Note de l'auteur[]
Cette histoire fait suite au premier tome du cycle "Néant". Le premier tome a suscité beaucoup de retours positifs et j'espère que cela sera également le cas pour ce second tome qui j'espère sera suivi d'un troisième, puis d'un quatrième et pourquoi pas... d'un cycle entier !
N'hésitez pas à laisser votre avis, positif comme négatif pour m'aider à progresser, cela m'encourage beaucoup à continuer ! Et si vous voyez des fautes, merci de me demander la permission avant de modifier mes chapitres, parfois j'applique des façons d'écrire qui me sont propres et je souhaite qu'elles restent ainsi.
Bonne lecture à tous !
Allégeances[]
Allégeance du Clan du Tonnerre | |
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Chef(fe) | Étoile de Lavande : chatte tigrée au ventre blanc et aux yeux tirant sur le violet |
Lieutenant(e) | Cœur de Poussière : matou brun clair large d’épaules aux yeux bleus |
Guérisseur(se)(s) | Patte de Bambou : petit chat marron tacheté de noir et blanc aux yeux verts |
Guerrier(ère)s | Bois de Genêt : matou noir moucheté de crème
Poil de Sanglier : chat brun au pelage tigré et emmêlé Goutte de Sève : femelle au pelage roux-doré Pelage d’Argile : matou roux sombre aux yeux vert foncé Pétale de Coquelicot : femelle rousse aux yeux verts Racine Tordue : chat noir tacheté à la patte avant droite tordue Poil de Hérisson : petit chat au pelage brun foncé et ébouriffé Griffe d’Ivoire : chat crème tacheté de gris Pluie de Rose : femelle gris perle mouchetée de brun Tempête Grise : chat gris sombre haut sur patte Plume de Coton : beau mâle à la longue fourrure blanche et soyeuse |
Apprenti(e)(s) | Nuage de Luciole : jolie chatte au pelage gris tacheté de blanc et aux yeux dorés
Nuage d’Éclat : petite chatte blanche et roux clair Nuage de Lierre : chat blond au poitrail plus clair, à l'oreille déchirée et aux yeux verts Nuage de Pluie : chatte grise au pelage moucheté blond, roux et brun |
Reine(s) | Aile de Cygne : femelle blanche au corps mince (mère de Petite Tempête, Petit Brouillard et Petite Neige, compagne de Tempête Grise) |
Chaton(ne)(s) | Petite Tempête : chaton haut sur pattes au pelage gris
Petite Neige : chatonne grise aux pattes blanches |
Ancien(ne)(s) | Patte de Charbon : matou gris aux pattes noires
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Allégeance du Clan de l'Ombre | |
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Chef(fe) | Étoile de Grêle : mâle gris aux pattes blanches, au dos tigré et aux yeux bleus |
Lieutenant(e) | Onde Claire : jolie chatte au pelage crème et aux yeux bleus |
Guérisseur(se)(s) | Épine de Pin : matou brun sombre aux yeux clairs
apprenti : Nuage de Hibou |
Guerrier(ère)s | Queue de Lézard : matou brun à la longue queue rousse
Gueule de Loup : matou gris sombre et blanc aux yeux bleus Œil de Chouette : femelle gris tigré aux pattes et au ventre blanc Cœur de Girofle : chatte tricolore aux yeux ambrés Coucher de Soleil : jolie chatte rousse aux yeux bleus Éclat de Pierre : chat gris clair aux larges épaules Museau Gris : chatte blanche tachetée de gris et de roux Épine de Ronce : chat brun aux pattes tigrées Éclair de Jais : chat noir massif à la queue tordue Cœur de Sapin : mâle brun au pelage tigré et ébouriffé Éclat d'Amaryllis : jolie chatte rousse |
Apprenti(e)(s) | Nuage de Corbeau : petit chat noir aux yeux bleus
Nuage de Hibou : chat au pelage marron moucheté plus clair Nuage de Braise : chat roux tigré aux yeux jaunes Nuage Silencieux : chatte crème à la tête et queue brunes |
Reine(s) | Brin de Muguet : femelle blanche au pelage moucheté (attend les petits d'Étoile de Grêle) |
Chaton(ne)(s) | {{{Nom_Chaton}}} |
Ancien(ne)(s) | Bois de Chêne : matou brun sombre
Pelage Osseux : petite chatte gris clair famélique |
Allégeance du Clan de la Rivière | |
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Chef(fe) | Étoile d’Émeraude : matou blanc aux incroyables yeux verts |
Lieutenant(e) | Pelage de Corail : chat menu au pelage roux aux nuances de gris |
Guérisseur(se)(s) | Petite Perle : jolie chatte gris perle aux yeux bleus apprentie : Nuage Étoilé |
Guerrier(ère)s | Œil Rouge : matou noir à l'œil gauche crevé
Lune de Glace : chatte noire avec une tâche blanche sur le front Éclat de Lune : jolie chatte au pelage argenté Reflet Argenté : chatte gris clair au pelage moucheté et aux yeux bleus Belle Rose : chatte blanche tachetée de roux clair Écaille de Truite : chat brun sombre tigré Truffe de Roseau : chat tigré aux yeux ambrés Cœur de Sable : chat massif au pelage doré Éclair de Lumière : matou crème tigré Poil de Castor : matou brun-roux tigré au pelage lustré Pelage de Mousse : chat rondelet au poil roux tacheté Aile de Moineau : chatte brune mouchetée de noir au ventre blanc Plume de Merle : chat brun à la babine à moitié arrachée Fleur de Nénuphar : femelle tachetée de gris et de blond au ventre blanc Murmure des Galets : petit chat gris clair tacheté plus foncé Cœur Humide : chat gris aux pattes plus sombres |
Apprenti(e)(s) | Nuage du Ciel : chat blanc au bout de la queue noire
Nuage Bouclé : chatte brun tigré au poitrail blanc Nuage Étoilé : petite chatte noire mouchetée de blanc |
Reine(s) | Petite Bulle : petite chatte grise aux yeux bleus (mère de Petite Cigale, Petite Bourrasque et Petit Romarin, compagne de Pelage de Corail) |
Chaton(ne)(s) | Petite Bourrasque : chaton gris et blanc aux yeux bleus
Petit Romarin : chatonne à la fourrure isabelle |
Ancien(ne)(s) | Brin de Houx : matou noir aux yeux verts |
Allégeance du Clan du Vent | |
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Chef(fe) | Étoile d’Ours : mâle brun massif aux impressionnantes griffes apprentie : Nuage d'Ambre |
Lieutenant(e) | Vent Gris : chat mince au pelage sombre et aux yeux jaunes |
Guérisseur(se)(s) | Saule Pleureur : chat brun clair tacheté apprentie : Nuage de Feuille |
Guerrier(ère)s | Croc Dur : matou noir aux crocs apparents apprenti : Nuage de Scarabée Aile de Dentelle : petite chatte gris clair tachetée de blanc aux yeux bleus Pelage de Soie : chatte gris perle au beau pelage Douce Nuit : petite chatte écaille-de-tortue aux grandes oreilles Pelage de Marbre : matou blanc tigré de noir aux poils longs Fleur d’Hibiscus : chatte crème mouchetée de brun Brume du Matin : chat gris clair au ventre blanc Cœur d’Aigle : chat au pelage tigré et aux pattes et ventre blanc Fleur d’Edelweiss : jolie chatte blanche tachetée de roux Tache de Rouille : matou blanc tacheté de roux Brin de Blé : matou au pelage long et doré Patte de Lapin : chat gris et brun haut sur pattes Poil de Thym : chat roux moucheté au ventre plus clair Tempête de Flammes : femelle rousse au pelage moucheté plus sombre |
Apprenti(e)(s) | Nuage de Feuille : petite chatte blanche tachetée de roux et de noir
Nuage de Cerise : femelle blanche tigrée Nuage d’Espoir : chat noir à poils longs et aux yeux bleus Nuage d'Ambre : chatte brun tigré au poitrail plus clair et aux yeux ambrés Nuage de Faucon : chat brun tigré au poitrail blanc |
Reine(s) | Feuille Dorée : jolie chatte au pelage doré et aux pattes et la queue plus sombres (mère de Petit Rameau et Petit Campagnol, compagne d’Étoile d’Ours) |
Chaton(ne)(s) | Petit Campagnol : chaton brun aux pattes plus foncées
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Ancien(ne)(s) | Moustache de Granit : matou crème à l’oreille déchirée
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Autres | |
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Solitaire(s) | Éclair : chat roux tigré au poitrail blanc et au pelage couturé de cicatrices
Pelage d'Ombrage : femelle écaille-de-tortue Rosée : jolie chatte à la longue fourrure calicot |
Chat(te)s Errant(e)(s) | /// |
Chat(te)(s) Domestique(s) | Billie : chatte à la douce fourrure blanche et aux grands yeux bleu clair
Lily : chatonne au pelage blanc mêlé de roux |
Prologue[]
Où suis-je ?
Aucun son. Aucun bruit. Pas même un éclat de lumière. L’obscurité envahissait l’endroit. Elle pouvait entendre son cœur battre, son pelage monter et descendre au rythme de sa respiration de plus en plus rapide, au fur et à mesure que l’angoisse l’envahissait. N’était-elle pas censée être morte ? Pourtant, elle avait entendu cette chatte grise, parler de survie, une survie ratée.
Elle n’a pas survécu.
C’était d’elle dont on parlait ? L’air froid avait enveloppé son pelage pour aussitôt le quitter et elle s’était sentie s’élever. Jusqu’alors aveugle, elle avait observé tour à tour ces chats agglutinés autour de la femelle affalée au sol dont les corps minuscules de chatons s’agitaient autour de son ventre encore rond. Seule une minuscule boule de poils blancs était à l’écart, gisant au sol, inerte, malgré les coups de langue désespérés qu’une chatte noire lui donnait. Puis, plus rien. Le noir, les ténèbres, l’obscurité… la mort. N'était-elle qu’une idée ? Une âme errante ? Pourtant, elle le sentait, ses quatre pattes, ses moustaches tremblotantes et ses grands yeux cherchant désespérément une source de lumière. Elle avait un corps matériel. Mais nulle part où aller.
Soudainement, ce qu’elle espérait désespérément voir apparu. Un éclat étincelant comme elle n’en avait jamais vu. Enfin, sa vie avait été tellement courte… Elle dut plisser ses yeux, se protéger la rétine de cette lumière qui lui sembla si réconfortante et chaleureuse. Dans le halo chatoyant elle discerna alors une silhouette, puis deux, puis trois. Des ombres se dessinant, des silhouettes félines qui l’appelaient, la guidaient jusqu’à eux. La peur et l’inquiétude quittèrent son corps peu à peu. Elle s’avança, une patte, puis l’autre, démarche fébrile jusqu’à ces étrangers qui lui semblaient pourtant si familiers.
Et puis, une voix. D’abord furtive. Elle crut un instant avoir rêvé tellement cela avait été fugace. Mais elle se répéta. De plus en plus forte. Répétant encore et encore le même mot.
« Viens. »
Elle tourna finalement la tête. Le cercle de lumière était tellement intense qu’elle n’avait pas vu cet autre halo, plus sombre mais pourtant là. Des yeux brillants luisaient et un vent froid vint lui chatouiller les vibrisses. Un frisson parcourut son échine, cet être ne dégageait pas la même énergie que les autres.
« Ils mentent, ne les rejoins pas. »
Elle tressaillit puis tourna rapidement sa tête vers la lumière réconfortante. Les yeux des félins ne brillaient comme ceux de celui qui parlait. Pourquoi gardaient-ils le silence d’ailleurs ?
« Ils te feront du mal. Viens. »
La lumière se fit plus intense, comme un appel, elle devait les rejoindre. Mais ce chat avait raison. Pourquoi leur ferait-elle confiance ? Elle ne les connaissait pas. Timidement, tremblotante, elle se détourna donc. Ses pas s’éloignèrent du halo malgré son éclat, son intensité qui ne faisait que croître. Elle se dirigea vers cette autre lumière, différente, ce matou qui lui, parlait. Arrivée à sa hauteur, elle fut surprise de ne pouvoir le distinguer plus clairement. Il ne s’agissait que d’une masse diffuse, parcourue de brouillard. Elle distinguait de temps en temps une oreille, des épaules musculeuses, des moustaches abîmées, mais rien de clair. Seuls ses yeux brillaient d’un étrange éclat. Un éclat qui, lorsqu’elle plongea son regard dans le sien, lui glaça le sang. Alors, elle se sentit happée par la fumée noire du matou. Sans qu’elle ne sache pourquoi, l’obscurité l’engloutit peu à peu. Elle crut un instant discerner des arbres derrière l’inconnu mais ils disparurent bien vite dans les ténèbres. Elle voulut se détourner, rejoindre les chats de lumière, mais elle ne pouvait plus bouger, happée dans cette noirceur poisseuse qui bloquait ses pattes. Son cœur se mit à battre fort, tellement fort qu’elle crut qu’il allait sortir de son corps. Elle était piégée.
Elle n’a pas survécu.
Chapitre I[]
Il neigeait. Pas le genre de neige drue empêchant les chats de se déplacer dans la forêt mais plutôt une poudreuse fine, aussi légère que des grains de poussières, fondant presque instantanément en s’accrochant aux pelages épais des félins vivant autour du lac. Depuis quelques jours, le temps s’était apaisé. Hier encore, un vent violent avait balayé la surface gelée du lac, faisant trembler les arbres aux branches dénudées et fuir les rares proies ayant tenté de braver le froid pour trouver de quoi se nourrir. Aujourd’hui, ils auraient peut-être plus de chances de trouver de quoi garnir la réserve de gibier qui demeurait bien trop vide depuis plusieurs jours désormais. Les guerriers pourront manger, mais les malades ne seront pas soignés. Et c’est cela qui préoccupait particulièrement Nuage Étoilé.
Depuis plus d’une lune, le froid s’était définitivement installé et les plantes avaient gelé. Si jusqu’ici le Clan de la Rivière avait été épargné par la maladie, les quintes de toux se succédaient désormais entre les guerriers. Sans trop de gravité jusqu’ici, Fleur de Nénuphar avait cependant du rejoindre la tanière des guérisseurs la veille au soir, sa toux empêchant le reste de ses camarades de dormir. Petite Perle lui avait administré quelques feuilles de pas-d’âne et espérait que cela suffirait, elle ne voulait pas épuiser ses remèdes alors que la Mauvaise Saison venait à peine de débuter. Nuage Étoilé appréhendait énormément les jours à venir. Entre son stress quotidien et les pièces de gibier qui étaient de plus en plus petites au fil des jours, elle craignait de ne pas être en mesure de protéger ses camarades sans y passer avant.
Néanmoins, en s’extirpant de sa tanière, elle fut soulagée de constater que la neige s’était apaisée. Cela leur laisserait peut-être un peu de répit avant que le Mal Blanc contamine l’un de ses camarades. Depuis sa petite expédition jusque sur les terres du Clan de l’Ombre, elle n’était pas parvenue à trouver d’herbe à chat et ce n’était pas faute d’avoir essayé. Petite Perle et elle avaient pensé de longues après-midi à arpenter les terres de leur clan, en vain. Les deux chattes comptaient sur la bonté du Clan des Étoilés pour les épargner du Mal Blanc ou pire, du Mal Vert. Petite Perle se refusait à demander de l’aide au Clan de l’Ombre au vu des récents évènements entre leurs voisins et le Clan du Tonnerre. Elle ne voulait pas qu’Étoile de Grêle pense que le Clan de la Rivière leur était redevable.
« Hors de question de donner l’occasion à ces cœurs de renard de vouloir nous envahir à notre tour ! » avait-elle déclaré furibonde.
Nuage Étoilé comprenait et partageait les inquiétudes de son mentor mais si une épidémie se déclarait, comment pourraient-elles soigner leurs camarades sans herbe à chat ?
Perdue dans ses sombres pensées, l’apprentie n’avait pas remarqué tout de suite la fourrure rousse de Pelage de Corail qui se tenait devant elle. Le grand mâle agitait nerveusement sa queue en observant l’apprentie, ses yeux bleu océan braqués sur elle.
« T-tu as besoin de quelque chose ? bredouilla l’apprentie.
- C’est Petite Cigale. Elle ne va pas bien depuis ce matin.
- Petite Perle est sortie pour essayer de trouver de l’herbe à chat, je peux aller la chercher je sais où elle est allée.
- Tu ne peux pas l’examiner toi-même ? Attendre ne fera qu’empirer son état… »
Nuage Étoilé sentit son pelage se hérisser. Elle n’avait pas l’habitude de faire les choses par elle-même et même si maintenant elle connaissait presque tous les remèdes sur le bout des griffes, elle avait toujours besoin de l’aval de Petite Perle avant de prendre la même décision. Elle ne voulait pas réitérer les mêmes actions que durant le décès de Petit Miel, il y’a de cela presque deux lunes. Et elle avait peur que Pelage de Corail finisse par lui reprocher cela. Elle prit donc son courage à deux mains et emboîta le pas du matou roux pour se rendre jusque dans la pouponnière.
L’odeur du lait qui l’enveloppa la fit aussitôt frissonner de plaisir. Nuage Étoilé avait toujours adorer ce parfum réconfortant qui lui rappelait tant Belle Rose. Elle dût hélas bien vite s’arracher à ses doux souvenirs d’enfance pour se focaliser sur Petite Bulle qui était étendue sur le flanc, ses chatons pressaient contre elle. Malgré sa fatigue, la chatte grise semblait en forme, elle couvait ses chatons d’un regard aimant. Lorsqu’elle aperçut Nuage Étoilé, elle la salua.
« Que se passe-t-il avec Petite Cigale ?
- Son nez coule énormément et elle n’arrête pas de trembloter. J’ai essayé de faire en sorte que Petit Romarin et Petite Bourrasque soient autour d’elle pendant qu’ils tètent et de la réchauffer moi-même mais rien n’y fait…
- Elle tousse ?
- Non.
- Est-ce que je peux l’examiner ?
- Oui, vas-y. »
Délicatement, Nuage Étoilé attrapa Petite Cigale entre ses crocs. Aussitôt la petite chatte rousse se mit à miauler sur un ton tellement aigu que Nuage Étoilé dut rabattre ses oreilles.
« J’ai encore faim ! se plaignit la chatonne.
- Nuage Étoilé doit t’examiner mon trésor. »
Petite Cigale jeta un regard courroucé à Nuage Étoilé, ses grands yeux bleus semblables à son père jetant des éclairs. L’apprentie guérisseuse émit un petit ronron amusé, la petite chatte semblait déjà avoir un sacré caractère pour son jeune âge. Cela la rassura également sur son état de santé, elle semblait suffisamment en forme pour exprimer son mécontentement auprès des plus grands.
« Cela ne sera pas long, promis. »
D’un mouvement délicat de la queue, Nuage Étoilé redressa le visage de la chatonne. Elle remarqua instantanément sa truffe humide et rougeoyante ainsi que ses grands yeux bleus dont les coins étaient couverts d’une couche jaunâtre. Elle posa ensuite sa patte sur le poitrail de Petite Cigale, tentant d’ignorer les bruits alentour pour se concentrer sur sa respiration. Si rien ne lui sembla anormal, l’apprentie guérisseuse nota les tremblements de froid parcourant sa fourrure. Elle était soulagée, ce n’était pas le Mal Vert. Malgré son museau dégoulinant, Petite Cigale semblait plutôt en forme. Il fallait juste trouver le moyen de la réchauffer. La jeune chatte réfléchit quelques instants au traitement à mettre en place avant de déclarer :
« Pour l’instant il n’y a rien de grave mais je vais aller lui chercher quelques feuilles de menthe pour dégager son nez et éviter que son petit rhume ne se transforme en Mal Blanc. Elle doit avoir du mal à respirer la nuit, cela doit la fatiguer et forcément la rendre plus vulnérable au froid. Je vais demander à quelques guerriers de reconsolider la Pouponnière pour être sûr que le froid ne passe pas.
- Et si cela ne s’arrange pas ? s’inquiéta Petite Bulle.
- Retournez voir Petite Perle. Mais il n’y a pas de raisons que cela dégénère, tu es forte Petite Cigale, pas vrai ?
- Bien sûr ! miaula la chatonne en dressant sa queue, mais je n’ai pas besoin de prendre de menthe pour dormir !
- Si mon trésor, c’est pour t’aider à respirer, lui expliqua calmement Petite Bulle.
- Mais je respire très bien ! Ce n’est pas ma truffe qui m’empêche de dormir, c’est Petit Miel. C’est à cause d’elle que je suis tombée malade.
- Petite Cigale qu’est-ce que tu racontes ? »
Nuage Étoilé avait senti son cœur rater un battement en entendant la chatonne déclarer cela. Désormais, Pelage de Corail, Petite Bulle et l’apprentie guérisseuse avaient les yeux braqués sur elle. Petite Bourrasque et Petit Romarin assistaient à la scène, ne semblant pas comprendre ce qu’il se passait pendant que Petite Cigale observait de ses grands yeux bleus ses parents.
« C’est qui Petit Miel d’abord ? s’exclama soudainement Petite Bourrasque, ton ami imaginaire ?
- N’importe quoi cervelle de truite ! C’est notre sœur ! déclara Petite Cigale en relevant la tête.
- Tu as des têtards dans la tête, pouffa le chaton gris, tu as juste peur la nuit et tu as inventé un ami imaginaire pour te rassurer.
- Elle a raison, Petite Bourrasque, intervint Petite Bulle, Petit Miel était votre sœur.
- Mais elle est où ? demanda Petit Romarin, pourquoi on ne l’a jamais vue ? Elle est partie en voyage ? Comme Jolie Plume dans les histoires ? »
Petite Bulle ne répondit pas à sa fille. La reine semblait sous le choc, ses yeux bleus écarquillés perdus dans le vide. Pelage de Corail avait également un regard fermé, il semblait contrarié. Quant à Nuage Étoilé, un étrange frisson parcourut son échine. Visiblement, Petite Bulle ne leur avait jamais parlé de leur sœur mort-née. Elle devait très certainement attendre qu’ils soient plus grands pour leur raconter ce tragique évènement. Alors comment Petite Cigale pouvait-elle bien être au courant de tout cela ?
« Pourquoi dis-tu que c’est à cause de Petit Miel que tu es tombée malade, Petite Cigale ? demanda Nuage Étoilé.
- Elle vient souvent me voir pendant que je dors. Elle dit qu’elle a besoin d’aide. La dernière fois elle m’a amenée dans une étrange forêt, il faisait si froid… je suis sûre que c’est là que je suis tombée malade, la chatonne se tourna vers sa mère, t’as vu maman je pourrais être guérisseuse moi aussi ! Je suis forte pour trouver les maladies ! »
Une fois de plus, Petite Bulle ne lui répondit pas. Petite Cigale était trop jeune encore pour comprendre toute l’ampleur de ce qu’elle venait de leur dire. Nuage Étoilé prit une grande inspiration, tentant de retrouver ses esprits. Cela faisait beaucoup d’informations mais elle devait en priorité s’occuper de la santé de la chatonne.
« Je vais chercher les feuilles de menthe, je reviens rapidement. »
Sans attendre de réponses, la jeune chatte se glissa à l’extérieur de la pouponnière. Le froid l’assaillit aussitôt mais son esprit bouillonnait tellement qu’elle ne remarqua quasiment pas la morsure glaciale du vent. D’un pas presque robotique, elle retourna dans sa tanière, ignorant les félins qui la saluèrent au passage. Tout en essayant de trouver une explication rationnelle à tout cela, elle entreprit de récupérer quelques feuilles de menthe sèches dans sa réserve. Elle ne comprenait pas. Comment Petite Cigale pouvait bien connaître l’existence de sa défunte sœur ? Et encore plus, qu’entendait-elle par « voir Petit Miel » ? Pouvait-elle avoir des visions ? Aussi jeune ? Cela voudrait-il dire qu’elle deviendrait guérisseuse ? Que Nuage Étoilé allait la former ? La novice frissonna à cette idée, elle n’avait même pas encore fini son propre apprentissage, comment pourrait-elle enseigner son maigre savoir à quelqu’un d’autre ? Elle devait parler à Petite Perle. Cette situation était bien trop délicate.
Nuage Étoilé s’empressa de retourner à la pouponnière pour déposer les quelques feuilles de menthe qu’elle tenait dans la gueule. Pelage de Corail avait disparu, il était très certainement retourner à ses occupations de lieutenant. Seule demeurait Petite Bulle, entourée par ses chatons qui l’assaillaient de questions sur la fameuse Petit Miel. Nuage Étoilé lui apporte un bref répit en lui expliquant rapidement comment donner les feuilles à sa fille.
« Je parlerai à Petite Perle de tout cela. Elle viendra te voir. »
Elle conclut ses explications sur cette phrase. La reine la remercia d’un bref signe de tête avant de finalement intimer le silence à ses petits qui semblèrent assez déçus de ne pas pouvoir obtenir plus d’informations que cela. Nuage Étoilé ne put écouter la suite des remontrances de la femelle, elle se dépêcha de quitter la pouponnière pour trouver sa mentor.
Petite Perle n’était nulle part en vue. Visiblement, elle n’était toujours pas rentrée de sa cueillette. Nuage Étoilé soupira intérieurement, elle ne pouvait pas attendre qu’elle revienne tranquillement au camp, elle devait absolument lui parler. Ses étranges visions s’étaient apaisées durant la dernière lune qui s’était écoulée. Elle n’avait plus été visitée par Œil de Geai durant son sommeil et n’était pas retournée jusqu’au territoire des Bipèdes du Clan de l’Ombre. En réalité, l’apprentie avait essayé d’oublier tous ces évènements, de les mettre dans un coin de sa tête et se dire qu’il ne s’agissait que d’hallucinations. Œil de Geai n’était que le fruit de son imagination. La chatte domestique avec qui elle avait parlé était simplement un peu simplette, surement abrutie par les croquettes douteuses que devaient lui donner ses Bipèdes. Mais là, comment pouvait-elle expliquer les visions de Petite Cigale ?
« Tout va bien, Nuage Étoilé ? »
La petite chatte noire sursauta, elle ne s’attendait pas à être ainsi tirée de sa réflexion. Elle cligna plusieurs fois des yeux jusqu’à se rendre compte que Tige de Sauge se tenait devant elle. Le pelage de la guerrière bicolore s’était épaissi avec l’arrivée de la Mauvaise Saison, entourant son cou d’une épaisse écharpe de fourrure à l’allure duveteuse. Les yeux vert olive de la femelle étaient posés sur l’apprentie. Elle semblait inquiète.
« O-oui… tu ne saurais pas où se trouve Petite Perle ? Je dois absolument lui parler.
- Je crois qu’elle n’est toujours pas rentrée. Tu as l’air tracassé, c’est Fleur de Nénuphar qui t’inquiète ?
- Non elle va bien, sa toux devrait se calmer bientôt. C’est Petite Cigale, je dois parler à Petite Perle.
- Elle est malade ? s’inquiéta la chatte bicolore, tu as besoin que j’aille te chercher des remèdes ?
- Non ça va aller je peux me débrouiller ! »
En voyant la mine surprise de Tige de Sauge, la jeune chatte comprit qu’elle s’était montrée un peu froide dans sa réponse. Elle s’en voulut aussitôt. Tige de Sauge s’était toujours montrée extrêmement serviable avec elle, n’hésitant jamais à lui proposer son aide. Elle ne méritait pas que Nuage Étoilé s’agace contre elle.
« Désolée… c’est juste que je dois vraiment parler à Petite Perle et tu ne peux pas m’aider… »
Tige de Sauge inclina doucement sa tête.
« Je comprends. Je vais sûrement sortir chasser, si je la croise je la préviendrai que tu l’attends avec impatience.
- Merci Tige de Sauge. »
La guerrière adressa un signe de tête à la novice avant de se diriger vers la sortie du camp. Nuage Étoilé poussa un profond soupir, elle mourrait d’envie de quitter le camp elle aussi pour partir à la recherche de Petite Perle. Mais sans elle, qui pourrait veiller sur ses camarades ? Fleur de Nénuphar se reposait encore dans sa tanière et Petite Cigale n’était pas au meilleur de sa forme. Et puis, que se passerait-il si un de ses camarades rentrait au camp blessé ? Elle s’en voudrait toute sa vie de ne pas avoir été là. Elle devait donc prendre son mal en patience. Un nouveau soupir s’échappa de sa gueule, comment avait fait Petite Perle jusqu’ici pour gérer tous leurs camarades à elle seule ?
Soudainement, un doux fumet vint chatouiller la truffe de la chatte noire. Elle inspira longuement et son ventre se mit à gronder. Avec l’arrivée de la Mauvaise Saison, Nuage Étoilé avait pris l’habitude de manger peu pour laisser assez de gibier pour les Anciens et les Reines. Elle ne remarquait plus vraiment la faim qui tenaillait pourtant assez régulièrement son estomac désormais. Cette odeur venait de réveiller son appétit. Elle n’avait pas mangé de la journée.
« Hé ! Nuage Étoilé ! »
L’apprentie guérisseuse tourna sa tête noire. Nuage Bouclé lui faisait de grands signes de la queue, l’invitant certainement à la rejoindre. La chatte tigrée se tenait à côté de la réserve de gibier. Nuage Étoilé saliva de nouveau, le doux fumet venait de là. D’un pas léger, Nuage Étoilé se rapprocha de sa camarade. Cette dernière trépignait d’impatience, ses grands yeux bleus lumineux. La novice n’avait pas remarqué mais Nuage d’Encre se tenait juste derrière elle, il semblait aussi heureux que sa sœur, sa patte avant posée sur un poisson à la taille imposante.
« Regarde l’énorme poisson que Nuage d’Encre a pêché ! s’exclama Nuage Bouclé.
- Je croyais que le lac avait gelé, comment a-t-il fait ? demanda Nuage Étoilé impressionnée par la taille de la proie.
- La glace s’est fissurée près du bosquet de menthe aquatique. J’ai jeté un gros rocher pour casser la surface et j’ai pu pêcher ! expliqua le matou fier comme un paon, Écaille de Truite m’a dit qu’il avait rarement vu une prise aussi belle pour la Mauvaise Saison !
- Hé bien bravo ! ronronna Nuage Étoilé.
- Tu veux le partager avec nous ? demanda Nuage Bouclé, Écaille de Truite nous a donné l’autorisation d’en prendre une partie et d’apporter la suite aux Anciens. Et je suis sûre que tu n’as pas encore mangé, je te vois courir de partout dans le camp en ce moment ! »
Nuage Étoilé sentit ses oreilles chauffées, touchée par la marque d’attention de la chatte tigrée. Depuis qu’elle était devenue apprentie guérisseuse, elle appréciait sincèrement Nuage Bouclé. La petite chatte était gentille et amicale avec elle. Malheureusement, avec les obligations de leurs apprentissages respectifs, elles ne passaient pas beaucoup de temps ensemble, ce qui était bien dommage. C’était l’occasion parfaite de passer du temps avec Nuage Bouclé. L’apprentie guérisseuse accepta donc volontiers l’offre de sa camarade. Les trois jeunes chats savourèrent leur repas. Nuage Étoilé avait rarement mangé un poisson aussi tendre et elle fut soulagée de sentir les grondements de son estomac s’apaiser. Ils bavardèrent joyeusement un moment, en profitant pour faire leur toilette. Ce moment paisible permit à Nuage Étoilé d’oublier un court instant Petite Perle. Nuage d’Encre semblait être un pêcheur et chasseur incroyable, il avait parlé au moins trois fois de la technique qu’Écaille de Truite lui avait montré pour attraper les poules d’eau.
« Où est votre frère d’ailleurs ? se questionna Nuage Étoilé.
- Très certainement en train de s’entrainer avec Œil Rouge et Éclair de Lumière. C’est bien connu, le combat ça remplit l’estomac de ses camarades pendant la Mauvaise Saison. »
Nuage Étoilé fut surprise par l’aigreur qu’elle sentit dans la voix de Nuage Bouclé. Visiblement, la chatte tigrée semblait contrariée. Était-elle jalouse de Nuage du Ciel ? Non, cela ne lui ressemblait pas. Et puis, Nuage Bouclé n’était pas la seule à faire des remarques acerbes sur son frère. Nuage Étoilé avait déjà surpris Cœur Humide et Murmure des Galets crachaient leur venin sur l’apprenti blanc « et son égo plus gros qu’un saumon ». La jeune chatte devait l’avouer, elle ressentait une certaine satisfaction à ce que Nuage du Ciel puisse agacer les autres également. Depuis leur dernière altercation elle ne lui avait plus adressé la parole et l’évitait soigneusement mais elle n’oubliait pas la colère qu’elle avait ressenti. Elle n'attendait aucune excuse, de toutes façons Nuage du Ciel était trop fier pour reconnaître qu’il avait pu avoir tort, elle se contentait donc de l’agacement de ses camarades.
Et puis, une silhouette jaillit de l’entrée du camp. Nuage Étoilé reconnut aussitôt le pelage gris perlé de sa mentor. Elle sauta aussitôt sur ses quatre pattes.
« Je suis désolée je dois absolument parler à Petite Perle. »
Sans un regard pour Nuage Bouclé ou Nuage d’Encre, la chatte noire se précipita vers la guérisseuse. Cette dernière ne l’avait même pas remarqué, se dirigeant d’un pas décidé vers sa tanière.
« Petite Perle ! » la héla Nuage Étoilé.
La chatte grise fit volte-face, le pelage hérissé. Nuage Étoilé sursauta légèrement en découvrant l’air profondément agacé de la femelle. Elle se dépêcha d’arriver à sa hauteur.*
« Tu as trouvé de l’herbe à chat ? demanda l’apprentie.
- Est-ce que tu vois de l’herbe à chat quelque part ici ? répondit sèchement la guérisseuse, tout a gelé.
- Bon j’espère que le Clan des Étoiles sera clément avec nous… l’état de Fleur de Nénuphar s’est stabilisé mais Pelage de Corail est venu me voir ce matin car il s’inquiétait. Petite Cigale est malade. Je suis allée l’examiner et…
- Et quoi ? Va à l’essentiel !
- Elle n’arrête pas de parler de Petit Miel. Apparemment sa sœur vient la voir dans ses rêves et lui demande de l’aide. Mais Petite Bulle m’a dit qu’elle ne lui avait jamais parlé de Petit Miel. Je ne comprends pas comment cela est possible. Tu crois qu’il s’agit d’un signe du Clan des Étoiles ?
- C’est un chaton et Petite Bulle est épuisée. Elle a du certainement parler de Petit Miel dans son sommeil ou que sais-je ! Contente-toi de soigner ses maux physiques plutôt que ses mensonges de chaton. Nous avons assez de travail comme cela pour que tu te préoccupes de détails insignifiants. Demain tu iras chercher de l’herbe à chat. J’ai croisé une patrouille du Clan du Vent, Saule Pleureur nous autorise à aller sur la Lande. »
Sans attendre de réponse, Petite Perle se dirigea vers sa tanière et disparu derrière le rideau de mousse. Nuage Étoilé resta quelques instants stupéfaite par la froideur de Petite Perle. Elle ne s’était jamais montrée aussi glaciale avec elle et avait toujours pris soin d’écouter ses inquiétudes avec attention. L’apprentie se sentit mal, sa mentor devait vraiment être contrariée par l’absence d’herbe à chat. Et elle avait peut-être raison après tout, Petite Cigale pouvait mentir ou inventer des choses, elle était encore jeune. Nuage Étoilé soupira, la Mauvaise Saison s’annonçait très longue.
Chapitre II[]
Malgré la couche de neige épaisse recouvrant la lande, ses pattes touchaient à peine le sol. Si l’arrivée de la Mauvaise Saison avait bien un avantage, c’était de rendre les guerriers du Clan du Vent plus rapides qu’ils ne l’étaient déjà. Même si la pénurie de gibier était sans nul doute le fléau des guerriers du lac, cela permettait au moins de rendre les coureurs de la lande plus léger, plus véloce. Et cela n’était pas négligeable lorsqu’un lapin imprudent faisait son apparition dans les vallons dégagés des terres du Clan du Vent. La gueule dégoulinant presque à la vue de l’animal paniqué, Nuage d’Ambre gardait ses yeux braqués sur sa proie. Son pelage immaculé rendait sa traque difficile mais les traces qu’il laissait dans la neige lui permettait à chaque fois de le repérer. Il était hors de question qu’il lui échappe. Le Clan du Vent plus qu’aucun autre souffrait chaque année de la faim durant la Mauvaise Saison. Ce lapin, même s’il ne pourrait pas rassasier l’entièreté du clan, permettrait sûrement à Petit Campagnol et Petit Rameau de dormir le ventre plein. Nuage d’Ambre ne pouvait pas le rater.
Même si elle était plus rapide, l’apprentie se fatiguait également plus vite. La couche de neige était épaisse, lui demandant plus d’effort pour maintenir le rythme soutenu de la course-poursuite. Ses pattes commençaient à être douloureuse mais elle ne pouvait se permettre de le laisser s’échapper. Soudainement, le lapin apeuré réalisa un brusque virage dans sa course. Dérapant dans la poudreuse, il prit la direction d’un des rares buissons d’aubépines ayant survécu au froid, espérant certainement se terrer dessous ou trouver l’entrée d’un terrier. Nuage d’Ambre frétilla des moustaches, c’était exactement ce qu’elle espérait. Pris de panique, l’animal n’avait certainement pas senti l’odeur de Nuage de Faucon qui se terrait dans ce buisson depuis le début. Tandis qu’elle continuait de courir, Nuage d’Ambre commençait à discerner le pelage tigré de son frère, s’entremêlant avec les branches sombres de l’aubépine. Ce lapin reposerait bientôt fièrement dans la réserve de gibier désespérément vide du Clan du Vent.
« Nuage de Faucon, tiens-toi prêt ! Il arrive vers toi ! »
Haletante, la jeune chatte avait peiné à prononcer ces quelques mots. Et elle fut très surprise de ne discerner aucun mouvement dans le buisson. Craignait-il d’alerter le lapin ? Il était tellement effrayé par Nuage d’Ambre qu’il ne semblait rien avoir remarqué pourtant…
Ils n’étaient plus qu’à quelques longueurs de queue désormais. D’ici quelques instants, Nuage de Faucon plongerait sur le lapin sans que ce dernier ne puisse l’esquiver et ils pourraient rapporter ce copieux repas à leurs camarades affamés. Enfin, c’est ce que Nuage d’Ambre avait espéré. Sincèrement. Pourtant, lorsque l’animal passa à côté du buisson, son pelage blanc s’accrochant presque aux branches luisantes, il ne se passa rien. Nuage de Faucon resta terré entre les feuillages et le lapin put continuer sa course sans soucis au-delà de l’aubépine, jusqu’à s’engouffrer dans la poudreuse, là où devait très certainement se trouver l’entrée de son terrier. Nuage d’Ambre poussa un long feulement de frustration. Dans l’énergie du désespoir, elle tenta de rattraper le lapin, écartant à grand coup de pattes la neige de l’entrée du terrier, en vain. Sa proie s’était déjà enfoncée bien profondément dans le conduit bien trop étroit pour la femelle au pelage tigré. La novice pesta de plus belle, donnant un coup de patte rageur dans la poudreuse en réalisant que ce gibier si important s’était bel et bien échappé. Elle se tourna vers le buisson d’aubépine, où se tenait toujours son frère. Il n’avait pas bougé d’un poil. Allongé dans la neige, le regard perdu dans le vide, il ne semblait même pas avoir remarqué ce qu’il venait de se passer.
« Nuage de Faucon tu te rends compte de ce que tu viens de faire ?! Ce lapin aurait pu nourrir toute la pouponnière ! »
Le jeune chat ne réagit pas. Nuage d’Ambre se mit à fulminer, elle feula férocement avant de s’approcher d’un pas furibond de son frère. Une fois à sa hauteur, elle leva sa patte et projeta une gerbe de neige dans la gueule du matou. Ce dernier sursauta aussitôt, ses yeux bleus écarquillés semblant reprendre vie.
« Espèce de cervelle de lapin ! Qu’est ce qui te prend de me jeter de la neige dessus ? feula Nuage de Faucon.
- C’est toi la cervelle de lapin ! Tu n’as même pas réagi lorsque j’ai rabattu la proie sur toi !
- Qu-quoi ? Quelle proie ? Où ça ?
- Dans son terrier triple idiot ! À cause de toi Petit Campagnol et Petit Rameau se coucheront encore le ventre vide !
- Désolé… je n’ai pas fait attention. »
Nuage d’Ambre fut plus qu’étonnée de la réaction de son frère. La mine déconfite, la queue basse, cela ressemblait peu à Nuage de Faucon de se comporter ainsi… et de s’excuser ! C’était bien la première fois qu’il ne répondait pas à ses provocations et surtout, qu’il reconnaissait son erreur. La jeune chatte ne sut quoi lui répondre. Depuis la bataille face au Clan de l’Ombre, Nuage de Faucon était différent, méconnaissable même. Tout le monde l’avait remarqué. Nuage de Cerise comparait souvent le matou tigré à un esprit. On dirait un fantôme qui hante le camp du Clan du Vent.
« Nuage de Faucon, tu es sûr que ça va ?
- Pourquoi ça n’irait pas ? répondit-il méfiant, ses yeux bleus brillant de nouveau de l’éclat méprisant qui le caractérisait tant.
- C’est dur ce qu’il s’est passé durant la bataille, je peux comprendre que tu te sentes mal mais… nos camarades n’y sont pour rien, tu dois continuer de t’entraîner.
- Cela n’a rien à voir ! pesta le matou, et puis pourquoi tu me parles de ça d’abord ? Comme si tu en avais quelque chose à faire de ce que je ressens ! C’était il y’a des lunes maintenant, je m’en fiche d’avoir tué un cœur de renard du Clan de l’Ombre, ils ne valent rien. »
La femelle fut heurtée par la dureté des propos de son frère. Elle ne pouvait pas croire qu’il n’éprouvait aucun remord, cela était tout bonnement impossible. Le regard fuyant de Nuage de Faucon la conforta dans cette idée. Le jeune chat essayait simplement de se convaincre que cela ne le perturbait pas. Pour la première fois de sa vie, Nuage d’Ambre éprouva beaucoup de pitié pour son frère. Le pauvre matou semblait bien trop fier et arrogant pour accepter le réconfort de sa sœur et, même si cela la peinait, elle ne força pas plus la discussion. Tout le monde au sein du Clan du Vent avait été profondément choqué d’apprendre la mort de Nuage d’Ombre. Personne ne connaissait vraiment ce jeune apprenti mais le décès d’un chat aussi jeune restait toujours traumatisant, d’autant plus lorsqu’elle était provoquée par la patte d’un autre apprenti. Aucune sanction n’avait été prononcée contre Nuage de Faucon, au grand soulagement de Nuage d’Ambre. Étoile d’Ours avait certainement estimé que les regards accusateurs de ses camarades et la froideur qu’ils témoignaient désormais à l’égard du jeune chat seraient une punition suffisante. C’était un accident pourtant. Nuage d’Ambre ne comprenait pas comment son mentor pouvait tolérer le comportement de ses camarades de clan à l’égard de Nuage de Faucon. Il ne voulait pas tuer Nuage d’Ombre, il voulait juste protéger son clan, Nuage d’Ambre en était persuadée.
La jeune chatte soupira en songeant à tous ces évènements. Cela n’était pas si vieux et pourtant… tout semblait avoir changé. Elle sentait une tension constante au sein de son clan dont elle ne saurait expliquer la source. Elle espérait sincèrement qu’il s’agissait de l’appréhension de la Mauvaise Saison, rien de plus.
« Rentrons au camp, si un autre lapin avait eu l’idée de sortir, il a dû être suffisamment effrayé par tout le bruit que nous avons fait, nous perdons notre temps. »
Sans répondre à sa sœur, Nuage de Faucon fit volte-face pour prendre la direction du camp, sa queue traînant presque dans la poudreuse. Nuage d’Ambre lui emboîta le pas, essayant de ne plus penser au lapin qui venait de leur filer entre les pattes.
Tandis qu’ils avançaient l’un derrière l’autre dans la lande, une odeur étrange attira l’attention de Nuage d’Ambre. La neige et le froid avaient tendance à anesthésier toutes les odeurs, l’air était frais, piquant, cela avait surpris l’apprentie de sentir quelque chose de différent. Pourtant, cette fragrance ne lui était pas inconnue, elle l’avait déjà rencontré dans le passé mais où ? Elle ne saurait le dire. Son frère, qui marchait devant elle, semblait également l’avoir remarqué. Les oreilles dressées il avait la tête tournée en contrebas, vers le lac, qui scintillait sous la lumière du soleil. Nuage d’Ambre discerna alors trois silhouettes qui cheminaient tranquillement sur la plage de galets. Parmi elles, elle reconnut le pelage gris moucheté de Brume du Matin mais les deux autres lui étaient étrangers. Son poil se hérissa, est-ce que le guerrier avait interpellé des intrus sur leur territoire ?
« On devrait aller voir ce qu’il se passe. »
Nuage de Faucon ne répondit pas mais il lui emboîta le pas. Dévalant dans la poudreuse, les deux apprentis arrivèrent rapidement à hauteur des trois chats. Maintenant qu’ils étaient plus proches, Nuage d’Ambre reconnut l’un des deux félins qui accompagnait Brume du Matin, il s’agissait de Petite Perle, la guérisseuse du Clan de la Rivière. La jeune chatte comprit alors que l’odeur qu’elle avait sentie était celle de leurs voisins qui arpentaient actuellement leurs terres. La jolie guérisseuse gris perle était accompagnée d’une jeune chatte au pelage noir comme la nuit. C’était la première fois que Nuage d’Ambre la voyait, mais elle portait la même odeur humide que Petite Perle.
« Salutations Nuage d’Ambre et Nuage de Faucon, miaula Brume du Matin, que faites-vous ici sans vos mentors ? Ils ne sont pas blessés au moins ?
- Salutations Brume du Matin, répondit poliment l’apprentie aux yeux ambrés, Étoile d’Ours était occupé ce matin et Aile de Dentelle devait partir patrouiller de son côté, elle nous a demandé d’aller chasser ensemble.
- Pourquoi tu es avec des chats du Clan de la Rivière ? » intervint alors Nuage de Faucon en dévisageant les deux chattes qui n’avaient pas encore dit un mot.
Nuage d’Ambre jeta un regard réprobateur à son frère, il ne pouvait pas se permettre d’être aussi direct avec un guerrier qu’il n’avait même pas salué. Heureusement pour eux, Brume du Matin ne semblait pas vexé par la question du jeune chat mais plutôt surpris. Il s’abstint néanmoins de réprimander l’apprenti. Nuage d’Ambre en fut soulagée, s’ils s’étaient trouvés face à Tempête de Flammes, la guerrière rousse ne se serait pas gênée de vigoureusement sermonner le matou.
« Saule Pleureur a donné l’autorisation à Petite Perle et son apprentie Nuage Étoilé de récupérer des herbes dans la lande, je les escorte.
- Ne t’inquiète pas nous ne resterons pas longtemps, s’exclama Petite Perle à l’attention de Nuage de Faucon, vos terres sont malheureusement encore plus pauvres que les nôtres en cette Mauvaise Saison… »
Nuage d’Ambre ne sut dire si la remarque de la guérisseuse était une réflexion directement adressée à son frère pour l’irriter ou s’il s’agissait réellement de paroles désespérées d’une soigneuse inquiète. Dans tous les cas, elle fut vexée par les propos de la jolie chatte. Saule Pleureur ne s’était pas encore plaint du froid et son clan se portait bien, elle pouvait très bien garder ses remarques pour elle !
« J’aimerais bien faire un tour du côté du territoire des chevaux, les Bipèdes auront peut-être planté ou entretenu quelques plants d’herbe-à-chat.
- Tu ne voulais pas continuer de longer la plage aussi ? s’exclama alors pour la première fois la dénommée Nuage Étoilé.
- Nous n’aurons pas le temps de tout faire malheureusement, soupira Petite Perle, j’ai promis à Pelage de Corail de passer voir Petite Cigale dans l’après-midi. »
La guérisseuse semblait contrariée. Le bout de sa queue s’agitait nerveusement de gauche à droite et elle frétillait des moustaches. Le début de la Saison des Neiges semblait également compliqué pour le Clan de la Rivière. S’ils souffraient très certainement moins de la faim que les chats de la lande, la maladie semblait s’insinuer peu à peu dans leurs rangs. Ce n’était pas une nouvelle qui réjouissait Nuage d’Ambre, loin de là. Petite Perle venait très certainement de parler d’un chaton de leur clan, elle espérait qu’il n’avait rien de grave et que tout se solutionnerait vite.
« On peut peut-être vous aider, s’exclama spontanément Nuage d’Ambre, si vous souhaitez vérifier deux lieux différents Brume du Matin peut aller à un endroit et nous à l’autre. Enfin, si cela te convient Brume du Matin.
- En effet, c’est une très bonne idée, ronronna Petite Perle.
- J’aurai aimé prévenir Étoile d’Ours avant… intervint Brume du Matin, je n’aime pas prendre ce genre de décisions, et s’il vous arrivait quelque chose ?
- Et on a autre chose à faire surtout ! pesta Nuage de Faucon en foudroyant sa sœur du regard.
- Ah bon ! Quoi donc ? Laisser les lapins filer entre nos pattes pendant la chasse par exemple ? » railla Nuage d’Ambre.
Le matou ne répondit pas, se contentant de cracher furieusement. Nuage d’Ambre décida de l’ignorer et de reporter son attention sur Brume du Matin et les deux guérisseuses.
« Tu n’as qu’à rentrer au camp si tu ne veux pas les accompagner !
- Il est hors de question que je te laisse seule avec un chat d’un autre clan ! s’exclama Brume du Matin, tu es beaucoup trop jeune pour gérer ce genre de chose. Déjà que je ne suis pas sûre de vouloir vous laisser faire cela ensemble…
- S’il te plaît Brume du Matin, nous avons vraiment besoin de trouver de l’herbe à chat. Saule Pleureur ne verra aucun problème à ce que vos apprentis nous aident, il ne s’agit pas de frontières ou guerre de puissance, je veux juste que mon clan passe la Mauvaise Saison en paix. »
Brume du Matin était méfiant. Il s’était toujours montré ainsi avec les étrangers, il craignait pour lui et ses camarades de clan. Les récents évènements avec le Clan de l’Ombre n’avaient en rien arrangé le comportement peureux du guerrier. Nuage d’Ambre l’avait souvent entendu parler de ses angoisses auprès de ses camarades, sa peur que les guerriers de la forêt de pin finissent par vouloir se venger. Il avait même réussi à effrayer certains de ses camarades avant de se faire vigoureusement remettre en place par Tache de Rouille. Le matou ne supportait plus d’entendre son camarade se plaindre à longueur de journée suite à l’affrontement. Il avait fini par dire tout haut ce que beaucoup de guerriers pensaient tout bas. Depuis, les tensions s’étaient apaisées au sein du clan, la bataille avait été peu à peu oubliée et les guerriers avaient repris leur train de vie. Pourtant, Nuage d’Ambre comprenait les craintes du malheureux matou. Son clan s’était retrouvé impliqué dans un conflit qui n’était pas le sien à cause des mensonges d’un Solitaire. Elle avait vu la cruauté dont pouvait faire preuve les guerriers du Clan de l’Ombre, surtout leur lieutenante. Elle aussi avait peur. Elle espérait sincèrement que l’arrivée du froid dissuaderait leurs voisins de se venger et que le temps apaiserait leur colère.
« Bon… très bien. Je t’accompagne jusqu’au territoire des chevaux, soupira Brume du Matin, Nuage d’Ambre et Nuage de Faucon, vous pouvez continuer d’inspecter la berge avec Nuage Étoilé. On se retrouve ici lorsque le soleil sera à son zénith et vous m’accompagnerez au camp pour faire un rapport détaillé auprès de Saule Pleureur et Étoile d’Ours. Compris ? »
Nuage d’Ambre opina vigoureusement de la tête pendant que Nuage de Faucon lâchait un long soupir de frustration. Petite Perle semblait reconnaissante également, les balancements effrénés de sa queue s’étant atténués.
« Merci beaucoup Brume du Matin, miaula la guérisseuse, nous devrions y aller maintenant. À tout à l’heure Nuage Étoilé ! »
Et sans plus de formalités, la chatte grise prit la direction des poteaux blancs derrière lesquels vivaient paisiblement les fameux chevaux. Nuage d’Ambre reporta donc son attention sur la fameuse Nuage Étoilé. Elle ne l’avait pas encore remarqué mais la petite chatte noire tremblait comme une feuille. Ses grands yeux bleus étaient écarquillés et elle avait profondément planté ses griffes dans le sol poudreux. Décidément, Nuage de Faucon n’était pas le seul à ne pas approuver l’idée de Nuage d’Ambre… même si ce n’était pas pour les mêmes raisons. La novice du Clan du Vent était mal à l’aise, elle ne savait pas trop quoi dire à cette chatte qu’elle ne connaissait pas pour la rassurer. Elle regretta presque son geste solidaire envers les deux chattes du Clan de la Rivière.
« Bon on ne va pas y passer la journée ! maugréa Nuage de Faucon, tu sais où trouver ce que tu veux ?
- N-non… l’herbe à chat est fragile, on espérait que près de l’eau ou des Bipèdes elle ait pu survivre à la Mauvaise Saison mais rien de sûr.
- Super… et ça ressemble à quoi ?
- Ce sont des feuilles fines et longues, elles ont une odeur entêtante très reconnaissable. Il faut chercher près des buissons, là où les plants ont pu survivre à l’abri du vent.
- Bien, je vais vous attendre ici alors, déclara Nuage de Faucon en bâillant, tu n’as pas besoin de moi pour la surveiller, pas vrai Nuage d’Ambre ?
- Brume du Matin voulait qu’on l’accompagne tous les deux ! rétorqua sa sœur.
- Il n’en saura rien, c’est bon ! Et puis au pire, il ne dira rien, il est plus apeuré qu’un lapereau en dehors de son terrier, il aurait trop peur des représailles d’Étoile d’Ours pour dire quoi que ce soit.
- Je suppose que cela ne sert à rien de débattre avec toi… soupira Nuage d’Ambre, si tu t’avises de bouger ne serait-ce que d’une longueur de plume, je t’arrache la fourrure.
- Pas de problème, va donc cueillir tes orties en paix. »
Nuage d’Ambre foudroya son frère du regard qui commençait déjà à s’étirer nonchalamment. Elle n’aurait pas gain de cause cette fois-ci et n’avait pas envie de se disputer devant une chatte d’un clan adverse. Elle avait bien retenu la leçon : moins elle cherchait à raisonner son frère sur son comportement, moins elle aurait de problèmes. La jeune chatte décida donc de reporter son attention sur Nuage Étoilé qui attendait nerveusement de pouvoir continuer ses recherches. D’un geste de la queue, elle invita l’apprentie guérisseuse à la suivre.
Les deux femelles déambulèrent en silence le long de la berge. À chaque buisson l’apprentie au pelage noir inspectait le pied de ce dernier et finissait par revenir en soupirant auprès de Nuage d’Ambre. Cela devait faire plus d’une heure maintenant que les deux chattes marchaient et toujours aucune trace de la fameuse herbe à chat. Nuage d’Ambre pouvait ressentir l’anxiété de l’apprentie guérisseuse comme si elle était palpable. La situation était-elle vraiment si grave que cela au sein du Clan de la Rivière ? Elle avait du mal à le croire. Petite Perle ne semblait pas non plus au bord du désespoir, juste légèrement inquiète, comme tous les guérisseurs durant la Saison des Neiges. Souhaitant alléger l’atmosphère, Nuage d’Ambre se décida finalement à initier la conversation :
« Tu as commencé ton apprentissage il y’a longtemps ?
- Il y’a deux ou trois lunes, je dirais.
- Oh, je ne pensais pas que tu étais beaucoup plus jeune que moi.
- J’ai commencé en retard.
- Je vois. Et tu t’entends bien avec les autres apprentis guérisseurs ? Nuage de Feuille n’est pas trop bavarde lorsque vous allez à la Source de Lune ?
- Non, ça va. »
Visiblement, Nuage Étoilé ne semblait pas disposer à faire la conversation. Nuage d’Ambre sentit ses oreilles chauffer, peut-être s’était-elle montrée trop curieuse sur la vie d’un chat qui n’appartenait même pas à son clan… La novice tigrée décida donc de cesser la discussion sur cette dernière question. Elle n’avait pas envie de mettre la chatte noire plus mal à l’aise qu’elle ne l’était déjà.
Continuant de cheminer le long du lac, la neige se remit bien vite à tomber en délicats flocons qui fondaient instantanément en tombant sur les galets de la berge. Le mélange entre le sable, les galets ronds et la neige était surprenant sous les pattes de Nuage d’Ambre. Le sol était plus glissant que le reste de l’année, si bien qu’elle faisait attention à où elle mettait les pattes, contrairement à Nuage Étoilé qui, perdue dans ses pensées, venait de déraper grotesquement sur les cailloux lisses. La femelle au pelage sombre tomba truffe la première dans le mélange brunâtre de neige et de sable. Nuage d’Ambre s’approcha aussitôt d’elle et posa le bout de sa queue sur l’épaule de la novice.
« Tu vas bien ? Tu ne t’es pas fait mal ? »
Mais à peine les poils bruns de sa queue eurent frôlé le pelage noir de Nuage Étoilé que cette dernière tressaillit vivement. Son corps se raidit instantanément et les poils de sa nuque se hérissèrent. Tremblotante, elle redressa sa tête, ses yeux bleus écarquillés. Est-ce qu’elle s’était fait mal ? Sa truffe paraissait pourtant intacte. Nuage d’Ambre n’osait plus la toucher, de peur que la chatte noire ait une autre réaction impromptue. La gueule de la femelle du Clan de la Rivière s’ouvrait et se fermait sans qu’aucun son ne s’en échappe. Nuage d’Ambre ne savait que faire. Elle ne pouvait pas laisser Nuage Étoilé seule ici pour aller chercher de l’aide. L’apprentie guerrière était totalement désemparée.
« Nuage Étoilé, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu as mal quelque part ?
- Il… il… »
Nuage d’Ambre ne comprenait pas ce que la chatte noire cherchait à lui dire. Elle commençait à perdre patience, cette apprentie était bien trop étrange ! Est-ce qu’ils étaient tous comme ça au sein du Clan de la Rivière ? La femelle aux yeux ambrés fouetta l’air de queue, témoignage de son agacement. Au bout de quelques secondes, Nuage Étoilé braqua ses yeux azurés sur son accompagnatrice qui fut quelque peu hébétée par son regard.
« Il arrive… il arrive…
- Par le Clan des Étoiles, de qui parles-tu ? »
Une fois de plus, la chatte noire ne lui répondit pas. Elle continua d’haleter encore quelques instants avant de finalement baisser la tête. Son corps tremblotant, elle poussa un long soupir avant de se redresser. Elle ne tremblait plus et ses yeux avaient recouvré une lueur plus ordinaire même si Nuage d’Ambre pouvait toujours y discerner de l’inquiétude.
« Retournons au point de rendez-vous, je dois parler à Petite Perle. »
Nuage d’Ambre se mordit la langue pour ne pas lui envoyer une remarque cinglante. Cette chatte avait des abeilles qui lui bourdonnaient dans la tête ! Et pour qui se prenait-elle à lui donner des ordres ? Elle n’était pas sur ses terres. L’apprentie du Clan du Vent gronda silencieusement, au plus vite elle serait débarrassée de cette chatte étrange, au plus vite elle pourrait retourner à ses activités. Ainsi, sans se faire prier, elle lui emboîta le pas pour retourner à leur lieu de rencontre.
Nuage de Faucon n’avait pas bougé d’une moustache. Il s’était même assoupi dans la neige. Nuage d’Ambre ne se fit pas prier pour le réveiller en lui donnant un grand coup de pattes dans les côtes. Le matou hoqueta, ses yeux bleus s’agitant en tous sens.
« Non ! Pas le Clan de l’Ombre ! Pas encore !
- Cervelle de lapin, c’est moi. On est revenu. Redresse-toi avant que Brume du Matin ne te voie avachi dans la neige. »
Visiblement honteux, Nuage de Faucon ne répondit pas, se contentant de maugréer en jetant un regard noir à sa sœur. Cette dernière était impatiente de rentrer au camp et de s’éloigner des deux guérisseuses du Clan de la Rivière. Elle s’en voulait de s’être montrée aussi froide avec son frère alors qu’il n’avait rien fait. Surtout lorsqu’elle l’avait entendue parler. Elle le savait, Nuage de Faucon était perturbé par ce qu’il s’était passé même s’il ne lui avouerait jamais. Encore moins lorsqu’elle se montrait aussi glaciale avec lui. Nuage d’Ambre soupira intérieurement, elle espérait sincèrement qu’un jour elle pourrait parler à cœur ouvert avec son frère, elle voulait être là pour lui.
Brume du Matin et Petite Perle firent leur apparition quelques instants plus tard. Malheureusement pour les deux chattes du Clan de la Rivière, aucune des deux n’avait trouvé d’herbe à chat. La chatte grise prit tout de même le temps de remercier leur escorte avant de regagner la frontière, toujours accompagnée par Brume du Matin. Nuage de Faucon et Nuage d’Ambre prirent la direction du camp du Clan du Vent. Brume du Matin viendrait certainement les chercher pour faire son rapport en rentrant. Le trajet avait été silencieux. Nuage de Faucon semblait ailleurs et Nuage d’Ambre avait repassé en boucle dans sa tête ce qu’il s’était passé avec Nuage Étoilé. Cette chatte était vraiment étrange ! Peut-être que sa chute lui avait fait perdre la tête. Nuage d’Ambre ne parvenait pas à effacer de son esprit ses immenses yeux bleus et ses mots.
Il arrive.Chapitre III[]
Nuage Étoilé ne parvenait pas à retrouver ses esprits. Le cœur au bord des lèvres, elle se sentait nauséeuse, la tête bourdonnante, le sang palpitant à ses tempes. Le trajet retour de la lande du Clan du Vent jusqu’aux terres du Clan de la Rivière avait été laborieux. Fort heureusement pour elle, Petite Perle était tellement contrariée par sa recherche désespérée et infructueuse d’herbe à chat qu’elle ne remarqua pas les tourments habitant son apprentie. Et ce n’était pas plus mal comme cela. Nuage Étoilé aurait été incapable de lui expliquer ce qu’il s’était passé. Ce qu’elle avait vu. Car elle n’était même pas sûre de savoir ce qu’il s’était passé. Comment expliquer cela ? Comment trouver une explication rationnelle ? Était-ce un signe du Clan des Étoiles ? Une prophétie ? Mais pourquoi avait-elle sentie une telle peur face à Lui ?
En arrivant au camp du Clan de la Rivière, Nuage Étoilé avait un peu recouvré ses esprits. Sa respiration s’était apaisée et elle était désormais capable de se remémorer plus clairement ce qu’il s’était passé. Elle devait trouver un sens à tout cela. Lorsque sa fourrure avait frôlé celle de Nuage d’Ambre, elle avait senti une étrange sensation parcourir son corps, comme si on lui mettait un violent coup dans le bassin et que la douleur se mettait à résonner dans chaque os composant son anatomie. Sa vision s’était soudainement assombrie et c’est là qu’elle l’avait vu. La fumée noire qui s’était mise à flotter derrière Nuage d’Ambre n’avait rien de naturel. Et ce n’était pas la première fois qu’elle voyait cette étrange et menaçante silhouette plus noire que la nuit. Les lunes étaient passées et elle avait presque oublié cet évènement qui avait eu lieu alors qu’elle était encore apprentie guerrière, durant un entraînement avec Nuage Bouclé et Nuage du Ciel. Elle s’était forcée à effacer cet évènement traumatique de son esprit et la vision qu’elle venait d’avoir avait été comme un énorme coup de patte dans le museau. Quelque chose n'allait pas. Lorsque cette vision s’était estompée, les paroles d’Œil de Geai lui étaient revenues à l’esprit. Il avait déployé ses ailes. Pourquoi avait-elle pensé à cela alors que cela faisait plus d’une lune que le défunt guérisseur n’était pas venu la visiter dans ses rêves ?
« Tu m’écoutes quand je te parle ? »
La voix de Petite Perle tira la novice de ses pensées. Elle n’eut même pas besoin de regarder la guérisseuse pour comprendre que cette dernière la fusillait du regard, le ton courroucé de sa voix avait suffi. Nuage Étoilé commençait à avoir l’habitude des humeurs de sa mentor, elle avait espéré que leur cueillette sur les terres du Clan du Vent aurait apaisé la chatte grise, mais sans herbe à chat, pas de soulagement pour la guérisseuse du Clan de la Rivière.
« Désolée. »
Nuage Étoilé était tellement perturbée par l’apparition de fumée noire dans la lande qu’elle n’avait que faire des états d’âme de la chatte grise. Cette dernière sembla remarquer que son apprentie avait l’esprit ailleurs car elle se crispa, le bout de sa queue tressautant légèrement.
« Qu’est ce qui ne va pas encore ? miaula Petite Perle, exaspérée.
- Rien.
- Tu mens très mal, Nuage Étoilé ! Je ne sais pas pourquoi tu as autant la tête ailleurs ces derniers temps, mais il faut te ressaisir ! Le Mal Vert n’attendra pas que tu te secoues la fourrure pour s’en prendre à nos camarades ! »
Nuage Étoilé se mordit la langue pour lui répondre. Parfois, elle avait encore l’impression d’être en apprentissage avec Œil Rouge. Petite Perle se montrait dure, très dure ces derniers temps. Elle était très certainement très anxieuse de l’arrivée de la maladie et de leurs faibles réserves même si, pour l’instant, il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Même si Petite Cigale était toujours sous surveillance, Fleur de Nénuphar quant à elle, regagnerait bientôt la tanière des guerriers. Nuage Étoilé ne comprenait pas la peur irraisonnable de la chatte grise et, à vrai dire, elle ne la reconnaissait plus. Où était passée la chatte douce et patiente qui l’avait convaincue de devenir apprentie guérisseuse ? Petite Perle était désormais méconnaissable. Nuage Étoilé n’osait même plus se confier à elle depuis qu’elle avait balayé d’un coup de patte les inquiétudes de la chatte noire vis-à-vis des rêves étranges de Petite Cigale.
« Va manger, puis passe à la pouponnière voir comment se sent Petite Cigale. Je retourne à la Place des Bipèdes, on a peut-être manqué de vigilance la dernière fois que l’on cherchait de l’herbe à chat. »
Sans attendre de réponse, la guérisseuse s’éclipsa. Nuage Étoilé poussa un long soupir, elle n’aurait pas imaginé que la vie d’apprentie guérisseuse pouvait être plus éprouvante que ses entraînements passés avec Œil Rouge et Nuage du Ciel ! Parfois, elle se demandait réellement si elle n’avait pas fait le mauvais choix. Peut-être qu’elle était également médiocre pour soigner ses camarades, et c’était pour cela que Petite Perle était sans cesse contrariée. Mais elle aimait tellement ce qu’elle faisait… Un autre soupir s’échappa de sa gueule, elle se morfondrait plus tard, elle devait aller voir Petite Cigale.
Sa petite patiente blanche et rousse semblait se porter à merveille lorsque l’apprentie pénétra dans la pouponnière. Elle était en pleine affrontement avec son frère tandis que Petit Romarin les observait de loin, lovée contre sa mère. La chatonne rousse distribuait des coups de pattes et coups de crocs à son frère qui finit par reculer en couinant, c’était une vraie petite furie ! Revanchard, Petite Bourrasque bomba le torse avant de se jeter de nouveau sur sa sœur. Cette dernière cependant, tandis qu’elle voulait esquiver son frère, poussa un petit cri de douleur avant de s’effondrer en avant. Petite Bulle sursauta aussitôt avant de se jeter sur son chaton qui sanglotait, la patte avant droite levée.
« Elle saigne ! Elle saigne ! » s’affola Petite Bulle.
Nuage Étoilé se précipita vers la grande blessée. D’un geste délicat de la queue, elle se saisit du membre blessé. A première vue, la patte de Petite Cigale semblait intacte mais l’odeur du sang commençait déjà à remplir la pouponnière. L’apprentie guérisseuse tourna alors délicatement la patte de la chatonne et découvrit avec stupéfaction l’état de son coussinet. La peau d’ordinaire rose tirait vers un rouge écarlate et était boursouflée et fendue à plusieurs endroits. Nuage Étoilé était choquée, comment la petite chatte avait bien pu se faire cela alors qu’elle passait ses journées dans la pouponnière ? Même une épine cachée dans la mousse et les plumes n’aurait pu causer ce genre de dégâts.
« Depuis quand es-tu blessée ? » demanda la chatte noire à Petite Cigale.
La rouquine baissa la tête sans répondre. Petite Bourrasque et Petit Romarin s’étaient approchés de leur sœur, l’air inquiet. Elle cachait quelque chose, c’était sûr.
« C’est moi qui t’ai fait mal ? demanda innocemment Petite Bourrasque.
- Non tu n’y es pour rien… chuchota la petite chatte, j’ai certainement dû me planter une épine ! Ce n’est rien !
- Une épine ne peut pas faire ça ! gronda Petite Bulle complètement paniquée par l’état du coussinet de sa fille, tu as suivi Nuage du Ciel s’entraîner, c’est ça ? Tu t’es fait mal dehors !
- Non ! Je ne suis pas sortie ! »
Nuage Étoilé était perplexe face aux accusations de la reine affolée. Comment le nom de son camarade prétentieux était-il arrivé dans la conversation ? Elle ne comprenait pas vraiment. Tout cela n’avait pas de sens. Petite Bulle était tellement inquiète qu’il fût quasiment impossible que Petite Cigale ait échappé à sa surveillance pour s’aventurer en dehors de la pouponnière. De plus, la chatonne était malade il y a encore peu… Nuage Étoilé se pencha doucement vers la petite chatte, posant son regard bleuté sur elle. Petite Cigale releva timidement la tête, ses iris aux teintes similaires plongeant dans celles de l’apprentie guérisseuse.
« Je vais chercher de quoi te soigner dans la réserve, miaula doucement la chatte noire, mais tu dois me dire comment tu t’es fait ça, s’il te plaît, Petite Cigale. »
La rouquine soutint le regard de l’apprentie quelques instants avant de finalement baisser les yeux et pousser un petit soupir. Petite Bulle avait ses yeux rivés sur sa fille, on pouvait y lire un mélange de peur et de colère, la reine devant sans mal s’imaginer que sa fille s’était jouée d’elle pour s’aventurer en-dehors de la pouponnière. Petite Bourrasque et Petit Romarin, quant à eux, semblaient quelque peu perdus. Les deux chatons jetaient des regards inquiets à leur sœur sans comprendre ce qui était en train de se passer. Petit Romarin s’approcha alors doucement de sa sœur, pressant son museau rose sur l’épaule de la chatonne rousse.
« C’est encore Petit Miel ? » demanda la petite chatte calicot.
Petite Cigale ne répondit pas et se contenta d’hocher imperceptiblement la tête. Petite Bourrasque s’avança à son tour vers sa sœur, frottant sa fourrure aux nuances de gris contre celle de la minette. Il était touchant de voir à quel point la fratrie semblait soudée pour leur si jeune âge. Mais Petite Bulle ne semblait pas voir les choses de la même façon. Lorsque Petit Romarin avait prononcé le nom de sa défunte fille, les traits de son visage s’étaient durcis et les poils de sa queue s’étaient hérissés. Ne souhaitant pas assister au témoignage de colère de la femelle gris-bleu, Nuage Étoilé s’éclipsa rapidement pour récupérer les remèdes adéquats à la blessure de Petite Cigale.
Petite Perle avait déjà quitté la tanière, son odeur était éventée. Nuage Étoilé n’était même pas sûre qu’elle ait remis les pattes ici avant de repartir en quête d’herbe à chat. La chatte noire se dirigea d’abord vers la zone où les guérisseuses conservaient les toiles d’araignée. Il s’agissait d’une crevasse dans la paroi rocailleuse de leur tanière à l’abri de l’humidité ambiante régnant sur les territoires du Clan de la Rivière. Durant la belle Saison, Petite Perle avait eu l’idée de capturer des insectes pour inciter les araignées à s’installer directement dans cette crevasse et ainsi récolter rapidement les toiles produites par ces dernières. Malheureusement, avec l’arrivée du froid, même les arachnides étaient partis. Nuage Étoilé avait tenté d’enfoncer sa patte, en vain, la crevasse était totalement vide. La chatte noire soupira, il n’y avait pas que l’herbe à chat qui se faisait rare dans leurs réserves.
L’apprentie guérisseuse réfléchit quelques instants. Elle fit la liste mentale des plantes restantes dans leur réserve, les nommant une par une ainsi que leurs propriétés.
« Ça fera l’affaire… » marmonna-t-elle pour elle-même.
Nuage Étoilé se saisit d’une grande feuille de roseau encore souple et de quelques baies et feuilles sèches, puis elle retourna à la Pouponnière. L’ambiance était pesante dans l’antre des chatons. Petite Bulle jetait un regard courroucé à Petite Cigale qui avait la tête baissée, sa patte blessée relevée pour éviter de s’irriter encore plus le coussinet. L’apprentie guérisseuse s’approcha de la chatonne, déposant ses herbes devant elle et commença à mâcher les différentes baies et feuilles pour préparer une mixture verdâtre à l’odeur âcre. Elle déposa sa préparation sur la grande feuille de roseau.
« Je vais mettre ça sur ton coussinet, cela va l’aider à cicatriser, expliqua l’apprentie, je viendrai te voir une fois par jour pour le changer. En attendant, plus de chamailleries avec Petite Bourrasque, tu dois reposer ta patte et éviter au maximum de t’appuyer dessus, d’accord ?
- Oui… merci Nuage Étoilé. »
La chatte noire s’approcha de la chatonne, commençant à entourer sa patte de la feuille de roseau. Petite Cigale tressaillit en sentant la mixture sur son coussinet blessé puis se détendit, semblant très rapidement soulagée. Le museau de Nuage Étoilé n’était qu’à quelques millimètres de la tête rousse de la chatonne.
« Ne suis plus Petit Miel pour le moment. »
Personne à part Petite Cigale n’avait pu entendre ce conseil. La petite blessée hocha imperceptiblement la tête. Nuage Étoilé ne savait pas ce qu’il se passait réellement avec elle, mais elle le sentait, quelque chose de mauvais se préparait. Le souvenir encore frais de l’ombre noire entourant Nuage d’Ambre lui revint à l’esprit. L’apprentie frissonna. Des choses étranges se passaient en ce moment et cela inquiétait beaucoup la jeune chatte.
Nuage Étoilé se redressa et se tourna vers Petite Bulle. La reine agitait nerveusement sa queue en regardant sa fille, mi-agacée, mi-inquiète.
« Si elle se tient tranquille, sa patte ira mieux dans quelques jours, miaula la chatte noire.
- Merci Nuage Étoilé… et toi ! Ne t’avise plus de suivre Nuage du Ciel dans ses bêtises ! gronda la chatte gris-bleu à l’attention de sa fille, je vais aller m’assurer que cette cervelle de truite reste tranquille !
- Mais il n’a rien fait ! » répliqua Petite Cigale.
Petite Cigale était complètement désemparée face à la colère de sa mère. Nuage Étoilé ne comprenait pas pourquoi cette dernière avait évoqué plusieurs fois Nuage du Ciel, mais visiblement, elle avait une dent contre l’apprenti au pelage blanc… Le ventre de Nuage Étoilé se mit alors à gronder, rappelant à la jeune chatte qu’elle n’avait toujours pas mangé depuis qu’elle était rentrée des terres du Clan du Vent.
« Je vais vous laisser. Petite Bulle, viens me voir si l’état du coussinet de Petite Cigale empire. »
Sans plus de formalités, l’apprentie salua la reine avant de quitter la pouponnière. A peine eut-elle quitté la tanière douillette qu’elle fut frappée par le froid de l’extérieur. Une violente bourrasque balaya son torse, la faisant frissonner. Le temps s’était déjà rafraîchi depuis ce matin. Nuage Étoilé parcourut le camp du regard. Le soleil avait atteint son zénith depuis un moment désormais et les activités matinales s’étaient apaisées. Quelques guerriers s’étaient rejoints à côté de la réserve de gibier pour partager leur toilette et se réchauffer. Aile de Moineau et Pelage de Mousse se tenaient côte à côte, le matou roux léchant doucement l’épaule de la chatte tigrée tandis que Plume de Merle et Poil de Castor sommeillaient à leurs côtés. Tige de Sauge était assise à quelques longueurs de queue de là, partageant une poule d’eau rachitique avec Lune de Glace. Les deux guerrières avaient énormément maigri. Lune de Glace avait perdu la couche de graisse enveloppant le ventre des reines allaitantes depuis quelques temps déjà pour retrouver sa silhouette élancée. Mais les os de ses épaules n’étaient pas autant visibles d’ordinaire.
Nuage Bouclé et Nuage d’Encre ne semblaient nulle part en vue. Ses deux camarades étaient très certainement partis s’entraîner ou chasser avec leurs mentors respectifs. Elle se trouverait un autre compagnon pour partager son repas. D’un pas léger, Nuage Étoilé s’approcha du tas de gibier qui était beaucoup trop vide pour le nombre de félins à nourrir au sein du Clan de la Rivière. Néanmoins, l’apprentie savait que son clan n’était pas le plus à plaindre. Contrairement au Clan du Vent, ils pouvaient encore profiter des poissons de la rivière. L’apprentie se saisit d’ailleurs d’une truite pour son repas, puis elle se dirigea naturellement vers la tanière des anciens. Même si elle était moins en contact que ses camarades apprentis guerriers, elle aimait passer du temps avec les plus vieux, surtout en cette dure saison. Cela lui manquait parfois de ne plus passer de temps à changer la litière de cette tanière pour discuter. Actuellement, Brin de Houx était le seul matou occupant cette tanière. Lorsque Nuage Étoilé le voyait, cela lui faisait beaucoup de peine. Le vieux chat passait ses journées seul, il n’avait même pas le plaisir d’avoir la visite des chatons durant la Mauvaise Saison, Petite Bulle limitait au maximum les voyages extérieurs de sa portée. Ainsi, lorsqu’il vit l’apprentie guérisseuse s’approcher de lui, le matou releva joyeusement la tête, ses oreilles déchirées bien droites, le regard lumineux.
« Nuage Étoilé ! Qu’est-ce qui t’amène ici ? Je ne suis pas malade, tu sais ! ronronna le vieux chat.
- Je sais bien que ce n’est pas un peu de neige qui aura raison de toi ! se moqua gentiment la petite chatte, je voulais partager mon repas avec toi. »
Le matou ronronna, visiblement heureux de cette nouvelle. Nuage Étoilé n’avait plus le temps de passer le voir aussi souvent qu’avant et cela lui manquait. Brin de Houx s’était toujours montré doux et attentionné avec elle, elle avait beaucoup d’affection pour lui.
« Avec plaisir ! Installe-toi près de moi. »
Brin de Houx s’écarta légèrement pour laisser la place à la novice pour s’installer. A vrai dire, il n’avait même pas besoin de se déplacer, la tanière était tellement grande que Nuage Étoilé pouvait s’y allonger de tout son long sans le gêner.
Ainsi, les deux félins mangèrent en discutant joyeusement. Malgré son âge, Brin de Houx n’avait rien perdu de sa vivacité d’esprit et de sa bonne humeur. Nuage Étoilé était presque sûre que si ses pattes lui permettaient, il serait encore en train de chasser et dormir dans la tanière des guerriers à l’heure actuelle. Le matou lui raconta de nombreuses histoires de son passé, dont la fois où son frère se coinça la tête dans un nid de souris en pensant pouvoir les chasser ainsi. Cela fit beaucoup rire Nuage Étoilé. Elle était très heureuse d’avoir pris l’initiative de partager son repas avec Brin de Houx, l’ancien était une bouffée d’air pour elle dans son quotidien anxiogène d’apprentie guérisseuse. Elle réussit même à oublier pendant un instant sa vision avec Nuage d’Ambre et la blessure mystérieuse de Petite Cigale.
« Enfin, assez parlé de mes histoires ! déclara le matou après une énième anecdote sur sa jeunesse, raconte-moi comment se passe ton apprentissage ! La voie du guérisseur te plaît ?
- Oui, beaucoup ! Je me sens enfin à ma place à aider mes camarades.
- Je me doutais bien que tu n’étais pas heureuse en tant qu’apprentie guerrière… les novices ne passent pas autant de temps à changer la litière des anciens, normalement ! »
Nuage Étoilé sentit ses oreilles chauffer tandis que Brin de Houx lui jetait un regard malicieux.
« Je suis content que tu sois venue me voir, reprit le matou, cela faisait longtemps que nous n’avions pas discuté.
- Oui, moi aussi ! Je suis désolée de ne pas pouvoir venir plus souvent.
- Ne t’inquiète pas, je sais que vous avez beaucoup de choses à faire avec Petite Perle. Et puis, je ne veux pas qu’elle te tire les moustaches à cause de moi ! Personne n’a envie de voir notre chère et tendre guérisseuse énervée.
- Pourtant, c’est compliqué de l’avoir de bonne humeur ces temps-ci…
- Ah oui ? »
Nuage Étoilé se mordit la langue, elle ne pensait pas que Brin de Houx l’aurait entendue marmonner. Elle se sentit honteuse.
« Disons que la Mauvaise Saison l’inquiète beaucoup.
- A juste titre. »
Le silence s’installa entre les deux félins. Nuage Étoilé repensa à toutes ces fois où Petite Perle s’était montrée excessivement froide avec elle ces derniers jours. Elle ne savait même pas comment elle allait pouvoir aborder la blessure de Petite Cigale avec elle. La guérisseuse balayerait sûrement d’un mouvement de la queue les suppositions concernant Petit Miel. Pourtant, comment expliquer ce qu’avait vu la chatonne ? Ainsi que sa blessure ? Nuage Étoilé en était sûre, elle ne mentait pas.
« J’ai une question… est-ce que des chats, à l’exception des guérisseurs, peuvent voir et parler avec les morts ? demanda innocemment la féline.
- Comment crois-tu que Jolie Plume a su qu’elle devait quitter son clan pour trouver de nouvelles terres ? Elle n’était pourtant pas guérisseuse, expliqua Brin de Houx, il paraît même qu’Étoile Balafrée s’est entraîné dans la Forêt Sombre !
- Mais la Forêt Sombre n’existe plus, non ? Étoile de Feu et les autres ont tué Étoile du Tigre et tous ceux qui ont tenté de détruire les clans.
- Oui, c’est ce que les récits disent et j’y crois. Ne t’inquiète pas, aucun matou malveillant ne viendra terroriser notre clan depuis une forêt. »
Nuage Étoilé ne répondit pas aux taquineries de Brin de Houx, absorbée par ses pensées. Tout cela était bien perturbant. La jeune chatte soupira intérieurement, fatiguée. Elle décida finalement de prendre congé de son camarade. Elle le salua chaleureusement avant de s’éloigner, pour reprendre le chemin de sa tanière.
« Reviens me voir quand tu veux ! » ronronna Brin de Houx tandis qu’elle s’éloignait.
La jeune chatte noire passa le reste de son après-midi à faire l’inventaire de sa réserve, soigner les coupures diverses et variées de ses camarades qui revenaient de patrouille frontalière ou de chasse et s’assurer que Fleur de Nénuphar était bel et bien guérie. Le jour commença à décliner sans que Nuage Étoilé ne le remarque et surtout, sans aucune trace de Petite Perle. Cela inquiétait légèrement la jeune chatte, sa mentor ayant quitté le camp seule. Elle demanda à de nombreuses reprises à Truffe de Roseau, assigné à la garde de l’entrée du camp en fin d’après-midi, si elle n’était pas passée.
« Par le Clan des Étoiles, combien de fois vas-tu me le demander ? On dirait une Reine qui a perdu ses chatons ! »
Devant le manque d’empathie de son camarade, Nuage Étoilé avait pris son mal en patience, attendant à quelques longueurs de queue de l’entrée de voir la fourrure gris perle de son mentor apparaître.
Nuage Bouclé et Nuage d’Encre firent leur apparition en premier suivis de près par le mentor de ce dernier, Écaille de Truite. Les deux apprentis semblaient épuisés. Ils tenaient chacun dans leur gueule une truite et le guerrier les accompagnant un moineau rachitique. Ils déposèrent leur butin sur la réserve de gibier avant de s’écrouler de fatigue.
« Plus jamais je ne remonte le ruisseau à contre-courant ! soupira Nuage Bouclé, je ne sens plus mes pattes entre le froid et la fatigue.
- Pourtant, c’est le meilleur moyen d’attraper les truites ! » contra son frère.
Tandis que les deux jeunes chats débattaient de la meilleure technique de pêche à la truite, Éclair de Lumière, Œil Rouge et Nuage du Ciel franchirent à leur tour l’entrée du camp. Si Éclair de Lumière tenait dans sa gueule une souris, ses deux camarades rentraient les pattes vides. Nuage Étoilé sentit son poil se hérisser lorsque son regard croisa l’œil unique de son ancien mentor. Le matou noir tourna bien vite la tête, passant à côté d’elle comme si elle n’existait pas. L’apprentie sentit son cœur se serrer légèrement, elle aurait aimé que les choses se terminent autrement avec lui.
Éclair de Lumière se dirigea à son tour vers la réserve de gibier, suivi de près par son apprenti. Il déposa sa proie maigrelette et salua Nuage Bouclé et Nuage d’Encre, toujours affalés à quelques longueurs de queue de souris de là.
« Tiens, Nuage du Ciel qui rentre au camp sans avoir chassé ? Nous sommes tous très étonnés ! railla Nuage d’Encre tandis qu’Éclair de Lumière s’éloignait.
- Je m’entraînais au combat en infériorité numérique avec mon mentor et Œil Rouge, je ne peux pas tout faire, contra le matou blanc.
- C’est vrai que l’entraînement au combat est une priorité durant la Mauvaise Saison, j’avais oublié, gronda son frère.
- Il faut de tout pour faire un clan ! Des bons combattants comme moi pour protéger les faibles comme toi qui chassent mon gibier pour me récompenser.
- Nuage du Ciel ! Tu es odieux ! » s’exclama Nuage Bouclé, choquée par les propos de son frère.
Nuage d’Encre se contenta de cracher, le pelage ébouriffé. Visiblement, les relations entre Nuage du Ciel et le reste de sa fratrie ne s’étaient pas arrangées. Cela peinait Nuage Étoilé, mais elle ne souhaitait pas s’en mêler.
Alertée par le cri d’indignation de Nuage Bouclé, la tête grise de Petite Bulle apparut à l’entrée de la pouponnière. La reine parcourut le camp du regard, ses yeux verts scrutant chaque individu jusqu’à se poser sur la fourrure blanche de Nuage du Ciel. Ses pupilles se réduisirent à deux fentes. Elle s’extirpa de la pouponnière et se dirigea d’un pas déterminé vers l’apprenti. Elle lui administra une violente bourrade dans le dos, ce qui surprit le novice. Il fit volte-face en feulant, les crocs découverts, mais sembla quelque peu décontenancé en découvrant la douce et fragile Petite Bulle en face de lui.
« Toi ! éructa la femelle gris-bleu, la prochaine fois que tu entraînes Petite Cigale en dehors de la pouponnière, je t’arrache les oreilles et les moustaches, tu m’as bien comprise ?!
- Qu-quoi ?! Mais de quoi tu parles ? Je n’étais pas au camp de la journée ! s’indigna l’apprenti.
- Oui, bien sûr ! Elle s’est blessée le coussinet toute seule dans la pouponnière ! Ne me prends pas pour une cervelle de truite !
- Et pourquoi cela serait ma faute ? Ta fille n’a qu’à faire attention à où elle met ses pattes ! Je n’y suis pour rien ! »
Petite Bulle feula, approchant son visage du museau de Nuage du Ciel, menaçante. Ce dernier ne broncha pas, le dos bien droit, il fit face à la reine enragée. Les cris de cette dernière alertèrent les guerriers présents. Des têtes curieuses, dont celle de Pelage de Corail, se tournèrent vers la réserve de gibier. Le rouquin s’approcha de sa compagne, l’air visiblement contrarié.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? Pourquoi es-tu si énervée, Petite Bulle ? demanda le lieutenant.
- Nuage du Ciel a trouvé judicieux d’entraîner Petite Cigale en dehors de la pouponnière et notre fille a désormais le coussinet en sang ! gronda la Reine.
- C’est faux ! Je ne suis jamais sorti avec Petite Cigale ! se défendit l’accusé.
- Pourquoi penses-tu que Nuage du Ciel est à l’origine de cela ?
- Qui d’autre ? Elle ne fait que parler de lui dès qu’il passe devant la pouponnière ! C’est forcément à cause de lui si Petite Cigale est sortie et s’est blessée !
- Peut-être que si tu surveillais un peu plus tes petits, ils éviteraient de se blesser, cracha Nuage du Ciel, c’est peut-être à cause des têtards dans ta tête que tes parents les chats errants ont décidé de t’abandonner !
- Nuage du Ciel ! »
Petite Bulle poussa un feulement de haine avant de se jeter sur l’apprenti. Heureusement, Pelage de Corail s’interposa, bloquant le passage à sa compagne folle de rage. L’entièreté du clan s’était agglutinée autour d’eux pour assister à la dispute, même Étoile d’Émeraude, qui venait de crier le nom de l’apprenti insolent. Le meneur au pelage immaculé toisait durement Nuage du Ciel, qui continuait de lever fièrement le menton, nullement impressionné par quiconque le dévisageant actuellement.
« Dans ma tanière, maintenant, ordonna Étoile d’Émeraude, toi aussi Petite Bulle. Que les choses soient bien claires pour vous tous, tous les chats présents ici sont des membres du Clan de la Rivière à part entière et méritent le respect lié à cette appartenance. Je ne me répéterai pas là-dessus. »
Sans un mot de plus, il fit volte-face pour se diriger vers sa tanière, suivi par Petite Bulle et Nuage du Ciel. Les chats du Clan de la Rivière restèrent quelques instants sur place. Murmure des Galets et Cœur Humide, guerriers depuis peu, discutaient vivement de ce qu’il venait de se passer, les moustaches frétillantes, les yeux brillants. Brin de Houx avait assisté à la scène depuis l’entrée de sa tanière, l’air triste, et Nuage Bouclé et Nuage d’Encre s’étaient rapprochés, semblant chercher du réconfort chez l’autre. Nuage Étoilé était choquée par la situation. Elle n’aurait jamais imaginé que Nuage du Ciel aurait pu se montrer aussi mauvais avec l’un de ses camarades… d’autant plus une reine ! Elle frissonna, tout cela la dépassait. Elle ressentit énormément de peine pour Petite Bulle qui avait mis de longues lunes à s’intégrer au sein du clan et rencontrait encore quotidiennement de nombreux obstacles. Sa relation avec Pelage de Corail avait été sujette à débats, mais le rouquin n’avait jamais tourné le dos à sa compagne. Tous ces conflits, cette colère, alors qu’ils devaient se montrer encore plus soudés durant la Mauvaise Saison… elle était triste, vraiment très triste.
« Je te l’avais dit, une cervelle de truite, comme son père ! »
La voix qui venait de s’élever fit tressaillir Nuage Étoilé. Elle fit volte-face pour se retrouver devant Petite Perle, elle n’avait même pas entendu son mentor arriver !
« Tu es rentrée ! s’enthousiasma la novice, je m’inquiétais pour toi, personne ne t’avait vu depuis ce matin !
- Pour qui me prends-tu ? Un chaton sans défense ? Je sais me débrouiller !
- Tu as trouvé de l’herbe à chat ? demanda Nuage Étoilé en faisant fi de la mauvaise humeur de la guérisseuse.
- Non… toujours pas. Demain, je voudrais que tu ailles vers le petit marais proche de la frontière avec le Clan de l’Ombre, les roseaux à l’entrée ont peut-être pu protéger quelques plants.
- Très bien… »
Chapitre IV[]
Il faisait terriblement sombre. Même durant les nuits les plus froides de la Mauvaise Saison, au cœur de la forêt, Nuage de Lierre n’avait jamais eu autant l’impression d’être entouré par les ténèbres. Une noirceur épaisse, presque poisseuse, qui l’entourait, l’avalait et l’écrasait. Il avait l’impression de suffoquer. Etait-ce là ce que ressentaient les guerriers du Clan du Vent qui parcouraient jadis les galeries souterraines de la Landes lorsqu’elles s’effondraient ? C’était terrifiant. Il le savait, la Saison des Neiges battait son plein. Et pourtant, il avait la désagréable impression de bouillonner de l’intérieur. Il sentait des perles de sueur rouler sur son front alors que quelques heures plus tôt, il grelottait de froid, emmitouflé dans son pauvre nid garni de feuilles désormais bien trop sèches pour rendre sa litière douillette. Que s’était-il passé ? Pourquoi était-il ici ?
Soudainement, un miaulement féroce déchira l’obscurité, faisant sursauter le jeune matou. L’obscurité était tellement oppressante autour de lui qu’il n’aurait su dire d’où venait cet éclat de voix. Un second feulement retentit, semblant venir de partout et nulle part à la fois. Il fit volte-face, cherchant désespérément le moindre mouvement, le moindre éclat de lumière qui aurait pu lui échapper jusque-là, en vain. Les feulements persistaient, plus ou moins forts, plus ou moins lointains. Nuage de Lierre continuait de tourner sur lui-même, cherchant d’où venaient ces chats.
« Qui est là ? Montrez-vous ! »
Les miaulements déchirants furent sa seule réponse. L’apprenti gronda, sortant ses griffes. Il était prêt, il n’avait plus peur de se défendre pour survivre. Les poils de son échine se hérissèrent, les miaulements lui donnaient le tournis. D’où venaient-ils ? Il avait l’impression d’être seul, plongé dans ces ténèbres.
« Vous allez regretter de vous en être pris à nous… »
Le jeune chat dressa l’oreille. Il était enfin parvenu à discerner quelques paroles tangibles dans ce flot de miaulements féroces qui l’entouraient. Les paroles se répétèrent, étrangement familières. Cette fois-ci, il put déterminer la source de ces voix. Il se tourna brusquement et, sans une once d’hésitation, se mit à courir dans le noir. Ses vibrisses ne rencontrèrent aucun obstacle lui indiquant qu’il était dans une galerie. Il courait à toute vitesse, souhaitant désespérément se rapprocher de ces chats belliqueux. Aucune brise ne fouetta son visage, il ne sentit aucun courant d’air parcourir sa fourrure malgré la vitesse qu’il gagnait. Juste l’obscurité, toujours aussi épaisse, tout autour de lui. Les feulements s’étaient intensifiés autour de lui, semblant augmenter avec sa course, de plus en plus fort, de plus en plus incompréhensibles, les seules paroles tangibles restantes étant cette phrase, qu’il avait déjà entendu, il pouvait en jurer devant le Clan des Étoiles.
« Tu crois m’impressionner en hérissant ton duvet de chaton ? »
Nuage de Lierre tressaillit, ces mots venaient de sa droite désormais. Il freina des quatre pattes, les deux phrases se répétant en boucle, l’une après l’autre, venant de deux directions totalement opposées désormais. Le matou tenta de se calmer, prenant une grande inspiration, ignorant les miaulements qui continuaient de retentir dans l’obscurité. Il connaissait cette voix. Il ferma les yeux, plongeant au plus profond de sa mémoire, faisant abstraction des feulements.
« Vous n’êtes que du gibier pour le Clan de l’Ombre et vous méritez d’être traités en tant que tel ! »
Il rouvrit aussitôt ses yeux. Les cris de bataille avaient cessé. Une colère sourde monta en lui, obscure, plus sombre encore que la nuit autour de lui. Un grondement naquit au creux de sa gorge.
« Onde Claire ! »
Nuage de Lierre poussa un cri de haine en se remémorant désormais clairement les paroles de la lieutenante du Clan de l’Ombre. Les oreilles bourdonnantes, il se mit à courir aussitôt, n’ayant qu’une idée en tête : retrouver la femelle et lui faire payer ce qu’elle avait fait. Il ne craignait même plus de heurter quelque chose dans l’obscurité et avancer sans crainte, déterminé à trouver la chatte au pelage crème. Mais il n’y avait rien, rien à part les ténèbres, omniprésentes autour de lui.
Et puis, soudainement, une odeur, qui lui fit froncer le museau. L’apprenti mit quelques instants à reconnaître le parfum métallique du sang et il se décida à suivre le fumet. Peu à peu, la noirceur autour de lui s’adoucit, devenant moins pénétrante, lui permettant de discerner le contour de ses pattes dont les griffes étaient toujours sorties. Le sol, qui était si lisse jusque alors, devint plus texturé, il reconnut le tapis de feuilles sèches et de mucus qui recouvrait la forêt du territoire de son clan. Les silhouettes massives des chênes se dessinèrent, leurs branches noueuses et leur écorce marquée par le temps. Et toujours cette odeur de sang.
Au détour d’un buisson, il l’aperçut enfin. Cette fourrure claire, assise nonchalamment. Il ne pouvait pas voir son visage, seulement, son dos musculeux, mais il était sûr, c’était bien elle. Nuage de Lierre serra les mâchoires et s’avança d’un pas lent, raide, les griffes toujours sorties. Il aurait pu se jeter sur elle, la prendre par surprise, être fourbe, comme ce maudit Clan de l’Ombre. Mais il voulait voir la stupeur dans ses yeux bleus puis la peur, lorsqu’elle comprendrait qu’il était venu venger ses camarades. Lorsque l’apprenti ne fut plus qu’à quelques longueurs de queue de souris de sa proie, il la saisit par les épaules, la forçant à se retourner. Mais, ce ne fut pas la truffe brune d’Onde Claire que Nuage de Lierre découvrit. L’odeur du sang lui emplit la gueule alors qu’il découvrait avec effroi le visage de Nuage de Luciole, lacéré de part en part, ne lui permettant même plus de discerner l’éclat doré de ses grands yeux candides. Nuage de Lierre poussa un cri de stupeur, avant de reculer subitement, le corps tremblant.
« Pourquoi l’as-tu laissé me faire ça Nuage de Lierre ? Pourquoi ? »
Nuage de Lierre resta tétanisé, dévisageant son amie, la gueule ouverte sans qu’aucun son ne puisse en sortir. Son cœur se serra.
« Réponds-moi Nuage de Lierre !
- Je… je… »
La femelle gris tigré s’approcha de lui. Il voulu s’écarter mais son corps refusait de lui obéir. Nuage de Luciole se tenait juste devant lui, son museau frôlant le sien. Nuage de Lierre ne voyait que les deux plaies béantes barrant le visage de son amie.
« C’est ta faute, Nuage de Lierre…
- N-non … !
- Nuage de Lierre ! »
Le matou leva la tête. Pendant une fraction de seconde, il crut apercevoir le visage intact de Nuage de Luciole, avant de se rendre compte que ce n’était pas elle. Le museau plus fin, de grands yeux verts, une chatte totalement inconnue l’observait. Hélas, il n’eut pas le temps de lui poser la moindre question. Le paysage autour de lui s’évanouit dans l’obscurité et il se réveilla en sursaut dans son nid, dans la tanière des apprentis du Clan du Tonnerre. Le matou fut aussitôt assailli par toutes les odeurs, les sons, les sensations qui avaient été totalement inhibées durant ce qui devait être vraisemblablement un rêve. Il avait le tournis, son esprit était embrumé et il haletait encore comme s’il venait de parcourir l’entièreté du territoire en courant.
« C’est pas trop tôt ! Tu te réveilles enfin ! »
Il tourna la tête vers cette voix sarcastique, qui n’était autre que Nuage d’Éclat. La femelle bicolore le dévisageait de haut en bas, c’était très certainement elle qui l’avait réveillé. Encore étourdi par son songe, Nuage de Lierre se redressa péniblement de sa litière, s’étirant longuement pour réveiller ses muscles ankylosés par la nuit. Ses pattes étaient étrangement lourdes. Nuage d’Éclat le dévisageaient de haut en bas, le museau froncé, sa queue s’agitant nerveusement, témoignage de son agacement. Le matou sentit ses oreilles chauffer, gêné par le regard accusateur que lui lançait sa camarade. Néanmoins, elle n'émit aucune remarque supplémentaire, son attitude était amplement suffisante.
« Griffe d’Ivoire veut que nous allions perfectionner notre technique de chasse à l’écureuil, il nous attend à l’entrée du camp, dépêche-toi. »
Sans un mot de plus, elle fit volte-face pour disparaître par l’entrée de la tanière des apprentis. Nuage de Lierre put discerner entre ses poils blancs et roux la profonde cicatrice qu’elle portait depuis l’affrontement face au Clan de l’Ombre. La rouquine n’avait pas été épargnée par le conflit, son combat face à Éclat de Pierre lui avait laissé des séquelles, des séquelles qu’elle garderait à vie, ancrées dans sa peau. Nuage de Lierre poussa un profond soupir, repenser à la bataille lui serrer toujours autant le cœur. Il secoua sa tête avant d’enfin quitter la tanière. La lumière extérieure l’aveugla presque aussitôt. Le soleil brillait déjà fortement dans le ciel, se reflétant sur la poudreuse recouvrant le sol. Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas fait aussi beau, il était agréable d’enfin sentir un peu de chaleur réchauffer sa fourrure. Hélas, Nuage de Lierre ne pouvait pas en profiter longtemps, Griffe d’Ivoire le héla aussitôt qu’il l’aperçut. Le novice le rejoignit en trottinant et salua le guerrier.
« Tu crois que je vais passer ma matinée à t’attendre ? gronda le matou sans même incliner la tête à son tour, pour la peine si tu n’attrapes même pas un seul écureuil tu seras de corvée de nettoyage de la tanière des anciens, compris ?
- Compris… »
Nuage de Lierre soupira intérieurement. C’était particulièrement dans ces moments que ses entrainements avec Cœur de Poussière lui manquaient terriblement. Le lieutenant était toujours en convalescence si bien que Nuage de Lierre se retrouvait balloter de guerrier en guerrier, Poil de Sanglier ne pouvant pas assurer en continu sa formation. Et l’apprenti détestait s’entrainer avec Griffe d’Ivoire. Malgré ses talents de guerrier, le matou était impatient, irascible et bien trop exigeant dans tout ce qu’il lui demandait. Si cela semblait convenir parfaitement à Nuage d’Éclat qui ne tarissait pas d’éloges à l’égard de son mentor, Nuage de Lierre avait beaucoup plus de mal à s’adapter au tempérament du félin. Il espérait chaque jour voir Cœur de Poussière sortir de la tanière de Patte de Bambou, se tenant fièrement comme il avait l’habitude de le faire, le regard brillant. Mais rien. Un étrange secret de polichinelle semblait s’être installé autour de l’état du lieutenant. Patte de Bambou ne communiquait peu voir pas du tout concernant le guerrier, le gardant en convalescence dans sa propre tanière pour éviter que le moindre visiteur puisse entrevoir le lieutenant, mise à part Pétale de Coquelicot. La femelle se rendait chaque jour dans l’antre du guérisseur pour rendre visite à son compagnon et en ressortait toujours avec une mine fermée, ignorant quiconque essaierait de s’enquérir de l’état du matou. Pas même Nuage d’Érable et Nuage d’Éclat n’étaient au courant. Nuage de Lierre admirait d’ailleurs beaucoup cette dernière. Malgré les évènements récents, elle continuait de s’entrainer sans relâche et ceci même si Patte de Bambou lui avait conseillé de se ménager.
Perdu dans ses pensées, Nuage de Lierre avait à peine remarqué que Griffe d’Ivoire et Nuage d’Éclat avaient tourné les talons pour s’engouffrer dans la forêt. Il s’empressa de leur emboiter le pas, ne souhaitant pas être distancé. Il n’avait écouté aucune des explications de Griffe d’Ivoire, si bien qu’il n’avait aucune idée du lieu où ils se rendaient pour l’entrainement. Fort heureusement pour lui, le matou élancé n’avait pas choisi de s’aventurer bien loin dans les bois du Clan du Tonnerre. En effet, ils avaient simplement remonté le pourtour du camp jusqu’à se rendre à une petite clairière où trônait en son centre un immense chêne. L’arbre au tronc sombre et noueux possédait encore quelques feuilles grisâtres, semblant résister au froid mordant de la Saison des Neiges. Griffe d’Ivoire fit halte au pied de ce dernier.
« Bien. Avant que nous commencions, reprenons un peu la théorie, s’exclama le guerrier, qui peut me rappeler les bases de la chasse à l’écureuil.
- Vitesse et discrétion, répondit aussitôt Nuage d’Éclat, il faut aller suffisamment vite pour surprendre l’écureuil mais ne pas attirer son attention en faisant trop de bruit.
- Quels sont les risques s’il nous remarque ?
- Grimper dans un arbre. S’il monte trop haut, les branches ne pourront plus supporter le poids d’un chat et cela serait alors dangereux pour nous.
- Et s’il est déjà dans un arbre ? On ne fait rien ?
- S’il est suffisamment bas, on peut grimper au tronc du côté opposé où il se trouve et essayer de le prendre par en-haut si cela est possible.
- C’est très bien Nuage d’Éclat. Nuage de Lierre, n’hésite surtout pas à participer à l’entrainement si cela t’intéresse… »
La voix sifflante de Griffe d’Ivoire fit frissonner le jeune chat. Même s’il avait voulu, il n’aurait pas pu miauler la moindre réponse, Nuage d’Éclat avait répondu du tac-au-tac à chaque fois.
« Puisque la théorie ne semble pas être ton fort, peut-être seras-tu plus compétent en pratique… Montre-nous comment tu attraperais un écureuil s’il se tenait ici ! »
Griffe d’Ivoire indiqua du bout de la queue l’une des branches basses du grand chêne. Nuage de Lierre s’exécuta en silence, appréhendant déjà les remarques à venir du guerrier. Il contourna l’arbre et sauta agilement sur le tronc de bois sombre. Sa surface était glissante, certainement à cause de la neige fondante sous le chaud soleil. Nuage de Lierre remercia en silence le Clan des Étoiles de l’avoir doté de griffes aussi longues ce qui lui permit de garder l’équilibre et de réaliser son ascension sans trop de difficultés. A mi-chemin, il leva la tête, cherchant la branche sur laquelle il se poserait pour attacher son écureuil imaginaire. Il repéra bien vite une branche se trouvant juste au-dessus de celle où se tenait sa « proie », suffisamment épaisse pour supporter son poids. Sûr de son choix, l’apprenti poursuivit son ascension pour atteindre la bonne hauteur. Il se glissa sur sa branche, prenant soin de faire trembler le moins possible le feuillage persistant. Une fois qu’il fut à bonne distance, Nuage de Lierre ramena ses pattes sous lui, prêt à bondir. Et, au moment où il allait sauter sur son « écureuil », un miaulement puissant retentit, le faisant sursauter. L’apprenti glissa de son perchoir et se réceptionna maladroitement sur la branche inférieure. Les griffes profondément plantées dans l’écorce, il gesticula de ses pattes arrière dans le vide, tentant désespérément de retrouver une position stable.
« Cœur de Poussière ! Cœur de Poussière ! Où es-tu ? »
Les miaulements paniqués se rapprochaient de plus en plus et Nuage de Lierre ne parvenait toujours pas à se redresser.
« Laisse-toi tomber dans la neige, cela amortira ta chute ! » s’exclama Griffe d’Ivoire.
Un frisson de panique parcourut l’échine de l’apprenti en détresse. Il sentait sa respiration s’accélérer. Il jeta un regard en arrière et hoqueta en voyant la distance le séparant du sol. Il se mit à haleter, continuant de brasser l’air en espérant désespérément s’agripper à l’écorce.
« Nuage de Lierre ! Lâche cette maudite branche ! » gronda Griffe d’Ivoire.
Le jeune chat leva les yeux, il sentait ses pattes avant se fatiguer, il ne pourrait pas tenir ainsi indéfiniment. Il tenta d’apaiser son rythme cardiaque pendant que Griffe d’Ivoire continuait de fulminer au pied du chêne. Nuage de Lierre adressa une prière silencieuse au Clan des Étoiles avant de rétracter ses griffes et se laisser choir de sa branche. En sentant le vide autour de lui, il ne put contenir un petit cri de panique, juste avant d’atterrir dans la neige et de s’y enfoncer mollement. Le contact du froid sur ses coussinets le fit frissonner, mais il était bien en vie.
« Pff… pitoyable. »
Ni Nuage de Lierre, ni Griffe d’Ivoire n’eurent le temps de réagir à la petite remarque acerbe que venait de faire Nuage d’Éclat. Des bruits de pas précipités résonnèrent et Pétale de Coquelicot apparut entre les buissons bordant la petite clairière. Le pelage roux de la femelle était totalement ébouriffé, elle n’avait même pas remarqué la neige s’accumulant sur ses moustaches et ses oreilles. Son regard vert se posa tour à tour sur les trois chats, comme si elle espérait désespérément reconnaître quelqu’un, qui n’était ni Nuage de Lierre, ni Griffe d’Ivoire, ni Nuage d’Éclat. La rouquine poussa un long grondement de frustration.
« Qu’est ce qu’il se passe maman ? demanda Nuage d’Éclat, inquiète de voir sa mère dans un tel état.
- R-rien ! Je croyais juste avoir flairé du gibier… »
Nuage d’Éclat plissa ses yeux dorés. Le ton hésitant de Pétale de Coquelicot était très étrange.
« C’est toi qui appelais Cœur de Poussière ? demanda Griffe d’Ivoire.
- Quoi ?! Papa est sorti de la tanière de Patte de Bambou ?
- Non ! »
Cette fois-ci, le ton de la guerrière était beaucoup plus ferme. Elle toisa durement du regard les trois chats devant elle avant de baisser les yeux, et de pousser un long soupir, abattue.
« Patte de Bambou s’est absenté quelques instants pour aller voir Œil de Serpent, j’étais sortie aider Aile de Cygne avec ses petits, lorsque nous sommes revenus dans son antre, Cœur de Poussière avait disparu. Personne ne l’a vu quitter le camp mais j’ai pu flairer son odeur. Lorsque j’ai entendu du bruit ici, j’ai pensé que c’était lui. Je ne sais pas où il est passé. »
Sa voix se brisa sur sa dernière phrase. La femelle semblait terriblement inquiète pour son compagnon qui était toujours en convalescence et Nuage de Lierre partageait son inquiétude.
« Je peux t’aider à le chercher si tu veux, proposa l’apprenti crème.
- Non ! rétorqua Nuage d’Éclat, toi, mêle-toi de tes affaires ! Si quelqu’un doit aider Pétale de Coquelicot, c’est moi.
- Nuage d’Éclat ! »
Le grondement de Griffe d’Ivoire fit sursauter son apprentie. La rouquine se retourna vigoureusement vers lui, ses yeux dorés légèrement plissés.
« Nous avons un entrainement à finir, miaula Griffe d’Ivoire, si Nuage de Lierre estime qu’il n’a pas besoin de plus de pratique, il peut disposer. Toi, tu es mon apprentie, tu restes avec moi.
- Mais je… »
Le matou coupa les contestations de la jeune chatte d’un geste de la queue. Elle le défia du regard quelques instants encore avant de faire volte-face, le poil hérissé. Griffe d’Ivoire se tourna vers Pétale de Coquelicot, lui adressant un signe de tête entendu. La guerrière le remercia d’un hochement de tête avant de se tourner vers Nuage de Lierre.
« Suis-moi. »
Nuage de Lierre salua rapidement Griffe d’Ivoire avant de suivre la femelle qui disparaissait déjà dans la végétation de la forêt.
Ils déambulèrent dans la neige pendant plusieurs minutes. Pétale de Coquelicot marchait à un rythme soutenu, ignorant l’apprenti crème qui la suivait tant bien que mal dans la poudreuse. L’inquiétude de la guerrière transparaissait dans chacun de ses mouvements, de ses pas saccadés à sa queue s’agitant nerveusement. Mais Nuage de Lierre ne pouvait pas lui jeter la pierre. Lui aussi, s’inquiétait beaucoup pour son mentor, avec qui il n’avait pas partagé d’entrainements depuis trop longtemps désormais. Il repensait souvent à la bataille face au Clan de l’Ombre, Onde Claire ballotant le corps de Cœur de Poussière comme s’il s’agissait d’une frêle souris, sa tête heurtant violemment le sol. Comme beaucoup, il avait cru que le lieutenant était mort. Et même si cela n’était pas le cas, sa longue convalescence dans l’antre de Patte de Bambou était plus que préoccupante.
Pétale de Coquelicot s’arrêta enfin de marcher au croisement de deux chemins. Elle se tourna vers Nuage de Lierre, la mine toujours aussi fermée et s’exclama :
« C’est ici que j’ai senti son odeur pour la dernière fois. Avec la neige qui fond c’est compliqué de suivre facilement sa piste.
- Ce chemin mène à la Clairière et celui-ci au lac, on peut chacun en emprunter un, miaula Nuage de Lierre.
- Oui, mais il a également pu changer de direction en cours de route… soupira la guerrière.
- Tu es sûre que tu ne veux pas que j’aille chercher Nuage d’Éclat et Griffe d’Ivoire ? A quatre nous pourrions couvrir plus de terrain.
- Non. Je ne veux pas que ma fille soit mêlée à ça. »
Une fois de plus, le ton de la femelle était sec, sans possibilité de discussion. Nuage de Lierre resta donc silencieux.
« Je vais vers la Clairière, prends le chemin du lac. Si tu le vois, viens immédiatement me chercher avant de lui parler. Sinon, on se rejoint juste avant le zénith ici. »
Sans un mot de plus, la rouquine prit le chemin de la clairière, son pelage flamboyant disparaissant peu à peu entre les buissons et végétation tenace à la Mauvaise Saison. Nuage de Lierre prit quelques instants pour reconnaître précisément l’endroit où il se trouvait. Ils n’étaient pas très loin du camp et en ouvrant suffisamment la gueule, il pouvait reconnaître le parfum d’ordinaire puissant de son mentor, accroché par-ci par-là à quelques buissons et pierres saillant à travers la neige. En humant le début du sentier menant au lac, il crut reconnaître une fois de plus cette odeur ambrée qui le caractérisait tant, il était confiant, il retrouverait Cœur de Poussière.
Nuage de Lierre évolua rapidement dans la forêt jusqu’à rejoindre les abords du lac. Il plissa les yeux, la neige et l’eau du lac reflétant de façon aveuglante la lumière du jour. Une brise légère balaya son visage, lui apportant la fraicheur du lac. Il parcourut l’endroit du regard, si paisible, alors qu’il y’a encore quelques temps de cela, trois clans s’étaient entre-déchiraient. Il n’y avait plus aucune trace de l’affrontement, la neige, la pluie et le vent avaient nettoyé la plage de galets, remettant la nature en ordre. Soudainement, l’apprenti crème l’aperçut, cette fourrure brune, qu’il n’avait plus vu depuis longtemps, assise tranquillement, au bord de l’eau. Le matou sentit son cœur s’emballer. Pris par l’émotion, il se mit à courir vers cette silhouette si familière, qui lui avait tant manqué. Et, ignorant les indications de Pétale de Coquelicot, il hurla à plein poumons :
« Cœur de Poussière ! »
Le matou ne réagit pas. Nuage de Lierre pressa le pas, jusqu’à arriver à hauteur de son mentor. En reconnaissant son port de tête fier et ses incroyables yeux bleus, le jeune chat ne put s’empêcher de ronronner de bonheur. Il était tellement heureux de le voir et avait tellement hâte de reprendre l’entrainement avec lui. Cœur de Poussière semblait en pleine forme. Même s’il n’avait plus une carrure aussi impressionnante qu’avant à cause de ses nombreux jours d’inactivité, son poil était brillant. Nuage de Lierre était heureux de le voir ainsi.
« Cœur de Poussière, je suis tellement heureux de te voir ! Pétale de Coquelicot te cherchait de partout. »
Le guerrier ne réagit pas. L’air béat qu’affichait Nuage de Lierre s’estompa peu à peu, remplacé par une expression d’incompréhension. Il pencha sa tête de côté.
« Cœur de Poussière ? »
Cette fois-ci, le matou se tourna vers son apprenti, clignant plusieurs fois des yeux comme si on venait de le réveiller d’un profond sommeil.
« Tu m’as parlé ? demanda le félin de sa voix grave.
- O-oui… Pétale de Coquelicot te cherche, tu devais rester dans la tanière de Patte de Bambou.
- Pétale de Coquelicot… ? Comment ça elle a déjà son nom de guerrière alors que je suis encore apprenti ! s’insurgea le guerrier, les yeux écarquillés, c’est ridicule, Étoile d’Aconit ne lui aurait jamais donné un nom aussi coquet ! »
Cœur de Poussière se mit à ronronner doucement, semblant se moquer gentiment de Nuage de Lierre.
« Et toi ? Qui es-tu ? Je reconnais l’odeur de notre clan mais je ne t’ai jamais vu ! Tu es un des chatons de Cœur de Prune ? Je pensais qu’ils avaient tous le pelage très sombre !
- Non… Cœur de Poussière… je suis ton apprenti, Nuage de Lierre. »
Un silence pesant s’installa entre les deux félins. Nuage de Lierre ne comprenait pas ce qu’il se passait, pourquoi Cœur de Poussière se moquait-il ainsi de lui ? Il était totalement déstabilisé, il semblait si sincère dans ses paroles, mais tout cela n’avait pas de sens. Au bout de longues secondes, Cœur de Poussière eut la réaction la plus inattendue qu’il soit. Il éclata de rire. Un rire enfantin, cristallin, joyeux, qui fit frissonner Nuage de Lierre. Qu’était-il arrivé à son mentor ?
« Tu es très drôle ! ronronna Cœur de Poussière, qu’est ce que tu vas me dire maintenant ? Vol du Coucou n’est plus guérisseur et Saut du Chevreuil est mort ?
- Je ne sais pas qui sont ces chats, murmura Nuage de Lierre désemparé.
- Tu es sûr que tu fais partie du Clan du Tonnerre ? Tu n’es pas un espion j’espère ! Je vais devoir en parler au lieutenant et au chef sinon.
- Cœur de Poussière, par le Clan des Étoiles, c’est toi le lieutenant ! »
Nuage de Lierre s’était emporté. Il était complètement désemparé par le comportement du matou. Cela faisait des jours qu’il s’inquiétait pour lui, espérait le voir chaque matin franchir l’antre de Patte de Bambou, se repassait en boucle la bataille en tête, se demandant sans cesse s’il aurait pu aider le lieutenant, alors pourquoi réagissait-il ainsi ? Le jeune chat était complètement perdu.
« Pourquoi est-ce que tu te moques de moi ? Je ne m’appelle pas Cœur de Poussière mais Nuage de Poussière ! gronda-t-il, Nuage de Coquelicot a fait la même chose lorsqu’elle est venue me voir la première fois ! Pourquoi ? Pourquoi ? »
Le matou se mit à répéter en boucle ce simple mot : pourquoi. Le même qui tournait dans la tête de Nuage de Lierre. Le regard dans le vide, il continuait de le répéter, ne semblant même plus prêter attention au jeune chat crème qui ne savait plus quoi dire, quoi faire. Cœur de Poussière continuait de répéter sa question, de plus en plus vite, jusqu’à ce que le mot « pourquoi » devienne presque inintelligible. Le matou se mit à hoqueter, son visage soudainement parcourut de spasmes, ses babines se soulevant de façon nerveuse, tout comme ses moustaches. Les spasmes s’étendirent au reste de son corps, il se mit à sortir et rétracter ses griffes, sa queue, ses pattes s’agitant nerveusement. Sa respiration devint saccadée, haletante. Nuage de Lierre était totalement abasourdi, il ne savait pas quoi faire, paralysé par ce qu’il voyait. Un miaulement de détresse venant de la forêt le ramena à la réalité, il fut violemment bousculé. Il reconnut la fourrure rousse de Pétale de Coquelicot qui s’était précipitée sur son compagnon, qui s’était désormais mis à convulser.
« Nuage de Poussière ! Calme-toi ! C’est moi ! Nuage de Coquelicot, ton amie ! »
Cœur de Poussière était totalement paniqué, les yeux révulsés, s’agitant en tout sens, la respiration toujours aussi sifflante.
« C’est Petite Racine qui te faisait une blague, ne t’inquiète pas, tout va bien. » miaula la femelle en caressant doucement la joue du guerrier.
Au bout de plusieurs minutes à réconforter le lieutenant paniqué, sa respiration finit par se calmer. Son poil brun retomba en place et il mit fin à ses mouvements compulsifs de visage. Pétale de Coquelicot passa sa queue sur les épaules du matou, pressant son corps contre le sien. Nuage de Lierre était resté impassible devant cette scène qu’il ne parvenait pas à expliquer.
« On rentre voir l’ami de Vol du Coucou, d’accord ? » miaula Pétale de Coquelicot.
Cœur de Poussière se contenta de hocher la tête en silence avant d’emboiter le pas à la guerrière rousse. Lorsque cette dernière passa à côté de Nuage de Lierre, elle se pencha pour lui susurrer à l’oreille :
« Ne parle à personne de ce que tu viens de voir. »
Nuage de Lierre ne lui répondit pas. Il sentit un frisson parcourir son échine. Qu’était-il arrivé à son mentor ?
Chapitre V[]
Elle ne parvenait pas à se lever. Malgré la lumière du jour qui transparaissait à travers les feuillages de sa tanière, malgré les éclats de voix provenant de l’extérieur, malgré le froid qui lui transperçait le pelage, rien ne pourrait lui faire quitter le nid qui appartenait il y’a quelques jours encore à son frère, Nuage d’Ombre. Même si son parfum s’estompait peu à peu, Nuage Silencieux pouvait encore sentir sa douce odeur, sur chaque morceau de mousse et touffe de poils, dont certaines devaient lui appartenir. Le cœur de la petite chatte se serra, la litière sous ses pattes était terriblement froide et bientôt, elle ne pourrait plus sentir que l’odeur végétal du sol. Il ne resterait plus rien de son frère. Assister à son enterrement avait été un crève-cœur pour elle. Voir le visage paisible de Nuage d’Ombre enseveli peu à peu sous la terre avait été terrible. Elle craignait tellement d’oublier la couleur de ses yeux, la forme de son museau et la couleur de son poil.
Chaque nuit, elle espérait que, depuis le Clan des Étoiles, son frère viendrait lui rendre visite, en vain. Ses nuits étaient sombres, parcourues d’horribles cauchemars où elle revivait en boucle la terrible bataille face au Clan du Tonnerre et au Clan de l’Ombre. Et chacun de ces cauchemars se clôturait sur le visage de Nuage de Faucon, fixant de ses grands yeux bleus Nuage Silencieux, les pattes couvertes du sang de Nuage d’Ombre. Nuage Silencieux frissonna, sortant instinctivement ses griffes en se remémorant le visage de l’apprenti du Clan du Vent. La tristesse qu’elle ressentait se mua instantanément en une haine profonde, grondante, terrible qui lui donna aussitôt des palpitations. La jeune gronda silencieusement et ouvrit ses yeux, avant de se lever finalement pour quitter sa tanière. Elle était parvenue à se lever.
Le froid qui s’était déjà installé dans la tanière des apprentis l’enveloppa totalement lorsqu’elle en franchit le seuil. Elle frissonna à peine, tant les émotions qu’elle ressentait étaient encore vives. Il n’y avait pas âme qui vive dans le camp du Clan de l’Ombre. On devinait que le soleil était déjà bien haut dans le ciel malgré les nuages grisâtres le cachant en partie, la plupart des guerriers devaient être en patrouille. La fin de la bataille avait également marqué la fin de l’opulence pour le clan de la forêt de pins. Les journées à se prélasser dans le camp avaient pris fin en même temps que la Saison des Neiges était apparue. Les entrainements avaient repris, les patrouilles s’étaient organisées et personne n’avait osé reparler de la défaite cuisante subie depuis le soir terrible.
« Nuage Silencieux ! »
L’éclat de voix qui venait de s’élever tira l’apprentie de ses pensées. Elle se tourna et découvrit Éclat d’Amaryllis. Fraichement nommée guerrière, la belle femelle au pelage roux s’approcha d’un pas élégant vers l’apprentie. Ses yeux vert sombre brillaient d’un éclat que Nuage Silencieux n’avait plus vu depuis longtemps.
« Je suis contente que tu sois sortie de la tanière des apprentis ! ronronna la rouquine, j’allais sortir chasser, tu veux m’accompagner ?
- Oui, pourquoi pas. Je vais voir avec Pelage d’Ombrage si… »
La fin de sa phrase se perdit dans un souffle. Son cœur se serra de nouveau. Chaque matin, Nuage d’Ombre occupait entièrement son esprit et chaque matin, elle se rappelait cette décision terrible qu’Étoile de Grêle et Onde Claire avaient pris : Pelage d’Ombrage avait été bannie du Clan de l’Ombre. Lorsque cela avait été annoncé au clan, Nuage Silencieux était bien trop sous le choc de la mort de son frère pour réagir. Elle n’avait pas compris ce qu’il s’était passé et lorsque sa mentor lui avait jeté un long regard rempli de tristesse, espérant certainement une réaction de sa part, elle avait fait honneur à son nom et était restée silencieuse. L’argument qui avait été mis en avant était celui de la trahison, Pelage d’Ombrage aurait empêché Éclat de Pierre d’attaquer des chats du Clan du Tonnerre durant la bataille. Si la guerrière écaille-de-tortue avait essayé de se défendre tant bien que mal en arguant que le matou s’était attaqué à des apprentis, Onde Claire avait profité de la situation pour évincer la guerrière, soutenue sans difficulté par son chef. Personne n’avait osé rien dire, personne ne voulait affronter la colère terrible de la lieutenante et d’Étoile de Grêle. Pelage d’Ombrage était partie, la queue basse, sans un mot de la part de ses camarades, certains ayant même feulé la femelle à son passage pour quitter le camp. Depuis, Nuage Silencieux n’avait pas repris l’entrainement. Elle aidait de-ci, de-là ses camarades lorsqu’ils lui demandaient mais personne n’avait repris le flambeau pour son apprentissage.
« Je suis désolée pour toi… miaula Éclat d’Amaryllis en posant le bout de sa queue duveteuse sur l’épaule de Nuage Silencieux, j’espère qu’Étoile de Grêle nommera bientôt un nouveau guerrier pour te former, maintenant que ton deuil est fait. »
Nuage Silencieux eut un petit mouvement de recul. Elle dévisagea la guerrière. Elle n’avait jamais pensé au fait que quelqu’un devait remplacer Pelage d’Ombrage. Étoile de Grêle ne l’avait jamais évoqué. En même temps, le meneur se dévouait corps et âme à Brin de Muguet dont la mise-bas se rapprochait de plus en plus. Nuage Silencieux, quant à elle, évitait plus que jamais sa mère. La mort de Nuage d’Ombre semblait l’avoir à peine impacté, elle n’avait même pas voulu veiller le corps de son fils « pour ne pas tomber malade et affaiblir ses futurs chatons ». Cela n’avait fait qu’accroître le chagrin dévorant de l’apprentie guerrière.
« Qui te dit que j’ai oublié Nuage d’Ombre ? dit-elle d’un ton froid.
- C’est la première fois depuis plusieurs jours que tu quittes la tanière des apprentis avant que le soleil soit à son zénith, répondit la rouquine, et puis faire son deuil ne veut pas dire oublier, je n’ai jamais oublié ma sœur tu sais.
- Tu avais une sœur ? Je ne savais pas.
- Elle est morte peu avant que tu naisses, j’étais encore dans la pouponnière. Elle s’appelait Petit Bouvreuil. De ce que je me souviens, on jouait beaucoup ensemble. Malheureusement, la vie a été trop rude pour elle, elle s’est endormie une nuit et ne s’est jamais réveillée.
- La vie n’était pas trop rude pour Nuage d’Ombre, gronda Nuage Silencieux, il serait devenu un formidable guerrier, on lui a arraché un avenir grandiose ! Cela n’a rien à voir ! »
Éclat d’Amaryllis ne répondit pas à l’apprentie courroucée. Elle se contenta de l’observer tendrement, le regard peiné. Cela ne servait à rien de raisonner la jeune chatte endeuillée.
« On devrait aller chasser. La réserve de gibier est vide.
- Vas-y sans moi, j’ai d’autres choses à faire. »
Nuage Silencieux se tourna. Elle entendit Éclat d’Amaryllis soupirer derrière elle.
« Fais attention Nuage Silencieux, Étoile de Grêle est trop occupé à penser à ses futurs chatons mais Onde Claire ne t’oubliera pas. »
La jeune chatte feint d’ignorer sa camarade avant de se diriger vers la sortie du camp. En réalité, lorsqu’elle entendit le nom de la lieutenante, un frisson parcourut l’entièreté de sa colonne vertébrale.
Nuage Silencieux ne savait pas trop où se rendre. Tout ce qu’elle voulait, c’était s’éloigner d’Éclat d’Amaryllis, d’Onde Claire, de Brin de Muguet en bref, de l’entièreté des chats du Clan de l’Ombre. La jeune chatte était totalement perdue. Elle ne savait plus à qui parler, quoi faire, son monde entier s’était écroulé autour d’elle. Elle s’en voulait tellement pour toutes les fois où elle s’était disputée avec Nuage d’Ombre et elle espérait sincèrement qu’il lui avait pardonné. Son frère lui manquait tellement, une partie d’elle avait été enterré avec lui sous terre. La jeune chatte avait eu la naïveté de croire que ce tragique incident l’aurait rapproché de sa mère, sans succès. La froideur avec laquelle elle avait accepté la mort de son unique fils avait frappé Nuage Silencieux. Aucune émotion, aucune larme, rien. Elle ne s’était même pas préoccupée de savoir comment allait sa fille, continuant de la considérer comme une parfaite inconnue, à chaque fois qu’elles se croisaient au sein du camp.
La jeune chatte rêvait de croiser Pelage d’Ombrage, cachée sur les terres du Clan de l’Ombre pour décharger toute la colère et la tristesse qu’elle ressentait. Après tout, c’était peut-être pour ça que la petite chatte déambulait dans la forêt de pins, sans trop savoir où allait. Elle ne se berçait pas d’illusions pour autant. Même si elle n’avait aucune idée d’où était son ancienne mentor, la chatte écaille-de-tortue n’était pas assez stupide pour se cacher sur les terres du clan qui l’avait banni. Elle avait peut-être rejoint les chats de la grange, sur les terres du Clan du Vent. Ou les chats domestiques qui vivaient avec les Bipèdes. Ou bien était-elle tout simplement partie… Tout ce que Nuage Silencieux savait, c’était que Pelage d’Ombrage lui manquait terriblement.
En pensant aux Bipèdes qui vivaient près du lac, Nuage Silencieux eut l’idée de se rendre jusqu’au Nid de Bipèdes où vivait Billie. Sa camarade ayant été bannie, Épine de Pin était désormais obligé de se rendre lui-même chercher de l’herbe à chat, il n’était plus venu demander l’aide de l’apprentie.
La jeune chatte ne mit pas longtemps à apercevoir la grande clôture bordant la tanière de Billie. L’avantage de la forêt de pins était qu’elle bloquait en grande partie la neige, le terrain restait suffisamment praticable pour ne pas entraver la marche des chats du Clan de l’Ombre. Nuage Silencieux se ramassa sur elle-même avant de bondir sur l’un des grands bâtons lisse et d’y planter ses griffes. Le contact avec la surface glaciale la fit frissonner. En quelques coups de pattes habiles, elle se hissa au sommet de la barrière et retomba avec souplesse de l’autre côté. Ici, le terrain était plus dégagé, la neige recouvrait le sol. Nuage Silencieux parcourut l’endroit du regard. Le nid de Bipèdes était de couleur clair, à l’exception du sommet pourvu de pierre rouge sombre assez plates. De longs rochers plats formaient une sorte de chemin jusqu’à ce qui devait être l’entrée du nid, scellée par un grand pan de bois. A quelques longueurs de queue de la tanière de Billie et ses Bipèdes se dressait une seconde, beaucoup plus petite et de couleur sombre. L’apprentie se demandait bien qui pouvait habiter là-dedans.
« Un intrus ! »
Le couinement furibond qui venait de résonner tira la jeune chatte du Clan de l’Ombre de sa rêverie. Elle se tourna et découvrit une boule de poils gris clair, qui la fusillait de ses grands yeux bleus. C’était la première fois que Nuage Silencieux voyait cette minette. A son odeur et en apercevant le collier enserrant son cou, elle comprit bien vite qu’il devait s’agir d’une des filles de Billie.
« Tu es Lily, c’est ça ? miaula Nuage Silencieux à l’attention de la petite chatte.
- Non ! Lily est derrière toi tête de croquette ! »
La novice voulut faire volte-face pour découvrir le visage de la personne qui venait de parler mais elle se fit aussitôt assaillir. Une petite masse venait de lui tomber sur les épaules et lui donnait désormais des coups vifs dans le dos.
« A l’attaque ! »
La chatte grise venait à son tour de se jeter sur Nuage Silencieux, lui mordillant les pattes avant. Cette dernière ne put réprimer un ronron amusé en découvrant les attaques ridicules qu’elle était en train de subir. D’un mouvement de la patte, elle écarta sa première assaillante puis se roula sur le dos pour faire tomber la seconde. Cette dernière poussa un petit couinement surpris. Nuage Silencieux ronronna de nouveau en la découvrant affalée dans la neige, gesticulant de ses pattes rousses pour se redresser. En attendant qu’elle parvienne à retrouver l’équilibre, l’apprentie se donna quelques coups de langue sur l’épaule pour remettre son pelage ébouriffé en place. Avec leur attaque ridicule, les deux chattes domestiques avaient redonné le sourire à l’apprentie. Pourtant, ces dernières ne semblaient pas plaisanter du tout. La rouquine jetait des regards courroucés à Nuage Silencieux tandis que sa sœur feulait furieusement.
« Tu n’as pas à être ici ! Maman nous a dit que seuls Épine de Pin et Nuage de Hibou pouvaient venir ! glapit la chatte blanche et rousse qui était donc Lily.
- J’appartiens au même clan qu’Épine de Pin, je suis déjà venue, je connais Billie. Où est-elle d’ailleurs ?
- Menteuse ! Il ne nous a pas prévenu que quelqu’un devait venir, tu n’es pas du Clan de l’Ombre. »
La réponse de la chatte grise et blanche, certainement Charlie, étonna Nuage Silencieux. Elle qui avait trouvé la situation amusante de prime abord, était désormais surprise par le comportement des deux chattes domestiques. L’apprentie avait d’abord cru qu’il s’agissait d’un jeu. Même si ses deux interlocutrices ne semblaient guère plus jeunes qu’elle, elles possédaient encore leur duvet de chaton et se comportaient comme tel. Nuage Silencieux n’avait pas pris une seule seconde leur assaut au sérieux. Elle ne donnait pas cher de leur peau si un jour elles se retrouvaient face à Onde Claire, et décidaient de l’attaquer ainsi…
« Pourquoi tu es venue ici ? demanda Lily.
- Je ne sais pas trop. J’avais envie de discuter avec des chats… autre que ceux du Clan de l’Ombre.
- Je croyais que l’Hiver était la pire saison pour les chats des clans, tu ne devrais pas être en train de chasser ? » s’exclama à son tour Charlie.
L’hiver ? C’était bien la première fois que Nuage Silencieux entendait cet étrange mot. Certainement du jargon de Bipèdes que seuls les chats domestiques connaissaient. Quoiqu’il en soit, Charlie avait raison. Nuage Silencieux devrait être en train de patrouiller, s’entrainer ou chercher du gibier pour son clan, comme Éclat d’Amaryllis lui avait proposé. La jeune chatte se sentit soudainement terriblement honteuse. Depuis combien de temps n’était-elle pas allée patrouiller ? Cela lui semblait remonter à des lunes. Son frère devait être tellement déçu d’elle depuis le Clan des Étoiles, elle méritait bien son titre de chatte domestique.
« C’est vrai, je devrais être en train de chasser, miaula finalement Nuage Silencieux, je suis désolée de vous avoir dérangé.
- T’as bien raison de t’excuser ! On en a marre que des inconnus viennent se pavaner dans notre jardin ! » gronda Lily.
Jardin. Un autre mot inconnu pour Nuage Silencieux. Néanmoins, les paroles de la chatte domestique attirèrent l’attention de la femelle.
« Des inconnus ? répéta cette dernière, je croyais qu’il n’y avait qu’Épine de Pin qui venait vous voir.
- Oui, normalement. Il a autorisé d’autres chats de la forêt à venir, ceux qui font des mélanges avec les plantes comme lui. C’était deux femelles, elles voulaient de l’herbe à chat mais maman nous a interdit de leur en donner, les plants étaient trop petits, expliqua Charlie, mais ça ce n’est pas grave, tant qu’Épine de Pin et maman sont au courant. Mais maintenant d’autres chats inconnus viennent aussi. Il y’a d’abord eu cet étrange chat noir.
- Quel sac à puces celui-là ! cracha Lily.
- Lily lui en veut car il s’est moqué de son collier en la voyant. Moi, je le trouvais plutôt gentil. Mais il a posé beaucoup de questions sur Épine de Pin et votre clan. Maman était sortie avec nos Maisonniers, elle n’était pas là pour lui répondre et moi je n’y connais pas grand-chose à vos trucs de chats sauvages. Il est parti et n’est pas revenu. Quand j’en ai parlé à Maman, elle m’a interdit de lui reparler si elle revenait.
- Puis Épine de Pin est venu nous voir quelques jours après, continua Lily, Maman lui a parlé de ce visiteur et il lui a conseillé de chasser tous les chats qui n’étaient pas du Clan de l’Ombre qui viendraient les voir sans son consentement. Il avait l’air extrêmement nerveux, c’était la première fois que je le voyais comme ça.
- Nuage de Hibou était bizarre ce jour là aussi. D’habitude il nous raconte plein de trucs sur ses remèdes et les plantes du jardin mais là, il nous a à peine dit bonjour.
- Pas étonnant… » marmonna Nuage Silencieux.
Le guérisseur et son apprenti s’étaient sans doute rendus jusqu’ici quelques jours après les combats du bord du lac, lorsque la tension était encore à son paroxysme au sein du clan. Lily et Charlie n’avaient jamais vu Nuage Silencieux, ce qui expliquait leur animosité. L’apprentie soupira intérieurement, les deux chattes n’avaient même pas remarqué qu’elle portait la même odeur qu’Épine de Pin et Nuage de Hibou.
« Enfin bref, après cet étrange matou, on a eu interdiction de parler aux inconnus et chasser quiconque venait jusqu’ici, conclut Lily, mais bon, c’est compliqué d’ignorer tout le monde… on s’ennuie beaucoup en Hiver.
- Il y’a eu le chaton blanc aussi ! répliqua Charlie.
- N’importe quoi ! T’as de la pâtée dans la tête, il n’y a que toi qui as vu ce chaton.
- Un chaton ? demanda Nuage Silencieux perplexe.
- Oui, je l’ai entendue miauler pendant la nuit, ça m’a réveillée, expliqua la chatte grise, je suis allée jusqu’à la fenêtre et je l’ai vue minuscule, elle se tenait à quelques pas de là. J’ai voulu sortir pour aller lui parler mais elle avait disparu en quelques secondes.
- Whaou ! Quelle histoire incroyable ! railla Lily.
- Arrête de te moquer ! Tu dormais trop profondément pour l’entendre mais je suis sûre de ce que j’ai vu !
- Et bien où est-elle ? Elle s’est envolée ?
- Je ne sais pas. Mais elle avait l’air perdue, elle a du partir le temps que je sorte. »
Lily ricana. Visiblement, la rouquine ne croyait pas un traitre mot de l’histoire de sa sœur. Nuage Silencieux ignora leur querelle, tout cela ne l’intéressait pas et elle avait eu sa dose de conflits pour au moins les trois pleines lunes à venir. Les chats domestiques étaient tellement étranges, elle aurait pu confondre un lapereau avec un chaton. Cependant, ce qui l’intéressait, était cet étrange chat noir, qui avait posé des questions sur son clan. De qui pouvait-il s’agir ? Un espion du Clan du Tonnerre ?
« Comment s’appelait le chat noir qui est venu ici ? demanda Nuage Silencieux.
- Aucune idée, il n’a pas voulu nous le dire. Il a juste expliqué qu’il portait le nom d’un bel oiseau.
- Du coup j’ai décidé de l’appeler le pigeon, car à part roucouler et se pavaner, c’est tout ce qu’il a fait ! » gronda Lily.
Nuage Silencieux plissa les yeux, perplexe. Les deux sœurs semblaient bien trop candides pour mentir ce qui rendait la situation encore plus étrange. Qui était ce chat noir ? L’apprentie soupira intérieurement, son clan venait de subir une défaite et voilà qu’un inconnu cherchait à avoir des informations sur eux désormais…
« Je vois, je pense que je ferai mieux de rentrer.
- Nuage Silencieux ! C’est bien toi ? »
La femelle tourna sa tête pour découvrir Billie, en train de descendre de la barrière. La jolie femelle portait dans sa gueule quelques fleurs de perce-neige, qu’elle déposa sur un des grands rochers plats. Charlie et Lilly se ruèrent vers leur mère pour l’accueillir, ronronnant bruyamment en frottant leur tête sur l’épaule de la chatte domestique. Cette dernière lécha tendrement le front de ses deux filles, un geste qui serra le cœur de Nuage Silencieux. Cela faisait bien longtemps que sa propre mère n’avait pas eu un geste aussi doux envers elle.
« C’est Épine de Pin qui t’a demandé de venir ? Il ne m’a rien dit, miaula Billie avant de se tourner vers ses chatons, et vous deux vous n’avez pas écouté mes consignes, je vous avais dit de ne pas laisser des inconnus venir ici !
- Désolée… on s’ennuie tellement, on avait enfin quelqu’un avec qui discuter ! se lamenta Charlie.
- On a essayé pourtant ! On avait pris notre air méchant, comme tu nous as dit, et on a essayé de la chasser ! Mais on sait pas se battre nous, on n’a rien pu faire. »
Billie soupira mais ne répondit pas aux deux jeunes femelles. Elle reporta son attention sur Nuage Silencieux qui assistait assez décontenancée à cette scène. Toute cette mise en scène du début, cette hostilité marquée, étaient donc un ordre de Billie et Épine de Pin.
« Heureusement que c’était Nuage Silencieux… grommela la chatte domestique, comment vas-tu d’ailleurs ? Tu as besoin de quelque chose ? Le froid a fait du mal à l’herbe à chat mais j’ai bon espoir qu’avec le soleil de ces derniers jours, des repousses apparaissent.
- Je vais bien merci. A vrai dire, je n’avais besoin de rien, j’étais juste venue voir si tout allait bien… du côté des chats domestiques.
- Tu sais, tout va toujours bien pour nous ! Ce n’est pas nous qui devons dormir dehors sous la neige, ronronna Billie, et Pelage d’Ombre, comment se porte-t-elle ? Cela fait longtemps que je ne l’ai pas vue !
- Très bien. Elle va très bien. »
Nuage Silencieux avait tenté de ne pas laisser transparaître sa tristesse lorsque la femelle avait évoqué le nom de son ancienne mentor. Visiblement, Épine de Pin avait gardé pour lui les secrets de son clan, c’était surement pour cela que les questions d’un matou inconnu l’avait tellement inquiété. A juste titre… En avait-il parlé à Étoile de Grêle ? Rien n’était sûr. L’apprentie se donna quelques coups de langue sur le poitrail pour se redonner consistance avant de déclarer :
« Bon… si tout va bien, je ferai mieux de rentrer, Pelage d’Ombrage doit surement me chercher pour patrouiller.
- Nous allons rentrer nous aussi, il fait beaucoup trop froid dehors ! répondit Billie, j’ai apporté quelques perce-neiges à nos Maisonniers, ils seront heureux. Je suis contente de t’avoir revue Nuage Silencieux, passe le bonjour à Épine de Pin et Pelage d’Ombrage ! »
La novice acquiesça en silence. Elle regarda les trois chattes se rapprocher de leur tanière puis entreprit d’escalader de nouveau la barrière pour retourner sur les terres de son clan. L’odeur de la forêt de pin l’enveloppa aussitôt, un parfum qui, malgré tout, restait terriblement rassurant. Elle avait encore l’impression que son frère était un peu là, dans ces fragrances recouvrant ces terres. La jeune chatte prit une grande bouffée d’air. Étrangement, aller voir ces trois chattes domestiques lui avaient allégé l’esprit. Tant de naïveté, tant de candeur, c’était attendrissant à voir. Tellement différent de sa vie, de ce qu’elle avait déjà vécu. Charlie et Lily n’imaginaient pas un temps soit peu tout ce qu’elle avait déjà enduré. Nuage Silencieux n’avait rien à voir avec une chatte domestique, contrairement à tout ce qu’avaient pu lui dire Nuage d’Ombre et Nuage de Braise dans leur enfance. Une fois de plus, son cœur se serra, lorsque le visage de son frère apparut dans son esprit. Il lui manquait tellement. Elle soupira. La parenthèse du Nid de Bipèdes achevée, elle retrouvait son chagrin désormais quotidien.
La jeune chatte déambula dans la forêt de pins pendant au moins une heure encore. Elle ne savait pas quoi faire. Son cœur était lourd et malgré les révélations étranges de Charlie et Lily sur le mystérieux chat noir, elle ne parvenait pas à effacer sa tristesse. Qu’est ce que cela pouvait bien lui faire de toutes façons ? Elle n’était qu’une banale apprentie du Clan de l’Ombre, sans mentor, sans famille, sans personne avec qui parler. Elle ne valait rien.
« Qu’est ce que tu fiches ici ? »
La voix froide qui venait de s’élever dans le dos de Nuage Silencieux la fit tressaillir. Elle ne la reconnaissait que trop bien. Elle marqua un temps d’arrêt, ne souhaitant pas se tourner immédiatement. Peut-être s’agissait-il de quelqu’un d’autre.
« Regarde-moi quand je te parle. »
Lentement, le souffle court, tremblotante, l’apprentie se tourna. Son regard croisa aussitôt celui glacial d’Onde Claire, qui se tenait à quelques longueurs de queue. La lieutenante la toisa de haut en bas, sa queue au poil court s’agitant de droite à gauche, comme à chaque fois qu’elle était agacée.
« Je ne me répèterai pas une troisième fois. Que fais-tu seule dans la forêt ? »