher le museau de sa fille avec le sien, et un bref instant, elle se sentit en sécurité.

“Nuage d’Araignée ! Nuage Givré !” clamait déjà le clan.

Le cœur battant, Nuage Givré bondit vers son frère pour célébrer leur nouveau nom. Nuage de Chêne, non loin, partageait leur enthousiasme.

“Ça y est, on va pouvoir s'entraîner ensemble ! se réjouit-il. Je vais demander à Vent Gris si on peut patrouiller ensemble dès ce matin !

- Ils doivent d’abord visiter le territoire, lui rappela celui-ci, qui se tenait juste derrière son apprenti, provoquant un sursaut de sa part. On aura tout le temps de patrouiller, ne t’en fais pas.

- Petite… Je veux dire, Nuage Givré nous accompagnera aussi, pas vrai ? demanda Nuage d’Araignée.

- Ça dépendra de son mentor. Mais je suis sûr que Griffe de Chêne n’y verra pas d’objection.

- C’est étrange qu’Étoile Blanche ait choisi Nuage Givré comme non, vous ne trouvez pas ? intervint Nuage de Mousse, venue saluer ses nouveaux camarades de tanière.

- Nuage de Patte était sans doute trop ridicule, pouffa Nuage Charbonneux, ce qui lui vallu un regard noir de la part de Nuage de Mousse. Hâte de vous montrer vos nouveaux nids !”

Même si elle était ravie d’avoir enfin intégré le clan, Nuage Givré se sentait mal à l’aise au milieu d’une telle foule. Si elle n’avait pas été au centre de l’attention, elle se serait volontiers enfuie pour se trouver un coin tranquille. Soudain, une ombre noire brillante s’approcha des apprentis, avec un regard si bienveillant que Nuage Givré aurait pu s’y noyer.

“Personnellement, je trouve que Nuage Givré est un très beau nom, il te va bien, affirma le guerrier d’une voix agréablement douce.

- Plume de Corbeau ! Tu devais venir chasser avec nous, dépêche-toi. Tu as plutôt intérêt à ne pas nous abandonner, cette fois !

- J’arrive, Feuille d’Aubépine ! Excusez-moi, je vais perdre mes oreilles si je la fais attendre. Félicitations, vous deux ! À une prochaine fois !”

Le pelage noir et lustré de Plume de Corbeau scintillait sous les rayons du soleil. Ses yeux, d’un jaune doré intense, brillaient avec une douceur inattendue, contrastant avec ses poils sombre. Il était grand, avec des épaules puissantes et des muscles fins qui roulaient sous son pelage lorsqu’il bougeait. Nuage Givré ne parvint pas à détourner son regard du mâle noir tandis qu’il rejoignait ses camarades qui quittaient le temps. Je ne savais pas qu’un chat pouvait être aussi beau, se surprit-elle à penser tandis qu’il disparaissait, accompagné de Feuille d’Aubépine et Truffe d’Écureuil.

“Il a l’air gentil, balbutia-t-elle à l’intention de ses camarades.

- Qui ? Plume de Corbeau ? Ça va, fit Nuage de Chêne en haussant les épaules. Une fois, il a accepté de m’aider à grimper au Vieux Chêne, alors que Vent Gris m’avait défendu de le faire. Je suis tombé, et Plume de Corbeau a dit que c’était lui qui avait insisté pour que je le fasse. Étoile Blanche était si furieuse !”

Alors que la foule se dissipait, Éclair de Feu donnait les ordres de la journée à ses guerriers. Nuage de Chêne fut choisi pour accompagner une patrouille près du Clan de l’Ombre, et prit congé de ses camarades. Au même instant, Griffe de Chêne et Épine de Sapin s’approchèrent de leurs nouveaux apprentis côte à côte.

“Nous avons décidé de faire la visite du territoire tous ensemble, leur annonça Épine de Sapin, toujours aussi fier. J’espère que vous n’avez pas peur de marcher !”

Griffe de Chêne en tête, le petit groupe quitta le camp, et Nuage Givré passa à travers le rideau de ronce pour la première fois de sa vie. Ils s’engagèrent sur le sentier principal, où l’odeur forte de chat témoignait du passage régulier des guerriers. Nuage Givré sentit une boule se former dans son estomac ; c’était la première fois qu’elle franchissait les limites du camp, et chaque pas qu’elle faisait lui semblait à la fois excitant et terrifiant. À ses côtés, Nuage d’Araignée gambadait, s’attardant sur la moindre pierre ou la moindre branche. À plusieurs reprises, Épine de Sapin dû lui demander de rester bien derrière Griffe de Chêne et de ne pas s’éloigner. Comment les guerriers s’y prenaient-ils pour ne pas se perdre dans l’immensité de la forêt ? Chaque arbre semblait identique à son voisin, et les odeurs se mélangeaient tellement qu’il semblait impossible de les distinguer.

La première étape fut la rivière. Le grondement de l’eau qui roulait sur les rochers fit frémir Nuage Givré, qui n’avait jamais vu autant d’eau de toute sa vie. Nuage d’Araignée, plein d’entrain, se pencha sans crainte pour observer le courant.

“Regarde ça ! On dirait que l’eau est vivante ! s’exclama-t-il.

- Est-ce que c’est ça, le lac ? demanda Nuage Givré, se tournant vers son père.

- Bien sûr que non, ce n’est qu’un petit torrent, répondit celui-ci d’un ton sec, le regard distant.

- De l’autre côté, c’est le territoire du Clan du Vent, expliqua à son tour Épine de Sapin en tirant son apprenti vers l’arrière, de crainte qu’il ne tombe dans l’eau. Prenez le temps de mémoriser leur odeur, pour pouvoir la reconnaître facilement.”

Hésitante, Nuage Givré s’approcha à petit pas de son frère, penchant la tête au-dessus de l’eau en tendant le cou. Une petite vague vint s’écraser contre un rocher, projetant une éclaboussure qui lui mouilla la truffe, la faisant reculer d’un bond. Elle secoua les moustaches, ce qui fit rire Nuage d’Araignée, d’un rire si franc et si joyeux qu’elle ne put s’empêcher de rire à son tour. Griffe de Chêne leur adressa un regard furtif, puis reprit la marche sans un mot. Il pleure encore sans doute Pluie d’Épine, songea Nuage Givré, triste pour son père.

Ils continuèrent leur exploration, s’enfonçant dans les profondeurs de la forêt. Les ombres des arbres dansaient autour d’eux, et l’odeur de la mousse humide emplit la truffe de Nuage Givré. Chaque craquement de branche sous ses pattes la faisait sursauter, mais la présence énergique de son frère la rassurait. Il trouvait tout fascinant, même les petites feuilles.

“Regarde ce tronc, il est tout griffé ! s’exclamait-il, les yeux brillants. C’est sûrement un écureuil !”

Le groupe fit une deuxième halte près du Vieux Chêne, un arbre imposant et noueux qui semblait avoir vu passer des générations de guerriers. Nuage d’Araignée se tordit la nuque pour tenter d'apercevoir le sommet, sans succès.

“J’aimerais te voir grimper jusqu’en haut, le défia Nuage Givré.

- C’est interdit, répliqua Griffe de Chêne d’une voix dure, interrompant la réponse de son fils. Vous apprendrez à grimper ici, mais jamais jusqu’en haut. Gare à vous si j’apprends que vous avez essayé.”

Son ton sévère fit baisser les yeux de Nuage Givré, honteuse d’avoir déjà dit une bêtise alors que c’était son premier jour. La novice sentait ses pattes commencer à protester sous l’effort, mais elle n’en laissa rien paraître quand Griffe de Chêne se remit en marche. Au fil des pas, l’air devint plus humide, et de nouvelles odeurs inconnues se mêlèrent aux parfums habituels de la forêt. La truffe froncée de son frère lui fit comprendre qu’elle n’était pas la seule à l’avoir remarqué.

“C’est quoi, cette odeur ? demanda-t-il.

- Tu vas voir.” miaula Épine de Sapin avec un clin d'œil.

Ils avancèrent encore un peu, et soudain, la forêt s'ouvrit sur une vaste étendue d’eau. Nuage Givré s’arrêta net, le souffle coupé. Devant elle, un immense miroir liquide s’étendait à perte de vue, sa surface lisse et miroitante capturant chaque reflet du ciel. C’est sûrement le lac, devina-t-elle, impressionnée. C’était bien plus grand qu’elle ne l’avait imaginé.

“C’est… c’est immense ! souffla-t-elle.

- C’est incroyable ! On dirait que le ciel touche l’eau !” ajouta Nuage d’Araignée.

Nuage Givré se laissa envoûter par la beauté du paysage. Le stress qu’elle avait ressenti en quittant le camp commençait à se dissiper, remplacé par une étrange fascination pour le monde qu’elle découvrait. Toujours à côté d’elle, son frère lui lança un regard complice.

“Imagine les parties de chasse qu’on pourra faire ici, avec Nuage de Chêne !

- Oui… Ce sera super, fit la femelle, baissant les oreilles.

- Ce sera génial ! Avec toi, on formera une super équipe, tous les trois.”

D’un coup, Nuage Givré dressa les oreilles, tournant le regard vers son frère, surprise. J’ai bien entendu ? Il a dit tous les trois ? Depuis toujours, elle avait imaginé que Nuage d’Araignée attendait avec impatience d’être apprenti pour passer du temps avec Nuage de Chêne. Jamais elle n’avait imaginé qu’elle pourrait faire partie de leur groupe, considérant Nuage de Chêne comme l’ami de son frère, et non le sien.

Une étrange et douce chaleur envahit son cœur, accompagnée d’une reconnaissance infinie envers son frère. Pour la première fois, elle avait l’espoir de se sentir véritablement acceptée. Et soudain, elle avait hâte de commencer son apprentissage, hâte de s'entraîner avec les autres apprentis, de découvrir chaque recoin de leur territoire. Tout compte fait, elle se sentait ridicule d’avoir eu aussi peur de devenir apprentie. Parce qu’à cet instant, avec l’immensité du lac devant elle et la chaleur de son frère à ses côtés, l’avenir lui semblait aussi vaste et lumineux que le ciel qui se reflétait sur l’eau.

Chapitre 7[]

Nuage Givré ouvrit les yeux, encore enveloppée dans les brumes du sommeil. La lumière de l’aube filtrait à travers l’entrée de la tanière des apprentis creusée dans la roche. Elle se redressa lentement, encore un peu engourdie par la fatigue de la veille. Sa nouvelle litière, faite de mousse fraîche, lui semblait toujours un peu étrangère, loin du cocon douillet de la pouponnière qui gardait les souvenirs de Pluie d’Épine.

Ses pattes la lançaient encore, souvenir douloureux de la longue marche d’hier. Ils avaient parcouru une bonne partie du territoire, allant jusqu’à la frontière du Clan de l’Ombre. Après un bon repas, les mentors les avaient envoyés changer la litière des guerriers. C’était une tâche fastidieuse, mais Nuage Givré avait trouvé un certain réconfort dans ce travail simple, qui lui permettait de reposer ses pattes endolories.

Nuage de Chêne et Nuage d’Araignée discutaient déjà de vive voix à l’entrée de l’antre, s’interrompant en voyant approcher Nuage Givré.

“Bonjour ! Bien dormi ? lui demanda immédiatement son frère.

- Mon nid était parfait, merci, Nuage de Chêne.

- Oh ne me remercie pas, c’est Nuage Charbonneux qui a préparé ton nid. Une punition de Poil de Musaraigne pour lui avoir désobéi, je ne sais plus pourquoi.

- Au fait Nuage Givré, ce matin je vais apprendre à chasser avec Nuage de Chêne !

- C’est vrai ? Je viens aussi ? s’enquit-elle.

- Je crois que Griffe de Chêne avait prévu autre chose pour toi, aujourd’hui, se souvint Nuage de Chêne avec une pointe de regret. Mais c’est pas grave, on se retrouvera peut-être cet après-midi !”

Une boule d’appréhension commençait à se former dans son estomac. La veille, la présence de son frère l’avait rassuré et lui avait fait passer un bon moment. Mais aujourd’hui, elle n’aurait que son père en seule compagnie. L’idée la surprit autant qu’elle la déçut. Elle ne savait pas trop quoi penser de lui. Depuis leur naissance, il venait régulièrement voir Pluie d’Épine, mais sans vraiment s’attarder sur ses petits. Nuage Givré ne le connaissait pas autant qu’elle l’aurait souhaité, et pourtant, il était le lien le plus fort qui le rattachait à sa mère, avec Nuage d’Araignée.

Ce sera une occasion de mieux le connaître, se dit-elle pour se donner du courage. Justement, Griffe de Chêne était à quelques longueurs de queue, la fixant intensément, les yeux plissés.

“Je crois qu’il m’attend, informa Nuage Givré à ses camarades.

- Bon courage, et à plus tard ! Et que le premier à ramener une prise gagne !”

La femelle donna une pichenette à son frère en réponse, avant de s’enfuir ventre à terre vers son père, de crainte de l’impatienter. Son ventre miaulait famine, mais Griffe de Chêne semblait pressé de partir.

“On ne mange pas avant ? se risqua-t-elle à demander.

- Tu n’avais qu’à te lever plus tôt. Moi, j’ai déjà mangé, lâcha le guerrier roux sombre. Si tu veux apprendre, tu dois être prête à l’aube. Tu mangeras à notre retour.”

Ses oreilles lui brûlèrent de honte. Maintenant qu’elle était apprentie, elle ne pouvait plus se permettre de dormir aussi tard. Elle venait à peine de se réveiller, et le camp fourmillait déjà d’activités. Elle lui promit que cela ne se reproduirait pas, avant de le suivre dans la forêt qui se réveillait. Sans un mot, Griffe de Chêne la guida dans les profondeurs des bois, avec une aisance impressionnante. Nuage Givré faisait de son mieux pour tenir le rythme et ne pas se laisser distancer, mais elle ne cessait de se prendre les pattes dans des branches, de se coincer la fourrure dans les ronces ou de trébucher, n’ayant pas l’habitude des obstacles naturels.

Enfin, après un parcours éprouvant, le mentor de la jeune chatte s’arrêta, avant de s'asseoir en enroulant sa queue autour de ses pattes avant. Cette dernière, essoufflée, se passa quelques coups de langue pour débarrasser sa fourrure des saletés qu’elle avait ramassé.

“Ce n’est pas le moment de faire ta toilette, l’interrompit son père. Maintenant, essaie d’attraper quelque chose.

- Quelque chose ? Une proie ?

- Non, une pierre. Évidemment une proie ! Comment penses-tu nourrir le clan ?

- Désolé… Mais, tu ne me montres pas d’abord ? hasarda-t-elle.

- Je veux d’abord juger ce que tu sais déjà. Allez, dépêche toi.”

Nuage Givré regarda autour d’elle, le cœur battant la chamade. Elle n’avait aucune idée de comment s’y prendre pour attraper une proie, et l’impatience dans la voix de son mentor la rendait encore plus nerveuse. Elle essaya de se souvenir de ce que Nuage de Chêne leur avait montré une fois, mais c’était flou dans sa mémoire. Malgré tout, elle se décida à tenter sa chance, espérant au moins ne pas faire trop mauvaise impression.

Imitant les guerriers qu’elle avait observés de loin, elle leva la truffe pour humer l’air, tentant de repérer une odeur qui lui rappelait le tas de gibier. Après avoir un peu tourné en rond dans la clairière où elle se tenait, elle repéra enfin un parfum familier, sans qu’elle ne sache de quel animal il s’agissait. Nuage Givré s’accroupit maladroitement, se glissant tant bien que mal à travers les fougères, mais les brindilles craquaient sous ses pattes à chaque pas qu’elle faisait.

La novice à la patte blanche essaya de ramper en silence, sans savoir si ses mouvements étaient bons, ou s’il y avait bien une proie non loin. Quand elle fut assez proche de l’endroit qu’elle visait, elle se prépara à bondir, sa queue se balançant de nervosité. Cependant, quand elle se lança enfin, son saut fut désordonné, et elle atterrit bruyamment dans un buisson de ronces, faisant fuir la souris qui s’éclipsa en un éclair, laissant Nuage Givré les griffes enfoncées dans les branches épineuses.

Elle sentit sa fourrure se hérisser de frustration et de honte. Elle se débattit un instant pour se libérer, avant de se tourner vers son père, espérant qu’il lui vienne en aide. Mais le regard qu’il lui adressa était glacial, presque méprisant.

“Tu appelles ça chasser ? cracha-t-il. Tu fais plus de bruit qu’un blaireau aveugle !

- Je suis désolée… Au moins, j’avais repéré la souris…

- Être désolée ne nourrira pas le clan. Et la souris était à une longueur de renard de l’endroit où tu as sauté. Enfin, si on peut appeler ça sauter… Tu crois que les proies vont simplement se jeter dans tes griffes ?”

La jeune chatte sentit sa gorge se serrer. Réussissant finalement à se libérer des ronces, elle n’osa même pas relever les yeux vers Griffe de Chêne. J’aurais dû mieux écouter Nuage de Chêne, au lieu de rester dans mon coin, songea-t-elle avec regret. Elle n’avait pas imaginé que le premier entraînement serait aussi difficile. Si tous les guerriers ont pu y arriver, pourquoi pas moi ? Même si la peur d’échouer à nouveau la paralysait, elle ne pouvait pas abandonner dès le premier jour.

“Allez, recommence, ordonna son mentor. Et cette fois, essaie de ne pas faire fuir tout le gibier de la forêt.”

Nuage Givré prit une profonde inspiration, tentant de calmer le tremblement de ses pattes. Si elle voulait faire bonne impression, elle devait prouver à son père qu’elle n’était pas aussi inutile que le clan semblait le penser. Elle se remit en position, cette fois en tentant de mieux contrôler ses gestes. La première fois, mes pas ont fait trop de bruit, se souvint-elle en regardant attentivement où elle posait les pattes. Si j’évite les brindilles, je devrais être plus silencieuse. Elle aperçut soudain un écureuil au pied d’un arbre qui grignotait une graine. Sautant sur l’occasion, la femelle essaya de s’approcher discrètement, les yeux fixés sur le sol à chaque pas. Mais concentrée sur ses pattes, elle ne vit pas l’arbre couché qui se dressait sur son chemin et se cogna la tête, envoyant l’écureuil dans une fuite précipitée. Le soupir exaspéré de Griffe de Chêne fit rougir ses oreilles.

“Rien ne va dans ta position, fit le guerrier, les crocs serrés. Tes pattes, ta queue, ta tête… Même ton angle d’approche est mauvais. Tu as pensé au vent ? Sais-tu au moins te servir de ta truffe ? J’avais repéré cet écureuil dès l’instant où nous sommes arrivés.

- Pardon, je peux réessayer en…

- Ce n’est pas la peine. Les proies ont disparu de cette partie de la forêt, grâce à toi. Retourne au camp, on reprendra une autre fois.”

Accablée par l’échec, Nuage Givré hocha la tête, incapable de prononcer un mot. Elle ne voulait pas paraître faible devant son père, mais contenir sa honte lui demandait un effort qu’elle ne pouvait fournir. Alors elle tourna les talons, traînant les pattes vers le chemin du retour. Au moins, personne d’autre n’a vu ça, se dit-elle pour tenter de se soulager. La dernière chose qu’elle souhaitait, c’était que le clan tout entier soit mis au courant de sa piètre performance.


En début d’après-midi, Nuage Givré était allongée devant la tanière des apprentis, les yeux fixés sur le tas de gibier qui lui faisait tant envie. Son estomac lui hurlait d’aller chercher la musaraigne fraîche qui trônait au sommet du tas, mais elle se retint. Je n’ai rien ramené pour le clan, je ne peux pas aller me servir comme si je méritais ma part, pensa-t-elle en observant ses camarades se partager leur repas avec envie. Est-ce à cela qu’allaient ressembler ses journées, à présent ?

Un instant plus tard, deux boules de poils pleines d'énergie se ruèrent vers elle, l’appelant avec entrain.

“Nuage Givré ! Nuage Givré ! s’écria Nuage d’Araignée. C’était fantastique ! Je n’ai rien attrapé, mais j’ai aidé Nuage de Chêne à attraper un écureuil en le poussant vers lui, c’était incroyable ! On allait se le partager, tu en veux ?

- Bravo à vous deux, les félicita-t-elle avec une grimace. Je ne suis pas sûre d’avoir très faim, mais c’est gentil…

- Oh ne dis pas ça, tu as forcément faim après ton premier jour de chasse, répliqua Nuage de Chêne en posant le rongeur à ses pattes. Il y en a bien assez pour trois.”

Le ton de l’apprenti brun roux était doux, et ses yeux brillaient d’une gentillesse naturelle. En voyant son frère arracher des bouchées de l’écureuil, Nuage Givré céda et en grignota un petit bout. Cela lui fit tant de bien qu’elle en avala un autre, puis encore un autre.

“Tu manges vite, pour quelqu’un qui n’a pas faim, la taquina Nuage de Chêne avec un clin d'œil. Tu vas bien ? Apparemment, ça ne s’est pas très bien passé de ton côté.

- Qu’est ce que te fait dire ça ? s’empressa la femelle en dressant les oreilles.

- Eh bien… Griffe de Chêne a dit aux autres que tu n’avais pas réussi à reproduire les mouvements qu’il te montrait, même après plusieurs essais. Mais ce n’est pas grave ! C’est rare qu’un apprenti attrape quelque chose dès le premier jour.”

Mais il ne m’a rien montré ! se retint de se défendre la jeune chatte. Si elle leur disait la vérité, elle donnerait l’impression qu’elle essaie de se défendre en inventant des mensonges, ce qui la rendrait pathétique. Pourquoi a-t-il raconté ça ?

“J’espère que la prochaine fois, tu viendras avec nous, ajouta Nuage d’Araignée. Tu aurais dû nous voir avec Nuage de Chêne ! On chassait ensemble, mais c’était comme si on avait fait ça toute notre vie. On était tellement synchronisés !

- Normal, mon nom m’a été donné en l’honneur de ton père. C’est un peu comme si on était frère, toi et moi !”

Nuage Givré dévisagea Nuage de Chêne, ne sachant que penser. La mère de ce dernier avait décidé de partir vivre avec les Bipèdes peu de temps après sa naissance, sans jamais révéler l’identité de son compagnon. D’après les deux anciennes du clan, Griffe de Chêne avait sauvé la vie de celle-ci juste avant sa mise bas, et en signe de gratitude, elle avait nommé son unique chaton en son honneur. Depuis, Nuage de Chêne, qui n’avait pour seule famille que sa sœur plus âgée, Feuille d’Aubépine, qui n’avait jamais essayé d’apprendre à le connaître, s’était naturellement rapproché de Nuage d’Araignée. Celui-ci était-il plus heureux avec un frère qu’avec une sœur ? À les voir ensemble, n’importe qui aurait pu croire qu’ils étaient frères de sang.

Une sensation désagréable envahit la jeune novice. Nuage d’Araignée agissait avec une telle aisance en présence de son meilleur ami, tandis que, lorsqu’il était avec elle, sa propre sœur, il semblait presque contraint. Était-il possible qu’il ressente une certaine obligation de passer du temps avec elle, uniquement parce qu’ils partageaient le même sang ? Cette idée la tourmentait. Nuage d’Araignée avait-il l’impression que sa sœur lui était un fardeau, qu’elle lui gâchait la vie ? Elle n’avait aucune envie d’être un poids, mais la perspective de se retrouver seule l’effrayait, et Nuage d’Araignée était son seul ami. Était-ce de l’égoïsme de s’accrocher à lui ? Peut-être qu’elle devrait prendre ses distances…

Nuage Givré s’accrochait à l’espoir que peut-être, si elle parvenait à devenir une apprentie convenable, son père ne la regarderait plus comme une déception. Mais comment montrer de quoi l’on est capable quand on est capable de rien ?

Chapitre 8[]

Au milieu des ronflements des autres apprentis, Nuage Givré n’arrivait pas à dormir. Quand elle fermait les yeux, elle voyait à nouveau le regard déçu et méprisant de Griffe de Chêne. Aujourd’hui, la jeune novice avait assisté à son deuxième cours de chasse, qui avait été encore plus catastrophique que le premier. Elle n’arrivait pas à calmer sa queue quand elle chassait, si bien qu’elle frottait contre le sol et faisait fuir toutes les proies. Et parvenir à isoler les odeurs du gibier du reste des parfums de la forêt était un exercice compliqué, surtout sans conseil de la part de son mentor. Elle se demandait si Épine de Sapin procédait de la même façon avec Nuage d’Araignée. Peut-être que c’était normal après tout, que les apprentis étaient censés apprendre par eux-mêmes sans dépendre de leurs aînés.

Mais cette nuit-là, la honte la consumait. Malgré ses efforts, Nuage Givré était encore rentrée bredouille, alors que son frère avait attrapé sa première prise, un mulot, qu’il avait offert aux anciennes. Nuage d’Araignée commence déjà à contribuer au clan, alors que je ne suis même pas capable de repérer une souris, se lamentait la femelle. Même si ses camarades lui répétaient que c’était normal, que tout le monde avait son propre rythme, elle n’en croyait pas un mot. Tant qu’elle ne saura pas chasser, Nuage Givré serait un poids pour le Clan du Tonnerre.

Alors qu’elle se retournait dans son nid en quête de sommeil, une idée germa dans son esprit. Quand elle était avec Griffe de Chêne, elle était si intimidée qu’elle n’était capable de rien, et ses mouvements devenaient aléatoires. Pourquoi elle n’irait pas s'entraîner seule, dans ce cas ? Elle ne pouvait pas attendre le prochain entraînement pour prouver sa valeur et risquer une nouvelle humiliation. Elle devait agir maintenant.

Sans un bruit, Nuage Givré se redressa et jeta un regard furtif autour d’elle. Les autres apprentis dormaient profondément, et le camp était désert. Elle se faufila discrètement hors de la tanière, son cœur battant à tout rompre, puis se glissa à travers l’entrée du camp, ses pas feutrés sur la mousse humide.

La nuit était fraîche, et la lune éclairait faiblement les bois. C’était la première fois que Nuage Givré découvrait la forêt de nuit, et elle ne pouvait qu’avouer que l’obscurité la rendait encore plus intimidante. La jeune chatte avançait prudemment, le souffle court, guettant le moindre bruit. Si elle ne pouvait pas apprendre avec son père, alors elle apprendrait d’elle-même. Elle se jura de ne pas rentrer tant qu’elle n’aurait pas attrapé quelque chose, peu importe le temps que cela prendrait.

Se souvenant de ses erreurs de la journée, la novice essaya de reproduire la position du chasseur. Elle leva de nouveau la truffe pour humer l’air, cherchant la moindre trace de gibier. Le vent était faible, mais elle s’efforça de l’avoir dans le bon sens cette fois-ci, prenant soin de ne pas révéler sa présence.

Le temps passa, et malgré tous ses efforts, chaque tentative échouait. Un craquement de brindille, un mouvement trop brusque, une maladresse… Tout semblait la trahir. L’épuisement commençait à se faire sentir, mais elle refusait d’abandonner.

Alors qu’elle s’endormait presque debout, les premières lueurs du jour commencèrent à percer à travers les arbres, comblant la jeune chatte de désespoir. Soudain, une odeur éveilla ses sens. Se fiant à sa truffe, Nuage Givré repéra un petit rongeur, probablement une musaraigne, en train de se rafraîchir dans une flaque d’eau. C’est ma dernière chance, se dit-elle. Après ça, je devrais rentrer au camp en admettant le fait que je ne suis pas faite pour la chasse. Son cœur accéléra, mais elle se força à rester calme. Elle s’accroupit lentement, s’approchant pas à pas, retenant son souffle. Levant la queue pour éviter qu’elle ne traîne au sol, elle avança sur la pointe des pattes, évitant les petits obstacles.

La petite chasseuse avait presque atteint la position idéale pour bondir lorsqu’un léger tremblement de sol, causé par ses propres mouvements maladroits, fit sursauter le rongeur. La musaraigne leva la tête, ses petits yeux brillant dans la pénombre, puis Nuage Givré s’immobilisa, retenant son souffle. Maintenant, se dit-elle, voulant profiter de la confusion de l’animal. Mais avant qu’elle ne se décide à réagir, un cri de corbeau perça le silence de la forêt, provoquant une agitation dans les feuilles mortes sous l’effet du vent. La musaraigne, effrayée par le bruit, s’élança précipitamment dans la direction de Nuage Givré, fonçant droit sur elle. En un instant, la jeune chatte fut prise de panique et tenta de bondir en avant, ses mouvements étant loin d’être aussi précis qu’elle l’aurait souhaité.

En un geste désordonné, Nuage Givré projeta sa patte sur sa cible, toutes griffes dehors. Elle ne savait pas exactement ce qu’il se passait lorsqu’elle sentit une résistance sous ses pattes, suivie d’un cri étouffé du petit rongeur. Elle se redressa, haletante, et découvrit avec surprise qu’elle tenait enfin une proie dans ses griffes.

“J’ai réussi !” lâcha-t-elle à voix haute.

Elle observa le rongeur qui s’était coincée dans ses griffes, poussant un soupir de soulagement. Ses pattes tremblaient, mais elle avait réussi à capturer quelque chose, même si ce n’était pas exactement de la manière dont elle l’avait planifié. Alors Griffe de Chêne, toi qui disais que les proies n’allaient pas se jeter dans mes griffes toutes seules ! Satisfaite malgré elle, la jeune chatte saisit délicatement la musaraigne dans sa gueule. Le matin était presque là, et la fatigue accumulée toute la nuit commençait à lui peser lourd sur ses paupières. Elle avait hâte de voir la réaction de son mentor quand elle lui offrira sa toute première prise.

Quand Nuage Givré pénétra dans le camp, portant sa petite prise le plus haut possible pour la rendre bien visible, quelques guerriers étaient déjà rassemblés autour du tas de gibier. Par chance, Griffe de Chêne faisait partie de ces guerriers, ainsi que Poil de Brouillard, Plume de Grive et Épine de Sapin. Devant la tanière des apprentis, Nuage d’Araignée s’étirait en baillant, bientôt rejoint par son ami.

Tandis qu’elle approchait de la réserve, les regards des chasseurs se tournèrent vers elle. Griffe de Chêne plissa les yeux en voyant la novice. Nuage Givré les salua d’un hochement de tête, sa charge l’empêchant de parler, puis déposa celle-ci aux pattes de son mentor, attendant qu’il la félicite. Pourtant, Griffe de Chêne dévisagea la musaraigne, comme s’il ne savait pas quoi en faire.

“Je l’ai attrapé toute seule, cette nuit, expliqua l’apprentie pour l’encourager.

- Cette nuit ? Dans la forêt ? répéta son père, la voix dure.

- Eh bien… Oui, je voulais m'entraîner pour rattraper mon retard.

- Et depuis quand les apprentis sont autorisés à sortir du camp seuls, de nuit en plus de ça ?

Le cœur de Nuage Givré rata un battement, et une chaleur intense monta à ses oreilles. Timidement, Plume de Grive s’éloigna pour les laisser discuter, suivie de près par Poil de Brouillard. Quant à Épine de Sapin, il ne bougea pas d’un poil.

“Alors ? Tu comptes t’expliquer ? reprit Griffe de Chêne en haussant le ton. Je t’ai cherché ce matin, mais tu n’étais pas dans ta tanière. Comment suis-je censé organiser les journées d'entraînement si tu décides de partir te promener quand bon te semble ?

- Mais… Je ne voulais pas me promener…

- Peu importe ce que tu faisais, je ne peux pas passer mon temps à me demander où tu es. Je voulais t’emmener en patrouille avec Épine de Sapin et Nuage d’Araignée aujourd’hui, mais étant donné ton comportement, je ne vois pas pourquoi je t’y autoriserais. Tu passeras la journée au camp. Tu iras t’occuper des tiques des anciens et tu t’assureras que tout le monde a bien mangé, sans oublier la pouponnière et Bourgeon de Rose. Si c’est nécessaire, tu changeras leur litière, tu demanderas à un autre apprenti de t’apporter de la mousse propre. Et ne t’avise même pas d’essayer de quitter le camp, je demanderai à Éclair de Feu de s’en assurer.”

Honteuse, Nuage Givré planta son regard dans le sol, fixant désespérément sa musaraigne. Pour une fois que je pouvais être avec Nuage d’Araignée, j’ai encore tout gâché ! se dit-elle en se maudissant. J’ai déjà enfreint les règles du clan, quelle stupide apprentie je fais… D’un coup, elle se sentait ridicule d’avoir passé toute une nuit à attraper une seule prise, surtout de cette taille.

“Épine de Sapin, tu es prêt ? demanda Griffe de Chêne en se levant.

- Je le suis si tu l’es. Tu veux que je demande à quelqu’un d’autre de compléter la patrouille ?

- Ça ira, on peut la faire à trois. Ton apprenti sera plus concentré.”

Les deux guerriers s’éloignèrent de la femelle, lançant des regards à Nuage d’Araignée pour lui signaler qu’ils partaient. Celui-ci fila les rejoindre, ralentissant en passant au niveau de sa sœur.

“Bravo pour ta prise !” fit-il à voix basse, avant de courir vers son mentor.

Nuage Givré resta assise, les regardant disparaître dans le tunnel de ronce. Quand enfin le groupe quitta le camp, elle reporta son regard vers son maigre butin. Dois-je la poser sur le tas de gibier ? Ou est-ce que je dois la donner à quelqu’un ? La réserve était maigre, mais les anciennes préféraient sûrement une proie encore fraîche. De toute façon, elle devait aller les voir, ne serait-ce que pour montrer à son père qu’elle respectait sa punition.

Avec un soupir, Nuage Givré ramassa sa musaraigne, avant de diriger ses pas vers la tanière des anciens, qui était également creusé dans la paroi de la combe mais protégée par un large buisson d’aubépine. Les deux jumelles, Pétale d’Oseille et Cœur Pâle, y passaient la majorité de leur temps à bavarder et à se reposer. Les deux chattes âgées étaient inséparables, partageant une telle connexion qu’elles finissaient souvent les phrases de l’autre, comme si elles ne formaient d’une seule et même entité. Même physiquement, il était difficile de les différencier, possédant le même pelage blanc crème au dos couleur sable. Nuage Givré appréciait leur compagnie habituellement, mais aujourd’hui, la tâche lui pesait.

“Ah, voilà notre petite apprentie punie ! s’exclama Cœur Pâle en voyant la novice entrer, la voix douce malgré son ton joueur. Viens donc par ici, nous avons besoin de toi pour ces vilaines tiques.

- C’est une souris que tu as apportée ?

- Pétale d’Oseille, tu vois bien que c’est une musaraigne ! corrigea sa sœur. Ta truffe ne fonctionne déjà plus ?

- C’est pour vous, miaula timidement Nuage Givré en déposant sa prise. C’est moi qui l’ai attrapé.

- Nous le savons, ronronna Cœur Pâle.

- C’est d’ailleurs pour cela que tu es punie.”, compléta l’autre.

Embarrassé, Nuage Givré baissa les yeux.

“Comment retire-t-on des tiques ? demanda-t-elle, se rendant compte de son ignorance.

- Demande à Bourgeon de Rose, elle te dira quoi faire, lui conseilla Pétale d’Oseille.

- Mais attention, ça ne va pas te plaire !”

L’apprentie grise en grimaça d’avance, mais ne prononça pas un mot. Juste avant qu’elle ne quitte l’antre, l’une des anciennes, sans qu’elle ne sache laquelle tant leur voix se ressemblait, la retint.

“Tiens, la musaraigne est mouillée.

- Oui, désolé… Je l’ai attrapé pendant qu’elle se baignait.”

Pour une première prise, elle était ratée du début à la fin. Les chats âgés avaient tendance à être assez exigeants sur leur repas, et personne n’aimait manger du gibier trempé. Avant de recevoir un autre reproche, Nuage Givré fila vers la tanière de la guérisseuse, pressée d’en finir avec cette journée.

Pendant toute sa journée, elle ressassa les paroles de Griffe de Chêne, cherchant un moyen de le rendre fier d’elle. À chaque idée qui lui venait, elle finissait par la rejeter, consciente de sa futilité. À part les anciennes, qui étaient très bavardes, la novice n’adressa la parole à personne. Elle s’occupa des parasites des vieilles chattes, changea les litières de la pouponnière, qui lui rappelait douloureusement le manque de Pluie d’Épine, et s’assura que tout le monde avait mangé, comme son père l’avait ordonné. Trouvera-t-il quelque chose à lui reprocher ? Qu’avait-elle fait de travers, cette fois ?

Finalement, elle ne s’autorisa une pause que lorsque le soleil atteint son zénith. Nuage d’Araignée venait de rentrer, tout excité, et s’était empressé de raconter sa première patrouille à Nuage de Chêne. Nuage Givré les observait de loin, des bouts de leur discussion lui parvenant par bribes. Elle les regarda un moment, le cœur lourd, puis baissa les yeux vers ses pattes. L’écart entre elle et son frère lui semblait plus large que jamais, une distance que ni ses efforts ni ses désirs ne semblaient pouvoir combler. En silence, elle se détourna et retourna à ses corvées, une amertume sourde alourdissant chacun de ses pas.

Chapitre 9[]

Nuage Givré suivait Griffe de Chêne à travers les sous-bois, ses pattes effleurant à peine le sol couvert de feuilles mortes. La mauvaise saison était aux portes de la forêt, mais l’air était encore doux au milieu de journée. L’air était chargé de l’odeur du gibier, mais aujourd’hui, la novice peinait à se concentrer sur ces odeurs qu’elle avait tant de mal à déchiffrer en temps normal. L’atmosphère pesante entre elle et son mentor était presque palpable. Depuis sa punition, Griffe de Chêne lui avait à peine adressé la parole, et ne lui avait pas dit un mot aimable. Lui en voulait-il encore d’avoir transgressé les règles ?

Ils arrivèrent dans une clairière recouverte de mousse épaisse et moelleuse, un lieu souvent utilisé par les apprentis pour s'entraîner au combat. Une vague de nervosité monta dans les pattes de la jeune chatte. Si elle avait déjà du mal à chasser, réussirait-elle à se battre ? Griffe de Chêne se tourna vers elle, ses yeux verts durs comme la pierre.

“Bon, montre-moi ta position de combat.”

Sans un mot, Nuage Givré s’exécuta, s’accroupissant comme le lui indiquait son instinct. Mais à peine avait-elle pris position que son père secoua la tête, ses moustaches frémissant d’irritation.

“Non, pas comme ça. Tu es trop tendue, tes pattes sont mal placées… Même un lapin pourrait te déséquilibrer.

- Désolée, fit-elle en se redressant, honteuse.

- Tu es lente, maladroite, c’est désespérant. Essaie de faire mieux, cette fois.”

Quand ils étaient au camp ou en groupe, Griffe de Chêne était distant, mais Nuage Givré se convenait à se dire que sa compagne lui manquait, et qu’il était seulement dans sa personnalité de s’isoler des groupes. Elle aurait presque pu croire qu’ils se ressemblaient. Mais pendant les entraînements où il n’y avait personne d’autre qu’eux, il était froid, dur, parfois blessant, et rarement encourageant. Et comment lui en vouloir ? Malgré tous ses efforts, Nuage Givré était loin du niveau de son frère, qui progressait à une vitesse impressionnante. C’est normal qu’il ne veuille pas passer des journées en groupe avec Nuage d’Araignée, nous n’avons pas le même niveau du tout, s’était-elle convaincue. Je dois d’abord rattraper mon retard…

Nuage Givré s’efforça de rectifier sa posture, tendant les pattes en avant comme pour se préparer à bondir sur un ennemi invisible. Mais alors qu’elle se lança, elle calcula mal son attaque, et finit la tête dans la mousse, provoquant un soupir de Griffe de Chêne qui lui donna envie de disparaître sous terre.

“Dire que Pluie d’Épine est morte pour ça…” grommela-t-il juste assez bas pour que sa fille puisse à peine l’entendre.

Le cœur de Nuage Givré se figea, et son souffle devint difficile. Avait-elle bien entendu ?

“Qu… Qu’est ce que tu as dis ?”

Griffe de Chêne releva la tête vers elle, plissant les yeux et fouettant l’air de sa queue.

“Tu ne t’es jamais demandé ce qui lui était arrivé ?

- Eh bien… elle était malade ? répondit-elle, hésitante, sentant un frisson glacé lui parcourir l’échine.

- Elle aurait pu s’en remettre. Ce qui lui est arrivé est ta faute.”

Nuage Givré écarquilla les yeux. Comment ça pourrait être sa faute ? Elle n’était qu’un chaton et pouvait à peine se tenir debout.

“Mais… Je n’ai rien fait ! se défendit-elle, la voix tremblante.

- Heureux sont les ignorants, grogna le guerrier en tournant autour de sa fille, ses yeux lançant des éclairs. Tu penses peut-être que Pluie d’Épine a pris sa part d’herbe à chat comme le lui avait demandé Bourgeon de Rose ? Tu seras surprise d’apprendre que le remède que tu as pris lui était destiné, et qu’elle n’a jamais pris sa part. Tu comprends, maintenant ? Sans toi, elle serait encore en vie, et je ne serais pas là à entraîner un blaireau aveugle !”

Pendant un court instant, Nuage Givré crut que son cœur s’était arrêté de battre. Pluie d’Épine lui avait assuré qu’elle avait consommé le remède, elle n’a pas pu mentir. A-t-elle eu pitié d’elle au point de mettre sa vie en danger ? Elle recula d’un pas, cherchant à comprendre.

“Je ne lui ai pas demandé de le faire, je ne savais pas, murmura la novice d’une voix blanche, son esprit soudain pris de douloureux souvenirs.

- Évidemment, tu ne savais pas. Pourquoi te l’aurait-on dit ? Pour que tu te sentes coupable et que tu t’isoles encore plus de ton propre clan ? Pour que tu réalises que ta simple existence a coûté la vie à l’une de nos meilleures guerrières ? Je ne l’explique pas, mais ils ont encore de l’espoir pour toi.

- Tout le monde sait ? Et ils m’en veulent ? s’affola la jeune chatte.

- À ton avis ? Ils respectaient ta mère, alors que toi… Chaque jour où je te vois échouer, trébucher, trembler, être pitoyable, je me demande si son sacrifice en valait la peine. Et chaque jour, la réponse est toujours la même.”

Nuage Givré sentit ses pattes trembler sous elle, menaçant de la laisser s’effondrer, comme si la réalité était trop lourde à porter. Alors voilà pourquoi le Clan du Tonnerre la dévisageait sans cesse ? Parce que sa vie… était une erreur ? La tête de l’apprentie lui tournait, elle aurait voulu s’enfuir en courant dans la forêt, courir jusqu’à atteindre le bout du monde et s’y laisser tomber. Pourtant, ses pattes refusèrent de bouger, comme si des racines avaient soudainement poussé depuis ses coussinets dans la terre.

“L'entraînement est terminé, je retourne au camp.” Griffe de Chêne s’éloigna, avant de s’arrêter pour jeter par-dessus son épaule. “Les autres ont trop de pitié pour te l’avouer. Crois moi, je te fais une faveur en te révélant tout ça. Tu devrais me remercier de ne pas en parler à ton frère.”

Puis, il disparut rapidement entre les arbres, laissant Nuage Givré seule au milieu de la combe mousseuse. La jeune chatte resta immobile, son esprit en chaos total. Tout ce qu’elle avait cru savoir venait de s’effondrer, la laissant perdue et dévastée. Comment pourrait-elle se pardonner d’être la cause de la mort de sa propre mère ? Et pire encore, comment le clan pourrait-il lui pardonner ? Comment avait-elle pu être aveugle tout ce temps, sans remarquer la haine de ses camarades ? Elle ne se réveillera pas. Les mots de Truffe de Lilas prenaient un tout autre sens, désormais. Et Nuage d’Araignée, dans tout ça ? Oh, Clan des Étoiles, faites qu’il ne soit jamais au courant ! Perdre la confiance de son clan était une chose, mais elle ne pourrait supporter de voir le regard dégoûté de son frère s’il apprenait la vérité. Et pourtant, quelque chose en elle lui criait qu’il méritait de savoir. Aurait-elle seulement le courage de lui révéler son monstrueux secret ?

Sans autre endroit où aller, Nuage Givré n’avait d’autre choix que de revenir au camp. Par un coup de chance, elle parvint à attraper une petite souris sur le chemin du retour. La seule chose qui lui restait à faire désormais, c’était de prouver à tous qu’elle pouvait être une bonne apprentie.

De retour dans la combe, la femelle avait l’impression que tout avait changé. La clairière familière, les chats qui allaient et venaient, tout semblait soudain étranger, comme si elle ne faisait plus vraiment partie de ce monde. Mais en avait-elle déjà fait partie ? C’est ma faute. Ces mots tournaient en boucle dans sa tête, et chaque fois qu’elle croisait le regard d’un autre chat qui la saluait ou la félicitait pour sa prise, elle avait la sensation qu’ils savaient. Qu’ils la jugeaient. Qu’ils la méprisaient.

Comme toujours, la clairière était animée. Graine d’Ortie était en tête à tête avec Plume de Corbeau, discutant de vive voix, tandis que Croc Blanc apportait un beau pigeon à la pouponnière, que Fleur Dorée avait finit par rejoindre. L’impatience du guerrier blanc et gris était palpable tant il avait hâte de rencontrer ses petits. Les trois autres chatonnes jouaient dehors, Petite Noisette donnant des ordres à ses sœurs. Depuis quelque jours, la chatonne prétendait qu’elle serait un jour cheffe du Clan du Tonnerre.

Tout semble normal, se dit Nuage Givré, mais rien ne l’était pour elle. C’est ma faute. Elle évita les guerriers, même Plume de Corbeau, qui lui lança un “Belle prise !” qui semblait sincère. Pourtant, l’apprentie à la patte blanche ne pouvait s’empêcher de penser qu’il se moquait d’elle. Gardant la tête basse, elle l’ignora pour déposer rapidement son butin dans la réserve. Ils savent tous que je ne devrais pas être ici. Que je suis une erreur. Quand elle aperçut Nuage d’Araignée grignoter une proie près de la tanière des apprentis, son cœur se serra davantage. Son frère, son seul ami… Comment pourrait-elle continuer à le regarder dans les yeux ? Comment pourrait-elle lui parler, lui sourire, alors qu’elle portait un mensonge aussi lourd ?

Elle s’avança vers lui, ses pattes tremblantes, sans savoir ce qu’elle lui dirait. Je ne peux pas lui dire, se rendit-elle compte soudainement, alors qu’il lui demandait comment s’était passé son entraînement. Elle n’avait peut-être pas l’honnêteté de Griffe de Chêne, ni le courage de Pluie d’Épine ou la bonté que devrait avoir n’importe quelle sœur, mais elle se sentait incapable d’affronter le regard de son frère s’il venait à apprendre son secret.

Quand elle s’approcha enfin assez près, Nuage d’Araignée lui adressa un sourire chaleureux, comme d’habitude. Mais elle ne parvint pas à le lui rendre. Détournant le regard, incapable de supporter sa gentillesse, elle murmura une excuse indistincte avant de se glisser dans son nid, le dos tourné à lui, ses pensées en tourbillon. Il ne sait pas. Il ne doit jamais savoir.

Elle pensait que cette décision la réconforterait, mais au lieu de ça, elle la plongeait dans un abîme de solitude et de désespoir. Chaque jour serait un mensonge, un poids de plus sur ses petites épaules. Combien de temps pourrait-elle vivre ainsi, en sachant qu’elle trahissait la seule personne qui comptait vraiment pour elle ? Elle avait l’impression de suffoquer, comme si l’air manquait autour d’elle.

Nuage Givré s’était recroquevillée dans son nid, alors que le soleil brillait encore, mais elle savait que le sommeil ne viendrait pas. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, les mots de Griffe de Chêne résonnaient dans sa tête. C’est ma faute.

Elle se retourna, cherchant désespérément une position plus confortable, mais le confort l’échappait, tout comme la paix. Finalement, épuisée par ses tourments, Nuage Givré glissa doucement dans un sommeil agité. Mais au lieu du répit qu’elle espérait, elle découvrit une clairière sombre en ouvrant les yeux, entourée de brouillard. Devant elle, Pluie d’Épine se tenait là, le pelage terne et les yeux voilés de douleur. Suis-je en train de rêver ? Suis-je au Clan des Étoiles ? Peut-être que c’était sa seule chance de demander le pardon à sa mère. Nuage Givré aurait voulu crier, lui dire qu’elle était désolée, qu’elle aurait voulu faire quelque chose… Mais un poids invisible dans sa gorge l’empêchait de produire le moindre son.

Pluie d’Épine s’effondra lentement, son corps se tordant de souffrance, et la jeune femelle était coulée sur place, ses pattes semblant s’enfoncer dans le sol comme des racines. Bouge ! Fais quelque chose ! Mais elle restait là, impuissante, observant l’agonie de sa mère, chaque gémissement résonnant comme un coup de griffe.

Autour d’elles, les ombres des membres du clan apparurent, la regardant avec des yeux accusateurs, sans un mot. Griffe de Chêne était là, Truffe de Lilas aussi, ainsi que Plume de Corbeau, Fleur Dorée, Bourgeon de Rose… Et Nuage d’Araignée. Ils se tenaient tous en cercle, les entourant, tandis que Pluie d’Épine poussait un dernier souffle, les yeux fixés sur sa fille, comme si elle lui reprochait sa propre fin. Un murmure collectif monta de la foule :

“Tu l’as laissé mourir.”

Nuage Givré se réveilla en sursaut, haletante, le cœur battant à tout rompre. Désormais, le soleil s’était couché, et la tanière des apprentis était plongée dans l’obscurité. Elle essaya de se calmer, de reprendre son souffle, mais les images restaient gravées dans son esprit. Elle se blottit dans sa litière, cherchant un peu de chaleur, mais tout ce qu’elle ressentait, c’était un froid glacial. Pluie d’Épine la trouvait sûrement pathétique, depuis le Clan des Étoiles. Et comment l’en blâmer ? Elle était forcée de voir chaque jour sa fille qui lui avait arraché la vie devenir une chatte inutile, une honte parmi le Clan du Tonnerre.

Maintenant que même le sommeil était devenu un ennemi, Nuage Givré avait peur de fermer les yeux à nouveau. Elle le sentait au plus profond de son cœur, ce n’était pas le dernier cauchemar qu’elle ferait. Il reviendrait, chaque nuit, jusqu’à qu’elle n’ait plus la force de lutter. Il ne doit jamais savoir, pensa-t-elle une dernière fois, avant de sombrer à nouveau dans une nuit sans répit.

Chapitre 10[]

Les jours passaient, et Nuage Givré se sentait de plus en plus lourde. Pas dans son corps, qui semblait, au contraire, devenir plus léger, mais dans son esprit, qui était comme enfoncé dans une brume dont elle ne parvenait plus à s’extraire. Ses repas, quand elle se contraignait à en prendre, lui donnaient la nausée. Quant à son sommeil, il était devenu un champ de bataille où les cauchemars se succédaient sans fin. Presque chaque nuit, Pluie d’Épine revenait s’éteindre sous ses yeux, et malgré tout ses efforts pour bouger, pour crier, elle restait paralysée, incapable de la sauver. Parfois, c’était même elle qui agressait sa mère, comme si ses pattes avaient pris vie indépendamment de sa volonté. Ces nuits-là étaient les pires. Le matin, elle se réveillait en sursaut, espérant ne pas réveiller Nuage d’Araignée. Heureusement, celui-ci ne se doutait de rien.

Chaque jour, Nuage Givré constatait de nouvelles pertes : son pelage semblait terne et emmêlé, ses côtes étaient de plus en plus visibles sous sa fourrure. Mais la mauvaise saison approchant à grand pas, personne ne s’en inquiétait. Autrefois, elle aimait nettoyer sa fourrure et la rendre brillante, mais aujourd’hui, elle n’en voyait plus l’intérêt. Avoir un beau pelage n’était qu’une couverture masquant la vraie chatte qu’elle était, et elle n’avait plus la force de mentir. Son clan devait la voir comme elle était réellement : salie, usée, négligée.

Quant à Nuage d’Araignée, il devenait un peu plus fort et plus confiant chaque jour. Nuage Givré ne l’avait jamais vu aussi heureux que depuis qu’il passait ses journées avec Nuage de Chêne. Depuis que Cœur de Mousse était devenue guerrière, Nuage Charbonneux les accompagnait régulièrement.

Un matin, alors que Nuage Givré était assise à l’ombre, scrutant sans vraiment les voir les autres chats du clan, Nuage d’Araignée s’approcha, toujours aussi vif. Il déposa un lapin devant sa sœur, sautillant sur place.

“Regarde ce que j’ai attrapé ! C’est ma plus grosse prise, jusqu’ici !

- C’est toi qui l’as attrapé ?” répéta Nuage Givré, abasourdie.

Même si la chasse n’était plus aussi difficile que les premiers jours, la femelle avait encore beaucoup de mal. Elle n’avait encore jamais attrapé d’oiseau, à part un moineau qui s’était brisé une aile, et elle n’avait jamais osé essayer avec un lapin.

“Oui ! Il est énorme, non ? On pourrait aller chasser ensemble aujourd'hui. Vent Gris fait passer une petite évaluation à Nuage de Chêne. Qu’en dis-tu ? Ça fait un moment qu’on a pas passé de temps tous les deux.”

Nuage Givré leva les yeux vers lui, le cœur serré. Tout en elle criait de dire oui, mais en le regardant dans les yeux, la femelle n’y vit que l’image de Pluie d’Épine agoniser. Comment pouvait-elle chasser, rire, passer du temps avec lui alors qu’elle lui mentait chaque jour ?

“C’est gentil… Mais je suis fatiguée, aujourd’hui, murmura-t-elle, évitant son regard. Peut-être une autre fois.

- Tu es sûre que ça va ? fit Nuage d’Araignée, perdant son sourire, penchant la tête sur le côté. Tu es… Bizarre, ces derniers temps.”

Ne l’ai-je pas toujours été ?

“Je vais bien, ne t’en fais pas, mentit-elle. Je suis juste fatiguée de l'entraînement.

- Comme tu voudras. Si tu changes d’avis, n’hésite surtout pas ! Et n’oublie pas que tu peux toujours me parler, je suis là pour t’aider.”

Elle hocha la tête, mais dès qu’il tourna les talons, elle cacha son visage dans son poitrail. Elle ne le méritait pas. Elle ne méritait rien de ce qu’elle avait.

Nuage Givré sentit sa gorge se nouer en reconnaissant le parfum de son père qui s’approchait d’elle. Depuis sa révélation, les entraînements étaient devenus encore plus durs, et la femelle ne réussissait aucun des mouvements les plus simples. Était-ce l’angoisse de se trouver près de Griffe de Chêne qui lui faisait perdre ses moyens ? Ou se cherchait-elle une excuse ?

“On va à la combe mousseuse, si tu n’as rien à faire. J’ai un enchaînement à te montrer.” fit-il d’un ton glacial.

La novice hocha la tête, forçant ses pattes à suivre son père vers le lieu où elle se ridiculisait chaque jour. Un frisson parcourut le corps de la petite chatte quand une brise se glissa sous ses poils, une brise plus fraîche que celles qu’elle avait connues jusqu’alors. L’herbe, encore blanchie à certains endroits par la rosée de la nuit, craquait légèrement sous leurs pas. Même la mousse de la combe d'entraînement n’était plus aussi moelleuse.

“Aujourd’hui, nous allons travailler sur un enchaînement plus complexe, mais que tout bon guerrier du Clan du Tonnerre doit maîtriser. La précision sera essentielle. Je te montre sur toi d’abord.”

Griffe de Chêne entama la démonstration avec une feinte rapide vers l’avant, suivie d’une frappe circulaire précise avec sa patte avant. Ensuite, il pivota habilement pour se retrouver derrière la novice et lui saisit le cou avec une prise maîtrisée. Après cela, il la relâcha pour effectuer un saut en arrière, lançant un coup de patte qui fendit l’air.

“À toi, maintenant.”

Nuage Givré déglutit mais se concentra. Elle réussit la feinte, mais sa frappe circulaire était imprécise et manqua de vitesse. Lorsqu’elle tenta de pivoter pour la saisie du cou, elle glissa légèrement et se retrouva mal placée, rendant la prise inefficace.

Griffe de Chêne se déplaça rapidement, réalisant le saut en arrière avec le coup de patte en diagonale. En voyant sa fille incapable de tenir le rythme, il se précipita pour donner un nouveau coup de patte dans la joue de la femelle, qui provoqua une douleur aigu.

“Quelle vivacité ! gronda-t-il. Si tu ne parviens pas à exécuter cet enchaînement, comment peux-tu espérer être une vraie guerrière ?”

Nuage Givré tituba, sentant un liquide chaud couler sur sa joue. La douleur la fit grimacer, si bien qu’elle se passa une patte sur la blessure. En voyant son coussinet teinté d’une couleur écarlate, elle se figea. Pourquoi saignait-elle ?

“Tu m’as griffé, balbutia-t-elle, sous le choc. Nous ne sommes pas censés nous entraîner sans les griffes ?

- Tu dors trop, quand tu te bats, répondit-il simplement. Considère cela comme un réveil.”

Reprenant ses esprits, Nuage Givré secoua la tête. C’est lui le mentor, il sait ce qu’il fait. Désormais, elle se jura de se concentrer davantage. Mais sa faiblesse physique due à un manque d’alimentation correcte se fit ressentir pendant le reste de la séance, ses pattes ne parvenaient plus à la porter aussi longtemps qu’autrefois. Si j’avais été plus réactive, je n’aurais pas été blessée, songea-t-elle pour s’encourager. Pourquoi je n’y arrive pas ?

L’entrainement se poursuivit, Griffe de Chêne n’accordant aucune pause. Quand enfin, celui-ci déclara qu’ils s’arrêtaient pour aujourd’hui, Nuage Givré avait reçu deux nouvelles griffures : l’une sur l’oreille gauche, et l’autre au niveau de l’épaule droite. Comment expliquer ses égratignures au reste du clan ? Étoile Blanche serait furieuse d’apprendre qu’elle s’était blessée.

“Avant de rentrer au camp, tâche de trouver des plumes bien douces pour le nid de Pétale d’Oseille, ordonna Griffe de Chêne avant de partir. Ton frère et son acolyte ont eu la merveilleuse idée d’éparpiller sa litière dans toute la tanière des anciens, soit disant pour rire.

- Ce n’est pas la première fois. Ils font ce genre de farce sans cesse, même chez les apprentis, l’informa sa fille en retenant un sourire.

- Les apprentis sont incorrigibles, soupira son père en levant les yeux au ciel.

- Quelle est la pire farce qu’on t’ai fait, à toi ?”

Nuage Givré se mordit la langue, sans avoir la moindre idée de pourquoi elle avait posé la question. Comme s’il voulait me partager ses souvenirs d’enfance… Pourtant, à sa grande surprise, le guerrier roux sombre réfléchit un instant, avant de se tenir droit devant elle, l’écrasant de toute sa hauteur.

“Quand j’étais plus jeune, j’ai rencontré une guerrière exceptionnelle, commença-t-il avec un brin de nostalgie dans la voix. Elle était incroyable : aussi bonne à la chasse qu’au combat, et elle avait même réussi à pêcher un poisson, une fois, sans que personne ne le lui apprenne. Je n’ai jamais compris pourquoi elle m’avait choisi comme compagnon, mais je l’ai aimé. Je l’ai aimé de tout mon être. Quand elle a eu des chatons, que je ne voulais pas spécialement, j’ai pensé que rien ne pourrait jamais la rendre aussi heureuse.” Il fit une pause, et son début de sourire s’effaça aussi rapidement qu’il était apparu. “Mais il a fallu que sa fille tombe malade, et la contamine. Cette même fille qui est incapable de faire partie de son clan et d’apprendre à cohabiter avec ses camarades. Elle est morte pour que tu vives, et maintenant je suis coincé à entraîner une apprentie qui ne sera jamais à la hauteur. Voilà la pire farce que ce monde ait pu me faire.”

Muette comme un rat mort, Nuage Givré fixa le sol, sentant le regard accusateur de son père sur elle. Elle ne s’était jamais rendu compte de la souffrance que devait ressentir Griffe de Chêne après avoir perdu sa compagne. Comment avait-elle pu poser une question aussi stupide ? Elle n’avait fait que lui rappeler la perte la plus cruelle de toute sa vie. La jeune novice se sentait si petite, si insignifiante à côté de ce père qui avait perdu ce qu’il aimait le plus… Au fond d’elle, une voix lui murmurait que peut-être, son existence n’avait été qu’une farce cruelle du Clan des Étoiles.

“Tu aurais aimé que nos places soient inversées, n’est ce pas ? demanda Nuage Givré d’une voix blanche, craignant la réponse. Qu’elle vive, et que je ne survive pas.”

Griffe de Chêne baissa les oreilles, levant la tête vers le ciel avec un regard nostalgique. C’était la première fois qu’il paraissait aussi vulnérable, aussi blessé.

“Oui, je l’aurais souhaité, lâcha-t-il dans un soupir presque inaudible, avant de reprendre ses esprits en secouant la tête. Je te laisse te débrouiller pour cacher tes égratignures. Et si on te demande, invente quelque chose qui explique que tu t’es fait ça toute seule. Sinon, je vais devoir avoir une petite discussion avec Nuage d’Araignée… Et je suis sûr qu’aucun de nous ne souhaite ça.

- Bien sûr… Je trouverai quelque chose.” fit Nuage Givré d’une petite voix, tétanisée à l’idée que son frère apprenne la vérité sur Pluie d’Épine.

Comme souvent, Nuage Givré resta un moment seule dans la clairière après le départ de son père. Son regard fixait les taches rouges que son sang avait laissées sur la mousse. La douleur physique était supportable, mais son esprit était en ébullition. Elle en avait maintenant la certitude : son père aurait préféré la savoir morte. Alors pourquoi était-elle en vie ? Pourquoi voudrait-elle rester dans ce monde en sachant que personne ne voulait d’elle ? Pour la première fois, une rage incontrôlable monta en elle.

Elle ne savait pas d’où venait cette colère, mais elle était là, brûlante, et soudaine. Comment osait-il lui reprocher ses maigres capacités, alors qu’elle faisait tout son possible pour le satisfaire ? Elle faisait tout pour lui plaire, pour se montrer à la hauteur, mais rien ne semblait suffisant. Frénétiquement, la femelle chercha quelque chose, un objet sur lequel elle pourrait déverser ses émotions qui s’emparaient de son corps. Elle se jeta sur le premier arbre venu, enfonçant ses griffes dans l’écorce, frappant encore et encore, s’imaginant Griffe de Chêne devant elle, le suppliant de comprendre, de voir ce qu’elle endurait. Mais il ne voyait rien. Personne ne voyait rien. Chaque coup était comme un cri silencieux qu’elle gardait en elle depuis trop longtemps.

Mais alors que l’écorce volait en éclats sous ses coups, elle fut rattrapé par la réalité. Elle s’arrêta net, haletante, les pattes tremblantes, l’arbre mutilé devant elle. Qu’est ce que je suis en train de devenir ? Était-elle si monstrueuse qu’elle pouvait souhaiter du mal à son mentor, son propre père ? Tuer sa mère ne lui suffisait-il pas ? Elle était dégoûtée d’elle-même, effrayée par cette noirceur qui grandissait en elle.

L’apprentie à la patte blanche recula, horrifiée par ses propres actes, et se laissa tomber au sol, un vide béant se creusant dans son poitrail. Griffe de Chêne n’y est pour rien, il essaie juste de m’aider, de me rendre plus forte, se rappela-t-elle, fixant un point vide. Ce n’est pas lui le problème… D’une manière qu’elle trouvait honteusement lâche, elle avait essayé d’accuser son père pour se justifier de sa propre incompétence.

À cet instant, elle aurait pu donner un million de bonnes raisons pour que son clan la déteste au point de lui demander de quitter la tribu, de se débarrasser d’elle. Et si jamais cela arrivait, elle ne résisterait pas. Elle partirait sans faire d’ennui. Mais était-il seulement possible qu’ils la haïssent autant qu’elle se haïssait elle-même ? Et l’exil était-il une punition suffisante ? Ses crimes étaient si lourds qu’elle se demandait comment elle pouvait encore respirer, encore exister. Et dans ce gouffre dans lequel elle sombrait à petit feu, la vie elle-même semblait n’avoir plus aucune valeur.

Chapitre 11[]

Les jours raccourcissaient, et pourtant, pour Nuage Givré, ils étaient interminables. Le froid s’installait progressivement sur la forêt, faisant tomber les dernières feuilles qui s’accrochaient encore désespérément aux branches dénudées des arbres. Désormais, il était rare que les guerriers mangent à leur faim, les proies se terrant dans leur terrier pour se protéger du vent glacial. Au moins, Nuage Givré avait une bonne raison de ne pas manger, sans devoir avouer qu’elle avait perdu l’appétit, ces derniers temps.

La jeune apprentie s’était retirée dans un coin du camp, observant en silence l’agitation qui y régnait. Les chats s’activaient à renforcer leurs tanières, à protéger les maigres proies avant que la neige menaçante ne recouvre tout. Elle regardait ses camarades se presser les uns contre les autres pour se réchauffer, se partager des histoires et des rires, leurs souffles se mêlant en un nuage blanc dans l’air glacé. Nuage Givré se demandait ce que cela faisait d’être là, au centre de l’attention, d’être entourée de camarades de confiance sur lesquels on pouvait compter. N’ont-ils pas peur d’être jugé, à tout partager à voix haute ainsi ?

Ses yeux se posèrent sur un groupe de guerriers, où Plume de Corbeau se tenait avec Truffe d’Écureuil et Feuille d’Aubépine. Il riait doucement en donnant un coup d’épaule amical à Truffe d’Écureuil, qui fit mine de le frapper derrière la tête en retour. Le cœur de Nuage Givré se serra en le voyant si à l’aise, si sûr de lui. Fascinée par sa gentillesse et son calme, elle l’admirait, cachée dans son coin. Pour lui, elle n’était sûrement qu’une apprentie incompétente et sans intérêt, mais elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce que cela ferait d’avoir quelqu’un comme lui à ses côtés, quelqu’un qui pourrait la comprendre et l’accepter pour ce qu’elle était. Était-ce seulement possible ?

Parmi les couples du Clan du Tonnerre, il n’y en avait aucun que Nuage Givré admirait autant que celui de Croc Blanc et Fleur Dorée. Quand ils étaient ensemble, il était difficile de ne pas les remarquer tant ils aimaient se montrer aux autres. Mais personne ne leur reprochait leur comportement, au contraire : cela en amusait beaucoup. Pourrait-elle connaître ça, un jour ? Elle en doutait. Comment trouver un compagnon au sein d’un clan qui lui reprochait son existence, et à raison ? À force de se convaincre que son clan la méprisait, Nuage Givré s’était isolé encore plus qu’elle ne le faisait quand elle était chaton. Ne parlant plus à personne, ou lâchant seulement des phrases courtes et dénuées de sens, les autres guerriers l’évitaient, l’observant de loin comme si c’était une étrangère. Et ils agissaient sûrement pour le mieux.

D’un coup, Plume de Corbeau tourna la tête vers la femelle, remarquant qu’il était observé. Nuage Givré sentit une chaleur honteuse lui monter dans les oreilles malgré le froid de l’air. Perdue dans ses pensées, elle n’avait même pas remarqué qu’elle ne l’avait pas quitté des yeux. Je l’ai regardé trop longtemps, il va me trouver bizarre, s’affolait-elle en cherchant un échappatoire. Trop tard, Plume de Corbeau se dirigeait droit vers elle, sa queue ondulant légèrement derrière lui.

“Tu voulais me dire quelque chose ? lui demanda-t-il quand il fut assez proche.

- Euh… Non, rien de spécial…, balbutia la femelle.

- Tu es sûre ? Tu me regardais comme si j’avais une feuille sur la tête et que j’étais le seul à ne pas le savoir. Si c’est le cas, il faut absolument me le dire, ce serait cruel !

- Non, tu n’as rien, gloussa Nuage Givré, ayant soudain très chaud. Et d’ailleurs, ce ne serait pas si grave, d’avoir une feuille sur la tête… Je ne parle pas de toi spécifiquement, mais… Enfin, ce serait sans doute ridicule, mais au moins ça ne fait pas mal ! Tu vois ce que je veux dire…”

Elle s’arrêta en réalisant à quel point elle était ridicule, quand elle parlait aux autres. Au moins, avec son père, elle savait à quoi s’attendre, et n’avait pas besoin de parler. Plume de Corbeau se dandina d’une patte sur l’autre, le regard fuyant.

“Je… Oui sans doute. En tous cas, je ne me souviens pas avoir déjà eu une feuille sur la tête, donc je ne peux pas répondre à tes interrogations, fit le mâle noir avec un sourire gêné. Bon, je vais te laisser si tu n’avais rien à me dire.”

Après une courte hésitation, il fit volte face, retournant auprès de ses camarades tandis que Nuage Givré se maudissait intérieurement. Elle avait complètement gâché l’occasion de parler avec lui. Elle aurait tout donné pour devenir invisible, à cet instant. Mais s’il est venu me parler… Ça veut peut-être dire qu’il m’aime bien, non ? ne put-elle s’empêcher de penser. Sinon, il m’aurait simplement ignoré. Ou c’était peut-être le cas avant que je ne me mette à parler…

Son oreille la démangea soudainement à l’endroit où il manquait encore des poils, la forçant à se gratter machinalement. Nuage Givré ne put retenir une grimace en sentant sa petite plaie se rouvrir légèrement. Sortir les griffes pendant les entraînements était devenu habituel pour Griffe de Chêne quand son apprentie n’était pas convaincante – c'est-à-dire presque à chaque fois. Cependant, elle n’avait pas intérêt à l’imiter. Les premières fois, elle avait trouvé facile d’expliquer aux autres qu’elle s’était coincée bêtement dans un buisson, dans des ronces, ou qu’elle s’était grattée trop fort. Mais maintenant, elle arrivait à court d'arguments crédibles. La dernière fois, la novice avait dû prétendre qu’un lapin lui avait griffé l’oreille pendant une chasse, et Nuage d’Araignée avait éclaté de rire. L’histoire avait vite fait le tour du camp, allant jusqu’aux oreilles de Griffe de Chêne qui avait ajouté que Nuage Givré avait été tétanisé devant le rongeur. Nuage Givré s’était caché dans sa tanière le reste de la journée, trop lâche pour affronter les moqueries.

À quelques pas de là, une autre fourrure noire s’approcha de l’apprentie, son ronronnement résonnant si fort que Nuage Givré avait l’impression d’entendre un monstre de Bipède. Le chat qui était responsable de ce vacarme était Graine d’Ortie, une femelle dont la fourrure hirsute et emmêlée contrastait vivement avec les poils lustrés de Plume de Corbeau.

“Il a l’air particulièrement heureux ces temps-ci, tu ne trouves pas ? lui demanda la guerrière en scrutant le mâle du coin de l'œil.

- Je suppose… Je ne le connais pas très bien.

- Eh bien, moi qui le connais, je peux t’assurer que quelque chose a changé, chez lui. Et ça ne peut vouloir dire qu’une seule chose !” Graine d’Ortie baissa la voix, penchant la tête vers l’apprentie. “Il est sans aucun doute amoureux.”

Nuage Givré la dévisagea. Plume de Corbeau ? Avec une compagne ? Pourtant, à part Feuille d’Aubépine, il ne parlait qu’à peu de femelles, et celle-ci avait déjà un compagnon. Se pourrait-il que… Non, c’était impossible.

“Tu as une idée de l’heureuse élue ? demanda la petite chatte discrètement, l’espoir se mêlant à l’inquiétude.

- Pas la moindre. Mais une chose est sûre, il aime rester secret !”

Une étrange chaleur parcourut le cœur de Nuage Givré, une chaleur comme elle n’en avait jamais ressentie. Pourquoi s’intéresserait-il à quelqu’un comme moi ? s’interrogeait-elle. Mais au fond, cela lui importait peu. Pour l’instant, elle préférait se fier à son instinct, et prier silencieusement pour qu’elle ait raison.

Nuage Givré sentit sa truffe frémir en sentant un contact froid se poser dessus. Elle leva machinalement la tête, mais il ne pleuvait pas. Un autre lui tomba sur la queue, mais pourtant, celle-ci n’était pas mouillée. Et puis, ces mystérieuses gouttes invisibles se multiplièrent, parsemant l’intégralité de son corps. Elles devinrent plus grosses, plus nombreuses, si bien que Nuage Givré put les voir de ses propres yeux : les gouttes étaient blanches, et tombaient si lentement du ciel qu’elle aurait pu les attraper avec sa langue.

“Les premières neiges ! s’exclama Graine d’Ortie, frémissante. J’ai toujours aimé la neige. Dommage que ça fasse fuir toutes les proies.”

Nuage Givré adressa un rapide remerciement silencieux au Clan des Étoiles. Aujourd’hui, Griffe de Chêne n’avait pas prévu de chasser, mais de lui apprendre à grimper aux arbres. L’escalade étant la spécialité et la fierté du Clan du Tonnerre, elle espérait ne pas échouer, cette fois.

Graine d’Ortie fut appelée par Branche Vive pour partir en patrouille avec Poil de Pigeon, et s’éloigna en saluant l’apprentie. Devant la pouponnière, les chatonnes avaient sorti la tête à l’extérieur et tentaient d’attraper les premiers flocons avec leurs pattes. Petite Moustache fit une grimace quand elle en avala un. Les flocons disparaissaient dès qu’ils touchaient le sol, mais bientôt, ils redoublèrent en quantité et en taille.

Même Étoile Blanche était sorti de son antre, sa silhouette blanche et immaculée se dressant sur la Corniche. Son regard parcourait la combe, où ses guerriers levaient la tête vers la poudreuse qui venait petit à petit recouvrir le sol. Un froncement inquiet marquait son visage. C’est de sa responsabilité de s’assurer que le clan survive à la mauvaise saison, se dit Nuage Givré, prise de compassion pour la chatte blanche. Mais comment faire lorsqu’il n’y a plus de proie ?

Au grand désarroi de l’apprentie, Griffe de Chêne sortit enfin de la tanière des guerriers, lui faisant comprendre en un regard que l'entraînement commençait. Et Nuage Givré sentit ses pattes trembler tandis qu’elle se forçait à le suivre, l’appréhension lui rongeant l’estomac. Elle savait qu’elle ne pouvait pas échapper aux journées d’apprentissage, et pourtant, chaque jour, elle espérait que Griffe de Chêne tombe malade, soit dans l’incapacité d’assurer ses journées, juste le temps de quelques jours. Au fond, Nuage Givré ne savait même pas quel était le pire : sa fatigue physique, causée par une sous alimentation évidente et des nuits agitées, ou sa fatigue mentale, conséquence de l’angoisse qu’elle ressentait à chaque fois qu’elle se retrouvait seule avec son père.

Sur le chemin, Nuage Givré passa devant Éclair de Feu, qui se dépêchait d’envoyer les patrouilles avant que la neige ne recouvre tout.

“Feuille d’Aubépine, tu veux bien prendre deux guerriers ? Choisis qui tu veux, ordonna le lieutenant, ne sachant plus où donner de la tête.

- Je viens, fit Croc Blanc, haletant.

- Sûrement pas, tu restes ici et tu te reposes, répliqua Étoile Blanche à son ami de toujours. Tu as déjà passé toute la nuit à chasser, ne t’épuise pas.

- Mais les chatons arriveront bientôt, et je dois m’assurer que Fleur Dorée mange à sa faim.

- Elle ira bien, ne t’en fais pas. Reste au camp et fais une sieste, c’est un ordre.

- Étoile Blanche, s’il te plait !”

Ne préférant pas écouter les plaintes du guerrier, Nuage Givré poursuivit son chemin. Il ne tient vraiment pas en place, songea-t-elle. Enfin, Griffe de Chêne et son apprentie quittèrent la combe secouée d’agitation à la recherche d’un arbre suffisamment solide pour être escaladé. Dans la forêt, l’herbe était déjà recouverte de neige, qui craquait sous les petites pattes de Nuage Givré. Le froid lui gelait les coussinets, l’air glacé lui mordait les narines, mais elle n’osa pas s’en plaindre.

“Celui-ci fera l’affaire.” fit Griffe de Chêne en s’arrêtant au pied d’un grand frêne.

Nuage Givré leva la tête vers ses branches tortueuses. L’arbre se dressait fièrement, ses racines perçant le sol gelé, et son tronc, recouvert d’une fine couche de givre, brillait sous la lumière timide du soleil. Un frisson parcourut le corps de la novice à l’idée de s’élever du sol, mais elle n’en montra rien.

“Tu peux grimper, je te regarde d’ici.”

Nuage Givré cligna des yeux, incrédule. Grimper ? Maintenant ? Elle avait au moins espéré une démonstration avant de se lancer. Échouer à la chasse, c’était une perte de temps et pouvait faire fuir les proies. Mais à l’escalade, le moindre faux pas pouvait lui coûter cher.

“Tu es sûr que l’arbre est assez solide ? balbutia la femelle grise pâle.

- Le tronc est plus large que toi, ce n’est pas une excuse. Le Clan du Tonnerre est le seul de la forêt à savoir grimper aux arbres, tu dois apprendre si tu veux en faire partie. Je te guiderai.”

Négocier était inutile, alors Nuage Givré s’approcha du tronc, déglutissant, le cœur battant. Tout le monde sait le faire, ça ne peut pas être si difficile, s’encourageait-elle. Tout comme chasser… Elle posa une patte sur l’écorce, et immédiatement, sentit à quel point elle était froide sous ses coussinets. Mais elle ignora la douleur et posa une deuxième patte, cherchant une prise confortable.

D’une manière qu’elle n’aurait su expliquer, elle parvint à se hisser de quelques longueurs de queue, mais chaque mouvement était hésitant, maladroit. L’écorce craquait sous ses griffes, et le froid lui raidissait les membres. Une fine couche de glace s’était formée sur certaines branches, rendant l’ascension périlleuse.

“Allez, plus haut ! lança Griffe de Chêne. Et sois plus rapide !”

Nuage Givré n’osa pas pencher la tête vers le sol, de peur de croiser le regard de son père. Savoir qu’il observait ses moindres gestes la rendait mal à l’aise. Au fur et à mesure de son ascension, le tronc devint plus fin, et la couche de givre qui le recouvrait se faisait plus épaisse. Trouver des prises était difficile, et ses griffes avaient tendance à glisser quand elle se hissait. Mais tant que Griffe de Chêne ne lui demandait pas de descendre, elle continuait. Si elle abandonnait maintenant, elle pouvait être sûre qu’elle repartirait avec des griffures sur tout le corps.

Soudain, son arrière-patte dérapa, glissant violemment sur l’écorce. Elle tenta de se rattraper, mais ses griffes ne parvinrent à s’accrocher nulle part. Le monde tourna autour d’elle. Son cœur rata un battement. Alors qu’elle tentait de s’agripper avec ses pattes restantes, Nuage Givré savait que chaque mouvement la rapprochait du point de rupture. Ses pattes tremblaient de plus en plus. Chaque respiration devenait difficile, et malgré son effort pour s’accrocher, elle sentait que l’échec approchait. Son cœur battait à ses oreilles, tout son corps en alerte, mais quand son autre arrière-patte glissa à son tour, c’était déjà trop tard. La panique la saisit, et le monde bascula avant qu’elle n’ait le temps de comprendre, le vent s’engouffrant violemment dans sa fourrure.

La douleur explosa dans tout son corps comme si un rocher venait de lui tomber dessus. L’air fut chassé de ses poumons, et une vive brûlure se propagea dans son flanc. Nuage Givré aperçut vaguement le visage dur et flou de son père bouger les lèvres, chose étrange puisqu’elle n’entendait aucun son, excepté un bruit aigu continu. Et puis, tout devint noir.

Chapitre 12[]

Le monde revenait doucement à Nuage Givré, comme à travers un épais brouillard. Elle tenta de bouger, mais une vague de douleur la traversa, si violente qu’elle en eut la nausée. Chaque partie de son corps semblait en feu, mais l’air était glacé. Elle peinait à respirer sans que son flanc ne brûle à chaque inspiration.

Où suis-je ? se demandait-elle en regardant autour d’elle, ne reconnaissait pas la forêt. L’odeur familière des plantes médicinales et de la mousse la rassura un instant. La tanière de Bourgeon de Rose. D’ailleurs, elle n’était pas seule. Des voix chuchotaient près d’elle.

“Elle a de la chance de ne pas s’être cassé la nuque, murmura la guérisseuse.

- Si elle avait suivi mes instructions, rien de tout cela ne serait arrivé, crois-moi, répondit la voix de Griffe de Chêne, avec un soupir fatigué et inquiet. Elle a été imprudente, comme toujours. Je lui avais pourtant dit qu’on ne grimpe jamais à un arbre en mauvaise saison, à cause du givre.

- Je te crois, Griffe de Chêne, soupira Bourgeon de Rose. Les apprentis sont toujours trop pressés.”

Nuage Givré sentit son cœur se serrer. Pourquoi ment-il encore ? Elle n’avait fait que suivre les ordres, et avait grimpé malgré la peur qui lui nouait le ventre. Comment pouvait-il la blâmer ? Elle n’avait rien fait de mal, c’était l’arbre, le givre, le froid… Elle voulut parler, défendre sa cause, mais à quoi bon ? Personne ne croirait jamais une apprentie face à un guerrier respecté et expérimenté. S’ajoutait à cela la douleur qui lui gelait la gorge. Elle ferma les yeux, submergée par l’impuissance.

“Au moins, le pire a été évité, reprit Bourgeon de Rose d’une voix plus détendue. Elle a besoin de repos, mais elle s’en remettra.

- Je te fais confiance pour la remettre sur patte, peu importe le temps que ça prendra. Cela lui laissera le temps de réfléchir à ses actes.

- Je viendrai te chercher quand tu pourras la voir. En attendant, je vais prendre soin d’elle.

- Merci beaucoup, Bourgeon de Rose.”

À en juger par le bruissement de fougère qui suivit, Griffe de Chêne venait de quitter l’antre, laissant Nuage Givré seule avec la guérisseuse. Cette dernière s’approcha de la novice, qui fit mine de se réveiller en baillant, ce qui lui arracha une grimace.

“Comment tu te sens ? Tu risques de te sentir un peu lourde pendant le reste de la journée, il vaut mieux que tu te reposes. Et la prochaine fois, si tu veux éviter de te retrouver ici à nouveau, pense à bien écouter ton mentor !

- Je le ferai.” promit la jeune femelle d’une voix blanche.

Tandis que la guérisseuse rousse et blanche l’examinait, une question tournait en boucle dans la tête de Nuage Givré. Pourquoi Griffe de Chêne lui avait-il demandé de grimper s’il en connaissait parfaitement les dangers ? Lui voulait-il du mal ? Était-ce une punition pour quelque chose qu’elle avait fait ? Et puis, ça lui apparut comme une évidence : oui, elle avait fait quelque chose de mal. Quelque chose d'impardonnable, et elle méritait bien plus qu’une chute d’un arbre. Elle avait tué Pluie d’Épine.

Allongée sur sa litière de mousse, Nuage Givré fixait le plafond de la tanière. Ses inspirations la faisaient encore souffrir, mais elle s’y était habituée. Le silence qui régnait ici ne la dérangeait pas, étrangement. Ici, au moins, elle n’avait pas à supporter les regards pleins de jugement, ni à s’inquiéter de croiser Griffe de Chêne, qui ne venait jamais la voir. Dans un autre coin de l’antre, Bourgeon de Rose s’affairait à trier ses remèdes, dont la réserve diminuait chaque jour à mesure que la toux revenait s’installer au Clan du Tonnerre. Malheureusement, aucune plante médicinale ne pousse sous la neige.

Cela faisait plusieurs jours que Nuage Givré était tombée de l’arbre, mais sa chute lui revenait toujours à l’esprit, par vague, et chaque fois, elle se demandait pourquoi Griffe de Chêne avait menti. Pourquoi voulait-il toujours l’accuser de tout ? Y prenait-il un malin plaisir ? La réponse était si évidente qu’elle lui fit l’effet d’une griffe plantée dans son cœur. Il me déteste… Elle ferma les yeux, espérant chasser ce sentiment, mais celui-ci refusait de s’en aller. Il me déteste, mais au moins lui n’est pas hypocrite. Elle savait que ses camarades tentaient de le cacher, mais elle pouvait sentir leur haine aussi nettement qu’une odeur de souris fraîchement tuée.

D’après Bourgeon de Rose, Nuage Givré s’en était sorti avec une simple fracture à une patte arrière. Par chance, la neige avait un peu amorti sa chute, lui évitant de se briser l’échine. Est-ce vraiment une chance ? se demanda la chatte blessée en ravalant un sanglot. Le choc de la chute lui avait également fragilisé le flanc, mais la douleur était censée diminuer un peu plus chaque jour. Bourgeon de Rose avait dit la même chose quand Pluie d’Épine est morte, et la douleur est toujours là, se rappela-t-elle en sentant une nouvelle fois ce trou dans son cœur.

La novice se retourna péniblement sur son flanc, sentant chaque muscle protester. Ses pensées prenaient un chemin qu’elle n’avait pas encore osé suivre jusqu’à présent. Si elle disparaissait d’un seul coup… Est-ce que quelqu'un la regretterait ? Le remarquerait ? Est-ce que quelqu’un la chercherait ? Griffe de Chêne en serait probablement soulagé, et le reste du clan ne le remarquerait sans doute même pas. Tout ce qu’elle tentait de réaliser lui semblait futile. À quoi bon continuer ?

Nuage Givré étouffa un gémissement. Elle ne servait à rien ici. Elle échouait à chaque entraînement. Elle n’était même pas capable de chasser comme un chat convenable, comment pourrait-elle espérer devenir une guerrière ? Aux yeux du clan, elle serait toujours l’apprentie qui tombe des arbres et dont chaque inspiration était une insulte faite à la mémoire de Pluie d’Épine.

Une voix familière la tira de ses pensées. Un jeune chat noir qu’elle connaissait bien, au pelage strié de rayures blanches, entra timidement dans la tanière, ses yeux brillants en voyant la femelle. Nuage d’Araignée venait lui rendre visite de temps à autre, venant lui raconter ses journées et les événements qu’elle aurait pu manquer.

“Comment ça va, aujourd’hui ? lui demanda-t-il avec sa bonne humeur habituelle. Tu penses pouvoir revenir t'entraîner bientôt ?

- Je ne sais pas, peut-être encore un jour ou deux…

- Tu auras du retard à rattraper sur moi !”

Plus que tu ne le penses, s’empêcha-t-elle de répondre. Malgré sa fatigue, elle se força à écouter son frère lui raconter sa journée, mais elle ne l’entendait que d’une oreille. Serait-il déçu si elle fuyait ? Ou se sentirait-il plus libre ?

Après une rapide discussion, Nuage d’Araignée quitta la tanière, prétendant que sa journée était chargée. Nuage Givré, de nouveau seule avec ses pensées, posa sa tête sur ses pattes avant, le regard perdu dans le vide. Ces longues journées passées couchée à ne rien pouvoir faire d’autre que réfléchir l’épuisaient. Elle en regretterait presque les entraînements.

Sans le vouloir, l’idée de fuite la surprit à nouveau. Elle se voyait errer seule dans la forêt, loin de la vie du clan, loin de la responsabilité de ses échecs. Je pourrais partir. L’idée semblait à la fois terrifiante et étrangement réconfortante. Elle n’avait pas de plan précis, mais le simple fait d’imaginer une existence où elle ne serait pas là, où elle ne causerait pas de douleur ou de déception, lui apportait un petit soulagement. Un endroit où elle serait à l’abri du jugement du Clan des Étoiles qui l’étouffait.

Elle ferma les yeux, essayant de chasser ces pensées, mais elles persistaient, grandissant en force et en clarté. Personne ne le remarquerait. Je ne ferais plus de mal à personne. Ce n’était pas encore une décision, mais une possibilité, une échappatoire à une vie qui lui semblait trop lourde pour ses épaules.

Puis, elle ouvrit les yeux brutalement, sentant son cœur relâcher une pression qu’elle portait depuis trop longtemps. Sa décision prise, le monde lui sembla plus léger, plus attirant, moins sombre. Ce soir, elle partirait.


La nuit était tombée silencieusement sur le camp, les étoiles scintillant dans le ciel vide de nuage. Dans la combe, la neige avait été dégagée pour faciliter les allées et venues des félins, mais le sol était encore humide et froid. Nuage Givré attendit patiemment, cachée près des fougères de la tanière de Bourgeon de Rose, son cœur battant d’appréhension. Ses membres engourdis par la douleur se réveillèrent lentement, tandis qu’elle se glissait hors de la tanière, veillant à ne pas faire de bruit. À chaque pas, elle grimaçait en boitant sur sa patte arrière blessée. Mais elle ne pouvait pas attendre de guérir pour agir.

Chaque pas vers la sortie semblait plus libérateur que le précédent. L’air froid mordait sa peau, mais elle ne le sentait presque plus, absorbée par son objectif. La forêt l’accueillit dans son silence apaisant, ses arbres dénudés s’étirant vers le ciel comme des sentinelles vigilantes. Les branches couvertes de givre se dessinaient en silhouettes sous la lueur des étoiles. Après plusieurs jours de neige, la couche de poudreuse recouvrait à présent l’intégralité du sol de la forêt, formant parfois des petites bosses qui laissaient deviner un rocher caché en dessous. Quand Nuage Givré marchait, la couche de neige frôlait son ventre, lui gelant les pattes.

Au fur et à mesure qu’elle s'éloignait du camp, Nuage Givré ressentait une étrange liberté, une légèreté qui était presque enivrante. Adieu, Clan du Tonnerre ! songeait-elle, accélérant le pas. Adieu Griffe de Chêne, adieu l’échec ! La novice sentit comme des papillons dans son ventre en longeant la combe mousseuse, où plus jamais elle ne vivrait d’humiliation.

Après une longue marche qui lui glaçait les moustaches, Nuage Givré s’approcha de la lisière du territoire du clan, un endroit où presque personne n’était jamais allé. Les arbres dans cette direction lui paraissaient menaçant, inconnus. Et si je me perdais ? Elle secoua la tête pour chasser cette idée. Une nouvelle vie l’attendait, elle ne pouvait pas abandonner maintenant.

Et pourtant, quand elle s’approcha à pas lents, les oreilles couchées en arrière et observant frénétiquement autour d’elle, une vague de terreur l’envahit. Comment comptait-elle survivre en étant une aussi piètre chasseuse ? Et si elle croisait un renard, un blaireau ? La pensée de l’obscurité, du froid et de la solitude la saisit. Elle s’arrêta, le souffle court, et regarda en arrière, vers le territoire qui était son foyer. Peut-être qu’elle était trop lâche, trop faible pour quitter ce monde qui lui voulait tant de mal. Peut-être qu’elle devait juste rester, et accepter la douleur.

Quelle égoïste je fais…, fulminait l’apprentie, enragée contre elle-même. L’idée de fuir lui avait semblé si séduisante, mais maintenant qu’elle y était confrontée, la peur l’emportait. La peur l’emportait toujours. L’idée de quitter tout ce qu’elle connaissait pour se retrouver seule, sans aucune certitude, était insupportable.

Les pattes aussi lourdes que de la pierre, Nuage Givré fit demi-tour, baissant les yeux comme vous fuir le jugement du Clan des Étoiles. Le Clan des Étoiles… Je ne peux pas l’abandonner. Malgré tout, Nuage Givré avait encore confiance en ses ancêtres. Pluie d’Épine en faisait partie, et jamais elle ne pourrait lui tourner le dos. Néanmoins, la honte et la culpabilité la dévoraient. La honte de ne pas avoir réussi à partir, et la culpabilité d’y avoir songé. Elle était piégée dans cette vie qu’elle n’arrivait même pas à quitter. La forêt, qui lui avait paru libératrice, lui apparaissait maintenant comme une cage.

Le retour au camp, alors que le ciel commençait à s’éclaircir, semblait être une sentence, une acceptation de son échec. Incapable de rien, incapable de fuir. La douleur de ses membres se mêla à sa fatigue, et soudain, elle n’eut pas d’autre souhait que de retourner le plus vite possible à son nid. Mais en arrivant près du rideau de ronce qui semblait vouloir l’avaler, elle sentit comme une agitation inhabituelle pour cette heure de la nuit de l’autre côté. Intriguée, elle se glissa vers la combe, inquiète de savoir que quelqu’un aurait pu remarquer son absence.

Plusieurs guerriers étaient déjà sortis, et baillaient en se demandant ce qu’il se passait. Même Étoile Blanche était éveillée et discutait à voix basse avec Poil de Musaraigne, jetant des coups d'œil inquiets vers la pouponnière. Au moins, personne n’a remarqué mon absence, songea Nuage Givré en constatant que tout le monde l’ignorait, rassurée. Puis, Nuage d’Araignée bondit vers elle, l’air étrangement nerveux.

“Tu étais où ? Qu’est ce que tu faisais dans la forêt ? s’enquit-il dans un souffle court et rapide.

- Je… Rien du tout, fit sa sœur en baissant les yeux. Il se passe quelque chose ?

- Les chatons de Fleur Dorée arrivent… Mais il y a un problème.”

Chapitre 13[]

Ce midi-là, Nuage Givré prétendit une nouvelle fois ne pas avoir faim, malgré l’insistance de Nuage de Chêne. Ces derniers jours, celui-ci était étrangement collant avec elle, lui faisant des clins d'œil et des sous-entendus régulièrement. Nuage Givré avait d’abord été gênée de son comportement, mais elle savait aussi qu’il avait tendance à agir ainsi avec toutes les femelles. Malgré tout, elle faisait son possible pour l’ignorer, mal à l’aise à l’idée de se rapprocher du meilleur ami de son frère.

Elle soupira en frémissant. Cette dernière lune avait été chargée en émotion. La mort tragique de Fleur Dorée en mettant bas avait laissé un vide douloureux. Ses chatons n’avaient pas survécu, Fleur Dorée ayant été trop affaibli par la faim et le froid, et Croc Blanc s’était isolé dans la tanière des guerriers, laissant son chagrin l’engloutir. Étoile Blanche, préoccupée par la détresse de son ami, avait fini par lui rendre visite. Ce qui se passa entre eux resta un mystère pour le Clan du Tonnerre, mais peu de temps après, Croc Blanc fit une demande surprenante : il souhaitait devenir guérisseur. Il devint ainsi l’apprenti de Bourgeon de Rose.

“C’est loin d’être une surprise, il a toujours voulu être guérisseur, avait prétendu Épine de Sapin en apprenant la nouvelle. Mais il aimait trop Fleur Dorée pour abandonner sa vie de guerrier.”

Nuage Givré avait observé ces changements avec une certaine distance, trop préoccupé par son apprentissage qui devenait de plus en plus rude. Chaque jour, elle revenait avec de nouvelles courbatures, accompagnée souvent de marques de griffures qu’elle devait justifier. D’ailleurs, elle n’avait toujours pas réussi à maîtriser l'enchaînement complexe que Griffe de Chêne lui avait montré, malgré tous ses efforts.

Pendant une courte période, la tanière des apprentis lui avait paru bien calme après le baptême de Patte Charbonneuse. Mais depuis quelques jours, Nuage de Moustache, Nuage d’Aile et Nuage de Noisette les avait rejoint, rendant l’endroit bruyant. Désormais, la pouponnière était vide et inhabituellement silencieuse. Après ce qui est arrivé à Fleur Dorée, les femelles ne seront pas pressées d’avoir des petits, se dit Nuage Givré en soupirant.

Après la perte de sa fille, Branche Vive avait finalement rejoint les anciens pour prendre le repos qu’il méritait, sous le nom de Vieille Branche, à sa demande. Son attitude avait d’ailleurs grandement changé depuis, devenant grincheux, peu aimable et solitaire. Cela était encore plus flagrant depuis que Pétale d’Oseille et Cœur Pâle avait rejoint le Clan des Étoiles, prises d’un mal blanc. Nuage Givré voyait quelque chose de beau dans leur mort ; les deux chattes étaient nées ensemble, ne s’étaient jamais quittées, n’avaient jamais eu de compagnon, et elles étaient parties comme elles avaient vécu : ensemble.

Aujourd’hui, Nuage Givré voulait prendre un peu de repos, après avoir passé une nuit particulièrement dure. Ses cauchemars s’étaient calmés pendant un temps, mais depuis peu, ils étaient revenus avec une intensité effrayante. Elle se voyait trancher la gorge de Pluie d’Épine, sans contrôler son corps, pendant que celle-ci appelait à l’aide et lui demandait pourquoi elle faisait cela.

Près de la souche recouverte de neige près de laquelle les apprentis mangeaient leurs repas, Nuage de Moustache faisait une démonstration aux autres apprentis de sa position du chasseur, qui était parfaite. Son apprentissage débutait seulement, mais elle était déjà une chasseuse redoutable, capable de dénicher des rongeurs malgré la neige. Nuage Givré observait sa démonstration avec une pointe d’envie. Les yeux de Nuage de Moustache brillaient d’une lueur vive et ses mouvements étaient empreints d’une élégance naturelle qui captait les regards. Son pelage tricolore s’était embelli en grandissant, et sa gentillesse authentique la rendait extrêmement appréciée dans le clan.

Nuage Givré détourna les yeux, se sentant soudainement consciente de la jalousie qui pointait en elle. Comparée à la grâce et à la beauté de Nuage de Moustache, elle se sentait ternie et maladroite. Son pelage gris pâle, qu’elle trouvait terne, était seulement interrompu par sa patte avant blanche, qui semblait être une tache indélébile. Elle avait toujours détesté cette patte blanche, la trouvant disgracieuse. C’était comme si, en dépit de tous ses efforts pour se fondre dans le décor, elle était constamment marquée par une trace de neige sale, un défaut indésirable sur un pelage autrement neutre.

“Tu ne devais pas retrouver Griffe de Chêne ?”

La question de Nuage d’Araignée provoqua un sursaut de la novice. N’ayant pas remarqué son arrivée, elle cligna des yeux, rassemblant ses pensées.

“De quoi tu parles ?”

Soudain, son cœur sembla s’arrêter. Griffe de Chêne ! J’avais oublié ! Se levant d’un bond, elle se rua vers la sortie du camp, laissant son frère bouche bée. Ses pattes tremblèrent à l’idée de devoir affronter son père après son retard. La dernière fois, il avait raconté à tout le clan qu’elle avait eu peur d’une souris comme punition pour l’avoir fait attendre. Nuage d’Araignée l’avait taquiné avec ça pendant des jours.

Nuage Givré pressa le pas vers la combe mousseuse, son cœur battant la chamade, comme à chaque fois qu’elle se rendait à un entraînement. Mais cette fois-ci, elle était en retard. Le vent frais mordait son visage, mais elle l’ignora. Alors qu’elle approchait de l’endroit où elle devait retrouver son mentor, elle remarqua quelque chose d’étrange. La combe mousseuse, habituellement dégagée, était recouverte d’une épaisse couche de neige, beaucoup plus haute qu’à l’accoutumée. La neige avait formé une couverture dense, dissimulant ce qui se trouvait en dessous.

En s’approchant, Nuage Givré sentit une étrange appréhension. Quand elle arriva au bord de la combe, son regard tomba sur un spectacle qui lui coupa le souffle. Un arbre s’était effondré sous le poids de la neige, ses branches brisées et éparpillées sur le sol. Mais un autre détail, plus horrifiant encore, attira son attention. Dissimulé par la neige sous l’arbre, un point roux sombre se démarquait comme une étoile solitaire au milieu d’une nuit sans lune. Se tapissant sur la neige, comme par crainte qu’un autre arbre ne lui tombe dessus, Nuage Givré s’approcha, discernant un deuxième point roux juste à côté du premier. Puis elle fit un bond en arrière. C’étaient deux pattes de chat qui s'étendaient depuis le dessous du tronc de l’arbre tombé. Les marques de griffures sur la neige témoignaient de la lutte désespérée qui avait eu lieu. Un frisson glacé parcourut l’échine de Nuage Givré tandis que son souffle se coinçait dans sa gorge. Son cœur battait si fort qu’elle avait l’impression que tout son corps cherchait à l’expulser.

“Griffe de Chêne ? Tu m’entends ?” murmura Nuage Givré, la voix tremblotante, reconnaissant à peine sa propre voix.

Sans même s’en rendre compte, ses pattes se mirent à creuser frénétiquement la neige autour du tronc, dans une vaine tentative de libérer le corps prisonnier. Mais tout ce qu’elle put faire, c’est retirer la neige qui était venue ensevelir la tête et les épaules du guerrier, le reste étant probablement écrasé par la masse de l’arbre. Ses yeux, jadis si effrayants, étaient fermés, et son museau était gelé.

La vue de cette scène fit chanceler Nuage Givré. Elle aurait voulu appeler à l’aide, courir vers le camp, mais elle ne put que se tenir là, paralysée par le choc. Le voir là, étendu et sans vie, la frappa d’une manière qu’elle ne comprenait pas. Griffe de Chêne, son mentor, son père, était mort. Incapable de bouger, Nuage Givré ne parvenait pas à détacher son regard du visage si dur et impeccable qui se tenait devant elle. Ce n’était plus le guerrier qu’elle avait redouté, le père qui lui avait fait tant de mal. Il n’était plus qu’un corps inerte, un souvenir figé sous la neige. Pourtant, en elle, c’était une tempête d'émotions : crainte, regret, colère, soulagement ? Lequel dominait ?

“Je… Je suis tellement désolée…”

Une pensée déchirante s’imposa dans son esprit. Peut-être que, si j’étais arrivée à temps, j’aurais pu faire quelque chose… Mais pourtant, l’arbre était là, et avait pris la vie de celui qui l’avait torturé, humilié, celui qu’elle avait tant craint, et pourtant, celui qui était son dernier parent. La neige, comme pour se moquer d’elle, se remit à tomber doucement, recouvrant la scène d’une couche froide et indifférente, comme si elle cherchait à effacer les traces de cette tragédie.

Non loin, Nuage Givré entendit des voix qu’elle reconnaissait comme étant celles de Truffe de Lilas et Éclair de Feu. Secouant la tête, l’apprentie dut puiser dans le peu de force qui lui restait pour soulever ses pattes lourdes et faire un pas, puis un autre.

“À l’aide ! Venez vite !”


Un silence pesant avait envahi le camp du Clan du Tonnerre tandis que le corps de Griffe de Chêne, qui avait été retiré de sous l’arbre avec l’aide des guerriers, était porté à travers la combe. Le clan tout entier s’était rassemblé, leurs regards emplis de tristesse et de respect. Le froid glacial de la journée forçait les félins à se serrer les uns contre les autres. Mais Nuage Givré, elle, se tenait en retrait, près de Nuage d’Araignée, son cœur en proie à un tourbillon de sentiments contradictoires. La vue du corps de Griffe de Chêne étendu dans la neige lui semblait presque irréelle. Le clan perdait un grand guerrier respecté, et pourtant, elle ne parvenait pas à ressentir la même peine.

Elle avait l’impression d’assister à la scène de l’extérieur, incapable de se joindre à la veillée. La perte de Griffe de Chêne, son dernier parent, laissait un vide, mais ce vide n’était pas celui du deuil. C’était celui de la confusion, du malaise. Sa relation avec son père avait toujours été marquée par la peur et l’angoisse, et aujourd’hui, alors qu’il était mort, elle se demandait si elle devait se sentir soulagée, libre, ou accablée. Le soulagement de ne plus être sous la menace de ses critiques qui se mêlait à une culpabilité écrasante de ne pas ressentir de tristesse.

Des voix imaginaires se mêlèrent à ses pensées torturées. Ingrate, traîtresse. Les accusations voilées de sa propre conscience résonnaient plus fort que les véritables mots d’adieu de ses camarades dans la combe. Nuage Givré se sentait accablée, non pas pour Griffe de Chêne, mais pour elle-même, pour son incapacité à ressentir ce qu’elle pensait devoir ressentir. Et elle se détestait pour cela, se sentant comme une traîtresse à la mémoire du vétéran.

Si elle n’avait pas été en retard, aurait-elle pu changer quelque chose ? Elle aurait peut-être vu l’arbre basculer, et aurait pu le prévenir. Et si elle avait réussi à le sauver, peut-être que Griffe de Chêne aurait vu en elle plus que de la déception, peut-être qu’il aurait finalement été fier d’elle. Peut-être qu’il aurait cessé de la blâmer et aurait reconnu ses talents. Peut-être que tout aurait pu être différent, si elle n’avait pas échoué.

Comme pour Pluie d’Épine, Étoile Blanche prononça quelques mots en l’honneur du défunt, mais cette fois, Nuage Givré ne l’entendit pas. Elle n’osait même pas regarder Nuage d’Araignée. Est-il au courant que sa propre sœur est responsable de la mort de ses deux parents ? ne put-elle s’empêcher de se demander. Griffe de Chêne avait peut-être été dur avec elle, mais Nuage d’Araignée ne méritait pas de perdre son père.

“Qu’il repose en paix au Clan des Étoiles, conclut Étoile Blanche d’une voix solennelle.

- Il a enfin retrouvé Pluie d’Épine.” murmura Nuage d’Araignée, les oreilles basses.

Peut-être que maintenant, il est plus heureux, se confortait Nuage Givré à se convaincre. Certains guerriers vinrent adresser un dernier mot à leur camarade avant de retourner s’abriter au chaud. Quand Nuage d’Araignée se leva à son tour, Nuage Givré le suivit en traînant les pattes. Au fond d’elle, elle espérait que personne ne remarque son indifférence face à la mort de son mentor et père. Et si quelqu’un s’en rend compte ? Ils me détestent déjà bien assez ! Elle avança donc la tête basse, faisant son possible pour paraître aussi bouleversée que son frère.

“J’aurais voulu que tu me voies devenir guerrier, fit Nuage d’Araignée à voix basse en donnant un coup de museau sur la joue froide de son père.

- À moi aussi…, confirma la novice à la patte blanche à mi-voix.

- Étoile Blanche, Nuage Givré n’a plus de mentor, il lui en faut un nouveau, intervint Plume de Corbeau, lançant un regard désolé aux deux orphelins.

- Inutile d’en nommer un nouveau, son apprentissage est presque terminé…, souffla la meneuse en réfléchissant un instant. Épine de Sapin, tu te sens capable de prendre en charge deux apprentis, pour le temps qu’il reste ?

- Bien sûr, c’est la meilleure chose à faire.”

La cheffe de clan approuva d’un hochement de tête, avant de désigner les guerriers qui iraient enterrer Griffe de Chêne. Vieille Branche, désormais seul ancien, ne pouvait accomplir cette tâche seul. Alors que le clan se dispersait, Nuage d’Araignée et Nuage Givré se dirigèrent côte à côte vers la tanière des apprentis, le cœur lourd. Au moment d’en franchir le seuil, le mâle noir frotta sa truffe contre l’épaule de sa sœur.

“Je suis désolé, Nuage Givré… Je sais que tu le connaissais mieux que moi, fit-il avec compassion. Mais je veux que tu saches que je suis là pour toi, toujours. Et que je te protégerai toujours.”

Un frisson parcourut le corps de la femelle. Si tu connaissais mon secret, me protégerais-tu toujours ? Et d’un coup, elle réalisa que Griffe de Chêne ne pourrait plus jamais la menacer de tout révéler à son frère. Et surtout, que jusqu’à son baptême de guerrière, elle s'entraînerait enfin avec lui, et avec un mentor qui peut-être, ne cherchera pas à l’humilier quotidiennement. À moins que ce soit normal, pour un mentor, d’agir comme le faisait Griffe de Chêne ? Elle ne le saura que le lendemain. Et alors, un sourire se dessina sur le visage de Nuage Givré, un sourire nouveau et rafraîchissant. Son premier sourire sincère depuis trop longtemps.

Chapitre 14[]

Le soleil se levait pour la deuxième fois depuis la veillée de Griffe de Chêne. Depuis, la neige avait cessé de tomber, mais la forêt restait désespérément blanche et silencieuse. Devant l’entrée du repère des guérisseurs, Croc Blanc tournait en rond en récitant à voix basse des noms de remède. Il progressait rapidement, et Nuage Givré le soupçonnait de chercher une occupation constante pour éviter de penser à Fleur Dorée.

Ce matin-là, la lumière du jour filtrait à peine à travers la couche épaisse de nuages gris. Il faisait si sombre que la jeune chatte aurait pu penser que la nuit approchait. Elle sortit de la tanière des apprentis, l’esprit encore embrumé par une nuit troublée. Elle croisa quelques regards dans le camp, mais détourna aussitôt les yeux, mal à l’aise.

“Nuage Givré !”

L’appel joyeux de Nuage d’Araignée la fit sursauter. Elle tourna la tête et vit son frère s’approcher d’un pas léger, suivi de près par Épine de Sapin. Son nouveau mentor lui souriait avec une bienveillance presque déroutante, un contraste flagrant avec ce qu’elle avait connu jusqu’alors.

“Prête pour ton premier entrainement en duo ?” demanda Épine de Sapin d’une voix douce mais pleine d’entrain.

Nuage Givré hocha la tête, sans vraiment le penser. Elle se sentait loin d’être prête, malgré la journée de repos qu’Étoile Blanche avait accordé aux deux apprentis depuis le décès de leur père. Mais la femelle n’avait pas l’énergie de sourire, pas la volonté de faire semblant d’aller bien. Et pourtant, elle n’avait pas le choix.

Le petit groupe quitta le camp pour rejoindre la clairière d'entraînement. L’arbre tombé bloquant la combe mousseuse, les apprentis s’entrainaient ailleurs, désormais, loin des souvenirs de Griffe de Chêne. Pendant tout le trajet, Nuage Givré garda la tête baissée, les pensées en désordre. Pourquoi Épine de Sapin semblait-il si confiant, si enthousiaste à l’idée de la former ? Peut-être qu’il me traite avec douceur parce que je n’ai plus de parents, se dit-elle. Ou alors il fait semblant… comme tous les autres.

Nuage d’Araignée, toujours à ses côtés, ne cessait de lui jeter des regards encourageants, visiblement impatient de s'entraîner avec sa sœur. Une fois arrivés à la clairière, Épine de Sapin leur expliqua le programme de la matinée. Rien de compliqué : des esquives rapides, des bonds pour éviter les attaques, et des contre-attaques. Des techniques qu’elle avait déjà répétées des dizaines de fois avec son père.

“Allez-y, montrez-moi ce que vous savez faire.” lança le guerrier brun sombre.

Nuage d’Araignée attaqua le premier, ses mouvements vifs et assurés. Sa sœur l’observa du coin de l'œil, le jeune mâle semblait si confiant, si à l’aise.

“Pas mal, Nuage d’Araignée, mais fais attention à ta queue. Je te l’ai déjà dit, pourtant.”

Quand ce fut son tour, Nuage Givré se plaça face à Épine de Sapin, le cœur battant la chamade. Elle essaya de se souvenir des instructions de Griffe de Chêne, mais ses gestes lui parurent lourds, maladroits, bien moins fluides que ceux de son frère. Elle fit un bond pour esquiver une attaque imaginaire, puis tenta une contre-attaque, mais trébucha légèrement en atterrissant, sa gorge se nouant à l’idée de montrer aux autres à quel point elle était minable. Pourtant, lorsqu’elle se redressa timidement, Épine de sapin lui sourit.

“Bien joué, Nuage Givré ! Ton esquive était rapide, et ta contre-attaque n’était pas mal du tout. Contre un adversaire non préparé, ça aurait sans aucun doute fonctionné !”

Elle resta figée un instant, déconcertée par ses paroles. Bien joué ? Comment peut-il penser que c’était bien ? pensa-t-elle en baissant les yeux, sans savoir quoi répondre. Je n’ai fait que trébucher, encore. Griffe de Chêne aurait immédiatement relevé son erreur, et lui aurait reproché sa lenteur. Mais là, devant elle, Épine de Sapin lui souriait sincèrement. Il n’y avait pas une once de mépris dans ses yeux, rien qui ressemble à ce qu’elle connaissait.

Ils continuèrent l’exercice, mais à chaque geste qu’elle effectuait, Nuage Givré avait l’impression que quelque chose n’allait pas. Son bond était trop bas, son esquive trop lente. À chaque échec, l’image de son père la dévisageant sévèrement lui revenait. Pourtant, son nouveau mentor continuait de la féliciter.

“Continue comme ça, Nuage Givré ! C’est excellent !”

Ces mots la déstabilisèrent plus encore. Elle cligna des yeux, cherchant à comprendre ce qu’il se passait. Pourquoi dit-il ça ? La femelle fit frémir ses moustaches, de plus en plus convaincue qu’il devait jouer un rôle. Griffe de Chêne avait été très clair avec elle : le Clan du Tonnerre se moquait d’elle en permanence dans son dos. Ils ne lui disaient que ce qu’elle voulait entendre, mais elle n’était rien pour eux. Seulement un poids.

Elle tenta un autre mouvement, un saut plus haut cette fois, comme pendant ses précédents entraînements, mais atterrit de travers, sentant une douleur vive dans sa patte avant. Un instant de panique la saisit, s’attendant à une remarque cinglante, voire un coup de griffe. Je dors trop, je n’aurais pas dû tomber. Mais au lieu de cela, Épine de Sapin s’approcha, inquiet.

“Tout va bien ? C’était un beau saut, mais un peu ambitieux. Tu as mal ?

- Non, ça va…, marmonna-t-elle en se remettant sur patte. Désolée, j’ai glissé… Je dois encore m’améliorer.

- J’ai rarement vu un chat sauter aussi haut pendant un combat. C’est déjà une belle performance ! Essaie d’y aller moins fort, la prochaine fois.”

Ce fut trop pour Nuage Givré. Elle hocha simplement la tête, incapable de parler. Pourquoi fait-il ça ? Pourquoi est-ce qu’il ne me dit pas la vérité ? ne cessait-elle de se demander tandis qu’elle laissait la place à son frère. Pendant tout le reste de la matinée, la voix de Griffe de Chêne s’accrochait à Nuage Givré. Tu es lente, maladroite, pitoyable. Tu es un fardeau, tu le sais. Plus Épine de Sapin l’encourageait, plus elle se convainquait que c’était une façade. Une partie d’elle avait presque envie qu’il la critique, qu’il lui montre qu’il voyait ses faiblesses. Au moins, ça, elle pourrait le comprendre.

Quand le soleil atteint son zénith, Nuage d’Araignée était essoufflé, tenant à peine sur ses pattes. Mais Nuage Givré, en forme, ne s’attendait pas à ce qu’ils fassent une pause aussi tôt. Son nouveau mentor, toujours aussi calme et le regard bienveillant, s’approcha d’elle.

“On dirait que tu sais déjà tout ce que j’ai à t’apprendre ! miaula-t-il en faisant onduler sa queue. Griffe de Chêne t’a déjà tout appris, tu n’as plus qu’à te perfectionner. Félicitations !

- Euh… Merci, mais ce n’est pas tout à fait vrai, balbutia Nuage Givré, mal à l’aise, en baissant les yeux. Il y a un mouvement qu’il m’a montré que je n’ai jamais réussi à faire correctement… J’ai beaucoup essayé, mais je n’y suis jamais arrivée.

- Ah oui ? Tu veux bien me montrer ? On peut essayer de le travailler ensemble.”

Nuage Givré n’avait aucune envie de montrer sa performance devant Épine de Sapin et son frère, mais elle n’avait plus le choix. J’ai encore raté une occasion de me taire…

L’estomac noué, elle se mit en position, puis répéta l'enchaînement qui lui donnait tant de mal. Aussi vivement que ses pattes pouvaient le permettre, elle fit une feinte vers l’avant, avant de donner un puissant coup de patte circulaire dans le vide. Immédiatement après, elle pivota pour arriver dans le dos de son adversaire invisible en s’emmêlant les pattes à l'atterrissage, faisant mine de lui saisir la nuque. Je suis imprécise, je n’aurais pas dû être positionnée ici, se dit-elle en tentant de rester concentrée. Au moment de faire le saut en arrière en fendant l’air avec ses pattes avant, elle trébucha et dû s'arrêter pour reprendre son équilibre, la honte l’envahissant instantanément.

Elle ne put s’empêcher de reculer d’un pas, tête basse. Pourquoi avait-elle parlé de cet enchaînement alors qu’elle savait qu’elle allait échouer ? Son souffle était court, et elle attendait avec angoisse le verdict d’Épine de Sapin, qui l’observait bouche bée, prête à recevoir une critique.

“C’était incroyable ! s’exclama Nuage d’Araignée, le regard brillant.

- N’importe quoi, j’ai raté, prétendait sa sœur.

- Honnêtement, je dois dire que je suis d’accord avec lui, intervint Épine de Sapin, sous le regard perdu de Nuage Givré, qui cherchait une trace d’ironie dans sa voix. Ce mouvement est vraiment difficile, même les guerriers ont du mal à l’exécuter correctement. Et toi, tu l’as presque parfaitement réussi ! C’est vraiment impressionnant, surtout pour une apprentie.

- Mais… J’ai trébuché à la fin, je n’ai pas été assez rapide, et j’ai failli tomber !

- C’est déjà un très bon début, insista le guerrier. Griffe de Chêne a inventé cette technique, il en était tellement fier que ça ne m’étonne pas qu’il te l’ait montrée ! Mais ce que tu viens de faire est déjà formidable, ne t’inquiète pas. Tu devrais plutôt en être fière.”

Ce dernier mot la frappa de plein fouet. Fière ? Comment pouvait-elle être fière de son échec ? Ne t’inquiète pas. Ces mots résonnèrent dans l’esprit de Nuage Givré. Ils lui semblaient si simples, si doux. C’était comme un ronronnement dans ses oreilles. Elle se sentait comme un chaton qui venait d’être félicité pour avoir attraper un papillon endormi. Mais les félicitations du guerrier sonnaient fausses, c’en était presque humiliant.

“Merci.” murmura-t-elle finalement, sans vraiment y croire.

Après l'entraînement, les trois félins retournèrent au camp, le ventre de Nuage d’Araignée grognant si fort que le Clan de l’Ombre l’entendait sûrement. Mais à la grande surprise de la femelle, il ne s’en plaignit pas. Nuage Givré ressassait les félicitations de son nouveau mentor, pensive. Mais au lieu d’y trouver un quelconque réconfort, elles nourrissaient un étrange malaise. Une partie d’elle avait envie de croire qu’il était sincère, sans y parvenir totalement. Le plus probable était qu’il avait pitié d’elle.

Épine de Sapin fila retrouver Feuille d’Aubépine une fois au camp, laissant les deux apprentis seuls. Alors, Nuage d’Araignée se retourna vivement vers sa sœur.

“Tu m’avais caché que tu étais aussi douée ! l’accusa-t-il avec un regard malicieux. Et moi qui pensais que tu avais du mal !

- Tu ne devrais pas écouter Épine de Sapin, je ne suis pas si douée que tu le penses.

- Bien sûr que si ! Je t’ai vu moi aussi, espèce de cervelle de souris ! Tu pourras m’apprendre l'enchaînement de Griffe de Chêne ? S’il te plait !

- Euh… Je ne le maîtrise pas moi même, je ne vois pas ce que je pourrais t’apprendre…

- On s'entraînera tous les deux à le perfectionner !”

Épuisée par l’énergie de son frère, Nuage Givré accepta à contrecœur, sachant que Nuage d’Araignée ne lâcherait pas l’affaire. Et, au fond d’elle, elle ressentait une fierté nouvelle à pouvoir enseigner quelque chose à quelqu’un.

Plus tard dans la nuit, alors que le clan s’était assoupi sous un ciel toujours couvert, Nuage Givré s’efforça de trouver le sommeil. Son corps était épuisé, mais ses pensées refusaient de s’apaiser. Une fois enfin endormie, la nuit la plongea dans un rêve bien plus troublant qu’habituellement.

Au lieu de se retrouver face à face avec Pluie d’Epine, c’est la combe mousseuse qu’elle découvrit, là où elle avait trouvé le corps de Griffe de Chêne. Cette fois, l’arbre tombé n’était plus immobile. Il oscillait, comme une menace suspendue, prêt à s’abattre sur elle. Autour d’elle, tout était d’une blancheur éclatante, presque aveuglante, et elle sentait le froid la paralyser.

“Encore toi…” résonna une voix glaciale derrière elle.

Nuage Givré fit volte face, et Griffe de Chêne se tenait là, son regard fixé sur elle. Il était indemne, sans la moindre égratignure, comme s’il n’était jamais mort. Son pelage était impeccable, mais ses yeux brillaient de déception.

“Qu’est ce que tu espérais ? Que tu pourrais t’en sortir sans moi ?”

Nuage Givré voulait répondre, mais sa gorge était nouée, comme si la neige l'étouffait. Griffe de Chêne s’approcha d’elle, lentement, ses pas laissant des empreintes profondes dans la neige.

“Même sans moi, tu continues à échouer. Pathétique, comme toujours. Je t’ai tout appris, et regarde ce que tu en fais : rien.”

Voyant les griffes de son père la menacer, Nuage Givré voulut reculer, mais ses pattes s’enfoncèrent dans la neige, et elle ne parvenait toujours pas à produire le moindre son. Elle était piégée, incapable de se libérer de l’emprise du vétéran.

“Épine de Sapin te ment, c’est évident. Ne me dis pas que tu crois la moindre de ses paroles, cracha-t-il. Tu n’es qu’un fardeau, une honte pour tout le clan.”

La neige se mit alors à tomber avec plus d’intensité, la recouvrant lentement, comme si elle était sur le point de disparaître. Nuage Givré tenta désespérément de se débattre, mais plus elle luttait, plus la neige la recouvrait. Et juste avant que tout devienne noir, elle entendit un dernier murmure de Griffe de Chêne.

“Tu as tué tes deux parents, et tu ne pourras jamais y échapper.”

Chapitre 15[]

Nuage Givré se réveilla en sursaut, le cœur battant à tout rompre, son pelage brûlant malgré le froid de la nuit. Elle regarda autour d’elle, ses yeux s’habituant lentement à l’obscurité. Nuage d’Araignée dormait paisiblement à côté d’elle, sa respiration était calme et régulière. Comment peut-il dormir contre moi avec le bazar que je fais chaque nuit ? se demandait Nuage Givré à chaque réveil après un cauchemar. Elle prit une grande inspiration, et se leva délicatement de son nid. Il était inutile d’essayer de se rendormir.

À petit pas, elle quitta l’antre à pas feutrés, veillant à ne réveiller personne. Le froid mordant de la nuit l’accueillit aussitôt, lui offrant une légère sensation de soulagement. Elle leva les yeux vers le ciel. Des nuages lourds s’étiraient encore dans la nuit, recouvrant en grande partie la Toison Argentée, mais quelques étoiles brillaient encore à travers des fissures de cette couverture céleste.

Nuage Givré ferma les yeux, tentant de calmer son souffle, mais l’angoisse persistait. C’était injuste. Griffe de Chêne était mort, pourquoi avait-elle toujours la sensation qu’il était là, juste derrière elle, à juger ses moindres faits et gestes ? Il continuait de la hanter, plus réel dans ses cauchemars qu’il ne l’avait jamais été de son vivant, comme une ombre invisible. Ne pouvait-il pas la laisser en paix ?

D’après Pluie d'Épine, les guérisseurs et les chefs de clan recevaient régulièrement des rêves du Clan des Étoiles, des messages porteurs de sagesse et de conseils. Depuis des lunes, Nuage Givré voyait régulièrement Pluie d'Épine en rêve, et maintenant Griffe de Chêne aussi. Étaient-ce des rêves du Clan des Etoiles ? Qu’avait-elle de spéciale pour pouvoir recevoir des visites de ses ancêtres ? Elle rouvrit alors les yeux pour scruter le ciel avec un regard implorant. Les étoiles semblaient loin, inaccessibles, comme si elles l’ignoraient. Pourquoi moi ? Dites-moi ce que je dois faire, je vous en prie ! pria-t-elle silencieusement en toisant le ciel. Si vous me montrez ces rêves, pourquoi sont-ils si cruels ? Est-ce que vous êtes, vous aussi, déçus de moi ?

Les réponses ne vinrent pas. Seul le froid et le poids du silence l’enveloppèrent. La foi qu’elle avait toujours eu dans le Clan des Étoiles, cette conviction inébranlable que leurs ancêtres veillaient sur eux, commençait à s’effriter peu à peu. Si Griffe de Chêne était venu la voir dans son sommeil, n’était-ce pas une preuve que même les défunts la jugeaient, la condamnaient pour ses échecs ? Est-ce que le Clan des Étoiles était vraiment ce qu’elle avait toujours imaginé ?

Toutes ces questions lui donnèrent des vertiges. Elle avait toujours cru que les étoiles étaient là pour la guider, la protéger. Mais alors, pourquoi, au lieu de réconfort et de conseils, lui apportaient-elles des visions de souffrance et de jugement ? La novice jeta un regard autour d’elle, vers les autres tanières. Tout le monde semblait dormir paisiblement, leurs nuits étaient sans doute douces et sereines. Suis-je maudite ?

Ses pensées tournaient en rond, et pour la première fois, une idée terrifiante traversa son esprit. Et si le Clan des Étoiles n’était qu’une illusion ? Une histoire inventée pour réconforter les chatons ? réalisa-t-elle, le cœur serré. Je suis si naïve que j’y ai cru… Peut-être que les fantômes du passé prenaient plaisir à tourmenter les vivants, plutôt que de les protéger. La jeune novice se recroquevilla sur elle-même, son pelage frissonnant à cause du froid. Ou peut-être à cause d'autre chose. Si elle ne pouvait plus compter sur les étoiles, sur leurs ancêtres, alors qui veillait sur elle ? Finalement, elle était seule avec elle-même.


Les yeux plissés, Nuage Givré observait Étoile Blanche s’étirer devant son antre en un mouvement grotesque. Étoile Blanche avait toujours été très soigneuse sur son apparence, mais ces derniers temps, elle avait changé. Ses déplacements étaient plus lourds, elle n’était pas aussi concentrée qu’autrefois, et semblait toujours épuisée. Même s’il lui restait plusieurs vies, un chef de clan malade n’était jamais une bonne nouvelle.

Depuis deux jours, les nuits glaciales s’étaient adoucies, marquant la fin imminente de la mauvaise saison. Le vent soufflait maintenant plus doucement, transportant avec lui une odeur humide de terre dégelée. Même la neige s’amincissait, dévoilant des parcelles de sol nu où l’herbe brune et mouillée reprenait timidement vie.

Comme presque tous les matins, Nuage d’Araignée sortit de la tanière des apprentis en baillant, sans faire de remarque sur le fait que Nuage Givré était déjà levée. Cela faisait bien longtemps que la jeune apprentie s’éveillait bien avant l’aube et regardait le soleil se lever sur le camp depuis le seuil de l’antre. Mais ce matin, le camp s’était agité de bonne heure. Plusieurs guerriers discutaient en groupes restreints, et des éclats de voix excités parvenaient aux oreilles de Nuage Givré.

“Ils ont l’air de bonne humeur, fit remarquer Nuage d’Araignée en baillant.

- Sûrement grâce à la fonte des neiges, miaula sa sœur en haussant les épaules.

- La première bonne nouvelle depuis longtemps ! On va enfin pouvoir chasser normalement.”

Même si Nuage Givré n’avait que peu d’appétit, elle ne pouvait contredire son frère. Les estomacs vides rendent les chats nerveux, et un chat nerveux est capable de beaucoup de choses. La mauvaise saison avait été longue et difficile, mais le Clan du Tonnerre s’en remettrait.

Près de la Corniche, Épine de Sapin attendait les apprentis, l’air radieux. Nuage Givré, suivit de son frère, s’approcha.

“Vous avez vu ça ? La neige fond enfin ! s’exclama le guerrier. On va enfin pouvoir chasser pour de vrai, sans se contenter des restes.

- Ça veut dire qu’on va chasser, aujourd’hui ? demanda Nuage d’Araignée en se passant une patte derrière l’oreille.

- On va faire plus que ça. Nuage Givré, Nuage d’Araignée, c’est le moment de montrer ce que vous savez faire. Votre baptême de guerrier approche à grand pas, vous allez donc aujourd’hui passer une première petite évaluation de chasse. Vous chasserez seuls. Vous ne le remarquerez pas, mais nous vous observerons.

- Nous ? répéta Nuage Givré.

- Je ne peux pas vous surveiller tous les deux. Poil de Musaraigne se chargera de toi, Nuage Givré.”

Un frisson parcourut l’échine de la femelle. Il était difficile d’exposer ses compétences en public, mais le faire face à un public qu’elle ne pourrait voir, c’était pire. Mais à côté d’elle, Nuage d’Araignée ne cachait pas son excitation. Et s’il est fait guerrier sans moi, qu’est ce que je deviendrais ? Nuage Givré chassa ces idées de sa tête pour se concentrer. La chasse n’était pas son fort, mais elle devait être parfaite. Elle le savait. Mais elle n’y croyait pas.

Poil de Musaraigne les rejoignit bientôt, et le groupe quitta le camp immédiatement. Nuage d’Araignée et Épine de Sapin partaient du côté du Clan du Vent, tandis que Poil de Musaraigne envoya Nuage Givré de l’autre côté, vers le Clan de l’Ombre et le nid de Bipèdes abandonné.

“Je te laisse là, miaula le guerrier gris au bout d’une petite marche. Et surtout, fais comme si je n’étais pas là. Tu ne me remarqueras même pas. Bonne chance !”

Nuage Givré hocha la tête, incapable de prononcer un mot. Puis, en un clin d'œil, elle se retrouva seule. Dans un premier temps, elle n’osa pas bouger, de peur de faire un faux pas. Concentre-toi ! se dit-elle en fermant les yeux. Je dois chasser. C’est naturel pour un chat, ce n’est pas si compliqué. Avec prudence, elle avança la truffe levée, chaque muscle tendu. Une odeur familière s'infiltra dans l’air alors qu’elle pensait que la forêt était vidée de toute proie. Une souris. Elle se baissa, prêtant attention à chaque pas.

Tu fais trop de bruit… souffla une voix dans son esprit. Elle se figea, les poils de sa nuque se hérissant. C’était la voix de Griffe de Chêne, froide et coupante. Tu vas échouer. Tu es trop maladroite. Nuage Givré cligna des yeux, secouant la tête pour chasser ce parasite. Elle se concentra à nouveau sur sa cible, qui grignotait quelque chose à quelques longueurs de queue. Elle fit un pas en avant. Crac. Une branche dissimulée par les restes de neige se brisa sous sa patte. La souris s’enfuit en un éclair. Pathétique. Incapable. Tu n’es pas digne d’être une guerrière. La petite apprentie ferma les yeux, ses griffes plantées dans le sol.

“Laisse-moi tranquille…” chuchota-t-elle, les muscles tendus.

Après quelques instants, elle se décida à continuer, de se forcer à essayer à nouveau. Elle ne pouvait pas échouer à cette évaluation. Épine de Sapin avait placé ses espoirs en elle, et même si elle doutait qu’il soit réellement sincère, une partie d’elle ne pouvait se résoudre à abandonner.

Un bruissement à sa gauche la fit sursauter. Elle se retourna lentement, les sens en alerte. Cette fois, c’était un merle qui picorait près des racines d’un arbre. Concentre-toi, se répéta-t-elle en s’abaissant doucement, les muscles prêts à bondir. Un bond plus tard, ses griffes atteignaient enfin la proie. Le merle poussa un cri étouffé avant de se figer, sans vie. Nuage Givré resta un instant immobile, fixant l’oiseau entre ses pattes. Un léger soulagement l'envahit, mais fut rapidement noyé sous un murmure oppressant. C’était de la chance. Tu aurais dû le rater, tu aurais dû faire mieux.

Ignorant la voix, elle enterra l'oiseau pour le ramener plus tard, et se remit en quête de proie. Le reste de la matinée fut une alternance de petits succès et de cette même voix qui ne la quittait plus. Des apprentis plus jeunes attrapent bien plus de proies que toi. Tu ne seras jamais à la hauteur. Tu es tellement lente. La novice faisait tout son possible pour se concentrer, mais chaque prise, chaque victoire, lui paraissait fade, comme si rien de ce qu’elle accomplissait n’était assez bien. Aucune prise n’avait de valeur.

Lorsqu’elle se retrouva au point de rendez-vous avec Poil de Musaraigne, elle avait attrapé un campagnol, un écureuil et une souris en plus de son merle. Le guerrier l’attendait déjà, assis calmement au soleil. Il se redressa en la voyant arriver chargée de ses trophées.

“C’est un résultat plutôt bon, miaula-t-il d’un ton encourageant. Tu as eu du mal au début, n’est ce pas ? C’est normal, c’est un exercice stressant. Mais tu t’es bien rattrapée.”

Nuage Givré ne put s’empêcher de baisser les yeux. Il ne veut pas me blesser, il n’ose pas me dire que j’aurais pu faire mieux.

“Je suis désolée…, murmura-t-elle en déposant son butin.

- Désolée ? Mais pourquoi ? Tu as fait du bon travail, Nuage Givré. Grâce à tes prises, le clan pourra festoyer, aujourd’hui !”

Elle hocha la tête, peu convaincue. Elle attendait avec appréhension de savoir combien de prises ramènerait son frère. Quelques instants plus tard, celui-ci arriva à son tour, suivi de près par Épine de Sapin, qui portait une partie du gibier. En tout, il y avait une grive, trois souris et un mulot. Une prise de plus que moi, j’ai été moins bonne, remarqua immédiatement Nuage Givré, sans surprise.

“Avec tout ça, Vieille Branche n’aura plus de raison de se plaindre ! plaisanta Épine de Sapin en admirant le tas de gibier.

- Oh ne t’en fais pas, il trouvera bien autre chose.” répliqua Poil de Musaraigne.

Les quatre félins se partagèrent le tas pour le ramener au camp. Nuage Givré marchait en silence, les prises pendantes dans sa gueule, mais le poids qui pesait sur ses épaules semblait bien plus lourd. Derrière elle, elle sentait toujours l’ombre de Griffe de Chêne. Il était là, jugeant chacun de ses pas, comme s’il la suivait, attendant le moindre faux pas. Combien de temps faudrait-il avant qu’il ne disparaisse à jamais ? Le savoir tout près sans le voir était encore pire que l’affronter de son vivant. Était-ce la malédiction de Nuage Givré ? Était-elle destinée à être hantée par les morts pour le reste de sa vie ? Une fois encore, la même pensée revenait, implacable, comme une vague sombre qui s'écrasait contre elle : si elle était morte à la place de Pluie d’Épine, comme cela aurait dû se passer, elle n’en serait pas là.

Chapitre 16[]

Le soleil avait commencé son déclin derrière la combe du Clan du Tonnerre. Nuage Givré sentait l’air frais du soir caresser son pelage tandis qu’elle se tenait au centre du camp, aux côtés de Nuage d’Araignée et de Nuage de Chêne. Les deux mâles trépignaient d’impatience, incapables de tenir en place. Mais à cet instant précis, le cœur de Nuage Givré battait si fort qu’elle n’arrivait plus à se réjouir. Les murmures des autres chats, rassemblés en cercle autour d’eux, lui parvenaient comme un lointain bourdonnement.

Épine de Sapin et Vent Gris étaient venus plus tôt dans la journée leur annoncer la nouvelle :

“Préparez-vous, tous les trois. Votre baptême aura lieu ce soir !”

La jeune chatte grise savait que ce jour viendrait, mais elle ne parvenait pas à ressentir cette excitation qu’elle voyait briller dans les yeux de son frère et de Nuage de Chêne.

“Regardez ! Elle arrive enfin !” murmura Nuage d’Araignée, les yeux rivés sur l’entrée de la pouponnière.

Nuage Givré releva la tête et vit Étoile Blanche sortir avec difficulté de l’ombre protectrice de la pouponnière. Son ventre rond trahissait l’arrivée prochaine de ses chatons, et ses mouvements étaient lents et prudents. La cheffe de clan avait annoncé quelques jours plus tôt qu’elle attendait des petits, mais ça n’avait été une surprise pour personne. Pourtant, malgré son état, Étoile Blanche continuait à s’acquitter de ses responsabilités avec dignité, insistant pour organiser les cérémonies et prendre les décisions essentielles pour le clan, reléguant le reste à Éclair de Feu. Elle avançait dignement, soutenue par Croc Blanc, qui l’accompagnait jusqu’à la Corniche.

Les regards des guerriers se posaient sur elle tandis qu’elle grimpait avec difficulté jusqu’en haut. Croc Blanc lui murmurait de rester en bas, mais elle refusait catégoriquement. Son souffle était court, mais ses yeux luisaient de détermination.

“Que tous ceux en âge de chasser s’approchent de la Corniche pour une assemblée du clan !” miaula Étoile Blanche, sa voix claire, mais teintée d’une fatigue qu’elle ne pouvait pas cacher.

Aussitôt, les quelques félins encore absents s’approchèrent, formant un cercle serré pour se tenir chaud. Épine de Sapin, fier comme un paon, se tenait droit et se passait des coups de langue sur le poitrail.

Étoile Blanche fixa chacun des apprentis d’un regard perçant, comme pour les évaluer avant de les faire guerriers. Puis, elle reprit la parole.

“Aujourd’hui est un grand jour pour le Clan du Tonnerre. Trois apprentis se tiennent devant moi, prêts à recevoir leur nom de guerrier. Nuage d’Araignée, Nuage Givré, Nuage de Chêne, avancez.”

Nuage Givré déglutit et s’avança avec ses camarades. Est-ce que je le mérite ? se demandait-elle. Je ne suis pas assez forte pour être une guerrière… Elle pouvait sentir chaque paire d’yeux rivée sur elle, la jugeant.

“Moi, Étoile Blanche, cheffe du Clan du Tonnerre, j’en appelle à nos ancêtres pour qu’ils se penchent sur ces apprentis. Ils se sont entraînés dur pour comprendre les lois de votre noble code, et sont maintenant dignes de devenir guerriers à leur tour.” Elle se tourna vers les jeunes chats. “Jurez-vous de respecter le Code du Guerrier, de protéger et défendre votre clan, même au péril de votre vie ?

- Oui ! s’exclamèrent d’une seule voix Nuage de Chêne et Nuage d’Araignée.

- Oui, miaula Nuage Givré d’un ton moins convainquant qu’elle ne l’aurait souhaité.

- Alors, par les pouvoirs qui me sont conférés par le Clan des Étoiles, je vous donne vos noms de guerriers. Nuage d’Araignée, à partir de maintenant tu t’appelleras Toile d’Araignée. Nos ancêtres rendent honneur à ta persévérance et à ta loyauté. Nous t’accueillons dans nos rangs en tant que guerrier à part entière.”

Pour la première fois, Toile d’Araignée rejoignit les rangs des guerriers pour recevoir les félicitations de ses camarades. Il est né pour ça, songea Nuage Givré, anxieuse. Peu de temps après, il fut rejoint par Bois de Chêne. Nuage Givré n’entendait que d’une oreille les paroles d’Étoile Blanche, l’autre oreille étant trop occupée à écouter les voix venant de sa tête. Tu ne le mérites pas. Tu n’es pas aussi douée qu’eux. Étoile Blanche a trop de pitié.

“... rendent honneur à ton calme et à ton habileté, et nous t’accueillons dans nos rangs en tant que guerrière à part entière.”

Nuage Givré sursauta. Elle avait complètement manqué l’instant où son propre nom lui avait été donné. Quelle cervelle de souris, je ne suis même pas capable d’assister à mon propre baptême ! Heureusement, le clan commença bientôt à les acclamer par leur nouveau nom.

“Bois de Chêne ! Toile d’Araignée ! Patte Givrée !”

Patte Givrée ? La femelle ravala une grimace. Parmi tous les noms que la meneuse aurait pu choisir, elle avait pris celui qui mettait en valeur son immonde patte blanche. Malgré tout, elle ne fit aucune remarque, et sentit ses oreilles la brûler tandis que ses camarades les appelaient par leurs nouveaux noms.

Autour d’elle, les membres du clan commencèrent à affluer pour féliciter les trois nouveaux guerriers. Plume de Corbeau fut le premier à s’approcher de Patte Givrée.

“Félicitations, Patte Givrée, fit-il d’une voix douce et bienveillante. Je suppose que tu as hâte de visiter ta nouvelle tanière !

- Merci.” articula-t-elle en agitant nerveusement les oreilles.

Dormir dans un nid pendant des lunes, tout ça pour en changer dès qu’on commence à s’y sentir bien…, songea la nouvelle guerrière. À son tour, Plume de Grive sautilla vers les jeunes chasseurs.

“Vous devez être contents de quitter la tanière des apprentis, vous serez bientôt trop nombreux avec l’arrivée des petits de Feuille d’Aubépine !”

Patte Givrée sourit mais ne trouva rien à répondre, se sentant mal à l’aise au milieu d’une telle foule. Elle aurait préféré passer son baptême sous la pluie ; au moins, tous les guerriers seraient vite partis s’abriter.

Un peu plus loin, Toile d’Araignée était assailli de félicitations et d’encouragements. Épine de Sapin lui donna une pichenette du bout de la queue sur l’épaule, tandis que Truffe de Lilas tentait vainement de masquer sa fierté. Levant la queue pour rétablir le calme, Éclair de Feu se fraya un passage parmi les félins.

“Vous aurez tout le loisir de discuter avec eux plus tard, ils doivent à présent entamer leur veillée. Bois de Chêne, Patte Givrée, Toile d’Araignée, vous êtes responsable de la sécurité du camp, ce soir. À partir de maintenant, vous ne devez plus prononcer un mot jusqu’au lever du jour.”

Bois de Chêne hocha vivement la tête en prenant son air le plus sérieux possible, imité par Toile d’Araignée. Quant à Patte Givrée, elle était soulagée de voir que la cérémonie touchait enfin à sa fin. Malgré l’entrain de ses camarades de clan, elle avait comme l’impression que ce n’était pas mérité, que le nom de Patte Givrée lui était encore étranger.

Très vite, l’assemblée se dispersa, tandis que le camp s’assombrissait. Toile d’Araignée, silencieux pour la première fois de sa vie, se dirigeait déjà vers l’entrée du camp.

Étrangement, la nuit passa assez vite, Patte Givrée appréciant ce silence qui lui manquait tant. Même ses muscles commençaient enfin à se détendre. Néanmoins, elle se sentait inconfortable avec son nouveau nom. Patte Givrée… Le choix d’Étoile Blanche lui semblait étrange, comme un rappel constant de cette patte blanche qu’elle détestait tant. Cette patte qui lui faisait se sentir incomplète, comme s’il lui manquait quelque chose. Peut-être que son nom lui allait parfaitement bien, dans ce cas. Peut-être était-ce un rappel pour lui dire que quoi qu’elle fasse, elle ne sera jamais parfaite.


Au matin, quand la lumière de l’aube perça à travers les arbres entourant la combe, Patte Givrée s’étira, encore raide de la longue nuit passée immobile. Ses deux camarades ne s’étaient pas endormi, à son grand étonnement, mais semblaient prêts à dormir debout. Mon premier jour en tant que guerrière, se dit Patte Givrée avec une longue inspiration. En théorie, elle aurait dû se sentir fière, mais à la place, elle se sentait étrangère à son propre corps. Les trois félins se dirigèrent ensemble vers leur nouvelle tanière, où leurs nouveaux nids les attendaient.

Les autres guerriers étaient déjà debout, pour la plupart. Certains se préparaient à sortir pour la chasse, tandis que d’autres bavardaient en nettoyant leur pelage. Patte Givrée baissa timidement les yeux en passant devant Plume de Corbeau.

“Alors ? Comment c’était, cette veillée ? lui lança-t-il amicalement.

- Froide, répondit à sa place Toile d’Araignée. Nous avons déjà des nids ?

- Les apprenties les ont faits pour vous, informa Cœur de Mousse. Reposez-vous, vous en avez bien besoin !”

L’ambiance dans la tanière était sereine, mais Patte Givrée se tenait à l’écart. Sans réfléchir, elle se choisit le nid qui était le plus loin de celui des autres. Malgré son nouveau nom, elle avait ce sentiment d’intrusion, comme si elle envahissait un espace qui ne lui appartenait pas.

Les autres guerriers l’avaient accueilli chaleureusement, comme ils l’auraient fait avec n’importe lequel de leurs camarades, mais quelque chose sonnait faux dans leurs paroles. Certains des chats présents dans la tanière lui étaient presque inconnus, Patte Givrée ne leur avait jamais adressé la parole. Et pourtant, ils la considéraient déjà comme une camarade.

Peut-être qu’ici, les cauchemars du Clan des Étoiles ne me trouveront pas, se dit la nouvelle guerrière en posant sa queue sur sa truffe, espérant enfin trouver un peu de répit. Et alors, pour la première fois depuis longtemps, Patte Givrée sombra dans une nuit sans rêve.


Des éclats de lumière étaient projetés par le soleil de midi dans la clairière où Patte Givrée et Plume de Grive s’étaient installées. La patrouille près du Clan de l’Ombre avait été plus rapide que prévue, et elles avaient décidé de faire une pause avant de rentrer faire leur rapport. Poil de Pigeon n’avait pas eu cette patience et était rentré immédiatement. La queue de Plume de Grive se balançait doucement d’un côté à l’autre tandis qu’elle commençait déjà à parler avec enthousiasme.

“Tu aurais dû voir ça ! Poil de Pigeon a failli se prendre une branche en pleine tête en essayant de grimper à cet arbre, tu sais celui près du gros rocher. Heureusement, j’étais là pour le prévenir à temps ! Je lui ai dit : ‘Attention à la branche !’ et il a fait un bond en arrière, juste à temps. Si ça se trouve, il aurait perdu une oreille, voire pire ! Tu imagines ?”

Plume de Grive éclata de rire, amusée par sa propre histoire. Patte Givrée hocha la tête doucement, offrant un sourire poli en retour. Elle avait pris l’habitude de ces moments avec Plume de Grive. La guerrière moucheté semblait toujours débordante d’énergie et d’histoires à raconter. C’était un flot constant de paroles, une cascade d’anecdotes que Patte Givrée écoutait sans réellement s’y impliquer.

“Et puis, hier, je suis partie chasser avec Graine d’Ortie, et devine quoi ? poursuivit Plume de Grive sans attendre de réponse. On a failli attraper un écureuil gigantesque, mais il nous a échappé à la dernière seconde. Je t’assure, Patte Givrée, il avait l’air d’un monstre ! Enfin, d’accord, peut-être pas un monstre, mais il était vraiment gros. Si seulement tu avais été là, on l’aurait sûrement eu.

- Ce n'est pas de chance. Je suis sûre que la prochaine fois, il ne vous échappera pas.”

Patte Givrée sourit de nouveau, mais cette fois un peu plus crispée. Si seulement tu savais, pensa-t-elle. Elle baissa les yeux, fixant ses pattes, tandis que Plume de Grive continuait de parler, comme si le silence n’avait pas d’importance.

Patte Givrée n’était pas insensible à la gentillesse de Plume de Grive, au contraire. Mais elle ne comprenait pas pourquoi cette guerrière, si sociable et ouverte, cherchait autant à passer du temps avec elle. La jeune femelle était convaincue que quelqu’un comme elle ne pouvait rien apporter à une relation. Pourtant, Plume de Grive semblait ne pas se soucier de cela, ou peut-être qu’elle ne le voyait pas.

Plume de Grive finit par s’étirer, laissant échapper un soupir satisfait après avoir terminé sa dernière histoire.

“Heureusement que tu as quelqu’un pour te raconter tout ça, n’est ce pas ? fit-elle en se levant. Je sais que tu aimes bien être seule, mais j’avoue que je ne comprends pas toujours. C’est tellement mieux d’être en bonne compagnie, non ?”

Cette remarque fit tressaillir Patte Givrée. Elle n’avait pas vu venir cette question. Pendant un bref instant, elle songea à répondre honnêtement, à dire que la solitude, pour elle, était une sorte de refuge, même si elle en souffrait parfois. Mais cette pensée fut rapidement noyée par la peur d’être incomprise, ou pire encore, moquée.

“Je suppose, marmonna-t-elle simplement, sans oser aller plus loin dans le sujet.

- Eh bien, tant que je suis là, tu ne seras jamais seule, je te le promets ! Même si je parle un peu trop, non ?”

Patte Givrée eut un petit rire nerveux, secouant doucement la tête. Plume de Grive n’était pas ennuyeuse, loin de là, mais elle parlait pour deux. C’était une situation qui semblait les arranger toutes les deux, écouter Plume de Grive parler l’empêchait de penser. Et quand elle ne pensait pas, Patte Givrée se sentait mieux. Depuis son baptême, c’était la seule guerrière avec qui elle se sentait détendue, sans être obligée de parler. Chaque fois qu’un guerrier s’adressait à elle, Patte Givrée répondait poliment, mais sans jamais se livrer. Elle évitait les conversations trop personnelles, préférant rester à l’abri dans sa coquille. Pourtant, une petite voix au fond d’elle lui disait qu’elle avait envie d’appartenir à ce groupe, d’être comme eux.

Mais peut-être que je ne suis pas faite pour ça, se dit-elle. Pendant son apprentissage, elle passait le plus clair de son temps seule avec Griffe de Chêne, ne laissant que peu de place pour nouer des relations. Aujourd’hui, les choses étaient censées être différentes, mais elle se rendait compte qu’elle s’était enfermée dans une routine si rigide qu’il lui était difficile d’en sortir. Au moins, ces derniers temps, Griffe de Chêne avait commencé à disparaître de sa tête, mais ça n’avait pas suffit à faire d’elle une chatte normale. Être un clan signifiait être soudé, alors pourquoi se sentait-elle comme un mulot au milieu d’une famille de musaraigne ? Comme une patte blanche au milieu d’un pelage intégralement gris ? Côte à côte, les deux guerrières prirent le chemin du retour, et Patte Givrée remercia silencieusement sa camarade de parler autant.

Chapitre 17[]

La pluie avait enfin cessé, mais l’odeur humide de la forêt imprégnait encore l’air. Patte Givrée avançait prudemment sur le sol glissant, suivant le groupe de patrouille qui rentrait au camp. Les récents orages avaient laissé des flaques un peu partout, et chaque pas devait être mesuré pour éviter de glisser. Patte Givrée avait hâte de se mettre à l’abri dans sa tanière.

Dans le camp du Clan du Tonnerre, les guerriers étaient sortis pour profiter du soleil naissant. Devant la tanière des apprentis, Nuage de Fleur et Nuage de Coquelicot, les deux filles d’Étoile Blanche et de Poil de Musaraigne, se chamaillaient encore, probablement pour une histoire futile. La mise bas avait apparemment été difficile, mais heureusement, les deux femelles étaient finalement nées en parfaite santé. Bientôt, elles auront la tanière des apprentis pour elles seules, songea Patte Givrée en se rappelant que Nuage de Noisette, Nuage de Moustache et Nuage d’Aile passaient en ce moment même leur dernière évaluation. Ce soir, elles seront guerrières.

Patte Charbonneuse, revenant de patrouille avec Patte Givrée, fila immédiatement vers la pouponnière, où Pelage de Cendre avait un tout nouveau nid. Ses petits n’arriveraient que dans plusieurs lunes, mais Patte Charbonneuse répétait que c’était pour bientôt chaque fois qu’il allait la voir. Quant à Feuille d’Aubépine, elle était maintenant mère de trois chatons, deux mâles et une femelle : Petit Hibou, Petit Roux et Petite Tigrure. Épine de Sapin ne cessait de parler de ses petits, ce qui commençait à en épuiser certains.

Justement, celui-ci discutait avec Truffe d’Écureuil et Plume de Corbeau, qui hocha la tête dans la direction de Patte Givrée pour la saluer. La femelle lui rendit son geste, sans comprendre ce que cela signifiait. Est-il aussi gentil avec tout le monde ? Elle n’aurait su le dire. Mais pour le moment, Patte Givrée préféra retrouver son frère, qui scrutait la tanière des guérisseurs.

“Tu attends des petits, toi aussi ? plaisanta-t-elle en s’approchant.

- Mon ventre est suffisamment rond comme ça, je pense. Je me disais juste que Croc Blanc devait se sentir très seul depuis qu’il n’y a plus Bourgeon de Rose, on ne le voit presque plus.

- Si j’étais lui, je profiterais d’avoir une tanière pour moi toute seule. Il a bien de la chance.

- Si ça peut m’éviter d’entendre Toile d’Araignée ronfler toutes les nuits, j’en profiterais aussi ! intervint Bois de Chêne, qui venait d’arriver.

- Je préfère avoir un voisin qui ronfle qu’un voisin qui donne des coups de patte dans tous les sens, fit remarquer Toile d’Araignée en lui donnant un coup d’épaule amical.

- Quoi ? Mais je ne…”

Soudain, un cri perça l’air, déchirant le calme de la combe. Tous les chats se figèrent, leurs oreilles dressées en direction du bruit. Patte Givrée leva la tête juste à temps pour voir une silhouette floue dégringoler le long de la combe, les pattes battant l’air dans une vaine tentative de se rattraper. Avant que quiconque n’ait le temps d’intervenir, un choc sourd résonna dans le camp quand la masse blanche et brune vint s’écraser sur le rocher des anciens en contrebas. Le silence qui suivit sembla s’étirer à l’infini, chacun essayant de comprendre ce qui venait d’arriver. Une tête de chat fit son apparition au sommet de la paroi, à l’endroit où la silhouette était tombée. C’était la tête rousse de Plume de Hêtre.

“Nuage d’Aile !” hurla-t-il à pleine voix, avant de disparaître aussi rapidement qu’il était arrivé.

En un instant, le camp entier se mit en mouvement, se ruant vers le rocher sur lequel s’étendait la pauvre apprentie, immobile. Patte Givrée quant à elle, avait le souffle coupé. Elle avait déjà vu des félins tomber d’un arbre avant, mais jamais de cette hauteur, jamais à cette vitesse. Elle est morte, se dit-elle avec un nœud dans la gorge. Elle est sûrement morte. Ses yeux fixaient Nuage d’Aile, allongée là, tordue, brisée. Il n’y avait rien à faire.

“Laissez-moi passer !” rugit Croc Blanc en déboulant hors de son antre.

L’inquiétude du guérisseur était parfaitement lisible, et il n’eut pas besoin de se répéter pour que ses camarades lui fassent un passage. Patte Givrée se plaça un peu en retrait, observant la scène avec une sensation de vide dans l’estomac. Elle ne connaissait pas très bien Nuage d’Aile, mais elle avait toujours était d’une gentillesse rare, en plus d’avoir un talent exceptionnel pour le combat. Mais ces qualités ne suffisaient pas. Elles ne suffisaient jamais. La petite femelle était là, étendue sur la roche, immobile, le corps meurtri.

“Elle respire encore, murmura Croc Blanc au bout d’un éternel silence.

- C’est impossible ! s’écria Cœur de Mousse. Tu as vu la hauteur de sa chute ?

- C’est un miracle, mais je t’assure qu’elle respire. Je dois m’occuper d’elle au plus vite.. Je ferai tout ce que je peux, mais je ne peux rien promettre. Faites moi de la place, elle est trop fragile pour que je la ramène à mon antre.”

Patte Givrée plissa les yeux, scrutant le corps inerte. Croc Blanc pouvait bien dire ce qu’il voulait, mais elle voyait la vérité dans les membres tordues de Nuage d’Aile, dans l’immobilité douloureuse de son corps sur le rocher. Respirer n’était qu’une dernière bataille perdue d’avance.

En un clin d’œil, Croc Blanc disparu dans sa tanière, avant de revenir la gueule chargé de remède. Entre-temps, Plume de Hêtre était revenu au camp, accompagné par les deux sœurs de Nuage d’Aile. Nuage de Moustache sanglotait, tandis que Nuage de Noisette fixait le corps inerte de sa sœur avec des yeux écarquillés, choquée.

“Je… Je n’ai rien pu faire, bégaya Plume de Hêtre, la voix tremblante. Elle pourchassait un écureuil, mais la boue… Elle a glissé, et…

- Ce n’est pas ta faute, Plume de Hêtre, tenta Étoile Blanche pour le rassurer. Sa vie est entre les pattes de Croc Blanc, et du Clan des Étoiles.”

Alors, elle est condamnée, garda pour elle Patte Givrée. La scène était insoutenable. Patte Givrée, elle, ne savait pas quoi faire. Elle n’avait rien à dire, aucun mot réconfortant à offrir. Et même si elle en avait eu, à quoi bon ? Même si Nuage d’Aile était vivante pour l’instant, elle ne se relèverait pas de cette chute.

Croc Blanc donna des instructions, demandant aux guerriers d’aller chercher des toiles d’araignée dans la forêt. À son grand désarroi, Patte Givrée faisait partie des guerriers choisis. Celle-ci hocha la tête, tremblante, et mit aussitôt en route avec Bois de Chêne, courant à travers la forêt. L’idée que Nuage d’Aile, si vive et pleine de vie, si jeune, puisse mourir ainsi aurait dû lui donner la nausée, mais pourtant, elle ne pouvait qu’espérer que le clan se remette rapidement de sa perte. Il n’y avait aucune chance pour qu’elle s’en sorte.

Quand les deux chats furent de retour au camp avec une bonne quantité de toiles d’araignée, tout le clan s’était rassemblé autour du rocher sur lequel reposait Nuage d’Aile. Étoile Blanche, l’air effondré, se tenait en haut de la Corniche.

“Que se passe-t-il ? s’empressa Patte Givrée auprès de son frère. Est-ce qu’elle est…

- Non, elle vit encore, lâcha Toile d’Araignée, les oreilles baissées. Mais Croc Blanc… a peu d’espoir. L’une de ses pattes est complètement brisée, et elle a plusieurs côtes cassées…

- Chats du Clan du Tonnerre, entama Étoile Blanche d’une voix brisée. Aujourd’hui, j’ai décidé de faire une cérémonie que j’espérais ne jamais avoir à faire un jour.” Elle fit une pause et prit une inspiration en regardant le ciel, comme si elle tentait de se souvenir des paroles rituelles. “J’en appelle à nos ancêtres pour qu’ils se penchent sur cette apprentie. Elle a appris le Code du Guerrier et a sacrifié sa vie au service de son clan. Que le Clan des Étoiles l'accueille en guerrière, elle le mérite. À partir de maintenant, elle se nommera Aile Brisée.

- Aile Brisée, Aile Brisée.” chuchotait les félins de la combe en baissant la tête.

Une aile qui ne volera jamais. Truffe de Lilas, sans un mot, avait grimpé sur le rocher pour enrouler sa fille de sa queue, comme pour la protéger du monde extérieur.

“Ça va aller, Nuage d’Aile, lui chuchotait la guerrière en la caressant du bout de la queue. Tu es forte, tu vas t’en sortir. Le Clan des Étoiles ne te prendra pas, pas tant que je serai là.”

Ne supportant pas d’assister à une nouvelle veillée funèbre, Patte Givrée céda et fuit vers la tanière des guerriers, qui était étrangement vide. Elle n’avait aucune envie de dormir, mais ne pouvait pas rester au milieu de ces guerriers qui pleuraient une apprentie partie trop tôt. Et cet accident, bien qu’il fut différent du sien, lui rappelait bien trop sa propre chute, quand elle avait grimpé à l’arbre sous les ordres de Griffe de Chêne. Par chance, elle avait survécu. Mais si elle s’était retrouvée à la place d’Aile Brisée, son clan l’aurait-il pleuré ainsi ? Se serait-elle appelé Patte Brisée ? Non, c’est absurde. En y réfléchissant, Patte Givrée était convaincue qu’elle n’aurait pas eu le droit à la moindre cérémonie.


En fin d’après-midi, Patte Givrée quitta le camp en silence, ses pattes glissant sur la terre humide. Elle connaissait chaque brin d’herbe, chaque arbre, chaque ombre de cette partie de la forêt. Ici, loin du regard des autres, elle pouvait respirer. Respirer sans sentir le poids de leurs attentes, de leur pitié. Ce regard qu’ils posaient sur elle, plein de compassion forcée, la rendait malade. Ici, il n’y avait que les arbres, les murmures du vent. Et c’était suffisant.

Dans le camp, le Clan du Tonnerre entier retenait son souffle, pleins d’espoir ou de peur pour Aile Brisée. Si elle meurt, ils pleureront pour elle, songea Patte Givrée. Ils diront qu’elle était brillante, forte, une lumière prometteuse qui aurait pu briller plus fort. Qu’elle aurait été une guerrière remarquable. Si c’était moi… Elle sentit sa gorge se serrer, puis secoua la tête. Ils auraient été soulagés.

Elle atteignit enfin sa cachette : une petite clairière à l’abri des regards, entourée de fougères hautes. Ici, personne ne viendrait la chercher. Elle s’assit, son cœur battant à toute allure. Elle aimait cette solitude, s’y sentait protégée. Mais ce soir, l'air était plus lourd que d’habitude, ses pensées plus sombres.

Une image s’imposa à elle, une image crue et brutale qu’elle avait espéré oublier : celle de Pluie d’Épine, son souffle s’éteignant. Elle m’a donné la vie et je lui ai pris la sienne. Cette idée était gravée en elle comme une cicatrice qui refusait de guérir depuis bien trop longtemps. La guerrière à la patte blanche ferma les yeux, et dans l’obscurité, elle crut voir sa mère apparaître, son pelage rayé de gris luisant d’une lumière argentée. Mais au lieu du regard bienveillant qu’elle connaissait, ses yeux brillaient de reproches. Pourquoi es-tu encore en vie alors que je ne le suis plus ? entendait-elle. Ce n’était pas une question, mais une condamnation.

Griffe de Chêne l’avait compris bien avant elle. Ses griffures, les coups furtifs, c’était ce qu’elle méritait. Et maintenant qu’il ne le faisait plus, qu’il n’était plus là pour la punir, il ne restait qu’elle. C’était à elle de continuer. Patte Givrée regarda ses pattes, ses griffes pointues sorties sans qu’elle s’en rende compte. Un souffle tremblant s’échappa de sa gueule. Lentement, comme guidée par une force invisible, elle leva une patte et la laissa descendre doucement sur son flanc. Une ligne de feu brûla sa peau, mais elle ne ressentit aucun soulagement. Rien qu’un vide, un néant aussi vaste qu’étouffant. Elle recommença, griffant plus fort, espérant que la douleur puisse expier la culpabilité qui la rongeait. Mais rien. La douleur physique était dérisoire comparée à celle qui pesait sur son cœur. Je devrais être morte. Aile Brisée va mourir, et ils la pleureront. Pluie d’Épine est morte, et ils l’ont pleuré. Si je meurs…

Patte Givrée s’effondra sur le sol humide, ses griffes tachées de sang. Elle devrait justifier ça, mais ça ne lui semblait pas important. Rien ne l’était plus. Elle aurait dû se sentir coupable, effrayée par ce qu’elle venait de faire. Mais tout cela semblait si loin… Elle voulait crier, mais sa gorge restait sèche, bloquée. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était rester là, roulée en boule, cherchant un répit qui ne venait jamais.

Elle resta ainsi un long moment, le souffle court, attendant que la tempête en elle se calme. Cette tempête qui revenait chaque jour avec plus d’intensité que la veille. Mais ce soir, elle ne trouvait rien. Juste un vide. Un vide immense, qui la laissait vidée de toute force, de toute envie. Peut-être qu’un jour, le Clan des Étoiles me punira enfin comme je le mérite, pensa-t-elle d’une voix intérieure qui lui semblait étrangère. Cette pensée fut sa dernière avant de fermer les yeux, allongée dans la clairière froide, en espérant que le lendemain ne vienne jamais.

Chapitre 18[]

“C’est presque comme s’il ne lui était rien arrivé.”

Patte Givré tourna distraitement la tête en entendant Feuille de Prêle murmurer ces mots à Plume de Hêtre, son compagnon. À quelques longueurs de queue d’elle, Aile Brisée traversait le camp, soutenu par Jolie Moustache et Croc Blanc, tandis que Pelage de Noisette les suivait à pas mesurés. Aile Brisée boitait lourdement, ses mouvements maladroits et hésitants trahissant la douleur constante qui la rongeait depuis l’accident. Presque, se répéta Patte Givrée, n’osant pas le dire à voix haute.

Personne n’avait cru à sa survie, et pourtant, elle était là. Debout. Vivante. Mais infirme. Sa patte avant droite, tordue dans une position contre-nature, arrachait un frisson désagréable à ceux qui la regardaient trop longtemps. Elle devait réapprendre à marcher après avoir passé presque une demi lune dans la tanière de Croc Blanc. Et pourtant, son sourire n’avait jamais disparu. Son sourire si agaçant. Pourquoi est-elle si heureuse alors qu’elle ne sera jamais une vraie guerrière ? se demandait Patte Givrée chaque fois qu’elle la voyait.

“C’est un miracle, souffla Plume de Hêtre, sans quitter des yeux le groupe qui progressait lentement devant eux. Le Clan des Étoiles lui a sauvé la vie.”

Si le Clan des Étoiles sauvait des vies, ça se saurait, se retint de répliquer Patte Givrée. Il préfère s'immiscer dans nos rêves pour nous torturer. Patte Givrée ne voyait aucun miracle dans la survie d’Aile Brisée. Quel genre de vie était-ce, quand chaque pas était une lutte ? Une simple survie, voilà tout. Une vie sans but, sans espoir. Accompagnée de son escorte, Aile Brisée s’approchait justement d’eux.

“Tu te débrouilles très bien, Aile Brisée ! lança joyeusement Feuille de Prêle.

- Merci ! répondit la jeune guerrière, le souffle court mais avec ce maudit sourire. J’ai déjà moins mal qu’hier. Ça ira de mieux en mieux, j’en suis sûre. Je ne suis pas encore capable de traverser tout le camp, mais je suis allé plus loin que la dernière fois !

- Félicitations ! Nous avons hâte de voir tes progrès !”

Jolie Moustache encouragea sa sœur à retourner se coucher après tant d’effort, et le petit groupe fit demi-tour vers l’antre de Croc Blanc. Jolie Moustache… Ce nom piquait Patte Givrée comme une épine cachée dans une litière de mousse propre. M’appeler Patte Givrée n’a pas suffit à Étoile Blanche ? Il fallait qu’elle insiste sur la beauté du pelage de Jolie Moustache ? Patte Givrée n’avait même plus le goût de l’envie, cette espèce d'étincelle de vie qui semblait pourtant animer Aile Brisée malgré tout.

La chatte à la patte blanche balaya le camp du regard, mais il était comme flou et incertain. Ses journées lui semblaient toutes aussi fades et insipides. Les jours passent et défilent, mais se ressemblent tous. Ils étaient tous creux. Même les mots d’encouragement du clan lancés à Aile Brisée ne résonnaient plus en elle. Aile Brisée souriait, elle avançait, et tout le monde semblait y voir un exploit. Mais aux yeux de Patte Givrée, c’était juste une autre bataille perdue. Elle aussi avançait, jour après jour, mais pour aller où ? Vers quoi ?

“Patte Givrée, tu m’entends ?”

La voix de Plume de Grive interrompit le cours de ses pensées. Patte Givrée se tourna vers la guerrière, consciente qu’elle avait une fois de plus laissé ses pensées s’égarer.

“Quoi ? répondit-elle, la voix monocorde.

- Je te demandais si tu voulais venir à la patrouille de l’aube demain matin avec nous. Tu ne m’as encore pas écouté, pas vrai ?

- Non, je… Peut-être. Désolé.

- Tu t’ennuies, c’est ça ? Allez, dis-le si tu ne veux pas venir, je comprends que tu puisses trouver les patrouilles trop monotones !”

Monotone. Le mot aurait dû résonner juste, mais en réalité, tout semblait bien pire que ça. Ce n’était pas une simple routine qu’elle supportait avec lassitude. C’était un gouffre, une absence de tout, une impression constante de dériver sans but. La douleur qu’elle ressentait intérieurement n’avait rien à voir avec l’ennui ; c’était bien plus profond. Mais à quoi bon essayer d’expliquer ça ? Personne ne comprendrait. Ils ne le voyaient même pas.

Et alors que Plume de Grive s’éloignait, bavardant avec Épine de Sapin sur quelque nouvelle anecdote sans importance, Patte Givrée sentait déjà l’ombre familière de son rituel l’appeler. Une échappatoire temporaire à ce néant.

Elle se leva, jetant un coup d'œil autour d’elle pour s’assurer que personne ne la suivrait. Le camp était actif, et avec un peu de chance, personne ne remarquerait son absence. De toute façon, personne ne remarquait sa présence. Elle quitta le camp rapidement, ses pattes la guidant machinalement vers sa petite clairière. C’était presque devenu un automatisme désormais, ce chemin qu’elle prenait pour s’éloigner des autres, pour s’oublier elle-même.

Elle marchait, sans vraiment réfléchir. Rien ne changeait. Elle ne s’attendait plus à rien. Tout le monde parlait d’Aile Brisée comme d’un miracle, mais ça ne l’était pas. Juste une survie. Et d’un coup, tout le monde s’était mis à adorer Aile Brisée, à l’admirer. Et si ça avait été moi ? Peut-être qu’elle aurait dû être suffisamment blessée lors de sa chute pour recevoir cette attention dont Aile Brisée profitait. Même ça, elle l’avait échoué.

Elle secoua la tête. Elle aurait aimé se sentir comme les autres, même si elle ne savait pas vraiment ce que ça voulait dire. Les autres guerriers avaient l’air de trouver du sens à leurs journées, un but, quelque chose qui les faisait avancer. Pas Patte Givrée.

Ses griffes raclaient la terre sous ses pattes alors qu’elle s’enfonçait plus profondément dans la forêt. Il n’y avait personne, et c’était mieux ainsi. La solitude ne lui faisait plus peur depuis longtemps. Elle l’avait apprivoisée, en quelque sorte. Et enfin, elle retrouva sa clairière.

C’était là, toujours le même endroit. Un coin tranquille, où personne ne venait. Là, loin des yeux, elle redevenait la seule maîtresse de son sort. La femelle baissa la tête, observant les marques anciennes sur ses pattes. Les cicatrices fines, des souvenirs silencieux de ses moments ici. Et, une fois de plus, ses griffes trouvèrent le chemin, traçant la douleur sous son pelage comme une vérité qu’elle était la seule à comprendre. La douleur était familière ; pas trop intense, juste ce qu’il fallait pour ressentir quelque chose. Elle ne savait pas vraiment pourquoi elle le faisait, ça ne changeait rien de toute façon. Mais c’était devenu une habitude, quelque chose de concret dans une vie où tout semblait sans consistance. Elle se contentait de sentir un picotement, sans réfléchir plus que ça.

Et demain serait pareil.

Et le jour suivant aussi.

Soudain, un bruissement dans les buissons la fit sursauter. Elle releva brusquement la tête, son cœur battant un peu plus fort que d’habitude. Et si quelqu’un la surprenait ? Son premier réflexe fut de penser à Toile d’Araignée ou Plume de Grive. Non, pas eux. Elle se redressa, les muscles tendus, prête à faire face à n’importe qui. Mais l’odeur n’était pas familière, et bien que ce fut celle d’un chat, il ne venait pas du Clan du Tonnerre.

Alors, un chat roux émergea des fourrés, ses yeux verts la fixant avec une intensité qui la mit mal à l’aise. Il s’arrêta près d’elle, la tête légèrement inclinée.

“Je ne voulais pas te faire peur, dit-il d’une voix calme. Je passais par là, et… je t’ai vue.”

Patte Givrée ne bougea pas, ne répondit rien. Elle ne savait pas quoi dire, quoi faire. Un solitaire ? Sur notre territoire ? Elle savait qu’elle aurait dû le chasser, mais elle n’y arrivait pas. Et si elle déclenchait une bagarre qu’elle ne pourrait gagner ? Peut-être qu’il abrègerait ses souffrances.

“Tu as l’air de souffrir. Mais te faire du mal ne résoudra pas tes problèmes, crois-moi, continua-t-il, un sourire presque doux apparaissant sur son visage. Je m’appelle Moustique. Et toi ?”

Elle hésita un instant, incertaine. Devait-elle lui parler ? Lui répondre ? Et si son clan l’apprenait ? Elle ne voulait pas de compagnie, mais il y avait quelque chose chez ce chat, une aura de calme, qui la déstabilisait. Oui, il l’avait surpris. Mais il ne l’avait pas jugée, et s’était contenté de la conseiller.

“Patte Givrée”, murmura-t-elle finalement.

Moustique s’assit en face d’elle, sans la quitter des yeux. Il semblait détendu, presque… intéressé. Mais pas de la façon dont les autres guerriers la regardaient. Lui, il voyait quelque chose d’autre.

“Ça te va bien, c’est un beau nom. Tu sembles porter un lourd fardeau, je peux le voir dans tes yeux.”

Ces mots eurent l’effet d’une vague froide sur la femelle grise. Personne ne lui avait jamais dit ça. Personne, pas même son frère qu’elle connaissait depuis sa naissance, ne lui avait jamais fait remarquer qu’elle ne semblait pas en forme. Personne n’avait jamais cherché à comprendre. Elle resta silencieuse un instant, mais Moustique n’avait pas l’air d’attendre une réponse immédiate. Il se contentait d’être là.

“Tu ne parles pas beaucoup, hein ? reprit-il doucement, son sourire toujours aussi calme.

- Je n’ai rien à dire, balbutia Patte Givrée, la voix presque sèche.

- Parfois, ne rien dire, c’est déjà en dire beaucoup. Ça ne fait rien, mettre des mots sur des pensées n’est pas toujours facile.”

Un long silence s’installa entre eux. Patte Givrée se sentait à la fois soulagée et tendue. Elle n’aimait pas ce sentiment de vulnérabilité, d’être observée de cette manière. Mais en même temps, cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas parlé à quelqu’un de cette façon… Il y avait quelque chose de différent chez Moustique, quelque chose qu’elle n’arrivait pas à saisir.

“Tu viens souvent ici, je suppose ?

- C’est agréable, comme endroit…”

Un endroit qui n’appartient qu’à moi, garda-t-elle pour elle. Et pourtant, il l’avait trouvé ici.

“Je comprends, miaula doucement le rouquin. Moi aussi, j’aime être seul parfois. Mais… pas tout le temps. Il y a des moments où la solitude pèse, même pour les plus solitaires d’entre nous.”

Encore une fois, les mots de l’inconnu touchaient un point sensible. Est-ce que j’aime vraiment être seule ? se surprit à se demander la guerrière. Ou est-ce que je me contente de l’être, parce que je ne sais rien faire d’autre ?

“Mon clan doit m’attendre, je dois y aller, mentit Patte Givrée, mal à l’aise soudain.

- Je ne vais pas te déranger plus longtemps, tu peux y aller. Mais si tu veux, on pourrait se revoir ici, quand tu en as envie. Je passe souvent par ici, alors…”

Patte Givrée leva les yeux, surprise. Se revoir ? Personne ne cherchait vraiment sa compagnie. On la laissait tranquille, on acceptait qu’elle soit distance. Elle ne répondit pas tout de suite. Sa première réaction était de dire non. De fuir. Mais une petite voix au fond d’elle lui disait qu’il n’y avait peut-être pas de mal à essayer. Qu’il avait l’air gentil.

“Je vais y réfléchir, dit-elle finalement. Nous ne sommes pas censés accepter les solitaires…

- Je comprends, je vais tâcher de rester loin de votre frontière. Prends ton temps pour y réfléchir, je ne suis pas pressé.” Il commença à faire demi-tour, s’attardant un instant sur elle. “Et surtout, prends soin de toi.”

Et il la laissa là, sans insister, disparaissant dans les fougères. Patte Givrée ne put détourner le regard de l’endroit où il avait disparu, avant de secouer la tête. C’est un solitaire, pas un ami, se dit-elle. Et tandis qu’elle prenait le chemin du retour, une étrange sensation se répandait en elle. Quelque chose qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps. Ce n’était pas de la joie, mais une sorte de légèreté. Moustique n’avait rien exigé, juste proposé. Elle était tout à fait en droit de refuser et de ne plus jamais le revoir, voire de le dénoncer à Étoile Blanche. En avait-elle envie ?

En pénétrant dans le camp, Patte Givrée retrouva la familiarité des odeurs et des sons. Le même bourdonnement de conversations qui, d’ordinaire, lui pesait. Mais cette fois, même s’il était encore là, il lui semblait un peu moins oppressant. Etoile Blanche était là, discutant avec Poil de Musaraigne au soleil, mais Patte Givrée n’avait aucune envie d’aller la voir, de l’informer qu’un solitaire rôdait sur leur territoire. Est-ce que ça faisait d’elle une traîtresse ? Et, au fond, quelle importance ? Elle n’avait pas envie de retourner voir Moustique volontairement, mais ne voulait pas éviter sa clairière secrète pour autant.

Peut-être que… peut-être qu’il reviendra. Et à ce moment-là, j’aviserai.

Chapitre 19[]

“Que tous ceux qui sont en âge de chasser s’approchent de la Corniche pour une assemblée du clan !”

Patte Givrée grogna, agacée. Elle était sur le point de faire une sieste bien méritée, mais Étoile Blanche avait choisi de l’en empêcher. J’espère que c’est important…, songea-t-elle en faisant demi-tour à contrecœur.

Au pied de la Corniche, Truffe d’Écureuil discutait à voix basse avec Éclair de Feu, l’air inquiet. D’ailleurs, plusieurs groupes de chats lançaient des regards furtifs autour d’eux, comme s’ils se sentaient en danger. Patte Givrée était-elle encore la seule à ne pas comprendre ce qu’il se passait ? Elle alla s'asseoir entre Plume de Grive et Vent Gris pour attendre de savoir ce que leur cheffe avait à dire, sans grand intérêt.

“Clan du Tonnerre ! clama celle-ci depuis son perchoir, réduisant les chuchotements au silence. Plusieurs patrouilles m’ont signalé des nouvelles préoccupantes : des chats errants ont été vus sur notre territoire, et n’ont pas l’air de comprendre que cet endroit est déjà occupé.”

Une vague de murmures s’éleva de la foule, mais Patte Givrée n’eut aucune réaction. En quoi cela la concernait ? C’était le rôle du chef et des vétéran de régler ce genre de problème.

“Les chats errants ne font pas le poids face à nous, chassons-les ! s’exclama Poil de Pigeon, approuvé par quelques autres.

- Je n’ai pas peur d’eux, approuva Nuage de Coquelicot. Ils ne savent même pas se battre !

- J’ai pensé comme vous, dans un premier temps, fit Étoile Blanche en levant la queue, tentant de rétablir le calme. Mais ces intrus semblent être plus nombreux qu’on ne le croyait… Un chat errant seul n’est pas une menace, mais s’ils sont tout un groupe, ils peuvent être dangereux. C’est pourquoi j’ai décidé, avec l’accord d’Éclair de Feu, qu’à partir de maintenant, les patrouilles devront être composées de minimum quatre guerriers. Si vous croisez des intrus, n’engagez le combat que si cela est nécessaire. Il n’est peut-être pas trop tard pour régler ce conflit sans effusion de sang. Néanmoins, il faut leur faire comprendre que nous sommes prêts à nous battre pour notre territoire.”

Son discours fut acclamé et approuvé. Néanmoins, Patte Givrée pouvait voir dans les yeux de ses camarades que peu d’entre eux prenaient cette menace au sérieux. Moustique fait-il partie de ces chats ? ne put-elle s’empêcher de se demander. Depuis sa rencontre, la veille, elle ne parvenait pas à oublier ce solitaire à la voix si douce et au regard si compréhensif. La guerrière n’avait pas encore décidé si elle le reverrait ou non, mais la nouvelle des chats errants la travaillait. Et si Moustique était dangereux ?

“Cette assemblée est terminée, restez sur vos gardes. Nous ne savons pas encore ce que veulent ces chats.”

Son annonce faite, Étoile Blanche fila dans son antre, suivie par son lieutenant, tandis que le clan se dispersait. Quant à Patte Givrée, elle quitta l’assemblée à pas lents, se dirigeant vers la sortie du camp. Elle avait besoin de s’éloigner, d’échapper à l’agitation qui régnait.

Alors que ses pattes la guidant vers la forêt, elle ne pouvait s’empêcher de penser à Moustique. Pourquoi quelqu’un comme lui voudrait me revoir ? s'interrogeait-elle. Pourtant, quelque chose en elle brûlait de retourner à la clairière, là où ils s’étaient rencontrés. Cette sensation la dérangeait, la rongeait. C’est insensé, se dit-elle en secouant la tête. C’est un solitaire, un inconnu. Le clan parlait souvent des dangers des chats errants, des solitaires imprévisibles, et avec la nouvelle menace, elle devrait être sur ses gardes. Et s’il n’était pas comme eux ? Un part d’elle était profondément intriguée par cet étranger, par la douceur de son ton, sa façon de l’avoir regardé comme si elle existait vraiment, comme si elle avait de l’importance.

Patte Givrée s’arrêta un instant, son regard fixé sur un tapis de feuille morte. Et si je le revoyais ? Une petite voix lui hurlait d’y aller, de céder à la curiosité. Qu’avait-elle à perdre, après tout ? Pourtant, une autre voix, sûrement plus sage, lui soufflait de se méfier, que ce chat restait un inconnu. Ses instincts de guerrière lui murmuraient d’être prudente, de ne pas se laisser distraire par de belles paroles ou un regard doux.

Sans s’en rendre compte, elle était déjà arrivée à la clairière entourée de fougères. L’endroit était vide, mais la femelle ne savait pas si elle devait en être rassurée ou blessée. Il ne viendra pas, ce n’étaient que des paroles en l’air, se dit-elle avec un pincement au cœur. Pourtant, une odeur familière lui parvint à la truffe, signe qu’un chat approchait.

“Je ne pensais pas que tu reviendrais, miaula Moustique en s’approchant, presque amusé. Mais j’en suis ravi ! Est-ce ta curiosité qui t’a mené jusqu’ici ?”

Curieuse ? Elle n’en était pas si sûre. Peut-être qu’elle était juste désespérée.

“Je ne sais pas, murmura-t-elle enfin, les mots sortant avant qu’elle ne puisse les retenir. Je ne sais plus ce que je veux.

- C’est normal. Parfois, on ne sait juste pas, répondit le rouquin, semblant ni surpris ni déçu. Et c’est là que les choses intéressantes arrivent.

- Tu ne comprends pas, reprit Patte Givrée plus brusquement. Tout paraît si… inutile, vide. Même être ici, maintenant, je ne suis pas sûre que ça ait du sens.”

Avait-elle prononcé ces mots à voix haute ? Pourquoi avait-elle soudainement une envie de tout lâcher, de céder face à cet étrange chat ? Moustique, lui, s’approcha en laissant une distance suffisante entre eux, sans perdre son sourire. Mais contrairement à celui d’Aile Brisée qui était agaçant et ridicule, son sourire à lui était apaisant.

“Je comprends plus que tu ne le crois. Mais peut-être que ce n’est pas le monde qui est vide, peut-être que c’est juste ton regard sur lui. Pourtant, ça ne veut pas dire que ça ne peut pas changer.

- Peut-être, souffla-t-elle, sans vraiment y croire. Mais parlons plutôt de toi : qui es-tu ? Que fais-tu ici ? As-tu un lien avec les chats errants qui empiètent sur nos terres ?

- Je suis Moustique, je parcours le monde en quête d’objectif et d’histoire, et oui, je connais ces chats. Ils m’ont proposé de les rejoindre, mais j’ai refusé. Et puis, j’étais dans le coin bien avant eux.”

Patte Givrée haussa les sourcils, intriguée malgré elle. Un chat solitaire qui voyage seul, sans appartenir à aucun groupe ? Cela lui semblait étrange. La plupart des solitaires finissaient par se rallier à d’autres pour survivre, même temporairement.

“Pourquoi as-tu refusé ? lui demanda-t-elle.

- Ces chats n’ont pas d’objectifs réels. Ils errent sans but, se laissent porter par les événements. Moi, je veux plus. Je suis fait pour des choses plus grandes, vois-tu ?” Il pencha la tête, ses yeux verts fixant intensément Patte Givrée. “Je n’ai jamais été du genre à suivre les autres.”

Pendant un instant, la guerrière à la patte blanche sentit une pointe d’admiration monter en elle. Moustique semblait savoir exactement ce qu’il voulait, là où elle ne savait même plus ce qu’elle faisait ici. Lui, il avait un but.

“Et toi, Patte Givrée ? reprit-il. Quel est ton but ? Que cherches-tu vraiment ?

- Mon… but ? balbutia-t-elle, en sachant qu’elle n’en avait aucun.

- Question difficile, hein ? Peut-être que ce que tu cherches n’est pas dans ton clan. Peut-être que ta place est ailleurs, loin de ceux qui ne comprennent pas.

- Tu ne sais rien de moi, fit-elle avec un rire amer. Je ne suis pas spéciale, je ne suis pas différente. Je fais juste partie du clan, comme les autres.”

Moustique s’approcha encore, réduisant la distance entre eux, mais toujours sans envahir son espace.

“Je sais que tu n’es pas comme les autres. Je l’ai su dès que je t’ai vu. Tu ne te contentes pas de suivre les règles bêtement, comme tous les chats des clans, la preuve en est que tu es ici, avec moi. Toi tu te questionnes, tu doutes. Et c’est ça qui te rend unique, même si tu ne le vois pas encore.

- Euh… Si tu le dis, répondit Patte Givrée, surprise et confuse. Ce n’est pas tellement comme ça que je vois les choses. Je pense que je dois y aller…

- Ah, déjà ? fit Moustique, presque déçu. Eh bien… Tu sais où me trouver, si jamais tu veux revenir.”

Patte Givrée commença à faire demi-tour, mais s’arrêta avant d’aller plus loin, ses pattes soudain trop lourdes. Quelque chose la retenait. C’est un étranger, se répétait-elle. Et alors ? Elle se retourna vivement vers le solitaire, qui n’avait pas bougé, mais avait une lueur amusée dans les yeux.

“Tu changes d’avis, déjà ? lui lança-t-il.

- Je… Je n’aime pas partir avec des questions sans réponses.

- Alors vas-y, pose-les, ces questions. J’ai tout mon temps.”

Ce fut au tour de la femelle de sourire, mais cette fois, ce n’était pas un sourire de façade, ni forcé. Elle s’assit en face de lui, moins méfiante.

“Pourquoi tu ne les as pas rejoints, vraiment ? Les errants, je veux dire. Si tu es seul, pourquoi refuser l’aide d’un groupe ? Ça pourrait te protéger.

- C’est comme je te l’ai dit. Ils n’ont aucun but, aucun rêve. Ils ne cherchent qu’à survivre jour après jour, sans jamais se poser de questions. Ce n’est pas ça, la vie. La vraie vie, c’est plus que simplement manger et dormir. C’est trouver une raison, un objectif. Sinon, à quoi bon ?” Il regarda un instant l’horizon, avant de reporter son attention sur la chatte grise. “Et toi, alors ? Tu as un clan. Une famille, des amis. Pourtant, tu es là, avec moi, au lieu de te contenter de cette vie bien rangée. Pourquoi ?”

Patte Givrée fronça les sourcils. Peut-être que finalement, il ne lit pas dans les pensées, se dit-elle en frissonnant à la mention de famille. Elle ne lui devait aucune explication, et n’avait pas envie d’admettre que sa mère et son père étaient morts par sa faute.

“Je ne sais pas, fit-elle finalement. C’est comme si je ne trouvais pas ma place. Tout le monde a l’air de savoir ce qu’il doivent faire, pourquoi ils sont là, et moi… Je ne sens plus rien. Mon clan, mes camarades… c’est comme si tout me glissait dessus, sans me toucher.

- C’est exactement ça, acquiesça Moustique en hochant la tête, comme s’il comprenait. C’est ce que je voulais te dire plus tôt : ce n’est pas que le monde est vide, c’est juste qu’il ne résonne pas en toi pour l’instant. Mais crois-moi, il y a des choses qui en valent la peine. Il faut juste les trouver. Parfois, elles sont sous notre museau, parfois elles sont ailleurs.

- Et toi, tu les as trouvées, ces choses ?

- Je crois que je suis sur la bonne voie, répondit le matou avec quelque chose dans ses yeux que Patte Givrée n’arrivait pas à lire. C’est ce genre de rencontre qui rend la vie intéressante, tu ne trouves pas ?

- Je suppose que j’ai encore du mal à voir les choses comme toi, avoua Patte Givrée. Mais peut-être que c’est toi qui te trompes. Peut-être que la vie, c’est simplement… ce qu’elle est. Pas besoin de chercher quelque chose de plus grand.

- Peut-être. Mais tu es quand même revenue. Si tu étais convaincue de ça, tu ne serais pas ici.”

Elle le fixa un instant, surprise. Pourquoi semblait-il avoir réponse à tout ? Moustique était si différent de ses camarades de clan… Avec lui, elle n’était pas une guerrière brisée qui ne correspondait pas aux attentes. Il la regardait comme si elle était entière.

“Bon, le soleil se couche, je vais voir m'éclipser.

- Le soleil se couche ? Déjà ? répéta Patte Givrée en levant la tête vers le ciel orangé. Crotte de souris, je dois rentrer au camp.

- Le temps file, n’est ce pas ? On se revoit une prochaine fois, alors. Et au passage, je serais ravi de poursuivre cette discussion autour d’un repas. Je suppose que la chasse n’a aucun secret pour toi ?

- Je m’en chargerai, promit-elle, sans se rendre compte qu’elle venait d’admettre qu’elle reviendrait. À la prochaine fois, dans ce cas.”

Chapitre 20[]

Cela faisait plusieurs jours que Patte Givrée retrouvait Moustique régulièrement. À chaque fois, la femelle se promettait que c’était la dernière, et à chaque fois, elle revenait. Il semblait évident qu’elle ne pouvait pas se passer de ces moments en dehors du camp, loin des responsabilités. Elle chassait souvent pour lui avant de le retrouver. C’est tellement agréable de chasser pour un ami qui se soucie de moi, pensait-elle en ramenant des souris ou des oiseaux qu’ils partageaient ensemble.

“Tu sais, le temps est précieux. Ce serait dommage de le gâcher à chasser alors qu’on pourrait être ensemble plus longtemps.” avait dit le solitaire comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

Et Patte Givrée avait acquiescé, bien que cela allait à l’encontre du Code du Guerrier. Mais pour la première fois depuis longtemps, le monde paraissait beau. Pour la première fois, elle voulait penser à elle, et non à ce clan qui la méprisait. Elle avait commencé à lui rapporter des proies presque tous les jours. Cela ne la dérangeait pas. En fait, cela la rendait même heureuse.

À chaque rendez-vous, Moustique lui disait à quelle heure elle devait revenir le lendemain, car il ne pouvait pas venir quand il le souhaitait. Il pourrait me demander de venir en pleine nuit que ça ne me dérangerait pas. Alors, qu’il choisisse lui-même quand il peut venir, se disait la guerrière. Pour la première fois depuis des lunes, elle avait l’impression de compter pour quelqu’un.

Le Clan du Tonnerre n’avait rien remarqué de ces absences. Si Patte Givrée disparaissait en pleine journée, cela ne semblait pas inquiéter les siens. Elle aurait dû s’en sentir vexée, mais au fond, cela l’arrangeait. Mais ce qu’ils remarquaient, c’était son changement d’attitude.

“Tu sembles différente ces derniers temps, lui avait fait remarquer Toile d’Araignée. C’est le retour de la belle saison qui te met d’aussi bonne humeur ?

- Sans doute.” avait répondu sa sœur, distraite, en souriant.

Si seulement tu savais. Son frère n’avait aucune idée de ce qu’elle vivait en secret, mais elle ne voulait pas le lui révéler. Ces moments passés avec Moustique n’appartenaient qu’à elle.

Patte Givrée arriva à la clairière habituelle au coucher du soleil, comme son ami l’avait décidé. Elle avait traqué une grive dodue un peu plus tôt et l’avait précieusement gardé pour ce moment. Elle ne pouvait s’empêcher de sourire en le voyant assis au milieu des fougères, l’air détendu comme à son habitude. Son cœur battait plus vite, d’un coup.

“Pile à l’heure, comme d’habitude, ronronna-t-il en levant les yeux vers elle.

- Bien sûr, tu me connais, répondit-elle en posant l’oiseau à ses pattes. J’ai attrapé ça pour toi.

- J’ai vraiment de la chance de t’avoir.” fit Moustique d’une voix douce en fixant la proie.

Sans qu’elle ne sache pourquoi, ces mots firent frémir Patte Givrée jusqu’au bout de la queue.

“J’en ai aussi beaucoup, murmura-t-elle tandis que le rouquin entamait son repas. Je veux dire, depuis que je te connais… ma vie a complètement changé, d’une façon que tu ne peux pas imaginer.”

Moustique ne répondit pas tout de suite. Il se pencha pour prendre une bouchée de son repas, savourant lentement. Lorsqu’il releva la tête, il la fixa intensément, ses yeux brillants d’un éclat qui aurait pu la faire fondre.

“Je comprends ce que tu veux dire, dit-il enfin, d’un ton presque satisfait. Tu es avec quelqu’un qui veut que les choses changent, quelqu’un qui voit la vie comme elle l’est vraiment. Disons que nous sommes tous les deux très chanceux.”

Il est si différent, se dit Patte Givrée en sentant ses oreilles chauffer. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de chats comme lui dans le Clan du Tonnerre ? Elle hocha la tête, comme si elle comprenait parfaitement ce qu’il voulait dire.

“Patte Givrée, tu es plus qu’une simple guerrière de clan, continua Moustique, sa voix calme et ferme à la fois. Je vois en toi quelque chose que personne d’autre ne voit. Une force, un éclat que les autres ne reconnaissent pas. C’est pour ça que tu aimes venir me voir, n’est ce pas ?”

La guerrière se dandina, elle ne s’attendait pas à cette question. Se l’avouer à elle-même était une chose, mais l’admettre devant lui, c’en était une autre. Oui, au Clan du Tonnerre, Patte Givrée n’était que l’ombre d’elle-même. Mais avec Moustique, elle était unique, importante. C’était une certitude.

“Je… tu as peut-être raison, balbutia-t-elle, gênée. Je crois qu’ils ne comprennent pas…

- Tu es spéciale, et je veux que tu sois à mes côtés. Je veux que nous soyons plus que des amis, Patte Givrée. Je veux que nous soyons ensemble.”

Patte Givrée resta un instant figée, pensant avoir mal compris. Mais à l’intérieur, son cœur battait la chamade. Elle ne s’était jamais imaginée comme la compagne d’un autre chat, encore moins de quelqu’un extérieur à son clan. Avait-elle un avenir avec lui ? Son clan l’accepterait-il un jour, ou sera-t-elle forcée de quitter son foyer un jour ou l’autre ? Il veut être avec moi. Il me choisit. Moustique était tout ce qu’elle avait toujours rêvé sans jamais y croire, et il était hors de question qu’elle laisse passer une telle chance.

“Tu es la seule qui compte pour moi, maintenant, reprit Moustique en s’approchant. Je veux te rendre heureuse, te donner la vie que tu mérites.

- Je… je veux être avec toi aussi, murmura la femelle tandis que Moustique frôlait sa truffe contre la sienne.

- Alors ne nous quittons plus jamais, fit le mâle à mi-voix en se reculant légèrement. Et tu verras, tant que tu seras avec moi, tout ira bien.”


Les jours suivants, Patte Givrée se sentit aussi légère que si elle avait été sur un nuage. À chaque rencontre, Moustique la couvrait d’éloge, lui répétait à quel point elle était spéciale et qu’il avait de la chance. Avec le retour de la belle saison, la forêt était plus giboyeuse, et Moustique voulait absolument en profiter. Désormais, Patte Givrée réservait ses meilleures prises à son compagnon.

Depuis quelque temps, Moustique s’était également mis à s’intéresser à la vie de la femelle, à son clan et à sa famille. Bien qu’elle ne sente pas encore prête à lui parler de sa mère, elle était ravie de pouvoir partager ses craintes et ses joies avec quelqu’un qui l’écoutait vraiment. Moustique avait d’ailleurs été très surpris d’apprendre que le Clan du Tonnerre vivait dans une combe rocheuse.

“Ce n’est pas dangereux ? avait-il demandé.

- Eh bien… L’une de nos apprenties est tombée récemment, mais c’est la première fois que ça arrive. Il y existe des chemins pour descendre en toute sécurité.”

D’ailleurs, Aile Brisée, qui s'entraînait toujours à marcher dans le camp, ne provoquait plus ce sentiment d'amertume à Patte Givrée. Elle la regardait traverser la combe avec l’aide de Jolie Moustache, et, pour la première fois, elle se surprit à l’admirer. Elle est forte, songea-t-elle. Peut-être que finalement, la clé du bonheur était d’accepter ses propres faiblesses, de les transformer en force. Aile Brisée l’avait fait, et d’une certaine manière, Patte Givrée aussi.

Après une patrouille de chasse particulièrement efficace avec Truffe d’Écureuil et Plume de Grive, Patte Givrée s’éclipsa une fois de plus. Le soleil commençait déjà à décliner, elle était en retard à son rendez-vous avec Moustique. N’ayant pas le temps de chasser, elle prit une belle musaraigne qui trônait sur la pile de gibier. Le clan ne s’en rendra même pas compte, se dit-elle pour se rassurer, mal à l’aise à l’idée de voler son propre clan.

Puis la femelle fila à travers la forêt, la hâte lui donnant des ailes.

“Tu es en retard, fit Moustique, la queue s’agitant, tandis que Patte Givrée arrivait, à bout de souffle.

- Désolé, j’ai eu une patrouille de dernière minute, souffla la femelle en reprenant son souffle.

- Je vois… Essaie d’être à l’heure, les prochaines fois. Je perds beaucoup de temps à faire un détour par ici tous les jours, j’aime autant ne pas en perdre plus.

- Oui, tu as raison. Excuse-moi, ça ne se reproduira pas. Tu as faim ?”

Se léchant les babines, Moustique se rua sur le rongeur, arrachant de grosses bouchées. Si bien qu’une fois son repas terminé, il ne restait plus grand chose pour sa compagne.

“J’avais tellement faim que j’ai oublié de t’en laisser, désolé, Patte Givrée !

- Ça ne fait rien, j’ai mangé avant de venir.” mentit la femelle en haussant les épaules.

La faim était négligeable par rapport au bonheur qu’elle ressentait en étant là, avec le chat qu'elle aimait. Puis, les deux chats s’allongèrent côte à côte, observant le soleil se coucher, bercés par les chants des oiseaux.

“Je n’ai pas envie de partir, gémit Patte Givrée en se levant avec difficulté, le cœur serré. J’aimerais tant passer mes journées avec toi…

- Je sais, Patte Givrée, fit Moustique, déçu, avant que son visage ne s’illumine. Et si tu restais avec moi cette nuit ?”

Patte Givrée leva brusquement la tête, surprise.

“Je… je ne peux pas, admit-elle à contrecœur. Si je ne rentre pas, mon clan va s’inquiéter. Ce n’est pas prudent.

- Tu sais bien qu’ils ne remarqueront rien. Tu viens ici tous les jours et personne ne t’a jamais demandé pourquoi. Et puis, tu mérites aussi du temps pour toi. N’as-tu pas envie de dormir sous les étoiles, avec moi ?

- Je ne sais pas… Ce serait égoïste de ma part. J’ai des responsabilités.

- Égoïste ? Penser à toi n’est pas égoïste, tu sais. Parfois, tu dois te permettre de vivre un peu, de t’évader. Nous passons si peu de temps ensemble… Ne me dis pas que tu préfères rentrer au camp, alors que nous pourrions profiter de cette nuit magnifique. Et puis, tu me le dois bien, ça rattrapera ton retard d’aujourd’hui !”

Il a raison, se rendit compte la femelle à la patte blanche. Pourquoi devrait-elle toujours penser à son clan avant elle-même ? Pour une fois, ne pouvait-elle pas céder à son propre bonheur ?

“Je suppose que juste une nuit, ça ne ferait pas de mal.” finit-elle par acquiescer, bien qu’une petite voix en elle essayait de la faire changer d’avis.

Mais cette voix s’effaça rapidement sous le sourire satisfait de Moustique.

“Tu es la meilleure, ronronna celui-ci en se rapprochant d’elle. Tu ne le regretteras pas.”

Ils s’allongèrent côte à côte, sur un petit nid de fortune, leur fourrure se frôlant, sous un ciel constellé d’étoiles. La douce brise caressait leurs pelages, et Patte Givrée se sentit en paix. Dormir contre son compagnon était incomparable avec tout ce qu’elle avait vécu jusqu’à aujourd’hui. Elle n’avait jamais ressenti une telle sérénité.

Chapitre 21[]

Les premiers rayons de soleil s’infiltraient entre les branches des arbres lorsque Patte Givrée se réveilla. Moustique dormait encore à côté d’elle, paisible. Un sourire lui échappa. La nuit avait été parfaite. Pourtant, une légère angoisse l’envahissait à l’idée de rentrer au camp. Elle devait partir maintenant, avant qu’Éclair de Feu ne lance la patrouille de l’aube.

Elle se leva doucement, secoua ses pattes encore engourdies, et regarda son compagnon une dernière fois.

“Je dois y aller, lui murmura-t-elle à l’oreille, tandis qu’il gémissait dans son sommeil.

- Mmh… Reste encore un peu…

- Je ne peux pas, cervelle de souris. Les autres vont me chercher. On se voit ce soir.”

Avant que Moustique ne puisse la convaincre de rester, Patte Givrée fila silencieusement à travers la forêt, le cœur léger comme une plume. Voilà la vie qu’elle souhaitait. Une vie où elle pourrait dormir ainsi toutes les nuits. Était-elle prête à renoncer à tout pour lui ?

Cependant, ses pensées furent bientôt interrompues par quelque chose d’étrange qui flottait dans l’air à mesure qu’elle s’approchait du camp du Clan du Tonnerre. Une odeur âcre et métallique, mêlée à une tension qu’elle n’avait jamais ressentie avant. Quand elle déboula enfin du rideau de ronce, son cœur s’arrêta net. Le camp était en ébullition.

Des guerriers blessés léchaient leurs plaies, tandis que d’autres étaient étendus au sol en attendant que Croc Blanc ne vienne les voir. Éclair de Feu, tendu, donnait des ordres à quelques chats qui semblaient en meilleure forme, tandis qu’Étoile Blanche semblait passer en revue les blessures qui nécessitaient une attention particulière. Parmi les plus mal en point, Patte Givrée reconnu Feuille de Prêle, Truffe de Lilas et Jolie Moustache. Aile Brisée tentait tant bien que mal t’aider Croc Blanc, mais sa patte blessée la ralentissait.

Toile d’Araignée saignait d’une oreille, et discutait à voix basse avec Bois de Chêne, qui avait une patte arrière entièrement recouverte de sang. Partout, les visages étaient marqués par la peur et la colère. Patte Givrée se précipita vers son frère, le cœur battant.

“Que… qu’est-ce qui s’est passé ici ? s’empressa-t-elle.

- Les chats errants, voilà ce qu’il s’est passé, cracha le matou noir avec une rage qu’elle n’avait encore jamais vu. Ils ont attaqué le camp juste après le levé de la lune, quand tout le monde dormait. Ils sont venus si vite, si nombreux… Même Vent Gris, qui montait la garde, ne les a pas vu venir. Et d’ailleurs, où étais-tu, toi ?”

Une boule se forma dans la gorge de Patte Givrée. J’étais ailleurs, avec Moustique, se retint-elle de justesse d’avouer, sachant ce qu’elle risquait. Elle sentit une vague de culpabilité l’envahir.

“Excuse-moi de t’avoir parlé comme ça, ce n’est pas ta faute, soupira finalement son frère. Tu n’aurais rien pu faire, de toute façon.

- Je suis désolée, balbutia tout de même la femelle.

- Étoile Blanche ne va pas rester sans rien faire, c’est certain, intervint Bois de Chêne en boitillant. Elle va sûrement préparer une contre-attaque avec Éclair de Feu.

- Si c’est le cas, j’en serais, affirma Toile d’Araignée en se redressant. Personne n’a le droit de traiter le Clan du Tonnerre de cette façon, surtout pas des sacs à puce comme eux !”

Patte Givrée approuva d’un hochement de tête, mais au fond d’elle, elle ne souhaitait rien d’autre que de disparaître sous terre. Elle avait passé la nuit la plus magique de sa vie, mais le clan l’avait payé cher. Et si elle était rentrée, comme prévu ?

Soudain, Pelage de Noisette poussa un long gémissement, fourrant sa truffe dans une fourrure crème qui ne bougeait plus. Croc Blanc regardait la guerrière avec un regard désolé, avant de s’éloigner pour examiner un autre blessé. Plume de Grive, les oreilles couchées en arrière, fila vers Patte Givrée quand elle l'aperçut.

“Truffe de Lilas est morte, informa-t-elle en baissant les yeux. Le Clan des Étoiles soit loué, la pouponnière n’a rien, Vieille Branche non plus.

- Comment ? s’étrangla Toile d’Araignée. Ces chats n’ont donc aucun honneur ? Pauvre Truffe de Lilas…

- Qu’elle repose en paix, murmura Patte Givrée, sous le choc.

- Ils savent où est notre camp à présent, ça leur donne un avantage que nous n’avons pas, fit remarquer Bois de Chêne. J’espère qu’Éclair de Feu lancera des patrouilles de repérage, nous devons les faire payer.”

Plume de Corbeau et Épine de Sapin s’affairaient déjà à renforcer la barrière de ronce, qui avait été piétinée. Nuage de Coquelicot et Nuage de Fleur, qui visiblement, n’avaient rien, furent chargées de s’occuper de la pouponnière et de la tanière des anciens. Pendant ce temps, Croc Blanc finissait de s’occuper des blessés, et Pelage de Noisette et Aile Brisée faisaient la toilette de Truffe de Lilas.

“Patte Givrée, appela soudain Éclair de Feu, le visage grave. Tu pars avec Plume de Hêtre, Poil de Pigeon et Cœur de Mousse. Vous allez patrouiller sur tout le territoire pour vérifier qu’aucun intrus n’a décidé de s’attarder. Poil de Musaraigne, avec Patte Charbonneuse et Graine d’Ortie, vous allez chasser.”

Patte Givrée acquiesça, déterminée à se rendre utile après avoir échappé aux combats de la nuit. La patrouille passa la matinée entière à ratisser le territoire, à la recherche de la moindre trace d’intrus. J’espère que Moustique est parti, ne pu s’empêcher de s’inquiéter Patte Givrée. Elle n’osait imaginer ce que son clan lui ferait s’ils le découvraient. J’ai été imprudente, tout ceci était une très mauvaise idée… Heureusement, le solitaire était introuvable.

Quand le soleil atteignit son zénith, Patte Givrée décida de continuer à s’activer malgré les protestations de son corps. Ses muscles étaient tendus, et sa respiration devenait lourde, mais elle refusait de ralentir. Je les ai abandonnés, je dois me rattraper, continuait-elle de se dire. Plume de Grive, pour une fois calme, s’approcha d’elle en lui déposant un mulot sous la truffe.

“Tu devrais te reposer, Patte Givrée. Étoile Blanche veut que nous soyons en forme au cas où il y aurait une autre attaque.

- J’ai promis à Nuage de Coquelicot de l’aider à ramener de quoi renforcer la pouponnière. Il faut aussi aider à dresser des barrières de ronces devant toutes les entrées du camp. Il faut que ce soit fait avant ce soir.

- Si tu continues comme ça, tu ne tiendras plus debout ce soir, et tu seras inutile en cas d’attaque.” insista sa camarade.

J’ai déjà été suffisamment inutile comme ça, garda pour elle Patte Givrée. Elle devait prouver à son clan qu’elle pouvait se rendre utile, il le fallait. Sans qu’elle ne sache précisément pourquoi, elle ne pouvait pas s’arrêter. Parce que je les ai trahi, réalisa-t-elle soudain. Chaque jour que je passe avec Moustique, chaque nuit que je passe à penser à lui, je trahis un peu plus mon clan. Cette pensée était insupportable. Comment a-t-elle pu oser perdre son temps avec un intrus en dépit de sa tribu ?

Au soir, le camp ressemblait à une version restaurée de ce qu’il avait été. Les guerriers, éreintés, se reposaient, et même les blessés commençaient à se remettre. Jolie Moustache pouvait marcher, bien que difficilement, et avait pu dire au revoir à sa mère une dernière fois. Croc Blanc avait les yeux creusés d’une fatigue évidente, mais personne ne l’entendit s’en plaindre.

Patte Givrée s’effondra près du tas de gibier, haletante, revenant tout juste d’une chasse intense. Son corps était courbaturé, si bien qu’elle avait l’impression d’avoir couru jusqu’au Clan de la Rivière deux fois de suite. Le sol froid sous ses pattes semblait l’attirer irrésistiblement vers le sommeil. Pourtant une pensée la tiraillait encore : Moustique. Elle avait promis de le retrouver ce soir. Il l’attendait en ce moment même, elle le savait. Mais son corps, son esprit, sa loyauté, tout en elle criait pour un répit. Je ne peux pas y aller, se dit-elle pour elle-même, les yeux mi-clos. Je ne peux pas les abandonner encore. Et s’ils attaquaient de nouveau ?

Elle aurait tant voulu tout lui raconter, lui dire à quel point elle se sentait coupable, à quel point la journée avait été difficile. Mais le sommeil l’emportait, et elle savait qu’elle n’avait pas la force de se lever. Il comprendra, songea-t-elle tandis qu’une pression disparaissait de son estomac. Quand je lui expliquerai ce qu’il s’est passé, il me pardonnera.

“Hé, Patte Givrée ! Tu ne préfères pas dormir dans la tanière ? lança Toile d’Araignée qui venait se choisir un repas. Allez debout, je vais t’aider.”

La femelle ne se fit pas prier, et trébucha tant bien que mal vers son nid, épaulé par son frère.

“Merci.” murmura-t-elle tandis que le monde basculait derrière ses paupières closes.


Patte Givrée se réveilla à l’aube, le corps encore lourd de fatigue. Elle s’étira difficilement, sentant chaque muscle protester contre l’effort de la veille. Dans l’antre des guerriers, près de la moitié des nids étaient vides. Entre les blessés qui se reposaient sous la surveillance de Croc Blanc et les chasseurs choisis pour garder le camp pendant la nuit, il ne restait que quelques guerriers prêts à partir en patrouille. Près d’elle, Cœur de Mousse faisait sa toilette, et Épine de Sapin sortait déjà, les sens aux aguets.

“Étoile Blanche va bientôt lancer un appel, vous m’aidez à réveiller les autres ?” leur demanda ce dernier.

Alors, les trois chats s’affairèrent à donner de petits coups de patte dans les côtes de leurs camarades, les forçant à se lever. Toile d’Araignée grogna, mais finit par bondir hors de son nid quand Bois de Chêne lui marcha volontairement sur la queue.

Avant que les gardes de nuit n’aillent se coucher, Étoile Blanche lança effectivement une assemblée depuis la Corniche. Cette fois, même Vieille Branche sortit la tête de son antre pour écouter ce qu’elle avait à annoncer.

“Comme vous le savez tous, les chats errants qui nous volent notre gibier depuis quelque temps nous ont attaqué par surprise dans notre propre camp, et se sont apparemment installés non loin de la frontière, miaula-t-elle d’une voix forte. Si nous ne faisons rien, ils pourraient décider de venir établir leur camp sur notre territoire, ce qui serait intolérable.” Des miaulements furieux se propagèrent, certains sortant même les griffes. “Malheureusement, nous devons panser nos blessures avant de penser à contre-attaquer pour les chasser une bonne fois pour toute. Mais dès que Croc Blanc considérera que nous sommes prêts à nous battre, je vous le promets : nous irons leur montrer qu’on ne s’attaque pas au Clan du Tonnerre impunément !

- Je vais leur arracher les oreilles à ces sacs à puce ! lança Nuage de Coquelicot en courbant l’échine.

- Notre territoire nous appartient ! lança quelqu’un d’autre.

- Moi aussi ! Moi aussi je veux me battre ! miaula une petite boule de poil grise qui sortait à petit pas de la pouponnière.

- Le Clan du Tonnerre sera ravi de t’avoir dans ses rangs, Petite Tigrure, ronronna Étoile Blanche tandis que Feuille d’Aubépine ramenait son chaton à la pouponnière. Quand tu seras apprentie, pas avant. Pour les autres, je vous prie d’être extrêmement vigilants à l’extérieur du camp. Personne ne devra sortir seul désormais, et le camp sera gardé jour et nuit par deux guerriers. Ces chats ne se battent pas comme nous, mais ils sont bien plus nombreux, c’est un avantage que nous ne pouvons contrer. Mais si nous restons prudents, ils ne pourrons plus nous faire de mal. Nous avons survécu à pire que ça, ils ne peuvent pas nous vaincre !”

Étoile Blanche fut acclamée par tout le clan, même par Croc Blanc et Vieille Branche. Patte Givrée quant à elle, se sentait un peu soulagée après son discours. Tant que nous avons un chef fort, rien ne pourra nous arriver, se dit-elle, satisfaite. Mais un détail lui noua soudain l’estomac : Étoile Blanche avait affirmé que personne ne pourrait sortir seul, désormais. Comment pourrait-elle retrouver Moustique ? Elle secoua la tête. Son clan était en danger, c’était sa seule préoccupation pour le moment. Elle ne devait pas laisser ses sentiments l’emporter sur son devoir. Et pourtant, elle savait déjà qu’elle trouverait une solution, qu’elle le reverrait. Comment pourrait-il en être autrement ? Moustique était son étoile, la seule chose qui l’empêchait de devenir folle et qui réussissait miraculeusement à lui faire voir la vie plus grande, plus belle.

Avant qu’elle ne puisse prendre une décision, Éclair de Feu l’appela pour une patrouille de frontière. Patte Givrée suivit le groupe choisi sans discuter, forçant son esprit à chasser Moustique de ses pensées.

Encore une fois, Patte Givrée passa la journée à chercher comment se rendre utile. Elle alla chercher des plantes pour Croc Blanc avec Nuage de Fleur, aida Patte Charbonneuse à installer des ronces sur toutes les entrées du camp et apporta du gibier aux deux reines. Le ventre de Pelage de Cendre était d’ailleurs si énorme que les chatons pouvaient arriver d’un instant à l’autre.

Mais le soir venu, Patte Givrée savait qu’elle ne pourrait pas s’empêcher d’aller à la clairière, où Moustique l’avait sans doute attendu. Pendant le Partage, Bois de Chêne et Épine de Sapin, qui gardaient le camp, avaient baissé leur garde, laissant la voie libre à la femelle grise qui s’éclipsa en un clin d'œil.

Un sentiment désagréable la saisit alors qu’elle filait entre les arbres, ses pattes la guidant instinctivement vers sa destination. À chaque pas qu’elle faisait, elle avait la sensation de désobéir à Étoile Blanche, de trahir les siens, d’être égoïste. Peut-être qu’elle devrait arrêter de le voir, après tout. Ou du moins, limiter ses sorties. Une étrange angoisse grandissait à mesure qu’elle approchait de la clairière de fougères. Il comprendra, se répétait-elle en imaginant la réaction de Moustique, comme pour s’en convaincre. Pourquoi aurait-elle peur de lui ? C’était son compagnon, et il était si gentil.

Lorsqu’elle arriva enfin, elle ravala une grimace en sentant l’odeur du solitaire. Quelque chose en elle avait espéré qu’il ne vienne pas. Il était assis au centre, la queue enroulée élégamment autour de ses pattes, l’air détendu en apparence, mais le regard fixé sur elle avec une intensité qu’elle n’avait encore jamais vue. En instant, elle sut qu’il était contrarié.

“Moustique…” commença-t-elle d’une voix incertaine, sans savoir ce qu’elle allait dire.

Il fit frémir ses moustaches, ses yeux verts scrutant la guerrière avec une froideur inhabituelle. Un long silence s’installa avant qu’il ne prenne la parole, d’une voix douce, mais lourde de reproches.

“Tu es enfin là.”

Ces mots firent l’effet d’une vague glacée à Patte Givrée. Elle se rapprocha lentement, fixant le sol.

“Je suis désolée… vraiment désolée. Je n’ai pas pu venir hier soir. Le clan… il a été attaqué par les chats errants, et j’ai dû aider. J’ai passé la journée à chasser et à réparer le camp.

- Ah, le clan…, murmura Moustique avec une pointe d’ironie. Toujours ton clan, n’est-ce pas ?

- Ce n’est pas ce que je voulais dire, c’est juste que… tout est allé très vite, et je n’ai pas eu le temps de venir te…

- Le temps ? répéta-t-il, son ton se faisant plus froid. Tu n’as pas eu le temps de me prévenir que tu ne viendrais pas ? Que tu me laisserais attendre ici… seul ? Toute la nuit ?

- Moustique, je suis vraiment désolée… Si j’avais pu… balbutia-t-elle, honteuse.

- Mais tu ne l’as pas fait. Est-ce que tu te rends compte ? Je t’attendais, je comptais sur toi. Mais tu m’as laissé là, dans le froid, à me demander ce qui avait pu t’arriver.”

Sa voix tremblait presque, comme s’il était véritablement blessé. Patte Givrée baissa les yeux, incapable de soutenir son regard. Quelle idiote, j’ai encore tout gâché… J’aurais dû le prévenir. Avoir une patte dans chaque monde lui demandait plus d’effort qu’elle ne l’aurait cru.

“Je ne voulais pas te blesser, souffla la femelle, scrutant le sol.

- Tu ne comprends pas, Patte Givrée, soupira le rouquin en secouant la tête, l’air déçu. J’ai besoin de savoir que tu es là pour moi, tout comme je le suis pour toi. Tu penses pouvoir venir me voir selon tes envies, tandis que moi je dois me plier à tes disponibilités ? J’ai besoin de savoir que je peux compter sur toi. Et là… je me sens trahi. Tu as préféré ton clan, qui te traite comme une moins que rien, à moi, ton compagnon fidèle.

- Non, ce n’est pas vrai ! répliqua Patte Givrée en redressant la tête, le cœur serré. C’est toi que j'ai choisi. Je voulais venir, mais…

- Mais quoi ? l’interrompit Moustique en se levant, son ton redevenant brusque. Tu n’as pas voulu faire l’effort, voilà tout. Je pensais qu’on comptait l’un pour l’autre, Patte Givrée. Mais visiblement, je suis le seul à y croire…”

Ces mots frappèrent Patte Givrée comme une griffe acérée. Elle se sentait vulnérable, exposée. Elle n’avait jamais vu Moustique ainsi, et cela la déstabilisait complètement. Je l’ai blessé, pensa-t-elle. Je ne veux pas qu’il me quitte !

“Je t’en prie, Moustique. Laisse-moi une chance de me rattraper. Je ferai n’importe quoi pour te montrer que je tiens à toi, plus que tout, supplia-t-elle, la voix tremblante. Mais pendant les prochains jours, je risque d’être fatiguée… je viendrai, mais Étoile Blanche dit qu’on attaquera bientôt les chats errants, alors on se prépare.

- Vous allez les attaquer ? Quand ça ?

- Je ne sais pas, d’ici quelques jours. Juste le temps qu’on se remette de l’attaque.”

Moustique soupira, pensif, pendant que le cœur de Patte Givrée semblait s’être arrêté en attendant son verdict.

“Je te l’avais bien dit, ces chats ne sont que des sacs à puce sans cervelle, marmonna Moustique. Attaquer un camp en pleine nuit ? Ils n’ont aucun honneur, ils me dégoûtent. Je suis rassuré de savoir que tu vas bien. Et… j’accepte de te pardonner, pour cette fois. Si tu me promets de ne plus jamais me laisser seul comme ça.

- Je te le promets, fit Patte Givrée en hochant vivement la tête.

- Très bien, alors oublions ça, murmura Moustique de voix habituellement douce qui fit frémir Patte Givrée. Tu penses pouvoir m’apporter un lapin, demain ? Je meurs d’envie d’un lapin.”

Patte Givrée sentit son cœur se détendre. Il lui avait pardonné, malgré tout. C’était la meilleure chose qui puisse lui arriver. Et elle se jura de ne plus jamais le décevoir.

Chapitre 22[]

Pour la première fois de sa vie, Aile Brisée ne souriait pas. C’était quelque chose d’étrange à observer, son visage si terne et boudeur ne semblait pas être celui de la chatte que Patte Givrée connaissait. Pourquoi sourirait-elle ? La femelle à la patte cassée était là, étendue sur le rocher sur lequel les anciens aimaient dormir, à regarder le vide, sa queue s’agitant nerveusement. À l’entrée de la tanière des anciens, Vieille Branche la scrutait avec un air indéchiffrable, comme de la peine mêlée à de l’indifférence.

Depuis l’attaque, Aile Brisée avait décidé de dormir dans l’antre de Vieille Branche, prétendant que Croc Blanc avait besoin de place dans son repère pour s’occuper des blessés. Personne n’osait le dire tout haut, mais tout le monde avait compris : le guérisseur avait fait tout son possible, mais Aile Brisée ne guérirait pas. Sa patte folle restera un fardeau toute sa vie, et elle ne pourra jamais plus courir ou même marcher normalement.

“Tu pourrais devenir guérisseuse, Croc Blanc serait ravis d’avoir une apprentie, avait proposé Jolie Moustache, mais Aile Brisée avait répondu en secouant la tête.

- L’un des petits de Feuille d’Aubépine, Petit Roux, sera apprenti prochainement, et attend depuis sa naissance de devenir guérisseur. Croc Blanc ne peut pas avoir deux apprentis, et je refuse de voler les rêves d’un chaton.”

Aile Brisée n’était pas encore considérée comme une véritable ancienne, mais était encore moins une guerrière. En plus de cela, la perte de Truffe de Lilas semblait lui peser lourd sur le cœur, bien qu’elle avait toujours le soutien de ses sœurs.

Patte Givrée leva machinalement la tête vers le ciel. Midi était passé, et elle devait encore trouver un lapin pour Moustique et le retrouver avant le coucher du soleil. L’air était chargé de combat, dans le Clan du Tonnerre. Les deux apprenties révisaient leurs techniques devant leur tanière, et certains guerriers trépignaient à l’idée de donner une bonne leçon aux chats errants.

La jeune guerrière lançait des regards nerveux vers l’entrée du camp, cherchant un moyen de filer en douce. Elle n’avait pas encore osé affronter Poil de Pigeon et Feuille de Prêle qui gardaient l’entrée, mais elle pouvait peut-être passer par l’autre côté du camp, là où les ronces n’avaient pas encore été installées.

“Patte Givrée ! Tu fais quelque chose ?”

La voix enjouée de Plume de Grive la fit sursauter. Elle se retourna pour voir la guerrière mouchetée trottiner vers elle. Comme toujours, Plume de Grive semblait débordante d’énergie.

“Je… euh… je pensais aller chasser un peu, mentit Patte Givrée, luttant pour cacher son impatience.

- Chasser ? Parfait ! J’en ai assez de tourner en rond dans le camp en attendant une attaque qui ne viendra sans doute jamais. Croc Blanc a interdit à Jolie Moustache de bouger à cause de sa blessure, alors je n’ai personne avec qui discuter. Viens, on va chasser ensemble ! Ça nous changera les idées.

- Bonne idée.” fit la femelle grise avec un sourire forcé.

Elle sentit une pointe d’irritation monter en elle, mais la chassa rapidement. Elle ne pouvait pas refuser sans paraître suspecte.

Plume de Grive ne perdit pas une seconde et commença déjà à se diriger vers la sortie du camp. Les deux gardes les laissèrent passer sans poser de questions.

“Croc Blanc semble épuisé, le pauvre, fit remarquer celle-ci en trottinant dans la forêt. J’espère qu’on aura bientôt des nouvelles d’Étoile Blanche pour lancer la contre-attaque. Je ne pense pas que les chats errants nous attaqueront de nouveau, c’était juste une mise en garde.

- Truffe de Lilas est morte pour cette mise en garde, marmonna Patte Givrée, distraite, sachant que Moustique serait furieux en cas de retard.

- Une grosse mise en garde… Mais ils vont le regretter, tu vas voir ! fit Plume de Grive en se tapissant au sol, fixant un adversaire invisible. Oh, et tu sais quoi ? Je me demande si Cœur de Mousse n’a pas un faible pour Vent Gris. Elle le regarde bizarrement parfois, tu as remarqué ?”

Patte Givrée soupira intérieurement. Elle appréciait la compagnie de la guerrière, mais en cet instant, tout ce qu’elle voulait, c’est trouver un lapin pour Moustique et partir le retrouver. Mais comment fuir cette conversation sans éveiller les soupçons ?

“Plume de Grive, articula la femelle finalement, essayant de masquer son impatience. Peut-être que je devrais aller chasser seule, finalement. J’ai vraiment besoin de réfléchir à… à certaines choses.”

Plume de Grive plissa les yeux, visiblement déçue, mais Patte Givrée ne parvint pas à déterminer si elle était vexée.

“Seule ? Avec ces chats errants qui trainent, tu en es sûre ?

- Ne t’en fais pas, je serai de retour rapidement. Peux-tu me couvrir si on te demande où je suis ?

- D’accord, fit la guerrière après un long moment d’hésitation, comme si elle était mal à l’aise à l’idée de mentir à son clan. Mais promets-moi qu’on ira chasser ensemble demain ! Tu me dois bien ça.

- Promis.” fit Patte Givrée en remerciant sa camarade d’un hochement de tête.

Elle était soulagée de la voir accepter aussi facilement. Rapidement, elle se détourna, s’éloignant dans la forêt en quête de lapin. Elle avait déjà perdu trop de temps. Moustique serait furieux, mais elle devait le retrouver, coûte que coûte. Alors qu’elle s'engouffrait discrètement dans un buisson en quête d’une odeur familière, elle ne pouvait s’empêcher de sentir une vague de culpabilité la submerger. Elle laissait son clan derrière elle, encore une fois.

Elle se mit à humer l’air, cherchant désespérément l’odeur d’un lapin. Mais le vent n’apportait rien de prometteur. Le temps pressait. Elle marcha jusqu’en fin d'après-midi, fouillant chaque recoin de la forêt, mais sa quête semblait vaine. Finalement, alors qu’elle s’apprêtait à abandonner, une brise légère lui apporta le parfum tant espéré. Un lapin ! Son cœur fit un bond. Sans perdre un instant, elle se mit en position de chasse, ses muscles tendus à l’extrême, et avança en silence.

L’animal était à quelques longueurs de queue. Patte Givrée s’apprêtait à bondir quand deux pies émergèrent d’un arbre voisin en piaillant, se tournant autour. Le vacarme fit fuir le lapin, qui détala en un éclair. Non ! Pas maintenant…, désespéra Patte Givrée, retenant un grognement de frustration.

La guerrière hésita un instant, les pattes ancrées dans le sol. Devait-elle continuer à chercher ? À l’heure actuelle, sa cible était sûrement cachée au fond de son terrier. Elle n’avait déjà que trop tardé. Moustique allait s’impatienter. Malgré elle, elle sentait déjà son regard sévère et ses reproches. À contrecœur, elle se résolut à abandonner la chasse. Le temps lui manquait, et elle ne pouvait pas risquer d’être encore plus en retard.

Avec un sentiment d’échec qui lui pesait lourdement, elle se mit en route vers leur lieu de rendez-vous, la queue basse. Il comprendra que j’ai essayé, se répéta-t-elle pour se rassurer. Mais au fond, elle savait que ça ne serait pas aussi simple.

Quand elle arriva enfin à la clairière, Moustique était naturellement déjà là, assis contre un rocher, la fourrure luisante et les yeux plissés. Son air glacial donna des frissons à la jeune chatte, qui s’approcha doucement, la tête baissée.

“Encore en retard, grogna-t-il, sa voix trahissant une irritation qui ne laissait aucun doute. Et les pattes vides.

- Je… je suis désolée, balbutia Patte Givrée, l’estomac noué. J’ai essayé de te trouver un lapin, mais je l’ai manqué… Et Plume de Grive voulait chasser, alors…

- Tu l’as manqué ? Patte Givrée, je t’avais confié une seule mission, et ce n’était pas de faire voler une souris, rétorqua le rouquin d’un ton moqueur. Tu trouves toujours une excuse, n’est ce pas ? C’est toujours ton clan, toujours quelqu’un d’autre. Et moi, dans tout ça ? Je suis censé rester là à t’attendre pendant que tu fais passer tout le monde avant moi ?”

Patte Givrée recula légèrement, mal à l’aise. Ce n’était pas la première fois qu’il lui reprochait d’être en retard, mais cette fois, son ton était plus sec, plus mordant.

“Je te promets que ce n’était pas mon intention, se défendit-elle, fuyant son regard. Je fais de mon mieux pour te rejoindre dès que je peux, je te le promets.

- Ton mieux ? répéta-il avec ironie, s’approchant d’elle en agitant la queue. C’est ça, ton mieux ? Tu crois vraiment que je ne vois pas comment tu te fiches de moi ? Si tu te souciais vraiment de moi, tu aurais trouvé un moyen d’arriver à l’heure, et avec un lapin. Mais non… Tu me laisses attendre, encore et encore.

- Je suis vraiment désolée, répéta Patte Givrée en couchant les oreilles, coupable. Je vais faire plus attention la prochaine fois, je te le promets.

- Ah oui, tu promets toujours, reprit-il, haussant le ton, s’approchant encore plus. C’est facile, de promettre !”

Il s’arrêta juste devant sa compagne, si proche qu’elle pouvait sentir la chaleur de son souffle sur son museau. Puis, sans prévenir, il lui donna un coup de patte au niveau de l’épaule, juste assez fort pour la faire trébucher. La femelle en resta abasourdie.

“Tu m’énerves, Patte Givrée, cracha-t-il, les yeux brillants de colère. Tu ne comprends rien. Je t’attends, je te donne de mon temps, et toi, tu me manques de respect.”

La guerrière grise pâle, sonnée autant par les mots que par le coup, resta immobile, incapable de réagir. Moustique n’avait jamais levé la patte sur elle auparavant. Elle aurait dû s’enfuir, se défendre, mais au fond d’elle, elle ne pouvait pas croire qu’il l’avait blessé volontairement. Il est en colère… ça arrive, se dit-elle, détournant les yeux. C’est de ma faute. Je l’ai déçu.

Moustique, lui, semblait déjà regretter son geste. Il soupira bruyamment avant de secouer la tête et de s’approcher avec un air désolé.

“Je… je suis désolé, Patte Givrée, balbutia-il finalement, sa voix redevenue douce. Je ne voulais pas. Je n’aurais pas dû te traiter comme ça.” Il s’approcha encore, prenant une voix presque suppliée. “Je… C’est juste que tu comptes tellement pour moi, et parfois je m’emporte. Mais je te promets que ça n’arrivera plus. Tu me pardonnes, n’est-ce pas ?”

Patte Givrée resta silencieuse un instant, encore choquée. Au fond, son coup ne lui avait même pas fait mal. Et pourtant... Quelque chose s'était brisé en elle, comme si la relation qu'ils entretenaient était fragilisée. Mais l’amour qu’elle lui portait reprit rapidement le dessus. Il semblait tellement désolé, et elle s’en voulait déjà de ne pas avoir été à la hauteur. Et il s'excusait. Tout allait s’arranger. Ce n'était qu'un petit craquage, ça pouvait arriver à n'importe qui. Même Patte Givrée, quand elle était apprentie, s'était un jour tant énervé qu'elle avait attaqué un arbre sans raison. Heureusement pour elle, personne n'était en face d'elle à ce moment. Moustique n'avait juste pas eu cette chance.

“Je comprends, murmura-t-elle, une lueur de soulagement dans les yeux. Je sais que c’est difficile pour toi, et je n’aurais pas dû être en retard. Bien sûr que je te pardonne.”

Moustique lui lécha doucement l’épaule, là il avait frappé, comme pour effacer sa faute. Ses épaules s'affaissèrent, comme s'il était soudain débarrassé d'un poids qui lui pesait lourd.

“Je savais que tu comprendrais, chuchota-t-il. Tu es la seule qui me comprenne vraiment. Je ne veux pas te perdre, Patte Givrée. C’est pourquoi j’ai besoin d’être sûr que je peux te faire confiance. Je t’aime, Patte Givrée.”

Elle hocha vivement la tête, décidée à ne plus jamais le décevoir. Puis, sentant la fourrure de son compagnon contre elle, elle ferma les yeux, essayant d’oublier la douleur, de croire en ses paroles. Mais quelque chose, au fond d’elle, restait brisé, comme une petite voix qui lui disait que rien ne serait plus jamais pareil.

Chapitre 23[]

“Enfin ! s’exclama Poil de Pigeon, la queue battant l’air avec excitation.

- Ils n’ont rien à faire sur notre territoire, qu’ils repartent là d’où ils viennent ! approuva Truffe d’Écureuil d’une voix grave.

- Ils vont regretter le jour où ils se sont attaqués au Clan du Tonnerre.”, affirma à son tour Pelage de Noisette, ses yeux lançant des éclairs.

L’annonce d’Étoile Blanche avait surpris tout le monde, mais pas un chat ne contestait sa décision. Ce soir, le Clan du Tonnerre allait attaquer les chats errants. Selon Éclair de Feu, qui avait mené une patrouille du côté du Clan de l’Ombre le matin même, les intrus avaient osé s’installer en plein sur leur territoire, dans le nid de Bipède abandonné. Il fallait oser, s’était dit Patte Givrée avec une certaine indifférence.

“Le clan s’est remis de ses blessures, nous sommes enfin prêts à réclamer justice, reprit la meneuse du haut de la Corniche. Pelage de Noisette, Jolie Moustache, Poil de Musaraigne, vous resterez au camp afin d’assurer sa protection. Tous les autres m’accompagnent, et doivent se préparer à se battre.

- Quoi ? Mais pourquoi moi ? s’enquit Pelage de Noisette, la fourrure en bataille.

- Tous les autres ? Nuage de Fleur et Nuage de Coquelicot aussi ? s’interrogea Poil de Musaraigne, inquiet pour ses filles.

- Elles viennent aussi.

- Mais… Étoile Blanche, elles ne sont qu’apprenties. Ne vaut-il pas mieux les laisser au camp ?

- Leurs mentors se chargeront de leur protection, j’ai toute confiance en eux. C’est l’occasion pour elles d’assister à une vraie bataille contre des ennemis qui n’ont aucune compétence en combat, fit Étoile Blanche d’un ton signifiant que toute négociation était inutile. Préparez-vous, nous attaquerons à la nuit tombée, ils ne s’y attendront pas.”

Contrairement à Poil de Musaraigne, les deux jeunes femelles semblaient ravies de participer à la bataille. Néanmoins, cette décision étonnait Patte Givrée. D’habitude, la cheffe de clan était plutôt protectrice avec ses filles. Elle sait ce qu’elle fait, se dit-elle simplement en haussant les épaules, n’ayant pas l’énergie ni l’envie de réfléchir davantage. La jeune guerrière aurait préféré rester au camp, ce soir. Elle n’avait nullement la tête à se battre.

De l’autre côté de l’assemblée, Plume de Corbeau semblait partager son avis. À l’inverse des autres guerriers qui avaient déjà sorti les griffes avec un air de défi, le beau mâle noir semblait nerveux, regardait frénétiquement autour de lui comme s’il se sentait observé. Graine d’Ortie lui donna une pichenette sur l’épaule, ce qui sembla le rassurer.

Un sentiment de regret s’empara soudain de Patte Givrée en le regardant, un poison doux-amer. Elle se souvenait des moments où elle avait pensé à lui, avant Moustique. Elle avait cru que son amour pour son nouveau compagnon effacerait tous ces doutes, tous ces sentiments pour Plume de Corbeau. Mais maintenant, avec Moustique devenu si imprévisible, elle ne pouvait s’empêcher de se demander… et si elle avait fait un autre choix ? La culpabilité monta en elle, mais elle ne pouvait nier cette envie persistante, cette petite voix qui lui disait que Plume de Corbeau aurait pu être différent. Meilleur.

Non, je ne dois pas penser à ça, songea-t-elle, secouant légèrement la tête. Je suis avec Moustique. Je l’aime. Mais l’amour devait-il être aussi douloureux ? Aussi épuisant ? Et puis, qui d’autre voudrait d’une compagne comme moi, à part Moustique ? Je dois m’estimer heureuse. Même là, au bord de l’affrontement, tout lui semblait futile. Moustique, le clan, les chats errants… La femelle n’avait plus la force de se battre pour quelque chose qui ne faisait que la tirer vers le bas.

“Patte Givrée ?” Elle sursauta à l’appel de Toile d’Araignée, qui se tenait à ses côtés. “Tu voudras venir t'entraîner avec nous, aujourd’hui ? Pour qu’on soit prêt à affronter ces sacs à puce !

- Eh bien… Je pense que je préfère me reposer avant la bataille. Il faudra être en forme.”

C’était un mensonge. Elle n’avait pas l’énergie pour quoi que ce soit, mais pas pour les raisons que son frère pouvait imaginer. Ses pensées n’étaient pas tournées vers le combat à venir, mais vers une autre bataille, bien plus intime, celle qu’elle menait chaque jour pour satisfaire Moustique et éviter sa colère.

“Comme tu voudras, fit son frère, sans aucune trace de déception, ni même de surprise. Si tu changes d’avis, on sera à la combe mousseuse.”

La jeune femelle détourna la tête pour éviter d’ajouter une nouvelle couche de mensonge à son comportement. Personne ne doit savoir. Mais en elle, une tempête grondait, la déchirant entre sa loyauté envers Moustique, ses devoirs envers son clan, et ses propres envies. Mais en avait-elle ?

Patte Givrée observa Toile d’Araignée s’éloigner en compagnie de Bois de Chêne et Cœur de Mousse. Un poids lourd se posa sur ses épaules. Leurs gestes simples et amicaux, leur insouciance avant la bataille, lui semblaient si lointains. Elle aurait aimé les rejoindre, s'entraîner, se perdre dans l’effort physique pour échapper à ses pensées. Mais elle ne pouvait pas.

Je dois aller prévenir Moustique…, se rappela-t-elle en remarquant qu’elle ne pourrait pas le retrouver ce soir. Elle sentit immédiatement l’angoisse s’infiltrer en elle, familière et oppressante. Il ne comprendrait jamais pourquoi elle ne pourrait pas le rejoindre ce soir. Il ne comprenait jamais. Depuis quelque temps, chaque rencontre avec lui devenait une épreuve. Patte Givrée ne savait plus à quoi s’attendre : parfois, il était doux, charmeur, le Moustique dont elle était tombée amoureuse ; d’autres fois, il devenait froid, imprévisible… violent.

Peut-être qu’il sera de bonne humeur, aujourd’hui, se dit-elle en se dirigeant machinalement vers la forêt. Mais la sensation désagréable, cette boule dans son estomac, grandissait chaque fois qu’elle approchait du lieu de rencontre. Son cœur était pris au piège entre devoir, amour et peur. Combien de temps pourrai-je encore tenir comme ça ?

Ces derniers jours, tout s’était enchaîné très vite. Moustique lui avait reproché tout et n’importe quoi : une souris trop petite, son pelage mal entretenu, et même une odeur de clan trop forte. Chaque détail devenait une faute. Le pire était survenu la veille, quand elle lui avait amené un merle, pensant bien faire. Il l’avait griffé à la joue violemment, et la femelle avait eu peur de lui pour la première fois de sa vie.

“Patte Givrée voyons, tu sais que je déteste ça !” avait-il grogné.

La guerrière à la patte blanche s’était effondrée, terrifiée, mais le solitaire s’était ensuite montré doux et repentant, comme toujours. Il l’avait approché doucement, ses paroles devenant des murmures caressants.

“Je suis désolé, je ne voulais pas te faire de mal, Patte Givrée, avait-il murmuré. Je suis juste stressé en ce moment… Ces maudits chats errants me harcèlent à force de me voir dans les parages, pour venir te voir. Tu comprends, n’est-ce pas ?”

Bien sûr qu’elle avait hoché la tête, confuse, blessée, mais prête à tout pour lui pardonner. Elle ne pouvait pas faire autrement. Elle l’aimait. Et elle croyait en ses excuses. Elle croyait que c’était elle qui n’en faisait pas assez, que c’était elle qui devait changer.

Mais aujourd’hui, elle n’avait aucune certitude qu’il serait là. D’habitude, ils se retrouvaient en fin de journée, avant que la nuit ne tombe. Mais si elle voulait partir à temps pour la bataille, elle devait le prévenir maintenant. Et elle n’avait pas le temps de chasser. À l’idée de retrouver Moustique les pattes vides, son ventre se noua. Elle imaginait déjà la lueur de déception dans ses yeux, son ton froid, peut-être même une autre attaque. Mais elle n’avait pas le choix. Et pourtant, elle gardait espoir chaque jour de revoir le Moustique qu’elle aimait. Il me comprendra, cette fois… Il m’a promis…

À mesure que Patte Givrée avançait, les souvenirs d’une autre époque la submergeaient. C’était la même peur, la même anxiété que lorsqu’elle était apprentie sous Griffe de Chêne. Elle avait passé tant de lunes à craindre la colère de son mentor, à espérer être à la hauteur pour éviter les coups. Tout semblait s’effondrer autour d’elle de la même manière. Elle se sentait à nouveau comme cette jeune chatte, faible, impuissante, incapable de se défendre. La vie devait-elle toujours en être ainsi ? Les mâles étaient-ils tous pareil ? Elle se sentait prise au piège, comme si chaque relation était destinée à la blesser. Et qui d’autre voudrait d’elle, de toute façon ? Moustique l’avait choisie, et c’était tout ce qu’elle avait. La solitude lui faisait plus peur encore que la violence. Et les représailles… Et si elle décidait de quitter Moustique, et qu’il s’en prenait à Toile d’Araignée pour se venger ? Il savait très bien à quel point Patte Givrée aimait son frère.

La guerrière grise arriva au lieu de rendez-vous, le cœur battant, mais les fougères étaient silencieuses. Moustique n’était pas là. Elle plissa les yeux, espérant voir son pelage roux se détacher entre les ombres des arbres. Rien.

Elle tourna en rond quelques instants, nerveuse. Ils n’avaient pas pour habitude de se retrouver à cette heure, et pourtant une vague d’inquiétude l’envahit. Et s’il n’arrivait pas à temps pour qu’elle puisse le prévenir ? La femelle se coucha sur le sol, la queue enroulée autour de ses pattes, attendant que le solitaire fasse son apparition. Le temps semblait s’étirer à l’infini. Les oiseaux se faisaient de plus en plus silencieux, et les ombres dans la forêt s’allongeaient à mesure que le soleil déclinait. Je ne dois pas louper le départ. Je dois rentrer au camp bientôt, s’inquiétait Patte Givrée.

Son angoisse monta encore d’un cran, l’obligeant à se redresser. Elle commençait à regretter de ne pas être allée s'entraîner avec Toile d’Araignée. Elle aurait pu passer cette attente avec son frère, sentir un semblant de normalité. Mais à la place, elle était là, seule, à se ronger les griffes.

Soudain, elle entendit un bruissement dans les fourrés. Elle bondit sur ses pattes, son cœur battant à tout rompre. Moustique émergea des ombres, son pelage roux se fondant presque dans la nuit tombante. Ses yeux brillaient d’un éclat indéchiffrable alors qu’il s’avançait vers elle.

“Tu es venue plus tôt que d’habitude ronronna-t-il, satisfait. Je te manquais, avoue-le.

- Tu me manques chaque fois que tu n’es pas avec moi, fit la femelle, heureuse de voir qu’il était de bonne humeur. Je n’ai pas beaucoup de temps, je dois te parler…

- Parler de quoi ? demanda-t-il en se léchant le poitrail.

- Mon clan part en bataille ce soir, commença-t-elle, craignant sa réaction. Nous devons affronter les chats errants qui se sont installés chez nous… Je dois partir bientôt, je ne peux pas rester ce soir.”

Elle s’attendait à de la colère, de la frustration, à voir son air glacial, mais à sa grande surprise, Moustique resta immobile, son visage affichant une expression de surprise mesurée, presque incrédule. Ses yeux se plissèrent légèrement, mais au lieu de s’emporter, il sembla déçu, voire inquiet.

“Une bataille ? Ce soir ? Vous êtes sûrs de vous ? Ces chats sont vraiment nombreux, et sanguinaires… Ils n’hésiteront pas à tuer, tu sais.

- Nous sommes prêts à ça. Et nous attaquerons cette nuit, nous aurons l’avantage de l’effet de surprise.

- Mais… Pourquoi toi ? fit Moustique d’une voix douce, presque plaintive. Pourquoi dois-tu aller te battre, Patte Givrée ? Je ne veux pas te perdre… Je m’inquiète.”

Une étrange sensation s’empara de la femelle, et elle eut soudain envie de sourire. Moustique était sincèrement inquiet, il tenait à elle, en fin de compte. Elle aurait fait n’importe quoi pour échapper à la bataille et rester avec lui ce soir.

“Ne t’inquiète pas, je sais me défendre, le rassura-t-elle en espérant dire vrai. Je n’ai pas le choix, mon clan compte sur moi.

- Je comprends, murmura-t-il finalement. Mais cela me fait tellement de mal de te voir risquer ta vie… Surtout contre des chats comme eux. Ils me dégoûtent.

- Bientôt, ils ne seront plus un problème, je le promets, promit la femelle en lui léchant la joue. Je dois y aller, maintenant. On se voit demain soir.

- Promets moi de faire attention.”

Patte Givrée acquiesça, et fit demi-tour à contrecœur, lançant un dernier regard en arrière vers le chat qu’elle aimait tant. Peut-être qu’un jour, je pourrais fuir tout ça et rester avec lui. On ne se quittera plus. Ce sera juste lui et moi. Elle secoua la tête pour chasser cette pensée, puis détala vers son clan. La nuit commençait à tomber, enveloppant la forêt d’un voile sombre, et la chatte sentait l’air frais picoter son pelage. En approchant du camp, elle perçut l’agitation des guerriers qui se préparaient. Au moins, je n’ai pas manqué le départ, constata Patte Givrée en rejoignant la foule.

Leur excitation et leur énergie étaient palpables. Éclair de Feu, Truffe d’Écureuil et Épine de Sapin s’échangeaient quelques mots près de la Corniche, les griffes déjà sorties, comme prêts à bondir. Quant à Étoile Blanche, elle se tenait en haut, son regard scrutant chaque membre de son clan. Son pelage blanc luisait sous les premières étoiles.

“Clan du Tonnerre, préparez-vous au départ !” lança-t-elle, immédiatement acclamée par des miaulements agressifs.

La meneuse bondit à terre, prenant la tête de la patrouille. Dans un mouvement synchronisé, les guerriers se mirent en marche, des murmures anxieux se dispersant dans la foule. Patte Givrée, retenant un soupir d’épuisement, suivit le groupe, cheminant aux côtés de son frère, son esprit flottant entre la bataille imminente et Moustique. Elle se battait pour son clan, c’était son devoir. Mais une part d’elle restait coincée dans les pensées du solitaire, incapable de s’en libérer complètement.

La lune, haute dans le ciel, brillait faiblement à travers les rares nuages, comme si elle hésitait à éclairer la scène qui s’apprêtait à se dérouler.

La bataille était sur le point de commencer.

Chapitre 24[]

“Clan du Tonnerre, repli ! Maintenant !”

La voix d’Étoile Blanche résonna sur le champ de bataille comme un cri de panique. Du moins, c’est ainsi que tous les guerriers le comprirent. La panique régnait dans les rangs du Clan du Tonnerre. Ce qui devait être une attaque éclair s’était transformé en véritable désastre. Les chats errants avaient été plus rapides, plus nombreux que prévu. Ils les avaient surpris, embusqués dans l’ombre, et l’effet de surprise avait tourné contre eux. Partout autour d’elle, Patte Givrée entendait les cris de ses camarades mêlés aux rugissements furieux des intrus.

Son cœur battait à tout rompre alors qu’elle tentait vainement de se débarrasser de son adversaire, ses griffes s’enfonçant dans la terre sous ses pattes. L’air était saturé d’odeurs de sang, de peur et de rage. Le regard rivé sur le chat devant elle, un gros mâle au pelage hirsute, elle esquiva une énième attaque avant de riposter d’un coup de patte dans le museau. Mais il était fort. Chaque coup qu’elle portait semblait absorbé par sa masse, et elle sentait ses forces diminuer.

“Patte Givrée ! Viens vite, il faut partir !” hurla Toile d’Araignée, sa voix perçant à travers le tumulte.

La femelle tourna brièvement la tête, voyant son frère se débattre avec une femelle non loin. Il avait une profonde entaille sur l’épaule, et son regard était fébrile. Derrière lui, plusieurs guerriers du Clan du Tonnerre fuyaient déjà en direction de la forêt, supportant les blessés. Le repli était inévitable, réalisa soudain Patte Givrée, n’y croyant pas.

Mais la guerrière refusait de fuir sans avoir mis cet adversaire à terre. Ses muscles tremblaient sous l’effort, sa vision commençait à se brouiller, et pourtant, elle ne lâchait pas prise. Je le fais pour mon clan, c’est mon devoir, se répétait-elle en montrant les crocs. L’adversaire fondit sur elle une nouvelle fois, ses griffes prêtes à la frapper. Dans un dernier élan, la guerrière se jeta sur le côté, évitant de justesse l’attaque, avant de se retourner pour planter ses crocs dans la nuque du chat errant. Puis, dans un geste vif, elle fit un bond en arrière en lançant ses pattes contre son poitrail, ce qui le fit reculer. La technique de Griffe de Chêne ! Je l’ai réussi ! Mais sa victoire fut de courte durée, car Toile d’Araignée se précipita vers elle.

“Patte Givrée, maintenant !” feula-t-il en se plaçant entre sa sœur et son ennemi.

Sans attendre une réponse, il la poussa de son épaule, l’entrainant loin du combat. Patte Givrée trébucha légèrement, encore sonnée, mais elle se força à le suivre. Derrière eux, les cris de la bataille indiquaient que tous les guerriers n’étaient pas encore partis, mais la plupart étaient déjà en sécurité. La bataille est perdue.

Le souffle court, Patte Givrée jeta un dernier regard par-dessus son épaule, reconnaissant Étoile Blanche, Graine d’Ortie et Patte Charbonneuse se débarrasser de leurs derniers adversaires avant de fuir. Comment tout avait-il pu mal tourner si vite ? Mais elle n’avait pas le temps de réfléchir. Pas maintenant. Il fallait fuir.

Le retour au camp leur parut interminable. Celui-ci était plongé dans un chaos silencieux quand Patte Givrée et Toile d’Araignée passèrent l’entrée. Partout, les guerriers léchaient leurs plaies. Les visages étaient fermés, les corps douloureux, maculés de sang, et l’air était imprégné d’une odeur métallique oppressante.

Au centre de la combe, Croc Blanc s’affairait sans relâche autour des blessés les plus graves. Le guérisseur courait d’un chat à l’autre, examinait rapidement les blessures profondes, s’attardant sur Plume de Hêtre. Son flanc déchiré saignait abondamment, une douleur évidente déformait son visage. Bois de Chêne et Feuille de Prêle le maintenaient en place pendant que Croc Blanc appliquait des toiles d’araignée sur sa plaie ouverte.

“Un chaton est né ! cria une petite boule de poil rousse en sortant de la pouponnière, la fourrure en bataille. Croc Blanc, que dois-je faire ?

- Pelage de Cendre doit le lécher pour le réchauffer, elle saura comment faire, marmonna le guérisseur, concentré sur sa tâche.

- Un chaton ? Pelage de Cendre a mis bas ? répéta Feuille d’Aubépine, écarquillant les yeux. Où est Patte Charbonneuse ?”

Patte Givrée sentit une vague de malaise la submerger. La bataille avait fait bien plus de dégâts qu’elle n’osait l’imaginer. Ses camarades gisaient autour d’elle, dans un état lamentable, et Croc Blanc, débordé, ne parvenait pas à tout gérer. Il n’avait même pas un apprenti pour l’aider, malgré Aile Brisée qui faisait de son mieux pour lui venir en aide en lui apportant des herbes.

“D’ailleurs, où sont Éclair de Feu et Étoile Blanche ? demanda soudain Épine de Sapin à haute voix. Je ne les ai pas vu revenir…”

Patte Givrée se redressa, balayant le camp du regard. Maintenant qu’il le mentionnait, elle réalisa que plusieurs chats manquaient à l’appel. En plus d’Étoile Blanche et Éclair de Feu, elle ne voyait nulle part Nuage de Coquelicot, Nuage de Fleur, ni même Patte Charbonneuse.

“Ils vont bientôt arriver, Étoile Blanche veut sûrement couvrir nos arrières, le rassura Bois de Chêne en se léchant une patte ensanglantée.

- Et s’ils étaient toujours en train de se battre ? s’affola Jolie Moustache.

- Étoile Blanche sait se défendre, tout comme Éclair de Feu, tenta de rassurer Plume de Grive. Ils ne vont pas tarder.”

Mais à mesure que le temps passait, l’atmosphère dans le camp devenait de plus en plus lourde. Chaque guerrier blessé se regardait, espérant voir les silhouettes manquantes franchir l’entrée du camp. Le silence était seulement brisé par les cris de Pelage de Cendre dans la pouponnière, aidé par Petit Roux.

Soudain, un cri strident retentit. Nuage de Coquelicot, son pelage blanc et roux tâché de marques écarlates, déboula, les yeux agrandis par la peur. Elle trébucha sur le sol, à bout de souffle, l’air complètement perdu.

“Nuage de Coquelicot ! Tu vas bien ? s’empressa Poil de Musaraigne en bondissant vers sa fille.

- Que s’est-il passé ? demanda à son tour Truffe d’Écureuil. Où sont les autres ?”

La pauvre apprentie tremblait de tous ses membres, et peinait à parler. Enfin, sa voix brisée s’éleva.

“Étoile Blanche est gravement blessée, elle a besoin d’aide immédiatement.

- Où est-elle ? s’empressa Poil de Musaraigne, les oreilles dressées.

- Dans la forêt, avec Nuage de Fleur et Patte Charbonneuse. Elle ne tiendra pas longtemps…

- Croc Blanc, tu comptes y aller ? questionna Feuille de Prêle. Avec tous les blessés ?

- Je… Je ne peux pas quitter le camp alors que l’état de Plume de Hêtre est instable, balbutia le guérisseur, confus. Je suis désolé, Poil de Musaraigne. Mais je ne peux rien faire pour elle.

- Un deuxième chaton est là !” cria Petit Hibou depuis l’entrée de la pouponnière.

Poil de Musaraigne ne put contenir son angoisse, et commença à lécher les plaies de sa fille avec des mouvements saccadés. Celle-ci eut un geste de recul, et fit volte face vers la forêt.

“Je vais avertir Patte Charbonneuse que Croc Blanc ne peut rien faire, informa-t-elle.

- Hors de question, l’interrompit son père d’un geste de la queue. Tu es blessée, tu n’y retournes pas. Étoile Blanche est entre de bonnes pattes avec Éclair de Feu, et il lui reste plusieurs vies. Reste ici, c’est un ordre.

- Mais…. Éclair de Feu est mort.”

Un silence glacé tomba sur le camp, comme si la forêt entière s’était figée en cet instant. Chaque chat resta bouche bée, le souffle coupé.

“Quoi ?” chuchota Croc Blanc, les yeux écarquillés.

Nuage de Coquelicot hocha la tête, le regard bas, comme si elle avait honte de porter cette nouvelle. Son souffle tremblait encore.

“Ils étaient trop nombreux, il… il n’a rien pu faire, bégaya Nuage de Coquelicot, accablée par la perte de son lieutenant et mentor. Il a fait ce qu’il a pu…

- Il repose à présent avec le Clan des Étoiles” murmura Épine de Sapin, fixant le sol.

- Troisième chaton, encore un mâle !” informa Petit Roux, en panique.

Un chaton qui aide une reine à mettre bas, remarqua silencieusement Patte Givrée, comme si plus rien n’avait de sens. Aile Brisée passa la tête à l’intérieur de la pouponnière pour s’assurer qu’elle allait bien, et en ressorti avec un visage léger et rassurant. Quant à Patte Givrée, elle était ravie de n’avoir que quelques égratignures. Elle avait une envie pressante d’aller se coucher.

Mais alors qu’elle se levait, deux silhouettes émergèrent du rideau de ronce. Patte Charbonneuse et Nuage de Fleur avançaient lentement, le guerrier portant une lourde masse blanche sur son dos. Le camp entier se figea alors qu’ils reconnaissaient la forme immobile qu’il transportait : Étoile Blanche. Son corps semblait paisible, mais ses pattes pendantes et son flanc qui ne se soulevait plus disaient tout. La cheffe du Clan du Tonnerre était morte.

Un murmure d’incrédulité se répandit parmi les guerriers tandis que Patte Charbonneuse déposait son fardeau au sol, et que Nuage de Fleur vint fourrer sa truffe dans la fourrure de sa mère. Poil de Musaraigne fut le premier à s’approcher, les pattes tremblantes. Son regard passait d’Étoile Blanche à Patte Charbonneuse, cherchant une explication.

“Elle est en train de perdre une vie, elle devrait se réveiller bientôt, affirma-t-il, hésitant. C’est déjà arrivé.

- Poil de Musaraigne… Elle nous a quitté depuis trop longtemps.

- Tu te trompes, Patte Charbonneuse ! Ce n’est pas possible. Elle avait encore trois vies.”

Cœur de Mousse posa la queue sur l’épaule du mâle gris, qui ne pouvait détacher son regard du corps de sa compagne.

“Elle s’est battue jusqu’au bout, souffla Patte Charbonneuse. Elle a été impressionnante.

- Mais… Non… Non non non… Comment peut-elle perdre trois vies d’un coup ?”

La voix de Poil de Musaraigne était brisée, déformée, saccadée. Personne ne répondit. Chacun tentait de comprendre, de trouver un sens à cette tragédie. Même Patte Givrée resta bouche bée. Elle ne connaissait pas personnellement Étoile Blanche, mais sa force et sa sagesse n’étaient plus à démontrer. Elle incarnait une flamme à suivre, flamme à présent éteinte.

Éclair de Feu, leur lieutenant. Étoile Blanche, leur meneuse. Tous deux disparus en une seule nuit. La perte était incommensurable, et le camp se retrouvait sans meneur, sans guide. Un murmure de détresse s’éleva, mêlé à la panique. Patte Givrée, le cœur serré, sentit un vertige la prendre. Comment tout cela avait-il pu arriver ? Elle se tourna vers son frère, qui semblait plus perdu que jamais, et ne savait que répondre. Aucun d’entre eux ne le savait.

Chapitre 25[]

Le soleil se levait à peine lorsque Patte Givrée sortit de la tanière des guerriers. Le camp baignait dans une lumière pâle, les rayons du matin peinant à dissiper l’atmosphère lourde qui flottait encore sur le Clan du Tonnerre. Autour de la femelle, les félins se réveillaient lentement, la plupart encore marqués par la récente bataille. Patte Givrée s’étira lentement, son corps endolori par les efforts, et balaya du regard le camp en désordre. Pourtant, ce n’étaient pas les plaies visibles qui troublaient le plus l’esprit de la jeune chatte, mais plutôt ce qu’il s’était passé le soir de la bataille.

Étoile Charbonneuse. Ce nom résonnait encore étrangement dans son esprit, comme une chose improbable à laquelle personne ne pouvait s’habituer. Le mâle noir était revenu à l’aube de son voyage à la Source de Lune, accompagné par Croc Blanc, voyage durant lequel il avait reçu ses neuf vies du Clan des Étoiles. Patte Charbonneuse, ce guerrier maladroit, instable, fougueux, qu’elle avait côtoyé depuis leur apprentissage… Chef du Clan du Tonnerre ? Elle secoua la tête, incrédule. La scène se rejouait sans cesse sans qu’elle ne la comprenne.

Après le retour de Patte Charbonneuse et l’annonce de la mort d’Étoile Blanche, tout le monde avait été trop sous le choc pour penser à la succession. Mais, au milieu de la veillée funèbre, Patte Charbonneuse avait pris la parole, d’une voix incertaine. Il avait prétendu qu’avant de mourir, Étoile Blanche avait eu le temps de le nommer lieutenant. Bien évidemment, personne n’y avait cru. Patte Charbonneuse, lieutenant ? Ça ne pouvait être qu’une farce, un malentendu. Il était bien trop jeune, trop inexpérimenté pour prétendre à un tel poste. Et pourtant, alors que le clan l’avait ignoré, Nuage de Coquelicot et Nuage de Fleur avaient pris sa défense, affirmant qu’elles avaient été témoins de cette nomination surprise. Le clan était resté silencieux, surpris, sceptique même, mais personne n’avait osé contester la dernière volonté de leur défunte meneuse.

Du moins, pas à voix haute. Depuis son retour de la Source de Lune, plusieurs guerriers lançaient des regards noirs à Étoile Charbonneuse, détournaient les yeux quand ils le croisaient, et parlaient à voix basse. Et comment les blâmer ? Patte Givrée n’y croyait pas elle-même. Comment cet apprenti si agaçant pouvait-il se trouver à la tête du Clan du Tonnerre ? Elle s’assit à l’ombre d’un rocher, observant de loin son nouveau chef discuter avec Vent Gris, fraîchement nommé lieutenant. Au moins, ce choix semblait faire l’unanimité, car Vent Gris était un guerrier sage, capable de combler le manque d’expérience d’Étoile Charbonneuse.

“Comment en sommes-nous arrivés là ? murmura Patte Givrée à son frère, qui venait de la rejoindre.

- Il est jeune, mais pas stupide. Imagine si Étoile Blanche avait nommé Bois de Chêne à sa place ! Le clan aurait été perdu. Nous devons lui faire confiance.”

La femelle hocha la tête, sans grande conviction. Elle regarda Étoile Charbonneuse donner ses premières directives. Il semblait maladroit, peu sûr de lui, bien loin de la prestance qu’Étoile Blanche dégageait naturellement. Peut-être qu’à ses débuts, elle était pareille que lui, se dit Patte Givrée, imaginant la chatte blanche bien des lunes auparavant. Pourtant, Étoile Charbonneuse faisait des efforts, tentait de prendre son rôle à cœur. Avec Vent Gris, ils tentaient d’élaborer un plan pour récupérer le corps d’Étoile de Feu, resté chez les chats errants, qui devait reposer parmi les siens.

Le reste de la journée sembla se passer au ralenti. Les membres endoloris de Patte Givrée protestaient à chaque pas, mais elle refusait de montrer sa fatigue. Elle ne voulait pas être une charge, surtout pas maintenant. Elle s’activait sans enthousiasme avec les autres guerriers pour patrouiller, surveiller l’activité des chats errants, et chasser pour les blessés. Bien sûr, la plupart des discussions tournaient autour d’Étoile Charbonneuse. Tout le monde voulait avoir l’avis de tout le monde sur sa nomination, et la plupart des avis étaient négatifs. Même Plume de Grive avait admis qu’elle trouvait cette décision étrange, et qu’elle appréhendait la réaction des autres chefs.

Et pourtant, Patte Givrée avait la tête ailleurs. Moustique. Elle n’avait qu’une idée en tête : le revoir. L’idée qu’elle puisse à nouveau se blottir contre lui la réchauffait, comme un rayon de soleil perçant les nuages d’une journée sombre. Tout irait bien, maintenant, elle en était convaincue. La dernière fois qu’elle l’avait vu, juste avant la bataille, il avait été si tendre avec elle. Il l’avait rassurée, s’était inquiété, et c’était à ce Moustique qu’elle s’accrochait. Le Moustique attentionné, celui qui la faisait se sentir spéciale, considérée. Alors, elle décida d’oublier les griffures, les piques acerbes, les moments où il lui avait fait douter d’elle-même. Tout cela semblait si loin, flou, presque irréel. Ce soir, elle le retrouverait, et tout irait bien.

La fin d’après-midi s’étira avec une lenteur exaspérante. La chatte à la patte blanche avait passé la journée à esquiver les regards, à feindre l’impassibilité, mais intérieurement, l’impatience la rongeait. À chaque fois qu’elle levait les yeux vers le ciel, elle guettait les signes de la tombée de la nuit, se demandant si elle pouvait partir plus tôt. Enfin, alors que le soleil déclinait, colorant l’horizon de teintes orangées, elle trouva une excuse pour s’éclipser. Elle prétexta vouloir vérifier le périmètre du territoire pour s’assurer que tout était en ordre, bien qu’une patrouille soit déjà partie plus tôt.

Elle s’éloigna en silence, ses pas se faisant plus rapides une fois qu’elle fut hors de vue. C’était un chemin qu’elle connaissait maintenant par cœur, chaque racine, chaque feuille qui bruissait sous ses pattes. Enfin, la petite clairière s’ouvrit devant elle, baignée de lueurs crépusculaires. Moustique était déjà là, couché, l’attendant avec un regard impatient. Étrangement, elle avait l’impression de l’avoir quitté pendant des jours entiers, si bien que Patte Givrée ne put se retenir de bondir vers lui et de fourrer sa truffe dans son cou.

“Te voilà, ronronna le rouquin avec un regard brillant, frottant son museau contre le sien. J’étais inquiet.

- Je vais bien, ne t’en fais pas, répondit la chatte en s’asseyant contre lui. J’ai survécu. Mais… c’était terrible, Moustique. Tout a mal tourné.

- Tout va bien, c’est terminé. Tu es ici, avec moi. Tu veux me raconter ?

- Les chats errants… Ils étaient tellement nombreux, nous n’avions pas prévu ça.”

Moustique caressa son dos du bout de la queue, comme pour rassurer un chaton qui venait de faire un cauchemar, mais Patte Givrée frémit à ce contact simple.

“Ce n’était peut-être pas le bon moment pour ton clan d’attaquer, peut-être qu’ils ont fait une erreur.” suggéra Moustique.

Patte Givrée redressa la tête, surprise par ses paroles. Elle s’attendait à plus de compassion, mais elle chassa rapidement ce sentiment. Elle ne voulait pas penser au fait que son clan avait été humilié.

“Peut-être, miaula-t-elle. Mais Étoile Blanche… Et Éclair de Feu… Nous avons beaucoup perdu.

- Ils auraient dû mieux se renseigner avant d’attaquer aveuglément. Et dire qu’ils ont risqué ta vie pour une bataille stupide… Comment peux-tu encore vivre avec eux après ça ?

- Moustique, qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est pas… ils sont comme ma famille.

- Une famille qui t’envoie te faire massacrer dans des batailles inutiles, qui ne sait même pas protéger ses propres membres. Tu devrais penser à toi, Patte Givrée. Je te l’ai déjà dit.”

À présent, sa voix était teintée de reproches. Et Patte Givrée devait bien l’avouer, il était étrange pour elle de parler de son clan comme une famille alors qu’elle s’y sentait comme une étrangère. Alors pourquoi voulait-elle prendre leur défense, maintenant ?

“Vivre dans un clan, c’est différent de la vie de solitaire, fit-elle en haussant les épaules. Je n’ai pas le choix.

- Tu es tellement… aveugle, Patte Givrée, désolé de te le dire. Je préfère ne pas te mentir. Tu penses vraiment que ces cervelles de puce vont te protéger ? Tu ferais mieux de rester loin d’eux, de penser à toi pour une fois. De rester avec moi comme tu en as envie. Je ne comprends pas pourquoi tu les défends sans cesse.

- Ce n’est pas une question de choisir entre eux et toi, ne pense pas ça. Je veux juste… je veux juste être avec toi.”

Moustique la fixa pendant un long moment, son expression indéchiffrable. Puis, soudainement, il relâcha la tension, retrouvant ce sourire si doux.

“Très bien, murmura-t-il. Oublions ça. On a mieux à faire que de se disputer pour ces idiots.”

Il enroula sa queue autour de celle de sa compagne, qui se sentit soulagée. Néanmoins, elle ne put empêcher de sentir un nœud se former dans le creux de son ventre. Elle savait que cette conversation n’était pas finie. Pas vraiment. Mais pour le moment, elle voulait simplement profiter de l’instant.

Chapitre 26[]

Les jours passaient, à la fois différents et identiques. Le camp du Clan du Tonnerre restait toujours pareil, inchangé malgré les lunes qui glissaient comme les eaux d’un ruisseau tranquille. C’était devenu un paysage figé, inaltérable, à l’image de la routine qui s’était installée dans la vie de Patte Givrée, où les moments heureux, ceux où elle se sentait réellement vivante, semblaient si lointains qu’elle doutait qu’ils aient existé. La bataille appartenait désormais au passé. Étoile Charbonneuse, contre toute attente, avait mis en place une stratégie improbable pour chasser les intrus, qui n’étaient jamais revenus. La paix était revenue, et le clan prospérait. Mais pour Patte Givrée, le monde tournait au ralenti, chaque lune un peu plus grise, un peu plus sourde.

De nouveaux guerriers avaient rejoint les rangs, d’autres étaient partis rejoindre la Toison Argentée, et pourtant, ça n’avait plus d’importance. La vie continuait son cours. Tout semblait s’agencer avec une précision tranquille. Rien n’avait changé, et pourtant, tout paraissait si lointain. Des chats défilaient sous les yeux de Patte Givrée tous les jours, alors pourquoi se sentait-elle si seule ? Tout était là, devant elle : un clan prospère, un compagnon qu’elle voyait chaque jour ou presque, des responsabilités. Mais au fond, elle se demandait où était passé ce sentiment de vivre vraiment, pourquoi elle se sentait absente d’un monde qui n’avait plus de goût.

Moustique, de son côté, la hantait toujours. Autrefois, elle appréhendait chaque rencontre, redoutant ses exigences, ses reproches. Mais aujourd’hui, même la peur s’était érodée, comme une pierre usée par l’eau. Elle n’éprouvait plus qu’une lassitude chaque fois qu’il se montrait pour une remarque, un reproche. Elle avait parlé trop fort, ou trop peu. Elle l’avait regardé d’une manière qui ne lui plaisait pas. Ou encore, elle n’avait pas dit les mots qu’il attendait. Et à chaque fois, Moustique trouvait un moyen de tourner la situation à son avantage, devenant la victime, la faisant passer pour la fautive. Elle, la coupable, celle qui n’avait jamais su être assez bien.

“Je fais tout pour toi, et tu ne me rends rien.” disait-il souvent.

Cette phrase semblait se répéter en boucle. Mais un jour, sans même y prêter attention, la femelle grise cessa de s’en soucier. C’était peut-être ça, le désespoir. Ce sentiment qu’il ne restait plus rien à perdre. Au fond, pourquoi s’inquiéterait-elle ? Elle savait parfaitement à quoi s’attendre. Elle savait qu’elle reviendrait avec des griffures, des courbatures, mais son cœur était trop faible pour qu’elle ressente quelque chose. Si c’était ainsi que leur relation devait être, alors elle n’y pouvait rien. C’est ainsi que sont les mâles.

Les jours passaient, et se ressemblaient un peu. Patte Givrée se levait, chassait, mangeait parfois. Mais le plus souvent, elle avait la tête dans les étoiles, se demandait si Pluie d’Épine la voyait, si elle se souvenait d’elle. Toile d’Araignée, devenu le compagnon d’Aile Brisée, était devenu un camarade comme un autre. La vie avait avancé pour lui, et elle observait la tendre complicité qu’il avait tissée avec sa compagne. Ce lien fort que, désormais, elle ne reconnaissait plus entre eux. Ils se saluaient le matin, patrouillaient parfois ensemble, et leur relation allait rarement plus loin.

Quelle chance il a d’avoir sa compagne dans son clan, se dit Patte Givrée en voyant son frère rendre visite à sa compagne dans la pouponnière. Depuis que Plume de Corbeau n’était plus là, Patte Givrée ne cessait de se demander si elle aurait pu avoir une vie différente. Avait-il seulement été intéressé par elle ? Elle en doutait, mais voulait l’espérer.

De temps en temps, Patte Givrée s’asseyait seule dans un coin, levait la tête vers le ciel quand il commençait à s’assombrir, se demandant ce que pensait Pluie d’Épine. Était-il seulement possible qu’elle la voit ? Et si elle la voyait, était-elle déçue du comportement de sa fille ? Pourrait-elle lui parler à nouveau, un jour ? Parfois, elle tentait d’imaginer ce qu’elle aurait pu lui dire, ou bien ce qu’elle-même aurait voulu entendre. Ces questions n’avaient jamais de réponse, et pourtant, Patte Givrée continuait de scruter le ciel, comme si elle attendait un message, un signe, quelque chose. Pour les autres, elle était devenue la chatte qui avait la tête coincée dans les étoiles. Mais à présent, ça lui était égal. Qu’ils me trouvent étrange s’ils veulent, ils le sont bien plus que moi à mes yeux, se disait-elle.

Ce jour-là, comme presque tous les jours, Patte Givrée s’était finalement décidée à aller retrouver Moustique. Cela faisait quelques jours qu’elle l’évitait, prétextant être malade. Ce n’était pas tout à fait un mensonge : la rivière semblait empoisonnée, et les guerriers qui buvaient son eau tombaient malades les uns après les autres. Ni Croc Blanc, ni son apprenti Cœur Roux n’avaient de piste. Nuage de Tournesol et Bois de Chêne en étaient la preuve. Mais en vérité, c’était surtout une excuse pour rester loin de Moustique. La fatigue mentale et la lassitude l’avaient enfermée dans le camp, mais elle savait que cette pause ne pourrait pas durer éternellement.

“Oh Patte Givrée, tu es guérie ? s’empressa Plume de Grive en voyant son amie émerger de l’antre des guerriers.

- Un peu… Je pense que j’ai besoin de prendre l’air.

- Je te comprends, dormir à côté de Queue de Mulot n’est pas un cadeau. Je l’entends ronfler depuis l’autre bout de la tanière, je n’imagine pas ce que ça doit être pour toi !

- Au moins tu n’as pas eu besoin de partager la tanière des apprentis avec lui, marmonna Aile de Chouette, la sœur de Queue de Mulot, non loin. Et je ne vous parle pas de Truffe de Blaireau.

- Pelage de Cendre exagère. Elle aurait pu te donner une sœur, au lieu de trois frères !”

Plume de Grive avait été le mentor d’Aile de Chouette après la mort de Truffe d’Écureuil. Les deux femelles étaient restées proches, et Patte Givrée profita de leur discussion entamée pour s’éclipser. Et elle savait exactement où elle allait. Malheureusement, Cœur Roux la repéra immédiatement. Crotte de souris.

“Bonjour Patte Givrée ! Tu te sens mieux ? la questionna-t-il.

- Beaucoup mieux, oui. Je partais faire une promenade en forêt, maintenant que j’en suis physiquement capable.

- Tu veux que je t’accompagne ? Croc Blanc se sent trop faible pour sortir, et je dois aller cueillir des plantes. Ça me permettra de garder un œil sur toi, au cas où ton mal de ventre ne reprenne.

- Sans vouloir te vexer, après avoir passé un quart de lune dans la tanière des guerriers, j’ai envie d’être un peu seule. Tu peux demander à… Plume de Hibou ?

- Je vois… Je comprends, Patte Givrée. Je ne me rends pas compte à quel point la tanière peut être… bruyante.”

Je ne te le fais pas dire, se retint-elle de dire. Cœur Roux n’insista pas, et trottina vers son frère la queue haute. Au moins, il n’est pas aussi collant que Plume de Grive. Puis, s’assurant que personne ne la remarque, Patte Givrée reprit sa route vers la clairière de fougère qu’elle connaissait si bien.

La forêt était exceptionnellement chaude pendant cette saison des feuilles vertes. Même Vieille Branche prétendait qu’il n’avait jamais eu aussi chaud de toute sa vie. Et sa vie était bien plus longue que celle de n’importe quel membre du Clan du Tonnerre. Malgré la fin de journée, l’air était toujours sec et lourd. Les feuilles étaient brunâtres, l’herbe jaunie par la sécheresse, et les bruits habituels des animaux de la forêt étaient étrangement absents.

Patte Givrée avançait en regardant ses pattes, incapable de prévoir la réaction de Moustique. Serait-il là ? Peut-être l’avait-il oublié, qu’il était passé à autre chose. Serait-ce une mauvaise chose ? Elle n’en avait aucune idée. Et finalement, la femelle ne put dire avec certitude ce qu’elle ressentit en trouvant la clairière vide, sans fourrure rousse assise qui l’attendait.

Profitant de l’ombre des hautes fougères, Patte Givrée s’allongea et tenta de se détendre, en vain. Ces derniers temps, le sommeil peinait à venir la trouver. Ses nuits n’étaient pas visitées par Pluie d’Épine ou Griffe de Chêne comme avant, mais fermer les yeux lui demandait un effort qu’elle ne voulait plus fournir. Alors, le soir, en entendant ses camarades ronfler, elle attendait. Elle n’attendait pas quelque chose de spécial, que la nuit passe, que la journée suivante commence, se répète, et que la nuit revienne.

Et il en sera toujours ainsi. Elle attendait que le monde change, que ses camarades changent, qu’elle change, que quelque chose en vaille la peine. Était-elle trop exigeante avec la vie ? Ou était-ce la vie qui lui en demandait plus que ce qu’elle pouvait fournir ?

Après quelques instants - ou une éternité, Patte Givrée ne put le déterminer - Moustique fit son apparition, et sembla étonné de voir sa compagne. Était-elle heureuse de le voir ? Ça non plus, elle ne saurait le dire.

“Patte Givrée… Je ne m’attendais pas à te voir ici après tout ce temps. Je commençais à croire que tu avais décidé de me laisser pourrir ici.

- Je suis désolée de ne pas être venue. J’étais… malade. La rivière…

- La rivière ? ricana le mâle d’un ton ironique qui fit frémir sa compagne. Tu vas me faire croire que tu n’es pas venue à cause de la rivière, qui est à l’autre bout de ton territoire ?

- C’est compliqué, il y a eu beaucoup de malades au camp, tenta d’expliquer Patte Givrée en baissant les yeux et les oreilles, s’attendant à la suite des événements.

- C’est vrai, tu as ton clan, tes camarades. Tu es tellement occupée à être une bonne petite guerrière que tu n’as plus le temps pour moi.

- Ce n’est pas ça, je…

- Ou peut-être que tu as trouvé quelqu’un d’autre. Un autre chat, dans ton clan, qui te comprend mieux que moi ? Comme si ces cervelles de puce pouvaient te comprendre.”

Cette accusation fit l’effet d’un coup de griffe en plein cœur de Patte Givrée. Elle n’avait jamais pensé à quelqu’un d’autre. Il n’y avait que Moustique. Toujours. Comment pouvait-il l’accuser d’une telle chose ? Savait-il pour Plume de Corbeau ? Mais il est mort ! voulait-elle hurler, comme pour se justifier. Savait-il à quel point sa disparition l’avait chamboulée ?

“Bien sûr que non ! Tu es le seul, et je t’aime !”

Mais ses mots se semblèrent pas apaiser le solitaire. Il s’approcha d’elle, lentement, sa queue ondulant légèrement derrière lui. Sans s’en rendre compte, Patte Givrée avait reculé de quelques pas.

“Vraiment ? Alors pourquoi est-ce que j’ai l’impression que tu me fuis ? Que tu n’es jamais là quand j’ai besoin de toi, alors que je fais des efforts sans cesse ? Tu penses vraiment que tu es spéciale là-bas ? Que tu comptes pour eux ?

- Je… je ne sais pas.

- Tu es indécise, Patte Givrée. Incapable de choisir. Tu veux être partout à la fois, et tu échoues partout. Ni une guerrière, ni une compagne. Si tu m’aimais vraiment, tu ne retournerais pas à ton camp chaque soir.”

Cette fois, il leva une patte et l’abattit violemment sur sa joue, les griffes rentrées, la faisant vaciller. La douleur fut moins vive qu’elle ne l’aurait cru, mais c’était son cœur qui encaissa le coup le plus dur.

“Arrête, souffla la femelle, les pattes tremblantes. S’il te plait, Moustique…

- Pourquoi ? Parce que tu ne supportes pas la vérité ? Tu as besoin de moi, tu dois l’admettre. Sans moi, tu serais seule. Tu ne serais rien.”

Il la griffa à nouveau, et cette fois, la chatte trébucha, ses pattes cédant sous la violence du coup. Elle était à terre, immobile, incapable de se relever. Incapable de trouver la volonté. Incapable de rien. Elle ferma les yeux, espérant que cela se finisse vite, qu’elle puisse retourner à son nid et y rester jusqu’au lendemain, avant que ça ne recommence.

Mais soudain, un bruissement dans les fougères attira leur attention. Si quelqu’un me voit ici, je suis fichue, s’affola Patte Givrée en se redressant, se tapissant au sol. Un chat surgit de l’ombre, grand et robuste, son pelage sombre se confondant dans la pénombre environnante.

“Ça suffit, Moustique, gronda-t-il, ses yeux lançant des éclairs.

- Toi ! Qu’est-ce que tu fais là ? Ne te mêle pas de ça, elle est à moi !”

L’inconnu s’avança d’un pas sûr, se plaçant entre Patte Givrée et Moustique, son regard empreint de dégoût mais son ton étrangement calme.

“On ne possède pas des chats, Moustique, c’est ridicule. À quoi tu joues ? À prouver que tu es capable de te servir de tes griffes ? Si c’est le cas, je te conseille de te défouler sur un arbre, si tu t’en sens capable.”

La tension monta d’un cran, et Moustique, furieux, se jeta sur lui, griffes sorties. Le combat éclata violemment, les deux chats s’affrontant avec une force féroce. Que se passe-t-il ? Comment se connaissent-ils ? se demandait Patte Givrée, qui n’y comprenait rien. Les touffes de poils volèrent, l’inconnu prenant rapidement le dessus sur Moustique. Et puis, la femelle remarqua du sang, et une terreur étrange l'envahit. Et s’il tuait Moustique ? se demanda-t-elle. Non, ce n’est pas possible. Si son compagnon venait à mourir, il reviendrait la hanter chaque nuit, elle le savait. C’est ce que faisaient les morts. Et maintenant que Griffe de Chêne ne venait plus, elle refusait de revivre ça une fois de plus. Finalement, avant que Patte Givrée ne puisse s’interposer, Moustique fut renversé au sol, et l’inconnu le maintint fermement, son souffle rauque.

“Pars, lui ordonna-t-il d’une voix grondante. Pars avant que je ne te fasse plus de mal.”

Essoufflé, furieux, Moustique se dégagea avec difficulté et, après un dernier regard haineux vers Patte Givrée, disparut dans les fourrés, boitant et le pelage marqué de zones où il manquait des touffes de poils. Le silence retomba dans la clairière, coupé seulement par le souffle irrégulier de Patte Givrée, encore sous le choc. Le mystérieux chat au pelage brun sombre, après avoir fait fuir Moustique, s’approcha doucement d’elle, ses yeux empreints d’une étrange bienveillance.

“Est-ce que ça va ? demanda-t-il calmement, comme s’il n’y avait rien à craindre.

- Qui… qui es-tu ? balbutia-t-elle, méfiante.

- Je m’appelle Faucon. Cette espèce d'oiseau sans cervelle est mon frère, je crois que tu le connais.

- Ton… frère ?”

Patte Givrée resta bouche bée. Moustique ne lui avait jamais parlé de sa famille, et elle n’a pas imaginé un seul instant qu’il pouvait avoir un frère. Pourquoi me l’avoir caché ?

“Tu sembles surprise, fit-il remarquer en penchant la tête.

- Je ne savais pas qu’il avait de la famille, c’est tout. Pourquoi l’as-tu attaqué, dans ce cas ?

- Ça fait un moment que je le surveille. Il n’a jamais été le plus malin de nous deux, mais depuis qu’il a rejoint ces chats errants, c’est de pire en pire. Il est devenu plus… violent, plus instable. C’est comme un jeu pour lui. J’ai essayé de le convaincre de les quitter, mais quel genre de chat écoute son frère ?

- Des chats errants ? articula Patte Givrée, craignant la réponse.

- Des chats idiots qui pensent que tout leur appartient. Ils prétendent vivre en groupe, mais au moindre problème, c’est chacun pour soi. On ne peut pas leur faire confiance.”

Non, il doit se tromper, songea la guerrière grise pâle. Ce n’est pas possible, il m’a dit qu’il avait refusé de les rejoindre. Qu’il voulait vivre seul. Et pourtant, une petite voix dans sa tête lui soufflait qu’elle avait été encore plus aveugle qu’elle ne le pensait.

“Et toi, tu es… avec eux ? Les chats errants ? osa-t-elle demanda en tentant de dissimuler son malaise.

- Sûrement pas ! Au départ j’ai essayé, mais j’ai vite abandonné quand j’ai vu dans quelle direction ça allait. Mais pas Moustique. Lui… il a accepté leur façon de penser. Et il a accepté de jouer les espions pour eux, je pense que ça l’amusait.

- Leur espion ? répéta Patte Givrée, plus confuse que jamais.

- Apparemment il a trouvé quelqu’un parmi les chats sauvages qui vivent non loin, qui lui a fourni des informations sur leurs habitudes. Grâce à ça, ils ont pu trouver des passages secrets pour attaquer leur camp, et déjouer une tentative d’embuscade en pleine nuit.”

Tout prenait soudain un sens effrayant, que Patte Givrée refusait de voir. Était-ce possible ? Était-il possible que Moustique sache qui elle était avant même de la rencontrer ? Qu’il l’ai manipulé depuis le début ? Que c’était elle qui avait causé la défaite du Clan du Tonnerre ? Les images des corps d’Étoile Blanche et d’Éclair de Feu lui revinrent en mémoire. Morts. À cause d’elle. À cause de sa stupidité, de sa naïveté maladive. De son égoïsme. De sa peur de la solitude. Elle se sentit prise de vertige, ne voulant pas y croire, comme si elle allait s’effondrer. Faucon, sans comprendre, la scrutait, penchant la tête sur le côté. Il l'observa des pattes au bout des oreilles, relevant la tête lentement vers ses yeux, comme s'il l'analysait.

“Tout va bien ? Tu sembles bouleversée. Je vais essayer de te trouver de quoi manger.

- C’était moi, fit Patte Givrée sans le vouloir, à mi-voix.

- Quoi donc ?

- C’est moi qui ai parlé. Si je n’avais rien dit, ils seraient encore en vie… Par le Clan des Étoiles…

- Comment ça ? Qu’est ce que tu… Oh… Tu es la chatte qui lui donnait les informations, n’est-ce pas ?

- Je ne savais pas ! se défendit-elle, les pattes raides, le cœur battant la chamade. Je ne voulais pas…

- Calme toi, ce n’est pas ta faute, miaula Faucon pour la rassurer. Moustique est passé maître dans l’art de jouer avec les émotions des autres. Il t’a manipulé, tu ne pouvais pas savoir.” Il fit une pause, hésitant, puis s’assit en se léchant le poitrail. “Je n’ose imaginer comment tu dois te sentir, maintenant, mais je préfère être honnête avec toi… Tu n’étais pas la seule femelle qu’il voyait. Hier encore, je l’ai surpris avec une chatte domestique, et ils semblaient… proches. Je suis désolé. D’ailleurs, cette chatte semblait porter des chatons, j’espère pour toi que ce n’est pas ton cas…”

Comment j’ai pu me tromper à ce point ? Patte Givrée ne savait plus quoi penser. Bien sûr que Moustique ne l’avait jamais aimé, c’était évident. Pourquoi l’aurait-il aimé ? C’était bien trop beau pour être vrai. Mais elle y avait cru. Elle était si désespérée qu’elle avait bu toutes ces belles paroles sans réfléchir. Et son désespoir avait coûté la vie à Étoile Blanche et Éclair de Feu. Toutes ces dernières lunes n’avaient été que mensonges.

La guerrière du Clan du Tonnerre fixait le sol, n’osant plus bouger. Faucon l’observait calmement, respectant son silence.

“Je ne comprends pas… Comment j’ai pu être aussi stupide ? murmura finalement Patte Givrée d’une voix étranglée. Tout est de ma faute…

- C’est vrai que tu as parlé à Moustique de l’attaque du clan, mais est-ce que tu l’as fait en sachant qu’il était avec les errants ?

- Non ! Je ne savais pas, il m’avait assuré qu’il avait refusé leur offre. Je pensais… Qu’il m’aimait, qu’il voulait me protéger. Je ne savais pas…

- Alors tu n’es pas responsable de ce qu’il s’est passé. Tu as été trompée, c’est tout. Tu n’as jamais voulu que ça arrive.

- Ça ne change rien, cracha-t-elle en couchant ses oreilles en arrière, redressant la tête vers Faucon. Si je n’avais rien dit, ils n’auraient pas su. Mon clan aurait été en sécurité.

- Ça ne sert à rien de t’en vouloir pour quelque chose que tu ne pouvais pas savoir. Maintenant, c’est fait, tu n’as pas à y repenser.

- Comment pourrais-je ne pas me sentir coupable ? Tout ce chaos est de ma faute !

- Je n’ai pas dit que tu devais te sentir bien. Mais te détester ne changera pas ce qu’il s’est passé.”

Son ton était neutre, presque détaché, comme s’il expliquait quelque chose d’évident. Plus facile à dire qu’à faire, se dit la femelle. Elle voulait crier, tout détruire autour d’elle. Mais une autre partie d’elle voulait fuir, courir. Courir sans destination, jusqu’à qu’elle soit assez loin de Faucon, de Moustique, du Clan du Tonnerre. Courir jusqu’à qu’elle s’effondre et qu’elle ne puisse plus se relever.

“Alors quoi ? Qu’est-ce que je suis censée faire maintenant ? gémit-elle, prête à s’effondrer.

- Ça, c’est à toi de décider. Je ne suis pas là pour te tenir les pattes. Mais si tu veux avancer, il va falloir accepter le fait que Moustique t’a menti. C’est un chat qui se nourrit du malheur des autres, mais ça ne veut pas dire que tu dois continuer à le laisser te faire du mal.”

Faucon s’étira longuement, baillant à s’en décrocher la mâchoire. Patte Givrée ne s’était même pas aperçue que la nuit commençait à tomber. Il fallait qu’elle rentre.

“Je ne pense pas que Moustique reviendra par ici, poursuivit Faucon, l’air léger. Mais si c’est le cas, je te conseille de te tenir à l’écart.” Il commença à faire demi-tour, avant de se retourner une dernière fois. “Si tu veux en parler, je ne suis pas loin, mais je dois y aller maintenant. Mais ce que tu fais maintenant, c’est ton choix.”

Et sur ces derniers mots, il s'éloigna lentement, sans un seul regard en arrière.

Chapitre 27[]

Le soleil de midi était étouffant. La terre, sèche, était rugueuse et inconfortable sous les coussinets de Patte Givrée. Elle bailla, la tête lourde. La femelle ne dormait pas bien depuis sa rencontre avec Faucon. Son esprit était torturé par les doutes, la culpabilité et la peur. Et si les autres savaient ? Chaque fois qu’elle croisait le regard d’un membre du clan, elle avait l’impression qu’ils pouvaient lire ses pensées.

La réserve de gibier était presque vide, mais Toile d’Araignée n’hésita pas avant de choisir la plus grosse souris. Mais au lieu de la dévorer en une bouchée, il trottina vers l’entrée de la pouponnière, où Aile Brisée somnolait. Sa silhouette arrondie laissait deviner l’arrivée prochaine des chatons. Toile d’Araignée tournait autour d’elle avec un soin presque maladroit, déposant délicatement la souris devant sa compagne.

“Tu es sûre que ça te suffit ? Je peux aller te chercher autre chose, si tu veux.

- Arrête de t'inquiéter, cervelle de souris. Je suis infirme, pas incapable.”

Malgré son ton léger, un éclat de fierté brillait dans les yeux de la reine. Patte Givrée savait qu’Aile Brisée avait toujours rêvé d’avoir ses chatons, une vie parfaite. Elle n’aurait jamais pensé être un jour jalouse de cette chatte qui l’agaçait tant.

D’un œil distrait, elle les observa, se souvenant d’une époque où elle avait rêvé d’une vie simple, entourée de chats qui l’aimaient. Qu’avait-elle, à présent ? Ses craintes et sa trahison qu’elle ne pourra jamais réparer.

Plus loin, Plume de Grive fixait Bois de Chêne qui discutait avec Jolie Moustache, ses griffes enfoncées dans le sol. Les muscles de ses épaules étaient tendus sous son pelage, et ses yeux, malgré ses efforts pour paraître indifférente, ne cachaient pas son amertume. Pauvre Plume de Grive, songea Patte Givrée, prise de compassion malgré elle. Même s’il n’est plus son compagnon, c’est évident qu’elle est encore attachée à lui. Bois de Chêne et Plume de Grive n’étaient pas restés ensemble très longtemps, comprenant rapidement que ça ne pouvait pas fonctionner entre eux. Mais malgré tout, Plume de Grive avait eu du mal à l’accepter.

La guerrière mouchetée détourna brusquement le regard lorsque Bois de Chêne éclata de rire à une remarque de Jolie Moustache. Patte Givrée perçut la tension, et s’approcha de sa camarade, qui faisait semblant d’inspecter la barrière de ronce.

“Tu vas bien ? demanda-t-elle timidement, le ton hésitant.

- Pourquoi ça n’irait pas ? Le soleil brille, le clan ne meurt pas de faim, Aile Brisée est en bonne santé… Qu’est-ce qui pourrait mal aller ?”

Il y eut un long silence gêné, si bien que Patte Givrée hésita à prendre congé de Plume de Grive. Mais celle-ci fit frémir ses oreilles, avant de baisser le museau vers le sol, l’air abattu.

“On ne peut pas forcer quelqu’un à rester à nos côtés, je l’ai bien compris, gémit-elle. Et pourtant, j’aurais tellement voulu que ça marche… Ça fait mal de ne pas être aimé en retour Patte Givrée, tu as de la chance de ne pas connaître ça.”

Tu crois ça ? songea silencieusement la guerrière à la patte blanche. Est-ce que Bois de Chêne s’est servi de ta naïveté pour détruire ton clan, à toi ? Alors que Patte Givrée cherchait les bons mots pour consoler sa camarade, Jolie Moustache s’approcha d’elles, interrompant leur conversation. Elle avait cet air innocent, ignorant tout de la douleur que sa proximité avec Bois de Chêne causait à Plume de Grive.

“Salut, vous deux. Vous venez chasser avec nous ? On a envie de sortir un peu.

- Non, j’ai encore des choses à faire ici, répondit vivement Plume de Grive en secouant la tête. Peut-être une autre fois.”

Jolie Moustache sembla perplexe, mais n’insista pas. Elle se tourna vers Patte Givrée, mais cette dernière secoua la tête à son tour.

“Je vais rester au camp aussi. Je me sens encore fatiguée.

- Bon, très bien… Je vais demander à Plume de Hibou et Fleur de Givre dans ce cas. Quoique… Ces deux-là sont en froid je crois, je vais plutôt aller voir Épine de Sapin.”

Une fois la guerrière tricolore partie, Plume de Grive lâcha un profond soupir.

“Elle n’a aucune idée, c’est encore plus frustrant, siffla-t-elle en la scrutant du regard.

- Elle ne le fait pas exprès.”

Un grognement s’échappa de la gorge de la femelle mouchetée, mais elle ne répondit pas, préférant tourner les talons et s’éloigner vers la tanière des guerriers. Elle s’en remettra, espéra Patte Givrée, mal à l’aise de voir cette chatte si énergique aussi blessée. Elle est forte. Mais est-ce que je moi je m’en remettrai ?

Depuis sa rencontre avec Faucon, quelques jours plus tôt, elle n’était pas retourné à la clairière de fougère, estimant cet endroit maudit. Elle ne voulait plus jamais y mettre les pattes. Peut-être Moustique était-il revenu, peut-être pas. Quelle importance ? Il ne l’aimait pas. Pas comme elle l’avait aimé. Et même s’il l’avait utilisé, menti, trahi, blessé, humilié, il occupait toutes ses pensées, comme une tique refusant de quitter son hôte. Il avait été son compagnon, son confident, son étoile pendant tant de temps… Comment pourrait-elle l’oublier d’un coup, après l’avoir perdu de manière aussi brutale ? Sans pouvoir s’expliquer avec lui ? Pourquoi est-ce qu’il ne lui manquait pas, même un tout petit peu ?

Elle avait évité les patrouilles le plus possible, s’était isolée, se contentant de faire le minimum pour éviter les regards de ses camarades. Mais aujourd’hui, le regard que Vent Gris lui lança lui fit comprendre que cela ne suffirait pas. Le lieutenant agita les oreilles dans sa direction, signe qu’il voulait lui parler. Forçant ses pattes à lui obéir, Patte Givrée le rejoignit.

“Patte Givrée, tu tombes bien. Tu viens avec nous, nous avons besoin de vérifier l’état du torrent. Son niveau a sûrement encore baissé, Étoile Charbonneuse veut un rapport. On attend juste Pelage de Cendre et Museau Tigré.”

La guerrière grise pâle ouvrit la bouche pour protester, mais se ravisa. Refuser maintenant attirerait trop l’attention, et contredire Vent Gris était rarement une bonne idée. Et après tout, qu’avait-elle à perdre ? Elle hocha la tête sans un mot, se redressant à contrecœur.

La patrouille avançait lentement, longeant le cours d’eau qui les séparait du Clan du Vent. Vent Gris les menait vers l’amont, s’éloignant du lac, vers la limite du territoire du Clan du Tonnerre. Patte Givrée, elle, traînait légèrement derrière, ses pensées flottant sans qu’elle ne puisse les contrôler. Elle ne voulait pas être là. Elle ne voulait être nulle part.

Le grondement de l’eau était plus faible que d’habitude, comme un murmure fatigué au fond de la forêt. Les membres de la patrouille discutaient, nerveux, échangeaient des observations sur l’état du torrent. Pourquoi Patte Givrée n’arrivait-elle pas à se joindre à leurs discussions ? Pourtant, cela l’intéressait. Et malgré ses efforts pour se concentrer, elle se sentait détachée du monde, comme si elle n’était pas vraiment là, mais simple spectatrice de sa propre vie.

Soudain, elle ralentit. Un mouvement imperceptible dans les broussailles de l’autre côté de la rivière attira son attention. Ses oreilles frémirent, et son regard se figea sur une silhouette, à peine visible entre les arbres. C’est Moustique. Il est venu me retrouver. Il veut se venger, me faire payer. Son cœur rata un battement.

Faucon.

C’était lui. Sa carrure imposante, son pelage brun et ses yeux ambrés n’étaient pas ceux de Moustique, mais de Faucon. Il semblait attendre, ou peut-être chercher quelque chose. Ou quelqu’un. Cherche-t-il Moustique ? Est-ce qu’il est encore dans les parages ? Patte Givrée eut un réflexe immédiat de recul, son estomac se tordant en une boule de nervosité. Devait-elle prévenir Vent Gris ? Elle ne voulait pas voir Faucon. Elle ne voulait plus entendre parler des solitaires. Son esprit criait à la fuite, loin de lui, de tout ce qui lui rappelait les conséquences catastrophiques de sa relation avec Moustique et la douleur qui avait suivi.

La chatte grise accéléra le pas, espérant que la patrouille ne remarque rien. Peut-être que si elle ignorait Faucon, il disparaîtrait de lui-même, comme un mauvais rêve. Il ne faisait pas partie de sa vie. Il n’était qu’un autre mâle, un autre solitaire, une autre source de problèmes qu’elle ne voulait plus affronter. Elle en avait assez. Assez des promesses, assez des illusions, assez de ces mâles qui entraient dans sa vie pour mieux la briser.

Mais malgré tous ses efforts pour s’éloigner, elle ne pouvait s’empêcher de jeter un coup d'œil furtif dans sa direction. Et elle le vit. Il l’avait remarquée, ses yeux fixés sur elle avec un air indéchiffrable. Il n’avait pas l’air d’un prédateur, pas l’air de quelqu’un qui la suivait. Simplement un chat curieux.

Non. Patte Givrée détourna vivement le regard et accéléra encore le pas. Elle rejoignit rapidement le reste de la patrouille, tentant de concentrer son attention sur le torrent, tout sauf Faucon. Elle devait l’oublier, comme elle devait oublier Moustique.

“Quelque chose ne va pas ? demanda Pelage de Cendre, remarquant son malaise soudain.

- Non, tout va bien. Continuons.”

Mais alors que la patrouille prenait le chemin du retour, Patte Givrée sentit une frustration monter en elle. Pourquoi fallait-il qu’il soit là, maintenant, alors qu’elle tentait désespérément de reprendre une vie normale, loin de tous ces souvenirs ? Je dois me concentrer. Mon clan a besoin de moi ici, pas ailleurs, et certainement pas dans les griffes d’un solitaire. Alors, la queue haute, Patte Givrée trottina juste derrière Vent Gris tandis qu’elle rentrait au camp pour faire son rapport à Étoile Charbonneuse.

Chapitre 28[]

Et une journée de plus, songea Patte Givrée en ouvrant les yeux ce matin-là. Ce n’était pas une victoire, plutôt une fatalité. Quoi qu’elle fasse, le lendemain revenait toujours, identique à la veille, sans surprise. Le manque d’eau dans toute la forêt commençait à créer des tensions entre les clans, mais même ça, ça n’avait pas d’importance. Ça ne la concernait pas. Elle n’était ni cheffe, ni lieutenant, ni guérisseuse, alors pourquoi se fatiguer à y penser ? Si Étoile Charbonneuse lui demande de se battre, elle se bat. Si Vent Gris l’envoie chasser, elle chasse. Ainsi se déroule la vie d’un guerrier. Obéir aux ordres pour prouver sa loyauté. Et Patte Givrée avait beaucoup de loyauté à rattraper, ces temps-ci.

Toile d’Araignée, à peine levé, fila apporter à manger à Aile Brisée, avant même que Patte Givrée n’ait pu le saluer. Son propre frère devenait un étranger. La guerrière n’était ni étonnée, ni déçue. Connaissant bien son frère, elle savait que cela arriverait. Toile d’Araignée avait un grand cœur, mais était incapable de le partager pour plusieurs chats à la fois. Aile Brisée était tout ce qui comptait pour lui, à présent. Pas étonnant que Bois de Chêne essaie de se rapprocher de Jolie Moustache, remarqua Patte Givrée en voyant justement ses deux camarades faire leur toilette ensemble. Il n’aime pas être mis de côté.

Elle secoua la tête. Ces histoires ne la regardaient pas. À pas lourd, elle se dirigea vers la pile de gibier, sachant très bien qu’elle était au plus bas. Chaque pas qu’elle faisait dans le camp l’enfonçait un peu plus dans le sol. Les murmures autour d’elle semblaient plus forts, plus omniprésents, même si personne ne la regardait vraiment. Ils ont bien mieux à faire.

Alors qu’elle attendait de savoir quelle mission lui serait attribuée ce matin, Cœur Roux balaya la combe du regard, et s’attarda sur Patte Givrée. Quelques pas plus tard, il était en face d’elle, le regard fuyant comme à son habitude, cherchant ses mots.

“Patte Givrée… tu fais quelque chose ?

- Pas pour l’instant, pourquoi ?

- Ça te dérangerait d’aller chercher de la bourrache pour moi ? J’aimerais être prêt quand les petits d’Aile Brisée arriveront. Si tu n’as pas le temps, ce n’est pas grave ! J’irais moi-même.”

Cueillir des plantes ? C’était mieux que de partir faire une énième patrouille le long du torrent, qui de toute façon était presque vidé de son eau. Après un instant de réflexion, elle hocha la tête, puis se passa un coup de langue sur le poitrail.

“Pas de soucis, je peux faire ça, miaula la femelle d’un ton qu’elle espérait motivé. Où puis-je en trouver ?

-Merci beaucoup ! J’en ai vu l’autre fois près du nid de Bipèdes abandonné, tu peux commencer par là. Tu les reconnaîtra à leurs petites fleurs bleues, elles ont une odeur un peu particulière. Mais ce sont uniquement les feuilles qui m’intéressent.

- Entendu, je vais essayer de te trouver ça.”

Cœur Roux la remercia d’un hochement de tête amical, avant de repartir vers l’antre des guérisseurs. Le Clan du Tonnerre a deux guérisseurs, et personne ne sait pourquoi boire l’eau du torrent nous rend malade, songea-t-elle en faisant demi-tour vers la sortie du camp. Et ils s’imaginent encore que le Clan des Étoiles nous protège ?

La forêt, moins accueillante qu’à son habitude, était silencieuse en ce début de matinée. En se dirigeant vers le nid de Bipède abandonné, Patte Givrée emprunta un chemin familier, un chemin qu’elle avait pris quotidiennement pendant bien trop longtemps. Le chemin qui menait à cette fameuse clairière, entourée de haute fougères, qui enfermait des souvenirs bien trop douloureux. L’image de Moustique s’imposa à elle, ce même visage qui la hantait jour et nuit. Ses mensonges, ses trahisons. Mais c’était elle qui l’avait laissé entrer dans sa vie, qui avait ignoré les signes pourtant évidents, aveuglée par des illusions stupides.

“Je ne suis qu’une cervelle de souris.” murmura-t-elle pour elle-même, sa voix à peine audible.

Craignant de le voir assis au milieu de la clairière à l’attendre, Patte Givrée prit la décision de faire un détour pour atteindre son objectif. Pour son plus grand bonheur, elle finit par apercevoir les murs du nid de Bipède sans croiser le moindre chat.

La bourrache ne fut pas difficile à trouver. Cœur Roux a raison, cette odeur est infecte, pensa Patte Givrée en fronçant le museau en repérant les fleurs bleues. Elle en arracha soigneusement quelques feuilles, prenant garde à éviter tout contact avec sa langue, puis en fit un petit tas à ses pattes. Quand elle eut terminé de ramasser tout ce qu’elle put trouver, elle ferma les yeux un instant, ses griffes frottant la terre sèche.

Elle n’avait aucune envie de rentrer au camp, de retrouver ce monde où tout semblait plus brillant pour les autres. Le clan entier était venu féliciter Aile Brisée pour ses chatons à naître, pour le courage qu’elle avait eu jusqu’ici, pour être une chatte à trois pattes valides. Tout ça car elle était tombée d’une falaise et avait passé sa vie en tant qu’ancienne depuis. Qu’en était-il des vrais guerriers, dans ce cas ? Personne ne viendra féliciter une traîtresse qui a causé la mort du chef et du lieutenant, en plus de celle de ses deux parents, se rappela Patte Givrée, sentant un frisson parcourir son corps. Elle qui souhaitait à tout prix tout bien faire, au risque de ne rien essayer tant qu’elle n’était pas sûre d’elle, elle avait plus de sang sur les pattes que n’importe qui.

Les pensées tourbillonnaient dans sa tête, mais aucune ne parvenait à trouver une issue. Elle voulut chasser sur le chemin du retour pour se donner une raison d’être utile, mais même là, elle échoua. Elle venait de rater une proie. Un mulot facile, mais elle l’avait laissé filer. Sa frustration la rongeait tandis que les murmures imaginaires de ses camarades lui rappelaient le poids qu’elle était.

Une odeur âcre venant d’un buisson la tira de ses pensées. Ses muscles se raidirent alors qu’elle sentit un danger, une présence qu’elle n’avait pas perçue. Moustique ? se dit-elle immédiatement, le souffle court. Ou Faucon ? Mais le vent portait une odeur différente qu’elle n’identifiait pas, et avant qu’elle ne puisse réagir, un jeune renard surgit des fourrés, les crocs menaçants.

Patte Givrée bondit sur le côté, juste assez vite pour éviter un puissant coup de patte, mais pas assez pour sortir de la portée du prédateur, qui piétina le tas de bourrache et éparpilla les feuilles. La chatte vacilla, une douleur fulgurante dans sa patte avant. Un gémissement lui échappa, mais elle ne put se permettre de s’attarder dessus. Le renard grogna, ses yeux sauvages fixés sur elle, prêt à attaquer de nouveau. La panique montait en elle, mais en même temps, une part de Patte Givrée restait étrangement calme. Peut-être que c’est enfin la fin que je mérite, se dit-elle en sentant ses forces l’abandonner, comme si son corps avait décidé d’arrêter de se battre.

Le renard chargea une fois de plus, les crocs scintillants prêts à lui déchirer la gorge. Patte Givrée se raidit, prête à encaisser la douleur, mais soudain, une ombre brune surgit, frappant le prédateur de plein fouet. Le choc projeta le prédateur sur le côté, mais il se redressa en un instant, grogna avec une fureur redoublée. Le matou ne recula pas d’un poil, son large dos courbé, les griffes sorties, ses yeux fixés sur son adversaire comme s’il n’était pas impressionné.

Le renard se lança de nouveau, mais cette fois, l’étranger esquiva avec agilité, ses griffes frappant le museau du prédateur, lui arrachant un cri aigu. Ce dernier tenta une nouvelle fois de mordre le chat brun, qui riposta en plantant ses griffes dans son épaule. Cette fois, le sang jaillit du pelage roux. La bête se débattit furieusement, secouant le chat de droite à gauche pour essayer de se libérer. Le mâle tint bon, enfonçant un peu plus ses crocs dans la chair. Finalement, le renard recula d’un bond désespéré, libérant son épaule et se mettant à fuir, la fourrure ensanglantée. Il s’enfonça dans les fourrés, laissant derrière lui un silence oppressant.

Essoufflé mais indemne, le nouveau venu se tourna vers la femelle. Celui-ci était d’ailleurs tout sauf un inconnu.

“Ça va ?” demanda-t-il, son souffle encore rapide.

Patte Givrée voulut répondre, mais aucun mot ne sortit de sa gorge. Une partie d’elle voulait le remercier, mais l’autre, plus forte, se figeait dans un mélange de méfiance et de fierté blessée. Elle se redressa maladroitement, repoussant toute aide. Faucon s’ébroua pour lisser son pelage qui avait été ébouriffé pendant la confrontation. Puis il la fixa d’un air malicieux.

“Tu sais, si tu voulais attirer mon attention, il y avait sûrement des moyens moins… dramatiques, lâcha le mâle avec un ton léger, presque moqueur.

- Je ne cherchais pas à attirer qui que ce soit, prétendit la femelle. J’étais très bien toute seule.

- Ah oui, je vois… Parce que c’est toujours agréable de se faire dévorer par un renard dans la tranquillité. “

Patte Givrée réprima un grognement. Elle n’avait aucune envie de discuter, encore moins d’être la cible de plaisanteries.

“Je me débrouillais très bien sans toi, répliqua-t-elle sèchement, plus pour se convaincre elle-même que lui.

- C’est vrai, tu étais absolument brillante. Sauf au moment où tu as failli te faire croquer. Un détail, je suppose.

- Je n’ai pas besoin de toi, répéta la guerrière en hérissant son échine malgré elle.

- Bien sûr, bien sûr, fit-il en s’asseyant, d’un air faussement solennel. Je ne fais que passer, de toute façon. J’avoue que le détour en valait la peine.”

Elle roula des yeux. Quel genre de chat plaisantait après avoir affronté un renard ? Et pourquoi agissait-il comme si c’était un jeu ?

“Pourquoi es-tu là, de toute façon ? Tu me suis ? cracha la guerrière, les oreilles couchées en arrière.

- Eh bien, non. Mais maintenant que tu le dis, je devrais peut-être envisager de te suivre plus souvent. Vu comment tu te mets dans des situations dangereuses, ça pourrait devenir un passe temps amusant. “

Elle soupira et se détourna, retournant auprès de son tas de plantes renversé en boitillant. Mais Faucon ne semblait pas prêt à la laisser partir tout de suite.

“Tu t’es dit quoi, exactement, quand tu as décidé de te balader toute seule ? ‘Tiens, et si j’allais provoquer un renard pour pimenter un peu ma journée ?’ lança-t-il en la suivant d’un ton léger.

- Ça ne te regarde pas, marmonna Patte Givrée en rassemblant les quelques feuilles qui étaient encore en bon état.

- Oh, bien sûr que non. Mais tu dois admettre que c’était un choix… audacieux. Je suis presque jaloux de ton courage. Moi, j’aurais opté pour une bonne sieste sous un arbre.”

Que cherche-t-il ? se demanda Patte Givrée en serrant les dents, ne voulant pas lui donner la satisfaction d’un sourire.

“Je n’avais pas l’intention de tomber sur un renard. Et encore moins de te croiser.

- Eh bien, les surprises de la forêt. On ne sait jamais sur quoi on va tomber. Parfois un renard, parfois un chat génial qui sauve la vie des femelles en détresse.

- Écoute, je n’ai pas de temps à perdre pour des solitaires en ton genre. Sors de mon territoire, et n’y reviens pas. On ne doit pas te voir avec moi.

- Pourquoi pas ? J’aime bien les défis. Et puis, je trouve que tu es bien plus divertissante que la plupart des chats que je croise habituellement. Même si tu essaies de m’effrayer avec ce regard.

- Je ne cherche pas à te divertir, souffla-t-elle en secouant la tête, désespérée.

- Je l’ai bien compris, fit-il en s’étirant doucement, ses muscles roulant sous son pelage. Mais bon, si tu insistes pour que je m’en aille…”

Patte Givrée ne répondit pas tout de suite. Elle avait tellement lutté pour garder ses distances avec les solitaires, avec tout ce qui avait un lien de près ou de loin avec Moustique. Et pourtant, Faucon agissait comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Pas un brin de rancune, ni de méfiance. Juste ce sourire moqueur et cette légèreté, comme si tout allait bien. Ce qui le rendait encore plus agaçant.

“Tu es insupportable, finit-elle par souffler, prenant les feuilles de bourraches dans la gueule.

- Je n’ai pas bien entendu. Tu disais que j’étais incroyable, c’est ça ? demanda Faucon en penchant la tête, comme s’il n’avait pas bien saisi.

- Non, fit-elle en remerciant le Clan des Étoiles pour les feuilles qui masquaient son sourire. Tu es insupportable.

- Ah. Je savais bien que tu finirais par m’apprécier.”

Lui donnant volontairement un coup de queue sur le museau, Patte Givrée s’éloigna en lui passant devant sans même lui adresser un regard. Pour qui se prend-il ? Le maitre de la forêt ? Il ne connaît même pas la différence entre une pie et un corbeau. Son ton moqueur, son regard qui semblait prendre Patte Givrée pour une proie alléchante, sa démarche grotesque, tout chez ce chat donnait envie à la femelle de lui arracher les oreilles. Sans un mot, elle prit la direction du camp, bien décidée à ramener les plantes médicinales à Cœur Roux.

“Et la prochaine fois que tu tombes sur un renard, crie plus fort, je ne pourrais peut-être pas t’entendre la prochaine fois !” entendit-elle derrière elle alors qu’elle pressait le pas.

Comment ose-t-il ? se demandait-elle, fulminant. Il pense qu’avoir chassé Moustique lui donne le droit de se pavaner sur notre territoire ? Pourquoi ne l’avait-elle pas chassé, dans ce cas ? Elle secoua la tête. C’était un solitaire, et les solitaires étaient synonymes de danger. Elle l’avait bien compris.

Quand elle passa le tunnel de ronces, Patte Givrée se précipita vers la tanière de Cœur Roux, déposant son butin devant lui.

“C’est tout ce que j’ai trouvé, prétendit-elle, mal à l’aise d’avoir perdu une partie de sa récolte. Les autres étaient desséchées.

- Je pense que ça suffira. Merci beaucoup, Patte Givrée.”

Alors qu’elle se détournait pour quitter la crevasse, le jeune guérisseur l'interpella, fronçant le museau.

“Tu as trouvé un terrier de renard au nid de Bipède abandonné ?

- Non, balbutia Patte Givrée, prise d’un frisson. Mais j’ai trouvé quelques vieilles traces d’un renard. L’odeur était dissipée, il devait être là il y a longtemps. Rien de grave.

- Bon, tant mieux. Je te conseille quand même de te débarrasser de cette odeur, certains ne vont pas apprécier si la tanière des guerriers empeste le renard…”

Elle n’aimait pas mentir à son clan, mais ce n’était qu’un demi-mensonge, non ? Elle avait effectivement trouvé des traces, et elle avait vu le renard quitter le territoire, donc il n’était plus un danger. Il valait mieux minimiser les problèmes inutiles.

La femelle le lui promit d’un hochement de tête, sachant très bien à quoi son camarade faisait référence. Il y a plusieurs lunes, Truffe d'Écureuil et Pelage de Noisette avaient tous les deux été tués par un autre renard, en plein cœur du territoire.

Alors que Patte Givrée balayait le camp du regard, son cœur se serra. Elle avait voulu se rendre utile, mais avait quand même trouvé le moyen de mentir à son clan. Elle n’avait pas parlé du combat, ni même de Faucon. Pourquoi est-ce que je fais ça ? songea-t-elle, perdue. Est-ce que je deviens comme Moustique, à mentir et trahir ? Cette idée lui donna la nausée. Elle n’était pas Moustique. Et Faucon n’était pas Moustique non plus. Mais Moustique lui avait paru si gentil lors de leur première rencontre, elle ne pouvait pas faire la même erreur une seconde fois. La discussion qu’elle avait eue avec Faucon devait être la dernière. La prochaine fois qu’elle le verrait sur le territoire du Clan du Tonnerre, elle le chasserait comme n’importe quel intrus. C’était une promesse qu’elle faisait à la fois à elle-même, et à son clan.

Chapitre 29[]

“Je suppose que le message n’est pas bien passé, la dernière fois ?”

Patte Givrée scrutait Faucon, les yeux plissés, la queue fouettant l’air. Il avait osé revenir. Elle avait repéré son odeur en allant chasser, et l’avait suivie. Ce solitaire commence à dépasser les limites, se dit-elle. Oser revenir sur le territoire du Clan du Tonnerre après notre dernière rencontre ! Cette fois, c’était la bonne. Patte Givrée s’était promit de le chasser définitivement. Pas de plaisanteries, pas de discussions inutiles. Juste une confrontation, rapide et décisive. Ses griffes s’enfoncèrent dans le sol alors qu’elle resserrait ses muscles, prête à bondir s’il le fallait.

Et pourtant, Faucon ne semblait nullement impressionné. Il était là, allongé nonchalamment sur un rocher, profitant du soleil encore doux du matin. Dès qu’il remarqua la présence de la guerrière, il se redressa, comme s’il était content de la revoir.

“Tiens donc, la chasseuse de renard qui n’a pas besoin d’aide. Tu reviens pour enfin me remercier ?”

Quel toupet, se dit la guerrière, se figeant un instant. S’il n’avait pas une carrure aussi imposante qu’un blaireau, elle lui aurait sauté à la gorge.

“Ne t’emballe pas. Je viens te demander pour la dernière fois de quitter notre territoire.

- Vraiment ? Je te dérange tant que ça ? Pourtant, je suis plutôt doué pour passer inaperçu.

- Peut-être que je devrais te montrer à quel point je suis douée pour te faire disparaître. Va-t-en d’ici.

- Eh bien, j’ai hâte de voir ça, fit-il en ouvrant grand les yeux, faussement impressionnée.

- Non, je ne pense pas, siffla Patte Givrée en s’approchant d’un pas raide. Nous sommes entraînés pour affronter des guerriers, les parasites en ton genre ne sont pas un obstacle.

- Si tu veux mon avis, après ce que j’ai vu l’autre jour, il vaudrait mieux vous entraîner à affronter des renards. C’est ce qui nous différencie, toi et moi.”

Sans pouvoir se retenir davantage, Patte Givrée feula, les oreilles couchées en arrière, et bondit sur le rocher de Faucon, qui eut un mouvement de recul instantané.

“Bon d’accord, excuse-moi, miaula le matou sombre en prenant un air inhabituellement sérieux. Tu as raison, j’arrête avec cette histoire de renard. Ça arrive à tout le monde d’être surpris, surtout quand on a la tête ailleurs. Une fois, avec mon fr…” Il s’arrêta, se figeant, comme s’il réalisait ce qu’il était sur le point de dire. “Pardon, je me doute que tu n’as pas très envie d’entendre parler de lui…

- Je n’ai pas envie d’entendre parler de toi non plus. Je t’ai demandé de partir.

- J’ai bien entendu. Mais pourquoi je partirais alors que je ne connais même pas ton nom ?

- Quelle importance ? rugit-elle, montrant les crocs. Tu es sur le territoire du Clan du Tonnerre, n’importe lequel de nos guerriers pourrait te mettre en pièce. Que gagnes-tu à rester là comme si tu étais chez toi ? À toi de choisir : tu peux partir maintenant, digne et indemne, ou rester, et repartir plus tard avec une ou deux oreilles en moins.”

Pendant un instant, Patte Givrée pensa l’avoir réellement impressionnée. Faucon ouvrit la bouche, sans répondre, puis agita les oreilles nerveusement. Et pourtant, il ne bougea pas d’un poil. La femelle aurait voulu l’attaquer, mais sa stature imposante l’inquiétait. Si on se bat, il y a peu de chance que je l’emporte, observa-t-elle, mal à l’aise. Et soudain, Faucon baissa la tête en soupirant, comme s’il capitulait.

“Tu veux vraiment savoir ? demanda-t-il en enroulant la queue autour de ses pattes. Je voulais rester dans le coin pour m’assurer que Moustique ne revienne pas. Il est capable de revenir se venger, je le connais. Et je me suis dis… Que tu n’aurais pas envie de le croiser par hasard. Mais je ne comptais pas rester éternellement, rassure toi.”

Patte Givrée ne sut que répondre, ni si elle devait le croire. Était-il possible que cet étranger reste sur leur territoire pour chasser Moustique ? Pour… La protéger ? C’était insensé. Quel intérêt aurait-il ? L’idée qu’elle puisse tomber à nouveau sur Moustique pendant une quelconque patrouille la terrifiait. Et s’il était encore là, caché, à observer le moindre de ses déplacements ? Une question brûlait la langue de Patte Givrée, même si elle rechignait à la poser à voix haute.

“Et… Tu l’as trouvé ? osa-t-elle finalement demander, fuyant son regard, se dandinant d’une patte à l’autre.

- Pas une trace. Je pense qu’il a compris le message. Mais bon, il est du genre à revenir quand on s’y attend le moins. Alors, je reste aux aguets.

- Et pourquoi tu t’en soucies tant ? Qu’est-ce que ça peut bien te faire, ce qui arrive à mon clan ?

- Ça n’a rien de personnel. C’est mon frère, c’est comme ça. Et il a déjà fait trop de mal, alors j’essaie de sauver ce qui peut l’être.

- Ah, je comprends mieux. Tu veux passer pour le sauveur, celui dont on ne peut pas se passer, celui qui est toujours là quand il faut. Alors qu’en réalité, tu passes tes journées à te prélasser au soleil sur un territoire qui n’est pas le tien en attendant qu’une souris tombe toute seule dans ta gueule. Tu vois, c’est ce qui nous différencie, toi et moi.”

Faucon éclata de rire, surpris. Et bien que ce ne fut pas la réaction escomptée, Patte Givrée remua les moustaches d’amusement et de satisfaction. Il était rare qu’elle fasse rire des chats de la sorte.

“Je te l’accorde, c’était bien trouvé, pouffa Faucon en reprenant son souffle. Tu n’es peut-être pas aussi ennuyeuse que tu en as l’air.

- Toi, en tous cas, tu es tout aussi inutile et agaçant que tu en as l’air. Si une patrouille du Clan du Tonnerre te tombe dessus un jour, crois moi, je les regarderais d’arracher la fourrure sans broncher. D’ailleurs, je ne vais peut-être pas te chasser, finalement. Te voir paniquer quand tu seras face à de vrais guerriers sera bien plus satisfaisant.

- De vrais guerriers ? Alors toi, tu es quoi ? Une guerrière en mousse ?”

Patte Givrée sentit ses oreilles chauffées, sans comprendre pourquoi elle l’avait formulé de cette façon. Elle secoua la tête. Je suis en train de discuter avec le frère de Moustique sur notre territoire, qu’est-ce qui me prend ? réalisa-t-elle, peut-être trop tard.

“Il vaut mieux être une guerrière en mousse qu’un solitaire même pas capable d’attraper son gibier tout seul. Et ne le nie pas, Moustique était incapable de chasser, je le sais.

- Tu me compares à mon frère ? J’en serais presque vexé ! C’était un cas à part. Je sais chasser, comme tout chat qui se respecte. Au fait, jeune guerrière en mousse, tu ne m’as toujours pas dit ton nom.

- Je ne vois pas en quoi ça te regarde.

- Très bien, Guerrière en Mousse.

- Tu te crois malin ? soupira Patte Givrée, réprimant un sourire honteux.

- Je le…”

Faucon s’interrompit, dressant soudainement la truffe. Patte Givrée l’avait remarqué aussi, mais ne s’inquiéta pas. Si une patrouille trouvait Faucon, c’était tant mieux pour elle. Mais le solitaire, lui, se tapit au sol, les sens aux aguets. Avant qu’il ne puisse fuir, un matou noir et blanc large d’épaule bondit vers la femelle en crachant de rage.

“Patte Givrée ? Qu’est ce que tu fais avec ce voleur ?

- Tu tombes bien, Truffe de Blaireau. Je lui ai bien fait comprendre que cette terre était la nôtre, mais il n’a pas l’air de bien comprendre. Un coup de patte ne serait pas de trop.”

Faucon poussa un cri de surprise, et fit mine de fuir, terrorisé, impressionné, vulnérable. Cependant, avant qu’il ne tourne le dos, Patte Givrée discerna son air espiègle et son sourire discret. Elle crut même voir un clin d'œil.

“Et ne reviens pas, sac à puce ! hurla-t-elle en gonflant sa fourrure, faisant mine de le poursuivre.

- Tu n’as pas l’air d’avoir besoin de moi, fit remarquer Truffe de Blaireau, une fois le matou brun disparu.

- Trop lâche pour affronter deux chats à la fois. Un vrai solitaire.

- Allez viens, Feuille d’Aubépine te cherche. Tu devras parler de ce solitaire à Étoile Charbonneuse.” ordonna son camarade dans un haussement d’épaule.

En s’éloignant, Patte Givrée ne put s’empêcher de jeter un coup d'œil par-dessus son épaule vers l’endroit où Faucon avait disparu. Caché dans un noisetier, deux yeux ambrés la fixaient du même regard qu’avaient les apprentis juste avant de faire une bêtise. Elle aurait dû être furieuse, ou indifférente. Pourtant, une sensation étrange qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps s’empara d’elle. Quelque chose qu’elle n’arrivait pas à nommer.

Elle secoua la tête, rejetant cette pensée absurde. Faucon n’était rien d’autre qu’un solitaire arrogant, tout comme son frère. Alors que Truffe de Blaireau cheminait à ses côtés, la guerrière serra les crocs sans le vouloir. Le monde extérieur était dangereux. Moustique pouvait être encore là. Mais quelque chose lui disait que Faucon, lui, reviendrait bien avant.

Chapitre 30[]

Les rencontres avec Faucon avaient d’abord été une gêne pour Patte Givrée, un rappel constant qu’un étranger arpentait leur territoire sans s’en soucier. Pourtant, les jours avaient passé, et ce qui n’était au début que de simples échanges d’insultes mal dissimulées s’était transformé en quelque chose de plus naturel. Ils se croisaient par hasard, de temps à autre, au détour d’une clairière ou près d’un point d’eau, comme si les pattes de Patte Givrée la menaient là où il se trouvait sans qu’elle l’ait consciemment décidé. Chaque rencontre suivait le même schéma : une remarque acerbe, un sourire narquois, puis une joute verbale sans véritable méchanceté. Et avant qu’elle ne le sache, ils se retrouvaient à rire ensemble, un rire sincère qui la surprenait toujours autant.

Avec Faucon, elle n’avait pas à prouver sa valeur, ni à défendre son honneur. Il ne lui demandait jamais rien, pas même de rester. Il ne lui demandait pas de le retrouver chaque jour, à un endroit spécifique, lui reprochant le moindre retard. Personne n’avait trouvé la moindre trace de Moustique, et pourtant, le solitaire aux larges épaules ne semblait pas pressé de partir.

Un jour, Patte Givrée sentit son cœur s’emballer en comprenant ce qu’ils étaient en train de devenir. Moustique aussi avait été adorable au début, et pourtant… Jamais elle n’aurait pu deviner. Elle ne pouvait ignorer la complicité naissante avec Faucon, mais elle devait être claire sur une chose.

“Je préfère que tu le saches, avait-elle dit, ses griffes se plantant légèrement dans le sol. Je ne sais pas ce que tu attends de moi, mais au risque de te décevoir, nous ne serons jamais rien d’autre que… ce que nous sommes actuellement. Si je ne te dénonce pas à mon chef, c’est uniquement car tu ne voles pas de gibier.”

Faucon avait hoché la tête, son expression demeurant la même, comme si cette information n’était qu’un fait parmi d’autres, sans la moindre surprise ni déception.

“Tu continues de me comparer à Moustique, hein ? avait-il répondu en faisant frémir ses moustaches, posant la queue sur son épaule, geste qui l’avait surpris. Je ne suis pas comme lui. Tu n’as rien à craindre de moi.”

Et leurs rencontres continuaient, toujours par hasard. Chaque fois, Patte Givrée en ressortait le cœur léger. Une pique, une moquerie bien placée, puis des rires qui résonnaient entre les arbres. Même avec Toile d’Araignée, Bois de Chêne ou même Plume de Grive, Patte Givrée n’avait jamais autant ri de toute sa vie que quand elle était avec Faucon. Avec lui, ses soucis semblaient s’éloigner, tout comme les fantômes de Moustique. Elle s’étonnait de trouver du réconfort là où elle n’aurait jamais pensé en chercher.

Cherchant un endroit à l’ombre où se poser, Patte Givrée traversait le camp du Clan du Tonnerre, tandis que les heures chaudes de l’après-midi avaient fait fuir tous les chats présents. Le manque de pluie commençait à irriter les félins, au grand désarroi d’Étoile Charbonneuse. Là haut, sur la Corniche, là où s’était autrefois tenu Étoile Blanche, le chef de clan scrutait ses guerriers, l’air aussi fier qu’inquiet.

Mais c’était ailleurs que l’attention générale se portait. À la pouponnière, Aile Brisée veillait sur trois petites boules de poils fraîchement nées. Petit Scarabée, Petit Trèfle et Petite Chenille étaient nés la veille, et déjà, ils occupaient toutes les discussions.

Patte Givrée tourna la tête un instant, observant la scène de loin. Aile Brisée n’était pas spécialement proche d’elle, et en vérité, elle la trouvait toujours aussi agaçante, avec ses manières optimistes à l’excès. Toujours à sourire, toujours à s’enthousiasmer pour la moindre chose. C’était éreintant. Mais aujourd’hui, ça ne la dérangerait pas spécialement. Aile Brisée peut bien faire ce qu’elle veut, elle ne me doit rien, et moi non plus. Si elle veut être heureuse, grand bien lui fasse.

Même si elle était seule dans la pouponnière, Aile Brisée paraissait comblée. Elle souriait, observant tendrement ses chatons en parfaite santé, leur léchant les oreilles. Patte Givrée leva les yeux au ciel. Comment pouvait-on être satisfait d’une telle vie ? Et ce bonheur… Qu’avait-elle fait pour le mériter ?

“Tu veux venir leur dire bonjour ? lança joyeusement la reine infirme, remarquant que Patte Givrée l’observait.

- Peut-être une autre fois, répondit cette dernière d’une voix détachée. J’aimerais aller chasser, ce matin.

- Pas de soucis ! Ils seront toujours aussi adorables la prochaine fois.”

Bon courage avec ça, garda pour elle Patte Givrée, s’éloignant rapidement. Elle n’était pas fâchée contre Aile Brisée. En fait, elle se fichait de ce qu’elle pensait, tout comme du bonheur des autres en général. Les célébrations et les sourires, c’était bon pour eux, mais elle, elle n’en avait pas besoin. Pas dans un monde où le seul réconfort qu’elle trouvait venait d’un chat hors de son clan.

En quittant le camp, elle croisa Toile d’Araignée, qui avait un pinson dans la gueule. À peine un regard vers sa sœur plus tard, il était dans la pouponnière, apportant probablement son butin à sa compagne. Malgré elle, Patte Givrée sentit un poids se former dans son estomac. Leur complicité d’antan semblait appartenir à une autre époque. Mais ça ne la dérangeait plus, à présent. Pourquoi devrait-elle lui en vouloir d’être heureux ? Chacun ses priorités.

Sans trop réfléchir, elle se glissa hors du camp et se retrouva à errer dans la forêt, ses pensées tournées vers Faucon. Elle le savait, elle n’aurait jamais dû le revoir. Elle aurait dû le dénoncer, le chasser, l’oublier. Dans quelle situation je me suis encore mise ? se demandait-elle en avançant, le regard dans le sol. Contre toute attente, Faucon s’était révélé comme un véritable ami. Il avait toujours les mots pour faire rire, les oreilles pour écouter. Si bien que, sans qu’elle ne s’en aperçoive, Patte Givrée avait pour la première fois de sa vie parlé à quelqu’un des choses qui lui pesaient sur le cœur. Pluie d’Épine, Griffe de Chêne, Étoile Blanche, et même Aile Brisée. Et Faucon s’était contenté de l’écouter, de la soutenir, de plaisanter pour lui remonter le moral. Jamais Patte Givrée n’aurait pensé un jour pouvoir ressentir autant de bien rien qu’en parlant de choses qui s’étaient déroulées il y a plusieurs lunes.

Par réflexe, ses pattes s'étaient dirigées vers la limite du territoire, là où l’odeur du Clan du Tonnerre était plus faible. Personne ne venait jamais par ici, et Faucon était suffisamment prévoyant pour le savoir et éviter de pénétrer sur leur territoire régulièrement. En un clin d'œil, le matou brun fit son apparition, comme s’il l’attendait.

“Salut, Guerrière en Mousse ! Encore en patrouille ? Ma parole, tu deviens sérieuse ! lança-t-il d’un ton faussement impressionné.

- Contrairement à toi, je travaille, oui, répliqua-t-elle en remuant les moustaches. Pas comme certains qui se prélassent sans vergogne.

- Tu devrais essayer, ça fait des merveilles pour le moral.”

Patte Givrée leva les yeux au ciel, juste avant que leurs regards ne se croisent, provoquant une sensation étrange chez elle. Un frisson parcourut le long de son échine. Cela l’agaçait plus qu’elle n’aurait voulu l’admettre.

“Alors, pourquoi es-tu venue, aujourd’hui ? Trouver des proies pour ton clan ? Chasser les solitaires trop arrogants ? Ou te faire humilier en essayant ?

- Le seul qui risque de se faire humilier, c’est celui qui rôde un peu trop près de notre frontière, fit remarquer la femelle. Si tu te fais prendre, je ne pourrais rien pour toi.

- Ton manque de confiance en moi est presque insultant, tu sais. Ne t’en fais pas, je suis assez malin pour éviter les patrouilles. Mais je suis ravi que ça t’inquiète.

- Ça ne m’inquiète pas, au contraire, je t’informe juste.”

Faucon ria, un son léger qui résonna agréablement dans l’air. Mais cette fois, ce n’était plus aussi simple pour Patte Givrée. Chaque rire, chaque mot, semblait résonner plus fort qu’il ne le devrait. Elle détourna le regard, essayant de se concentrer sur autre chose, n’importe quoi. Pourtant, ses yeux revenaient toujours à Faucon, à son regard ambré qui se plissait lorsqu’il souriait, à sa queue qui bougeait légèrement quand il parlait. Et à cette proximité physique qu’il imposait quand il envoyait une réplique cinglante. Au début, ces gestes avaient gêné Patte Givrée, mais à présent, c’était aussi naturel que de se nettoyer les coussinets après une journée de patrouille.

Ils continuèrent d’échanger les dernières nouvelles, mais Patte Givrée ne parvenait plus à se détendre. Pourquoi se sentait-elle soudain si nerveuse en sa présence ? Pourquoi son cœur battait-il plus vite chaque fois qu’il s’approchait d’elle, chaque fois qu’il croisait son regard, ou qu’il posait sa queue sur son épaule ? Chaque fois qu’il complimentait son pelage et qu’il la scrutait comme si elle ressemblait à Jolie Moustache ? La réponse commença à s’imposer en elle, mais elle la rejeta violemment. Non, ça ne peut pas être ça. Elle avait été claire dès le début. Faucon était un ami, rien de plus. Elle s’était promis qu’elle ne tomberait plus jamais dans ce piège, qu’elle ne s’attacherait plus à quelqu’un de cette manière. Pas après Moustique. Pas la même erreur deux fois.

“Qu’est-ce que tu as aujourd’hui, Patte Givrée ? Tu es plus silencieuse que d’habitude, fit remarquer Faucon, penchant la tête sur le côté. Non pas que ça me dérange, mais ça me surprend.

- Rien, mentit-elle en secouant la tête. Je suis en train de me demander combien de temps il faudra avant que mon clan ne te repère et ne vienne t’arracher la queue.”

Mais même cette réplique manquait de conviction. Le solitaire la fixait, et sous son regard chaleureux, elle sentit son malaise grandir. Elle se leva brusquement, s’ébrouant pour tenter de masquer son trouble.

“Je dois y aller, dit-elle soudainement, d’une voix plus sèche qu’elle ne l’aurait voulu.

- Quoi ? Tu pars déjà ?

- J’ai des choses à faire.” lâcha la guerrière en se retournant, évitant de croiser son regard, trop consciente de ce qu’elle ressentait maintenant.

Sans attendre de réponse, elle s’élança dans les bois, les oreilles brûlantes, le cœur battant à tout rompre. Tout ce qu’elle voulait, c’était s’éloigner de lui, de cette sensation qui la dévorait de l’intérieur. Elle ne pouvait pas se permettre de le laisser entrer dans sa vie de cette manière. Ni lui, ni personne. Elle ne voulait plus jamais ressentir ça.

Mais au fond d’elle-même, la vérité était aussi éblouissante que le soleil qui se rapprochait de son zénith. Patte Givrée avait des sentiments pour Faucon. Et cette réalisation la terrifiait.

Chapitre 31[]

Patte Givrée ne tenait plus en place. Chaque mouvement de ses pattes lui semblait vide, lourd, chaque tâche inutile. Peu important ce qu’elle essayait de faire, une seule pensée ne cessait de revenir en boucle dans sa tête : Faucon. Son image, ses paroles légères, son rire qui résonnait encore dans ses oreilles. Tout la ramenait à lui, malgré elle. Elle s’était levée tôt, prête à se concentrer sur autre chose, mais rien n’y faisait. Même pendant la patrouille de l’aube, pendant sa partie de chasse avec Poil de Pigeon et Feuille d’Aubépine, elle se surprenait à chercher des traces dans les fourrés, à tendre l’oreille dans l’espoir d’entendre une voix familière.

Je deviens folle, se dit-elle en revenant au camp, peu après midi. Elle tentait de se convaincre que ce n’était rien, que ça passerait. Mais plus elle essayait de l’oublier, plus Faucon revenait hanter son esprit. Sa présence, habituellement si légère, devenait une obsession. Patte Givrée sentait son cœur battre à chaque souvenir. Cela l’agaçait. Contre Faucon, contre elle-même. Contre tout le monde. Pourquoi lui faisait-il ça ? Il n’avait jamais cherché à la séduire, pas comme l’avait fait Moustique en la couvrant d’éloges. C’était elle qui se laissait entraîner dans ces pensées absurdes.

Tu es une cervelle de souris, se répétait-elle en fuyant les regards de ses camarades, grattant nerveusement le sol. Tu t’es déjà brûlée les pattes une fois. Tu ne vas pas retomber dans ce piège. Et pourtant, il y avait cette autre voix, plus douce, plus fragile, qui lui soufflait que Faucon n’était pas Moustique. Qu’il était différent. Qu’elle ne courait aucun danger avec lui. Tu peux lui faire confiance, lui murmurait son coeur, presque suppliant. Mais sa tête, elle, répliquait brusquement : Tu ne sais jamais à quoi t’attendre avec un chat. Mieux vaut ne rien espérer, ne rien risquer. Qui croire ?

Frustrée, la femelle à la patte blanche essaya de se plonger dans les activités de la journée. Elle passa voir Toile d’Araignée, mais son frère était trop occupé à voir ses petits ouvrir les yeux. Patte Givrée se retrouva à échanger des banalités avec Plume de Grive et Aile de Chouette, mais même cela ne la détournait pas de ses pensées.

Finalement, quand Toile d’Araignée revint la voir pour lui proposer de rencontrer ses petits, elle hésita. Cela faisait un moment qu’elle évitait la pouponnière et Aile Brisée, sa présence joyeuse étant trop irritante à supporter. Mais cette fois, elle accepta, peut-être parce que c’était une autre distraction pour repousser Faucon hors de sa tête.

“Tu vas voir, Petit Scarabée est déjà si vif !” lui miaulait Toile d’Araignée tandis qu’il guidait sa sœur vers le buisson où était allongée Aile Brisée.

À l’intérieur, une odeur de lait régnait, qui fit grimacer Patte Givrée. Aile Brisée faisait la toilette d’une petite chatonne pâle, avec quelques zones plus foncées. Où était le nid de Pluie d’Épine ? se surprit à se demander Patte Givrée.

“C’est Petite Chenille, expliqua Toile d’Araignée en pointant de la queue le chaton qu’Aile Brisée léchait. Celle-ci, c’est Petit Trèfle. C’est celle qui a ouvert les yeux en dernier. Et le petit noir là bas, c’est Petit Scarabée. Comment tu les trouves ?

- Ils sont minuscules, réalisa Patte Givrée à voix haute sans le vouloir.

- Difficile de croire que dans six lunes, ils apprendront à se battre. ” ronronna Aile Brisée.

Finalement, Patte Givrée lança un sourire à la jeune mère, qui rayonnait d’amour et de fierté. Et malgré tout ce qui lui était arrivé, la guerrière ne pouvait s’empêcher de se dire qu’elle avait une vie étrangement simple.

En sortant de la pouponnière, une sensation d’étouffement envahit Patte Givrée. Mais pour une fois, ce n’était pas à cause de la chaleur écrasante. Elle ne pouvait plus fuir la réalité. Une partie d’elle ne voulait qu’une chose : revoir Faucon, rire avec lui, retrouver cette légèreté qui lui faisait oublier la douleur. Mais elle savait que ça ne durerait pas. Et si, un jour, il la décevait ? S’il la trahissait, comme Moustique, ou la faisait souffrir d’une manière ou d’une autre ? Elle n’était pas prête pour ça. Son cœur, déjà si fragile, ne pourrait encaisser une nouvelle trahison. Elle se le répétait, encore et encore, comme pour s’en convaincre. Je dois l’oublier, réalisa-t-elle avec un immense poids dans le cœur. Il vaut mieux arrêter maintenant, avant que ça ne devienne trop sérieux. Avant que je ne retombe dans une stupide désillusion.

Le poids de cette décision la fit suffoquer, si bien qu’elle ne put s’empêcher de filer vers la tanière des guerriers, comme si l'abri pouvait la protéger. Chaque battement de son cœur résonnait comme un coup de tonnerre, si violent que ses pattes tremblaient. Mais elle savait qu’elle n’avait pas le choix. Si elle laissait ses sentiments se développer, elle risquait de se retrouver brisée à nouveau. Et cette fois, elle doutait de pouvoir s’en remettre.


Patte Givrée marchait rapidement, le cœur lourd. Je dois lui dire maintenant, se dit-elle pour se donner du courage. Avant que je ne change d’avis. D’habitude, elle trouvait Faucon par hasard, en train de se prélasser au soleil. Mais aujourd’hui, elle le recherchait activement, priant le Clan des Étoiles pour qu’il soit dans les parages aujourd’hui, avant de se souvenir que le Clan des Étoiles n’avait pas pour habitude de venir en aide aux chats. Il fallait qu’elle le trouve. À chaque pas, elle sentait l’angoisse monter en elle, comme une vague prête à l’engloutir. Il fallait qu’elle lui dise. Elle ne pouvait plus continuer ainsi. Elle ne pouvait pas être moitié guerrière, moitié solitaire. Aujourd’hui, elle avait choisi son clan. Demain, peut-être que son avis sera bien différent.

La femelle parvint à remonter sa piste jusqu’au nid de Bipède abandonné, un endroit peu fréquenté. Avant d'entrer à l’intérieur, elle prit une grande inspiration, tentant de calmer sa respiration frénétique. Comment réagira-t-il ?

Comme elle s’y attendait, Faucon était là, perché sur un objet de Bipède en bois qui tenait à peine debout. Quand il la vit, il s’étira, puis bondit au sol avec un sourire. Mais cette fois, Patte Givrée ne lui rendit pas.

“Tiens, ma Guerrière en Mousse préférée, ça faisait longtemps. Tu m’évitais ?

- Je dois te parler.” lâcha-t-elle, sans préambule.

Faucon se figea, agitant les oreilles. Suis-je obligée de faire ça ? À le voir en face d’elle, sa détermination l’abandonna peu à peu. Elle devait faire vite. Elle baissa la tête, incapable de soutenir son regard. Les mots restaient coincés dans sa gorge, lourds et douloureux.

“Eh bien, je t’écoute, fit le mâle aux larges épaules en s’asseyant. Ça a l’air important.

- Je… On ne peut plus se voir, Faucon. Je suis désolée.”

Il resta silencieux un instant, comme s’il essayait de comprendre. Puis il hocha doucement la tête, sans paraître surpris, bien que ses yeux s’assombrirent légèrement.

“Je m’attendais à entendre ça un jour, soupira-t-il en se passant une patte derrière l’oreille. Néanmoins, je dois te demander : Pourquoi ?

- C’est juste que… Je ne peux pas continuer. Je risque trop de choses, des choses dont j’ai appris qu’elles étaient précieuses. Et même si je t’apprécie, je…

- Ne te fatigue pas, Patte Givrée. Je comprends, fit-il en s’approchant, posant la queue sur son épaule pour la rassurer. C’est ton droit, je ne te retiens pas. Je te souhaite tout le bonheur du monde pour la suite, et j’espère que tu n’oublieras pas le chat fantastique que je suis.

- Oh ne t’en fais pas, je pense que je n’aurais pas de mal à t’oublier, rétorqua Patte Givrée avec ironie, sentant son cœur se détendre. Qui es-tu, d’ailleurs ?

- Le meilleur chat que tu aies jamais connu. Allez, file, rejoins ton clan. Je vais quitter ce territoire, voir ce que le monde a à offrir. Bon courage !

- Merci, Faucon. Pour tout.”

Bon, c’est fait, pensa-t-elle en soupirant. Alors c’est tout ? Patte Givrée était presque déçue de la réaction de son ami. Une part d’elle aurait voulu qu’il proteste, qu’il la rassure, qu’il lui dise que tout irait bien. Mais il ne le fit pas. Il respectait sa décision, et c’était peut-être ce qui rendait la situation encore plus douloureuse.

Avant que ça ne soit trop dur de partir, elle détourna les yeux, une boule dans la gorge. Ses pattes étaient lourdes, mais son cœur l’était plus encore. Mais alors qu’elle commençait à s’éloigner vers la sortie du nid de Bipède, quelque chose changea. Avant qu’elle ne puisse réagir, elle sentit un mouvement derrière elle. Faucon s’avança rapidement, et avant même qu’elle ne comprenne ce qui se passait, il lui bloqua le chemin.

“Faucon ? Qu’est-ce que…”, commença la femelle, déconcertée.

Le regard du solitaire n’était plus le même. Ce sourire léger et amical avait disparu, remplacé par une expression qu’elle ne reconnaissait pas. Une lueur froide, presque inconnue, dansait dans ses pupilles. Patte Givrée recula instinctivement, le cœur battant. Un frisson d’incompréhension, puis d’alarme, la parcourut.

“Qu’est-ce que tu fais ?

- Tu comptes vraiment partir comme ça, sans rien me donner en retour ? Après tout le temps que j’ai passé à écouter tes histoires ?”

La guerrière sentit son cœur s’arrêter un instant. Un instant de pur choc. Puis, la panique la saisit.

“Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Laisse-moi passer !”

Elle tenta de s’éloigner, de le contourner, mais Faucon était plus rapide, plus fort. Il la saisit brusquement, la forçant à rester en place avec ses pattes avant. Patte Givrée sentit ses pattes trembler, son souffle devenir court. Elle essayait de se débattre, mais il la tenait fermement.

“Détends-toi, ce ne sera pas long.

- Arrête, Faucon ! Ce n’est pas drôle !”

Mais il ne répondit pas. Il se contenta de sourire, un sourire étrange, qui fit chavirer tout son monde. Qu’était-il devenu ? Qu'essayait-il de faire ? La pression de ses griffes sur sa peau, la force de son étreinte… Tout s’effondrait autour d’elle, alors qu’une pensée lui traversa l’esprit. Non. Il n’oserait pas. Les instincts de Patte Givrée prirent tout de même le dessus. Elle se débattit, griffant, mordant, tentant de se dégager de cette emprise. Mais il était trop fort. D’un geste brutal, il la fit basculer au sol, lui faisant mordre la poussière. Chaque tentative de fuite ne faisait qu’attiser sa force.

Patte Givrée cria. Un cri désespéré, mais Faucon la fit taire d’un coup sec, la mordant à la nuque, la maintenant sous lui. Et à cet instant, Patte Givrée comprit ce qu’il s’apprêtait à faire, comme une vague glacée qui la submergeait. Elle sentit la douleur se propager dans son corps, une douleur aiguë, brutale, qui la paralysa. Elle ne pouvait plus bouger. Elle ne pouvait plus crier. Elle s’abandonna donc à une sorte de silence, la terreur noyant chaque pensée, chaque protestation.

Le monde autour d’elle sembla disparaître. Tout ce qu’elle ressentait, c’était l’humiliation, l’impuissance, la trahison. Une fois de plus. Et elle ne pouvait comprendre pourquoi elle était aussi idiote. Pourquoi elle y avait cru. Chaque instant qui passait semblait durer une éternité, chaque mouvement de Faucon était une déchirure, un cauchemar dont elle ne pouvait se réveiller.

Elle essaya encore de se débattre, une dernière fois, de se libérer, mais sa petite taille à côté de la masse de Faucon la rendait incapable de se défendre. Chaque effort était vain. La force qu’elle avait rassemblé pour se décider à oublier Faucon l’abandonna rapidement, la laissant vide et faible. Ses griffes touchaient à peine le sol, et sa gorge était nouée, incapable de hurler. Tout ce qu’elle pouvait faire désormais, c’était attendre que cela cesse. Attendre que le monde s’écroule.

Patte Givrée sentait son esprit se briser, comme si tout ce en quoi elle croyait s’effondrait en un instant. Elle avait l’impression de se noyer, d’être prisonnière de son propre corps. Ce n’était pas seulement son corps qui souffrait, mais tout. Absolument tout. Elle ferma les yeux, espérant que tout cela cesse. Que tout soit un cauchemar dont elle finirait par se réveiller. Qu’elle ouvrait les yeux dans la tanière des guerriers, Toile d’Araignée ronflant à côté d’elle, Pluie Épine en pleine forme et Étoile Blanche à la tête du Clan du Tonnerre. Mais l’odeur de la terre, le bruit du vent, le poids oppressant de Faucon contre elle… Tout était là, bien trop réel.

Quand cela s’arrêta enfin, quand enfin Faucon relâcha son emprise, Patte Givrée resta au sol, le corps tremblant, le regard vide, incapable de bouger. Si elle bougeait, peut-être qu’il recommencera. Au fond d’elle, elle ne savait plus qui elle était, où elle était. Tout semblait flou, irréel. Faucon s’éloigna, sans un mot de plus, la laissant seule avec les morceaux brisés de ce qu’elle était autrefois.

Chapitre 32[]

Patte Givrée ne savait plus combien de temps elle était restée allongée là, au sol, après le départ de Faucon. Le monde s’était éteint. Tout était silencieux, même son propre cœur semblait avoir cessé de battre. Il n’y avait plus de peur, plus de colère, plus de douleur. Juste un vide. Un gouffre immense, sans fin, sans écho. Même son corps avait cessé de trembler.

Elle avait la sensation d’être morte. Pas physiquement, non. Son corps respirait encore, à sa grande déception, mais à l’intérieur, il ne restait plus rien. Son âme avait été arrachée, piétinée, détruite.

Et elle revoyait Faucon, son regard devenu étranger, cette lueur froide qui avait consumé tout ce qu’elle croyait connaître de lui. Il n’avait rien laissé d’elle, rien d’intact. Le souvenir de chaque instant la happait dans un tourbillon de désespoir, mais même ces souvenirs se dissipaient dans un voile de silence. Elle était plus vide qu’elle ne l’avait jamais été. La mort de sa mère lui avait brisé le cœur. Son père lui avait brisé sa confiance en elle. Moustique avait détruit sa confiance en les autres. Mais Faucon… Faucon lui avait détruit son âme. Son innocence.

Finalement, d’une manière ou d’une autre, Patte Givrée parvint à se lever. Ses pattes étaient raides, mais elle força son corps à avancer, un pas après l’autre. Elle devait rentrer. Rien d’autre ne semblait avoir d’importance. Rentrer, se cacher, disparaître. Quoi qu’il arrive, personne ne devait savoir. Personne ne devait la regarder. La questionner. Dehors, le soleil commençait à s’assombrir. Était-il tard ? Quand avait-elle quitté le camp ? Ses camarades avaient-ils remarqué son absence ? Quelle importance ?

En traversant le territoire du Clan du Tonnerre, elle erra comme un fantôme. Elle ne croisa personne, personne ne remarqua son passage. Et tant mieux. Patte Givrée n’aurait pas supporté qu’on la voie. De toute façon, elle était incapable de prononcer un mot. Lorsqu’elle franchit enfin l’entrée du camp, cette barrière de ronce qui lui griffa le dos, le silence qui l’accueillit fut presque réconfortant. Elle n’avait pas envie de parler. Pas envie de se justifier. Elle était simplement… épuisée.

Sans un mot, ses pattes la menèrent vers la tanière des guerriers, ignorant les regards, s’ils étaient posés sur elle. Peut-être qu’ils se demandaient où elle était passée, peut-être que quelqu’un l'interpella. Elle n’en avait aucune idée, mais finalement, peu importait. Elle se glissa dans sa litière, s’enroulant sur elle-même, cherchant à disparaître dans la mousse de son nid. Guerrière en Mousse, entendit-elle résonner. En un bond, elle se redressa, poussant la mousse de son nid loin d’elle, avant de s’allonger à nouveau sur le sol nu et dur. Elle avait froid, mais aucune chaleur ne pouvait plus l’atteindre.


La femelle à la patte blanche resta allongée là, immobile, jour après jour. Chaque matin, la lumière du soleil se glissait entre les branches qui formaient le toit de la tanière, mais elle ne le voyait plus vraiment. Bois de Chêne, Plume de Grive, Toile d’Araignée… Ils passaient, ils parlaient, mais leurs mots glissaient sur elle sans la toucher. Chaque jour, quelqu’un lui demandait si elle se sentait mieux, mais ces voix lui semblaient venir de très loin.

Elle était malade. Du moins, c’est ce que tout le monde croyait. La maladie que provoquait l’eau empoisonnée du torrent l’arrangeait, en fin de compte. Peut-être que Toile d’Araignée s’était inquiété, peut-être pas. Quelle importance ? Au moins, personne ne venait la déranger, à l’exception de Cœur Roux qui venait l’examiner chaque jour. Chaque jour, on lui apportait un maigre repas, mais son appétit semblait l’avoir abandonné, lui aussi.

La femelle à la patte blanche était brisée, cassée. Une proie jetée à terre, immangeable, inutilisable. Piégée dans ce corps qui n’était plus le sien. Elle avait toujours voulu être forte, pouvoir affronter le monde seule, mais aujourd’hui, elle se rendait compte à quel point elle avait été ridicule. Qu’elle était la pire guerrière que ce clan ait connu, qu’elle avait l’intelligence d’une souris sénile et la force mentale d’un oiseau. À quoi bon se relever, à quoi bon prétendre être comme avant, alors que plus personne ne voudrait jamais d’elle ? À quoi bon continuer de faire semblant d’être une guerrière ?

Les jours étaient longs, rythmés par les voix enjouées des guerriers qui se vantaient d’avoir rapporté telle ou telle proies, mais les nuits étaient bien pires. Chaque nuit était pire que la précédente. Dès que ses yeux se fermaient; les cauchemars revenaient. Faucon, Moustique, et d’autres visages de son passé la hantaient. Ils tournaient autour d’elle, la piégeaient, la détruisaient encore et encore. Elle se voyait hurler, mais aucun son ne sortait. Tout était silencieux, comme si la vie elle-même en avait eu assez. Et grâce à ses cauchemars, Patte Givrée réalisa qu’elle avait été encore plus stupide qu’elle ne le pensait.

Le Clan des Étoiles. Cette espèce d’invention créée pour les chatons, pour les rassurer et les empêcher de faire des bêtises. Le Clan des Étoiles n’était pas bienveillant, pas malveillant non plus. Ce n’étaient pas des fantômes qui venaient hanter les vivants dans leur sommeil comme elle l’avait pensé, car il n’existait tout simplement pas. Les étoiles étaient censées représenter des ancêtres ? Des chats morts ? Maintenant qu’elle y pensait, ça n’avait pas de sens. Les étoiles existaient simplement pour compenser l’absence de soleil pendant la nuit.

Une fois, Patte Givrée tenta de sortir de la tanière, de reprendre une vie normale. Mais dès qu’elle regarda le camp, ces visages insouciants et heureux pour la plupart, ses pattes tremblaient, et une panique sourde montait en elle. Faucon était peut-être encore là, quelque part. Qu’il l’attendait. Elle ne pouvait pas, ne voulait plus jamais le revoir. Même l’idée de s’aventurer en dehors du camp la terrifiait. Elle le savait, elle ne pourrait pas continuer comme ça éternellement. Les jours passaient, et sa maladie ne pouvait plus servir d’excuse. Elle allait devoir sortir, prétendre que tout allait bien. Mais pas aujourd’hui. Peut-être demain, ou le jour suivant.

Patte Givrée ne se souvenait même plus pourquoi elle s’était acharnée à suivre ce chemin. Elle y pensait à peine, à vrai dire, la vie du clan n’avait plus grand intérêt. Une vie répétitive, chaque jour la même chose. Lever et coucher en même temps que le soleil, chasser pour ceux qui la méprisaient à peine cachés derrière leur politesse, patrouiller avec des guerriers pleins de jugements et des apprentis arrogants. Une vie où tout est tracé avant même qu’on ait pris le premier souffle, où chaque chaton est destiné à se battre, à marcher et à mourir pour un territoire qui ne leur rend rien. Elle imaginait sa vie future, ou du moins, ce qu’il en restait. Une existence faite de patrouilles interminables, à traquer des proies pour des félins qui se croient maîtres de la forêt, à poser un regard d’ennui sur des lunes sans fin de combats, de mépris, de trahison. Au mieux, elle aurait la fierté d’un titre de guerrière vieillissante, cloîtrée au fond de la tanière des anciens, racontant les mêmes histoires qu’on aurait déjà entendues mille fois et qu’on écouterait par politesse.

Et un jour, son prétexte de maladie ne tenait plus. Cœur Roux était venu lui annoncer qu’elle n’avait pas de fièvre, qu’elle devait se dégourdir les pattes et qu’elle irait mieux. Et comme d’habitude, elle avait hoché la tête et obéi. Les autres commençaient à se poser des questions, apparemment. En quoi ça les regardait ? Pourquoi les chats avaient-ils cette maudite habitude de se mêler des affaires des autres ? En quoi cela les dérangeait qu’elle reste couchée dans la tanière des guerriers ? Elle mangeait à peine, elle n’était même pas une bouche inutile à nourrir. Mais elle devait sortir, partir en patrouille, chasser, être une guerrière. Sortir du camp lui donnait l’impression de marcher sur un tapis de ronces. La peur l’envahissait dès qu’elle passait par le tunnel, chaque pas dans la forêt lui nouait l’estomac.

Elle aurait aimé être comme les autres, être cette guerrière à l’aise, confiante, prête à affronter le monde. Une partie d’elle regrettait de ne pas avoir appris à se battre plutôt, à mordre avant d’être mordue, à rendre les coups plutôt que de les encaisser. Si seulement elle avait été plus forte, plus courageuse, elle aurait pu se défendre. Elle aurait voulu être cette guerrière redoutable qui n’a peur de rien, qui traverse la forêt la tête haute, effrontée, prête à bondir à la moindre menace.

Mais ce n’était pas elle. Patte Givrée rasait les murs. Elle longeait les buissons, toujours dans l’ombre, évitant d’attirer l’attention. Comment cette forêt, qui autrefois lui avait apporté tant de liberté, pouvait être un lieu de terreur constant ?

Et il y avait cette voix dans sa tête, toujours là, qui lui susurrait qu’elle n’était pas à la hauteur. Qu’elle n’avait jamais été, et ne serait jamais, cette guerrière qu’on respectait. Qu’elle n’était bonne qu’à suivre les ordres sans jamais faire de vagues. Qu’elle avait laissé Faucon détruire ce qui restait d’elle. Qu’elle n’avait pas réussi à se protéger.

Elle essayait de tenir bon, de faire ce qu’on attendait d’elle. De sourire quand il le fallait, de chasser, de patrouiller. D’être semblable à ses semblables. Mais tout lui semblait faux, comme si elle jouait un rôle qui ne lui allait pas. Elle n’était une guerrière qu’en théorie, mais un petit chaton effrayé au fond d’elle. Lâche, impuissante. À chaque fois qu’elle sortait du camp, elle priait pour que la patrouille ne dure pas trop longtemps, pour qu’elle puisse vite revenir se terrer dans sa litière. Elle priait qui exactement ? Elle ne le savait pas. Et de toute manière, personne ne l’aurait écouté.


Quelques jours s’étaient écoulés depuis que Patte Givrée avait repris ses tâches de guerrière. Ou peut-être quelques lunes, elle ne savait plus. Elle tentait d’éviter de trop réfléchir, de trop ressentir. Chaque fois que le soleil se levait, elle désespérait à l’idée de vivre une journée de plus. Et chaque fois qu’il se couchait, elle désespérait d’affronter la nuit à venir. Ce jour-là, Toile d’Araignée s’approcha d’elle alors qu’elle finissait de partager une petite souris avec Plume de Grive. Il s’assit à ses côtés, l’air un peu embarrassé, et Plume de Grive comprit rapidement qu’il souhaitait lui parler en tête à tête.

“On ne voit tout à l’heure à la chasse, Patte Givrée. Ne pars pas sans moi !

- Aucun risque, miaula la femelle en espérant être amicale tandis que la chatte mouchetée s’éloignait. Tu voulais me parler de quelque chose, Toile d’Araignée ?

- Oui, en fait c’est un peu bizarre. Tu sais, Bois de Chêne a tendance à toujours tout exagérer, à en faire trop. Je lui ai dit que c’était une cervelle de souris, mais il n’a rien voulu entendre. Alors… On a parié. Je suis convaincu que c’est faux, mais tu dois m’en assurer.

- De quoi tu parles ? demanda-t-elle, confuse.

- Bois de Chêne pense que tu attends des chatons.”

Le cœur de Patte Givrée manqua un battement. Tout son corps se raidit, mais elle garda les yeux fixés sur le sol, refusant de montrer la moindre réaction.

“Il… quoi ? murmura-t-elle finalement, sa voix à peine plus qu’un souffle.

- Ne t’inquiète pas, je lui ai dit que c’était impossible. Tu n’as pas de compagnon, c’est ridicule ! Tu as peut-être juste pris un peu du ventre à force de rester couchée pendant longtemps, mais ça ira rapidement mieux.”

Son rire nerveux résonna dans les oreilles de la chatte comme un coup de tonnerre. Elle hocha la tête mécaniquement, mais au fond, son monde s’effondrait à nouveau. L’idée ne lui avait même pas effleuré l’esprit jusque-là. Des chatons. Les chatons de Faucon. C’était impossible. Ça ne pouvait pas être vrai. Pourtant, quelque chose de glacé s’enroulait autour de son cœur, une angoisse froide et tenace qui lui serrait la gorge. Elle s’efforça de sourire, luttant pour ne pas céder à la panique, puis s’excusa d’une voix cassée avant de s’éloigner rapidement.

Ce soir-là, elle ne ferma pas l'œil. Allongée dans sa litière nue, le regard fixé sur le vide, elle sentait chaque battement de son cœur résonner douloureusement. Elle pensa à prier le Clan des Étoiles, mais l’idée lui sembla dérisoire. Si le Clan des Étoiles existait vraiment, comment auraient-ils pu laisser tout cela arriver ? Comment sa mère, là-haut parmi eux, aurait-elle pu permettre une telle horreur ?

À partir du lendemain, l’angoisse ne la quittait plus. Patte Givrée refusait de croire à cette éventualité, se répétant que c’était absurde, que Bois de Chêne se trompait. Mais à chaque jour qui passait, son corps la trahissait un peu plus. Elle sentit un jour son ventre bouger légèrement. Elle s’arrêta net, figée par cette sensation, comme frappée par la foudre. Non. Non, non, non. Ce n’est pas possible, se dit-elle. Elle refusa d’y croire, se persuadant que son esprit lui jouait des tours. Mais le mouvement revint, plus net cette fois. Son ventre abritait bel et bien des chatons. Des chatons maudits. Ses pires craintes se confirmaient.

Chapitre 33[]

Les jours qui suivirent furent une lente agonie pour Patte Givrée. Chaque mouvement dans son ventre la faisait grimacer, chaque nouvelle sensation lui rappelait que la vie qu’elle portrait en elle ne devrait pas exister. Elle n’avait pas choisi ces chatons, et elle ne les accepterait jamais. Pourtant, il arrivait un moment où il devenait impossible de se cacher.

Le ventre arrondi, son état ne pouvait plus être ignoré. Ses camarades allaient commencer à poser des questions, à la regarder d’un œil curieux. Patte Givrée savait ce qu’elle devait faire. À contrecœur, le cœur lourd de honte, elle se dirigea un jour vers la tanière des guérisseurs, pour informer Cœur Roux. Le guérisseur devait être mis au courant en premier.

“Je peux faire quelque chose pour toi ? lui demanda le jeune mâle roux et blanc d’une voix innocente, comme si tout allait bien.

- Eh bien, oui je pense…, fit Patte Givrée, cherchant comment annoncer la nouvelle. Après tout, tu es guérisseur, c’est à toi que je dois m’adresser en premier.”

Elle hésita à continuer. Son regard était fuyant, honteux. Elle ne voulait pas être ici. Elle ne voulait pas de cette vie qui grandissait en elle. Allait-il la juger ? Lui dire qu’elle avait perdu la tête, qu’elle était insouciante ? Quelle importance ?

“En fait…. Je pense que j’attends des chatons.

- Comment ? Mais qui…”

Cœur Roux s’interrompit, et Patte Givrée le remercia silencieusement. C’était évident, tout le monde allait se demander qui était le père de ces abominations à naître. Et elle n’avait aucune envie de répondre à la question.

“Félicitations, dans ce cas ! Le Clan du Tonnerre sera bientôt envahi de chatons ! s’exclama-t-il avec un entrain presque forcé.

- Merci.”

Des félicitations ? En quoi c’était une prouesse ? Cœur Roux la félicitait pour la pire chose qui ne lui était jamais arrivée, c’en était encore plus humiliant.

“Ne t’en fais pas. Tu es jeune et forte, tout va bien se passer, tenta le mâle pour la rassurer, remarquant probablement son malaise. Si tu veux, tu peux t’installer dans la pouponnière dès maintenant. Je suis sûr qu’Aile Brisée sera ravie de te préparer un nid.”

Patte Givrée renifla malgré elle. Elle avait oublié Aile Brisée, qu’elle allait devoir partager la pouponnière avec cette chatte si agaçante. Avec un peu de chance, elle serait trop désagréable pour qu’Aile Brisée ne tente de lui parler. Sans un mot de plus, elle quitta la tanière en traînant la queue.

Patte Givrée espérait de tout cœur que la mystérieuse maladie qui rôdait sur le territoire emporterait ses chatons avant qu’ils ne voient le jour. Mourir ne lui faisait plus peur. Si ces chatons maudits ne devaient pas survivre, elle non plus n’avait aucune raison de s'accrocher à la vie. Une odeur de lait et de mousse fraîche recouvrait la pouponnière, où Aile Brisée faisait sa toilette. En voyant Patte Givrée, elle releva la tête, la fixant étrangement.

“Qu’est-ce qu’il se passe, Patte Givrée ? lui demanda-t-elle doucement.

- Je suis… je porte des chatons.” murmura-t-elle, le regard baissé.

Aile Brisée la fixa un instant, les yeux écarquillés, mais ne posa pas la question que Patte Givrée redoutait le plus : celle de l’identité du père. Par respect, ou peut-être par simple discrétion, la femelle infirme se contenta de hocher la tête, acceptant l’information sans jugement apparent.

“Moi qui pensait que Bois de Chêne se trompait, fit-elle en se levant avec difficulté. Je vais te préparer un nid, Nuage de Moineau est justement parti chercher de la mousse fraîche.

- Non, pas de mousse, si possible. Un peu de plume suffira.

- Tu es sûre ? C’est bien plus confortable.

- Je suis sûre.”

Après s’être fait un nid de fortune, Patte Givrée s’allongea, posant la tête sur ses pattes avant. Au moins, là, elle serait en sécurité derrière les murs du camp. Plus besoin de patrouiller, de guetter sans cesse les traces de Faucon, plus besoin de sortir.

Les nouvelles de sa grossesse se répandirent rapidement, et peu de temps après, Bois de Chêne vint la rejoindre, tout sourire. Il la félicita bruyamment, fier de lui.

“J’avais raison depuis le début ! déclara-t-il, rayonnant. Je suis le premier à avoir su que tu attendais des chatons ! Félicitations, Patte Givrée !”

Comme si c’était une bénédiction, songea la future mère sans répondre. Comme si ces chatons étaient un cadeau. Ce n’était rien de plus qu’une malédiction. Elle n’avait jamais voulu d’eux. Elle les détestait déjà.

Peu de temps après, Toile d’Araignée vint à son tour, dévisageant sa sœur en dressant les oreilles. Il salua ses petits d’un petit coup de museau, puis s’approcha de Patte Givrée avec un air indéchiffrable.

“Tu aurais pu me dire… que tu attendais des petits, l’accusa-t-il, tentant un sourire qui semblait forcé. Pourquoi Bois de Chêne est au courant avant moi ?”

Il se voulait bienveillant, mais Patte Givrée détourna les yeux, le cœur serré. Lui dire ? Lui dire quoi ? Que ces petits étaient le résultat d’un acte odieux, et non d’un amour partagé ? Que chaque mouvement dans son ventre lui rappelait l’horreur qu’elle avait subie, l’immense trahison de Faucon ? Qu’elle le revoyait sans cesse l’immobiliser au sol, lui mordre la nuque de toutes ses forces ? Non, elle ne pouvait rien lui dire. Pas à lui, ni à personne. Pas même à son frère.

“Je ne sais pas comment il l’a su, miaula finalement la femelle. Ce n’est pas moi qui lui ai dit.”

Toile d’Araignée la regarda avec une tristesse non dissimulée, mais il n’insista pas. Patte Givrée n’aurait jamais pensé qu’il pouvait être si blessé pour un aussi petit détail.

“Toutes mes félicitations, dans ce cas. Au moins, vous pourrez vous tenir compagnie, toutes les deux, fit-il en tournant la tête vers sa compagne. J’ai hâte de voir nos petits jouer ensemble et devenir amis !”

Si tu savais, Toile d’Araignée. Une fois celui-ci parti, Patte Givrée fut étouffée de vie dans la pouponnière. Les chatons d’Aile Brisée ne tenaient pas en place, et celle-ci, toujours souriante, vantait les prouesses de Petit Scarabée à chaque occasion. C’était insupportable.

“Tu l’as vu grimper sur mon dos ? Regarde, il essaie d’attraper sa queue ! Petite Chenille a réussi avant lui !”

Patte Givrée la trouvait presque odieuse dans sa joie constante. Comment pouvait-elle être aussi heureuse, aussi insouciante, alors que la vie, la vraie, n’était que souffrance et trahison ? Comment pouvait-elle être aussi aveugle ? Elle l’entendait rire, se réjouir de tout, même de petites choses comme les premiers pas maladroits d’un de ses petits, ou de leur manière de se battre. Cela lui donnait la nausée. Patte Givrée ne comprenait pas pourquoi elle n’avait pas eu le droit à une fin heureuse. Pourquoi n’avait-elle pas, elle aussi, droit à une famille, à un compagnon aimant ? Pourquoi avait-elle été condamnée à ce sort ? Pourquoi Aile Brisée le méritait plus qu’elle ?

Elle se persuadait, encore et encore, que tout ce qu’elle vivait était une punition pour avoir tué sa mère. Même après tout ce temps, cette conviction la rongeait. Quelque chose la punissait pour son erreur, et ces chatons qu’elle portait en étaient la preuve.

À quoi bon, de toute façon ? se disait la femelle. Dans le camp, c’était toujours la même rengaine. Les guerriers qui fanfaronnaient, la fierté dans le regard, s’empressant de rentrer de patrouille, la fourrure ébouriffée d’avoir effrayé deux pauvres écureuils. Tous prêts à tout pour gagner un mot de félicitations du chef, une phrase d’encouragement. Pour quoi, au juste ? Pour continuer de briller quelques instants dans un monde où rien n’avait de sens. Où chacun s’efforçait de trouver de l’importance dans des tâches aussi dérisoires qu’attraper du gibier, protéger des frontières qui ne signifiaient rien.

Les anciens qui répétaient des histoires que tous avaient déjà entendu des dizaines de fois, persuadés que leurs souvenirs valaient quelque chose. Et les jeunes, tout autour, à boire leurs paroles, rêvant de guerres qui ne leur apporteraient rien de plus que des cicatrices et des pertes. Pauvres fous, pensait Patte Givrée. Ils se jettent dans la bataille comme si la gloire allait leur donner un sens, comme si le Clan des Étoiles les attendait de l’autre côté avec un festin éternel.

Et elle les regardait, dégoûtée, ces apprentis qui s’acharnaient, jour après jour, à apprendre des techniques qu’ils oublieraient, à prouver leur valeur à des mentors qui les remplaceraient d’un simple battement de queue. Elle les voyait se faufiler dans la tanière des guerriers, effarouchés de se retrouver seuls, cherchant de l’attention comme si le reste du camp allait combler leurs manques. Comme si quelque chose de réel, de durable pouvait sortir de tout ça. Si seulement ils savaient.

Ils ne comprenaient pas. Aucun d’eux. La vie de clan, tout de simulacre de solidarité, c’était une cage invisible. Ils suivaient tous la même voie, sous les ordres de chefs qui s’imaginaient tout-puissants, sous la protection du Clan des Étoiles dont personne ne percevait la moindre trace. Tout ça pour quoi ? Pour finir usé, brisé, à cause d’une loyauté aveugle ? Patte Givrée en avait assez de ces ordres, de ces guerres, de ces regards lourds et de ces sourires hypocrites. Et tous ces guerriers, se battant pour des territoires dont ils ignoraient jusqu’au sens.

Avec le temps, la décision de Patte Givrée devint de plus en plus claire. La souffrance qui la rongeait, cette culpabilité qui la hantait depuis toujours, cette douleur insoutenable… Tout cela pouvait disparaître. Pour la première fois depuis longtemps, elle entrevit une forme de paix. Alors, chaque jour, elle mangeait de moins en moins. Elle faisait semblant devant Aile Brisée, mimant des gestes mécaniques lorsqu’elle se trouvait face à un morceau de proie. Elle picorait à peine, tout en prétendant être rassasiée. Mais en réalité, elle laissait son corps s’affaiblir. Plus les jours passaient, plus elle sentait son corps se fatiguer. Elle ignorait les conseils de Cœur Roux, le repoussant avec des excuses maladroites. Il lui répétait qu’elle devait prendre soin d’elle, pour ses petits, mais Patte Givrée ne réagissait pas. Ces chatons, elle n’en voulait pas, et il n’y avait aucune raison pour qu’elle soit forcée de les voir naître. Ce n’était pas juste.

Un matin, après une nuit passée à fixer le plafond de la pouponnière sans parvenir à fermer l'œil, elle se surprit à ressentir une sorte de soulagement. L’idée de la mort ne l’effrayait plus. Elle n’avait plus peur de ce qu’il adviendrait d’elle, maintenant qu’elle savait que le Clan des Étoiles n’existait pas. Mourir serait une fin douce, une échappatoire. Elle n’aurait plus à porter ce poids insupportable, ni celui de ses chatons. Elle n’aurait plus à affronter le regard de Toile d’Araignée, ni les sourires agaçants d’Aile Brisée. Et ce matin-là, elle regardait la reine jouer avec ses chatons sans émotion. C’était comme si elle assistait à une scène se déroulant dans un autre monde, un monde auquel elle n’appartenait plus. Pas de jalousie, pas de colère. Juste une absence totale.

Elle se surprit même à ressentir une sorte de hâte. Elle serait enfin en paix, enfin libérée de tout ce qu’elle avait enduré. Le fardeau serait déposé, la douleur effacée. Elle n’aurait plus besoin de se battre, ni contre elle-même, ni contre le monde. C’était sa manière de dire adieu à tout, à la vie, à la souffrance. Elle n’avait plus peur de laisser Toile d’Araignée seul. Il avait sa famille, ses petits, sa compagne. Il n’avait plus besoin d’elle. En avait-il déjà eu besoin ? Quelle importance ? Personne ne la regretterait. Personne ne se souviendrait d’elle. Dans le meilleur des cas, ils se contenteraient de penser qu’elle avait rejoint le Clan des Étoiles. Alors qu’en réalité, elle n'existerait tout simplement plus.

Chapitre 34[]

Patte Givrée avait déjà décidé. Elle le savait, depuis quelques temps déjà. La fin était proche. Elle ne s’en effrayait pas, au contraire. Et pourtant, elle était mal à l’aise à l’idée de partir avec des secrets qui lui pesaient depuis des lunes. Il y en avait un en particulier qu’elle devait régler avant de partir. Un dernier secret à partager.

Ce midi-là, elle se dirigea vers Toile d’Araignée, qui discutait bruyamment avec Bois de Chêne près de la réserve de gibier. Il avait le droit de savoir.

“Toile d’Araignée, je peux te parler ? lui demanda-t-elle timidement.

- Euh, oui, tu peux. Désolé Bois de Chêne, discussion de famille !

- Pas de problème, je vois bien que je ne suis pas invité.” fit le guerrier avec un air faussement vexé.

Patte Givrée entraina son frère à l’écart, loin des oreilles indiscrètes. Elle ne savait pas par où commencer, ni comment il allait réagir. Mais quelle importance ? Bientôt, elle ne serait plus de ce monde, et n’aura plus à subir les regards.

“Je dois te parler… de Pluie d’Épine. Il y a quelque chose que tu dois savoir sur elle, sur sa mort. Griffe de Chêne n’a jamais eu le temps de le dire, mais je pense… Que tu mérites de savoir.

- Je t’écoute.” fit Toile d’Araignée, les yeux plissés, confus et intrigués.

Et Patte Givrée avoua tout. L’herbe à chat que Pluie d’Épine n’avait jamais pris, la portion qu’elle lui avait donnée. La raison de sa mort. Le fait qu’elle aurait pu survivre si Patte Givrée était morte à ce moment-là. Et même de Griffe de Chêne, qu’elle aurait pu sauver si elle n’avait pas raté son entraînement. À la fin de son récit, elle releva doucement la tête, guettant une réaction de son frère. Celui-ci ne semblait pas comprendre, resta un instant immobile. Allait-il se mettre en colère ? S’éloigner sans dire un mot ? Avait-elle réveillé des souvenirs douloureux ? Mais finalement, quand il prit la parole, ce fut avec une voix douce, sans tristesse, et en lui posant la queue sur l’épaule.

“Patte Givrée… Rien de tout ça n’est ta faute. Pluie d’Épine avait fait son choix, tu n’aurais pas pu lui faire changer d’avis. Tu es et resteras ma sœur, et aujourd’hui, je suis content que Pluie d’Épine ait fait ce choix. Je serai toujours là pour toi, pour te protéger, tu le sais.”

Son ton était sincère, mais Patte Givrée frémit face à cette pitié déguisée. Elle n’avait jamais cherché le pardon, seulement la vérité. Ce qu’en pensait Toile d’Araignée lui était égal. Son estomac se noua alors qu’elle regardait son frère, son premier ami, le seul chat en qui elle avait encore confiance, alors qu’elle savait qu’elle ne le reverrait plus quand tout sera terminé. Une petite voix au fond d’elle se demandait s’il la pleurerait, mais une autre était rassurée de ne jamais le savoir.

“Il fallait que tu saches.” fit-elle simplement en tournant les talons.

C’était fini. Presque mécaniquement, elle se dirigea vers sa deuxième mission de la journée, vers un endroit qu’elle n’avait plus vu depuis longtemps. Elle longea la pouponnière, vers un arbre dont les racines enfermaient de nombreux souvenirs. Ces racines entre lesquelles elle s’installait quand elle n’était encore qu’un chaton, loin des regards. Aujourd’hui, elle pouvait à peine y passer la tête. Il était difficile de croire qu’un jour, elle y faufilait tout son petit corps. Cet endroit faisait partie d’elle, de son passé, et aujourd’hui, elle venait y dire adieu.

Adieu la pouponnière, ce lieu où elle aurait dû trouver une forme de réconfort, une nouvelle famille. Cette tanière ne serait jamais la sienne, elle ne serait jamais une mère comme Aile Brisée et ses petits si parfaits. Elle n’avait que du dégoût pour eux.

Adieu la combe, la forêt, le territoire du Clan du Tonnerre, cet endroit qui l’avait vu naître, où elle avait vu tant de visages, tant de vies se croiser. Un endroit qui aurait dû être foyer, qui n’avait fait que lui rappeler ses faiblesses et ses échecs.

Adieu aux amis qu’elle n’avait jamais eus, à cette promesse de camaraderies qu’elle n’avait pas connue. Adieu Toile d’Araignée, son propre frère. Tout ce qu’elle avait fait ne comptait plus. Elle s’était battue, elle avait survécu, mais pour quoi ? Pour se retrouver ici, à souhaiter la fin ?

Adieu les jours où elle priait le Clan des Étoiles, mais qu’il n’avait jamais répondu. Adieu la vie de guerrière, les patrouilles interminables qui ne servent qu’à occuper la journée des chats fainéants. Adieu les regards de pitié, les félicitations qui lui donnent la nausée, les sourires qui lui brûlent la peau.

Adieu les guerriers qui voient de l’honneur dans le fait de se battre car tel ou tel arbre leur appartient. Adieu les apprentis qui admirent celui qui sera le plus cruel. Adieu ce monde où l’on est soit dominant, soit noyé. Écrasant ou écrasé. Battu et silencieux, ou bien cruel mais victorieux.

Adieu les rêves de bonheur, ce mensonge, cette illusion à laquelle les autres s’accrochaient désespérément. Elle ne voulait plus y croire. Elle n’avait plus la force de croire à quoi que ce soit.

Et surtout, adieu la peur. La peur d’abandonner son frère, la peur de l’inconnu, la peur de l’échec, la peur de mourir. Tout cela lui semblait soudain si dérisoire. Vivre était bien plus terrifiant que mourir.

Elle était fatiguée. Fatiguée de combattre des ennemis invisibles, de marcher à travers un champ de ronces les yeux fermés. Chaque jour depuis Faucon, elle s’était éloignée un peu plus de celle qu’elle avait été, laissant derrière elle l’ombre d’une guerrière qui n’existait plus. Une ombre qui la poursuivait, qui devenait plus lourde, plus oppressante.

Avant de revenir dans la pouponnière, Patte Givrée s’arrêta près d’un petit trou qu’elle avait creusé, dans lequel elle enterrait la nourriture qu’on lui apportait et les remèdes qu’elle ne prenait pas. Combien de temps peut survivre un chat sans manger, sans boire ? Elle le saurait probablement bientôt. Si seulement Aile Brisée n’était pas toujours là à vérifier qu’elle mange bien… De quoi se mêlait-elle ? Personne ne la forçait à mourir, alors pourquoi essayait-elle de forcer Patte Givrée à vivre ? De faire vivre des malédictions qui n’apporteront rien de bien de naître ?

Car oui, ces chatons étaient maudits. S’ils naissent, ils deviendront probablement des chats fous, sanguinaires, et mèneront le Clan du Tonnerre à sa perte. Ils deviendront comme Faucon. Comme Moustique. Comme Griffe de Chêne. Comme tous ces mâles qui se pensent libres d’agir comme ils le souhaitent, sans se préoccuper des conséquences sur les autres. Qui pensent dominer la forêt alors que le moindre arbre tombé peut les détruire. Qui se disent un clan alors qu’au fond, chacun cherche à prouver qu’il est meilleur qu’un autre.

Quand enfin, Patte Givrée se sentit libérée de tous les poids qu’elle gardait pour elle depuis trop longtemps, elle se décida à retourner dans son nid, à revenir à l’intérieur de la pouponnière. Cette tanière qui avait vu son début, et qui verrait sa fin.

Cette tanière dont elle ne sortirait jamais.

Épilogue[]

Les cris étaient assourdissants. Des cris aigus, ininterrompus, plaintifs, rageants. La pouponnière, dont l’atmosphère était habituellement douce et chaleureuse, était devenue un lieu bruyant et insupportable. La chaleur qui régnait, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, rendait le tout encore plus frustrant.

Elle avait survécu.

Malgré tous ses efforts, sa volonté d’en finir, Patte Givrée était encore là, allongée dans son nid dur, tournant le dos aux cris qui l’empêchaient de se morfondre en silence. Même ça, elle l’avait échoué. La naissance avait été un désastre, la pire douleur qu’elle ait jamais connue, et pourtant, elle respirait encore. Et les monstres qu’elle avait mis au monde également.

Ils étaient nés il y a seulement quelques heures, et ne s’étaient pas arrêtés de hurler depuis, d’appeler à l’aide. Ils avaient très certainement faim, mais pourquoi Patte Givrée leur offrirait-elle du lait ? Ils ne devraient même pas être en vie. Ils n’étaient qu’une honte, une farce, une malédiction dont elle ne pouvait se débarrasser. Des parasites qui n’auraient jamais dû voir le jour.

“Patte Givrée, je peux les réchauffer autant que possible, mais tu dois les nourrir, gémit Aile Brisée, une voix lointaine dans son dos. Si elles n’ont pas de lait bientôt, elles vont…”

Mourir. Patte Givrée le savait très bien, et elle l’espérait. Si elle était condamnée à vivre, elle n’avait pas de raison d’en faire profiter ses chatons. Aile Brisée ne le comprenait pas : ces chatons ne devaient pas vivre.

“Si tu ne les nourris pas, je veux bien le faire, mais ce serait une très mauvaise chose, reprit la chatte à la patte tordue, son ton presque suppliant. Elles vont s’habituer à moi, et après, ça sera encore plus difficile pour toi de t’en occuper… Tu dois être la première. Et j’ai déjà trois chatons, je ne suis pas sûre de pouvoir m’occuper de deux de plus.”

Alors ne le fais pas, se retint de répliquer Patte Givrée, se roulant un peu plus sur elle-même. Ne le fais pas, et laisse-les mourir. Mais Aile Brisée sembla en avoir décidé autrement. D’après les bruits de coup de langue, elle était en train de leur faire la toilette aux petits de Patte Givrée.

“Tu ne les as même pas regardé, tu ne veux pas rencontrer tes filles ? Elles sont magnifiques ! Tu ne les as même pas nommés, c’est cruel. Je peux le faire pour toi, mais ce n’est pas…

- Ça ne te regarde pas, Aile Brisée, cracha Patte Givrée, se laissant aller, en prenant soin d’éviter de regarder les abominations qui criaient à ses pattes. Tu ne comprends rien. Pourquoi faut-il toujours que tu sois comme ça ? À toujours te réjouir de tout, de te mêler de ce qui ne te regarde pas ? À sourire constamment, comme si la vie elle-même était une bonne nouvelle ? Il n’y a aucune raison de se réjouir de la naissance de ces… choses. Alors non, je ne les nourrirai pas. Je ne les nommerai pas. Je ne les regarderai pas. Et s’ils doivent mourir, je ne les pleurerai pas. Ton stupide sourire ne changera rien.

- Si elles doivent mourir, corrigea la chatte. Ce sont deux femelles, je te l’ai déjà dit.”

Aile Brisée fit une pause, agitant les oreilles, comme si elle attendait une réponse. Mais Patte Givrée siffla, la nuque légèrement hérissée, avant de se retourner et d’enfouir à nouveau son museau dans ses pattes. Regarder Aile Brisée et sa joie la rendait malade, et lui demandait un effort qu’elle n’avait plus la force de fournir. Avec un peu de chance, bientôt, elle ne le verra plus jamais. Et les cris cesseront.

“Écoute, je ne peux pas prétendre comprendre ce qu’il t’est arrivé et ce que tu traverses en ce moment, reprit la femelle avec un léger soupir. Je ne compte pas te demander d’où viennent ces chatons. Tu as le droit de garder tes secrets, personne ne peut te les voler. Mais quoi qu’il se soit passé, ces chatonnes sont innocentes, elles n’ont pas demandé à naître. Tu ne peux pas punir des nouveau-nés pour les erreurs d’un autre.”

Elle s’arrêta, guettant une réaction de Patte Givrée qui ne vint pas. Celle-ci préféra se redresser, feuler, les oreilles couchées en arrière, et s’allonger à nouveau en lui tournant le dos. Bien qu’elle ne vit pas le visage d’Aile Brisée, elle entendit très distinctement son soupir.

“Ça me fait mal de te voir comme ça, Patte Givrée. Crois-le ou non. Sache que si tu veux pleurer, je serai là pour t’apaiser. Si tu veux t’énerver, je serai là pour te calmer. Et si un jour tu veux parler, je serai là pour t’écouter. Mais en attendant, laisse-moi sourire pour nous deux, s’il te plait.”

Patte Givrée ravala un sanglot. Elle sentit son corps trembler, comme s’il cherchait à expulser quelque chose d'enfoui. Mais la guerrière tint bon, et serra les crocs pour ne pas craquer. Elle avait hâte que tout se termine, que les hurlements cessent, que ces chatons disparaissent. Si elle les regarde, elle a peur d’y voir le sourire cruel de Faucon, ses yeux ambrés, sa voix qui lui répète qu’elle lui doit quelque chose pour tout son temps perdu.

“Si tu ne veux vraiment pas les nourrir, je vais le faire, promit Aile Brisée. Je les nommerai aussi si tu veux, mais je préfère que ce soit toi qui le fasse. S’il te plait, regarde-les au moins une fois.”

Patte Givrée ferma les yeux, et son cœur sembla se figer, tiraillé entre la haine et une forme de lassitude. Elle savait qu’Aile Brisée ne la lâcherait pas. Malgré elle, Patte Givrée céda. Elle n’aura qu’à les appeler Petite Malédiction et Petit Parasite, au moins personne ne les pleurera. Enfin, incapable de refuser ce dernier effort, elle baissa les yeux, comme on regarderait pour la dernière fois quelque chose de douloureusement définitif.

Et elle la vit. Ce fut comme un choc qui frappa son cœur, la ramenant à des souvenirs à la fois douloureux et apaisants.

Pluie d’Épine. Le même pelage gris, plus pâle au niveau du ventre, et parsemé de larges rayures plus foncées. Cette petite chose si vulnérable, si innocente, qui levait le museau en quête désespérée de lait et de chaleur. Cette chose qui n’aurait pas dû naître, et qui, pourtant, était là, et provoquait un sentiment indescriptible à Patte Givrée. Elle aurait dû sentir de la haine, du dégoût, mais ce n’était pas ça. C’était autre chose. Une étrangeté, une sensation qui lui échappait complètement. Un sentiment qui n’avait pas de nom.

Patte Givrée lutta pour chasser cette image, mais plus elle la regardait, plus elle ressentait une étrangeté au fond d’elle, quelque chose qui l’appelait à reconnaître ce lien, pourtant indésirable. Elle voulait se dérober, ignorer ce qu’elle voyait dans ce minuscule corps. Elle recula la tête légèrement, comme si le contact visuel la brûlait. Pourquoi cette petite, qui n’avait rien demandé, devrait-elle payer pour les actions d’un autre ? Pourquoi lui faire porter le poids d’une faute qui n’était pas la sienne, alors que ses petites pattes pouvaient à peine supporter son propre corps ? Plus elle fixait cette petite boule de poils, plus elle sentait une fissure s’ouvrir en elle. Elle ne voyait plus vraiment en elle une malédiction, mais une part d’elle-même. Et cela la rendait vulnérable, plus qu’elle n’aurait jamais voulu l’admettre.

Finalement, comme obéissant à une force qu’elle ne comprenait pas entièrement, la femelle tendit le bout de sa queue vers la boule grise, qui leva timidement le museau. Un nom lui vint, sans qu’elle l’ait réellement choisi, comme si c’était une évidence.

“Elle s’appelle Petite Pluie, murmura Patte Givrée en la pointant du bout de la queue, comme si elle ne contrôlait plus son corps.

- C’est un nom merveilleux, je suis sûre qu’elle en est très fière, fit Aile Brisée après un instant d’hésitation. Tu as de la chance de pouvoir choisir leurs noms seule, crois-moi. Au départ, je voulais appeler Petit Scarabée Petit Moustique, mais Toile d’Araignée n’a pas voulu.

- Petit Scarabée lui va beaucoup mieux, déclara Patte Givrée avec un frisson. Et la deuxième…”

Le deuxième chaton, au pelage crème avec des marques plus foncées au niveau du dos et de la queue, était blotti contre sa sœur, gémissant d’une puissance à fendre le cœur. Patte Givrée n’avait pas la moindre idée de nom qui pourrait lui convenir, mais la voir lui procura la même sensation étrange qu’avec Petite Pluie. Aucune d’elle n’avait ce regard ambré froid. Elles n’avaient rien en commun avec Faucon.

“Je dirais Petit Papillon, proposa Aile Brisée en ronronnant. Tu n’as pas hâte de voir Petite Chenille et Petit Papillon devenir les meilleures amies du monde ?”

Sans un mot, Aile Brisée l’aida à positionner les chatons contre son ventre, et malgré tout ce qu’elle avait cru, Patte Givrée ne les repoussa pas. Un frisson parcourut son flanc quand elle sentit leurs petites gueules se mettre à téter le lait. Le contact de leurs museaux, si petits, si délicats, la surprit. Elle les caressa du bout de la queue, hésitante, presque malgré elle, sans jamais détourner les yeux de ces deux petites créatures si vulnérables.

Patte Givrée aurait dû être frustrée de ne pas parvenir à mettre des mots sur ce qu’elle ressentait en cet instant. Jusqu’à présent, tout n’était que douleur, haine, et un vide oppressant. Mais là, il n’y avait plus ce gouffre, ni cette rage sourde qui l’avait habitée. À la place, elle éprouvait une étrange sensation de calme. Ce n’était pas du soulagement, ni du bonheur, ni de la satisfaction. C’était… autre chose. Un sentiment qu’elle n’avait jamais vraiment connu auparavant.

Les deux petites chatonnes tétaient avidement, et, à ce moment-là, Patte Givrée ressentit quelque chose d’inattendu. Elle comprenait, petit à petit, que ces deux petites étaient loin d’être une malédiction. Non, elles étaient autre chose. Quelque chose de précieux, de fragile. Elles lui semblaient soudain… familières. Comme si, au fond, elle les avait toujours connues. Comme si elles faisaient partie d’elle depuis toujours.

Sans le vouloir, une image surgit dans son esprit : elle-même, chatonne, blottit contre le ventre de Pluie d’Épine, près de Toile d’Araignée. La chaleur douce de la pouponnière, la sécurité de cet espace qui semblait autrefois si petit et si grand à la fois. Elle se revit, jeune et innocente, avant que le monde n’ait commencé à lui infliger ses premières cicatrices. Une étrange nostalgie l’envahit, une douce tristesse qui ne faisait pas mal, pour une fois.

Petit Papillon et Petite Pluie, pensa-t-elle. Elles n’étaient pas des erreurs. Elles n’étaient pas responsables des souffrances du monde. Patte Givrée les regarda, ces petites vies qui ne demandaient qu’à être protégées, à être aimées. Et pour la première fois depuis si longtemps, la jeune mère ressentit un semblant de chaleur dans son cœur. Elle ne savait pas si elle était prête à les aimer, mais elle savait une chose : elle voulait leur donner une chance. Une chance de vivre, une chance d’avoir la vie qu’elle n’avait jamais eue.

Les souvenirs de tout ce qu’elle avait traversé n’étaient pas effacés, loin de là. Mais, pour la première fois, il y avait quelque chose de plus. Quelque chose de fragile, qui pourrait peut-être grandir avec le temps. Ce n’était pas une guérison miraculeuse, ni une promesse que tout irait mieux d’un coup. Mais c’était un début. Et elle ne pouvait qu’admettre qu’elle s’était trompée sur toute la ligne ; elle était loin d’être seule. Même si elle était petite et brisée, elle avait une famille. Peut-être que les choses iraient mieux un jour. Peut-être pas tout de suite, peut-être jamais complètement. Mais elle n’était plus seule. Pas vraiment.

Elle soupira doucement, et enroula sa queue autour de ses deux filles, les ramenant doucement contre elle. En cet instant, alors qu’elle ne pouvait plus détourner le regard de ses petites, Patte Givrée trouva une raison de continuer, une raison de se battre. À vrai dire, elle en avait même deux.

Et elles se trouvaient juste sous ses yeux.

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