Wiki Vos histoires de LGDC
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Brume

Le soleil commençait à poindre à travers les arbres, plongeant le camp du Clan de l’Ombre dans une lumière douce et apaisante. Plume d’Aulne savourait le calme du matin, encore à moitié somnolente, pelotonnée contre sa camarade Feuille d’Or. Cela faisait des lunes qu’elles partageaient la même litière dans la tanière des guerriers, pour se donner chaud. Depuis leur plus jeune âge, elles avaient tout traversé ensemble : des entraînements éreintants aux batailles et aux nuits glaciales de la mauvaise saison. Pour Plume d’Aulne, Feuille d’Or était plus qu’une amie : elle était sa sœur de cœur une part de sa vie qu’elle ne pourrait jamais imaginer perdre.

La guerrière au pelage crème se leva tranquillement, étira ses muscles engourdis, et rejoignit ses camarades autour du tas de gibier. Le Clan de l’Ombre s’éveillait petit à petit, dans un doux tumulte de bruits familiers. Étoile d’Écorce observait son clan avec une fierté non dissimulée, et donnait des instructions aux patrouilles matinales.

Au-delà du buisson d’ajonc qui marquait l’entrée du camp, le territoire du Clan de l’Ombre s’étendait, sombre et épais, une forêt dense où les jeux de lumière et d’ombre créaient un lieu que Plume d’Aulne chérissait comme sa propre fourrure. Elle aimait cette forêt, aux odeurs familières de terre et de résine, ce terrain de chasse qu’elle connaissait par cœur.

“Prête pour un peu d’exercice matinal ? demanda Feuille d’Or en s’étirant les pattes.

- Je n’attendais que ça ! répondit avec entrain son amie. Si je reste trop longtemps assise, je vais m’enraciner ici.”

Les deux amies partirent en trottinant vers la forêt de pin, suivies de Moustache Grise et de Nuage de Fougère. Pendant la matinée, entre deux proies, les deux femelles échangeaient des plaisanteries et des anecdotes. Comment la vie pourrait-elle être plus belle ?

“Je sens un lapin tout prêt, fit Feuille d’Or en levant la truffe. Attends-moi près du Grand Pin, je reviens ! C’est ma dernière prise, après on rentre au camp.

- Fais vite, lança Plume d’Aulne tandis que son amie avait déjà disparu. Ou je ne t’attendrais pas…”

Au pied du Grand Pin, Plume d’Aulne entreprit de déterrer toutes les prises de la matinée. Nuage de Fougère tenait fièrement son premier écureuil, qu’il tenait absolument à apporter à la guérisseuse. Alors que la guerrière terminait son tas de proies, elle crut entendre quelqu’un murmurer son nom entre les arbres. Elle releva la tête machinalement.

“Ça y est, tu as trouvé ton lapin ?”

Mais à son grand étonnement, Feuille d’Or n’était nulle part en vue. Pourtant, elle était sûre d’avoir entendu son nom. Mais seul le bruissement des feuilles dans le vent lui répondit.

“Feuille d’Or, ce n’est pas drôle, soupira-t-elle.

- Qu’est ce qui n’est pas drôle ?”

Plume d’Aulne sursauta en faisant volte face, se retrouvant nez à nez avec sa camarade, qui venait de poser un lapin dodu à ses pattes.

“Tu m’as fait peur !

- Une souris pourrait te faire peur ! Pourquoi tu parlais aux buissons ?

- J’ai t’ai confondu avec le vent, marmonna Plume d’Aulne, gênée. J’ai besoin d’une bonne sieste je pense.

- Pas avant d’avoir ramené tout ce butin au camp !”

Le soleil était à son zénith quand la patrouille regagna l’entrée du camp. Comme d’habitude, Feuille d’Or était en tête, suivi de près par Plume d’Aulne qui cheminait près de Moustache Grise. La chasse avait été bonne, malgré les basses températures de la nuit, et les odeurs familières de terre et de mousse se mêlaient agréablement à celles du gibier que la guerrière tenait dans sa gueule. En déboulant dans le camp, elle réalisa soudain que Nuage de Fougère n’était plus derrière elle. Inquiète, elle jeta un coup d'œil autour d’elle, cherchant du regard l’apprenti et son écureuil. Son mentor, Moustache Grise, ne semblait pas avoir remarqué la disparition de son apprenti, et Plume d’Aulne hésitait à l’alarmer inutilement.

Alors qu’elle s’apprêtait à faire demi-tour dans la forêt pour remonter la piste de Nuage de Fougère, la femelle crème l’aperçu quittant la tanière de la guérisseuse, Brin d’Herbe, la queue haute. Il a dû nous dépasser sans que je ne m’en aperçoive, il avait tellement hâte de montrer sa prise, se dit-elle en haussant les épaules, convaincue qu’elle avait grandement besoin d’une sieste.

Alors que Plume d’Aulne grignotait un mulot, Brin d’Herbe et Étoile d’Écorce passèrent devant elle, pris dans une conversation qui semblait importante. Ils parlaient à voix basse, et semblèrent ne pas remarquer la guerrière qui les salua. Ils se contentèrent de hocher la tête sans vraiment lui adresser un regard, continuant leur chemin. J’espère que tout va bien, ils ont l’air vraiment concentrés dans leur discussion… Le Clan de l’Ombre connaissait une ère de paix depuis de nombreuses lunes, et Plume d’Aulne n’avait pas envie que cela change. La dernière bataille à laquelle elle avait participé avait été terrible, bien qu’elle ne se souvenait même pas de quand elle datait.

Sautillant sur ses pattes, Feuilles d’Or s’approcha de son amie en faisant frétiller ses moustaches.

“Alors, tu vas la faire, cette sieste ?

- Oh, ça oui, répondit Plume d’Aulne en se grattant une oreille. J’ai l’impression qu’on m’évite, aujourd’hui. Ai-je fait quelque chose de mal ?

- Tu t’imagines toujours des tas de choses, pouffa son amie. Tu dois être fatiguée, tu as les idées noires. Et puis… Tu passes ton temps à courir après des souris invisibles, comme tout à l’heure au Grand Pin !”

Plume d’Aulne lui donna une pichenette sur l’épaule du bout de la queue, avant de pénétrer dans la tanière des guerriers, où la lumière tamisée apportait un confort réconfortant. D’un geste, elle replaça une touffe de mousse qui dépassait de la litière avant de s’y allonger, posant la queue sur son museau. Se laissant bercer par le chant des oiseaux, Plume d’Aulne ferma les yeux, sentant ses paupières s’alourdir.

À mesure qu’elle s’enfonçait dans le sommeil, des images vagues et étranges dansaient derrière ses yeux fermés : des silhouettes félines indistinctes se dessinant dans la brume, des arbres qui semblaient penchés vers elle, comme des ombres. Des murmures inaudibles venant de toutes les directions lui soufflant des mots étranges à ses oreilles. Elle s'éveilla en sursaut, le cœur battant, mais secoua la tête pour se raisonner. Ce n’était qu’un rêve, bien qu’il fut terrifiant.

En fin d'après-midi, Plume d’Aulne repartit en patrouille de frontière, bien mieux reposée. Alors qu’elle trottinait dans les bois avec ses camarades, un sentiment étrange s’accrochait à elle, comme une tique refusant de quitter la fourrure d’un vieux chat, probablement à cause de son cauchemar. Les formes floues qu’elle avait vu pendant son rêve revenait sans cesse dans son esprit, et la femelle fit de son mieux pour se concentrer sur sa patrouille pour les oublier.

Au bout d’un moment, Plume d’Aulne vit un oiseau voler à travers une clairière et, sans qu’elle ne sache pourquoi, son cœur se serra d’une étrange manière. Elle en oublia la conversation qu’elle avait avec ses camarades un instant, fixant le point où l’oiseau avait disparu. Quelque chose d’indescriptible s’échappait de cette image, qui fit frémir la guerrière. Quand elle reporta son attention sur sa patrouille, Roc Mousseux la scrutait avec un air intrigué.

“Tout va bien, Plume d’Aulne ? Tu a l’air… ailleurs.

- Oui, tout va bien, répondit-elle, légèrement embarrassée. J’ai cru voir quelque chose, mais ce n’était rien.

- Bon, je suppose que tu n’as pas entendu ce que je viens de dire… Toi qui la connais bien, tu penses que Feuille d’Or pourrait s’intéresser à quelqu’un comme moi ? Je la trouve formidable, mais je n’arrive pas à l’approcher…”

Plume d’Aulne fit frétiller ses oreilles, amusée. Si seulement Roc Mousseux savait à quel point Feuille d’Or parlait de lui sans cesse. Il ferait un compagnon idéal pour elle, elle le savait. Pourquoi ne pas leur donner un petit coup de patte ?

“Je pense que tu as toutes tes chances. Pourquoi tu ne lui proposerais pas une petite balade en forêt, ce soir ? Elle adorerait ça.

- Tu… Tu es sûre ? Merci, Plume d’Aulne !”

Tel un chaton ayant réussi à attraper son premier papillon, Roc Mousseux reprit sa route la queue haute, son ronronnement résonnant entre les arbres. Avec une certaine satisfaction, Plume d’Aulne songea que si son amie devenait la compagne de Roc Mousseux, elle n’y serait pas pour rien.

Au coucher du soleil, la patrouille était enfin de retour au camp. L’atmosphère était calme, les oiseaux ne chantaient plus mais les chauves-souris commençaient à traverser le camp à la recherche d'insectes. N’ayant pas la force de manger un repas, Plume d’Aulne se dirigea immédiatement vers la tanière des guerriers pour la nuit, avant de remarquer une scène étrange au centre du camp : plusieurs chats étaient rassemblés autour de la pile de gibier, chuchotant entre eux, le regard inquiet. D’après leur nombre, la quasi-totalité des guerriers étaient là, assis en cercle, les yeux brillants dans l’obscurité naissante.

Prise de curiosité, Plume d’Aulne s’approcha discrètement pour écouter, ses pattes effleurant à peine le sol. Mais Feuille d’Or, qui se tenait un peu en retrait, vint rapidement la retrouver, l’air nerveux.

“Oh, Plume d’Aulne, je te cherchais justement. Allons dormir, miaula-t-elle en essayant de la détourner du groupe.

- Que se passe-t-il ? fit la guerrière en plissant les yeux. Pourquoi tout le monde semble si… tendu ?

- Rien, rien… des rumeurs, comme d’habitude. Viens, la journée a été longue.”

Plume d’Aulne allait protester, mal à l’aise à l’idée d’être laissée en retrait si son clan avait des ennuis, mais l’insistance de son amie la fit céder, une fois de plus. Feuille d’Or avait un certain talent pour faire faire aux autres ce qu’elle voulait, il était difficile de lui tenir tête. Son entrain naturel et ses yeux malicieux pourraient donner envie à n’importe qui de la suivre même en plein territoire de blaireaux.

Avant d’entrer dans la tanière, Plume d’Aulne lança un dernier regard en arrière. Elle aurait juré qu’un de ses camarades avait son regard braqué sur elle, une expression inquiète et indéchiffrable sur le visage. Elle cligna des yeux, et en les rouvrant, son camarade discutait légèrement avec son voisin, et Feuille d’Or l'entraîna à l’intérieur avant qu’elle ne puisse réfléchir davantage.

Plume d’Aulne ouvrit à nouveau les yeux sur une forêt à la fois inconnue et familière, mais quelque chose n’allait pas. Les feuilles étaient noircies, comme brûlées par un vieux feu, et la brume s’épaississait, serpentant autour de ses pattes comme pour la piéger. Elle entendait des voix au loin, des chuchotements indistincts, certains murmurant son nom, d’autres des paroles de colère ou de tristesse. Vivement, elle regarda autour d’elle, cherchant désespérément Feuille d’Or ou un autre camarade, mais il n’y avait personne, seulement les ombres des arbres, trop sombres, trop denses.

Puis elle aperçut une silhouette de chat, une ombre indistincte qui semblait flotter dans la brume, sans visage, sans traits. Prudemment, elle tenta de s’approcher, mais la silhouette s’éloigna sans bruit, comme glissant entre les arbres. Son cœur battait à tout rompre, et alors qu’elle allait l’appeler à voix haute, la brume s’épaissit, l’entourant, s'immisçant jusque dans sa gorge, la faisant suffoquer.

Elle se réveilla en sursaut, haletante, ses yeux s’ouvrant sur la tanière sombre habituelle. Les guerriers dormaient toujours paisiblement autour d’elle, mais une sensation de froid profond s’était infiltrée en elle, comme si la brume de son rêve s’était accrochée à sa fourrure. Elle secoua la tête pour s’en débarrasser, posant sa queue sur son museau pour se rassurer, mais le malaise persista jusqu’à qu’elle se rendorme.

Au matin, Plume d’Aulne se leva avec un sentiment d’épuisement inhabituel. Ses pensées étaient brumeuses, et les images de son rêve refusaient de quitter son esprit. Il paraissait bien trop réel pour qu’il soit un simple rêve, et cette idée l’inquiétait. Se pourrait-il que le Clan des Étoiles tente de communiquer avec moi ? se demandait-elle malgré elle. Pourtant, je ne suis ni cheffe ni guérisseuse ! En rejoignant ses camarades près du tas de gibier pour se choisir son repas, elle remarqua que les autres la regardaient d’une manière étrange. Certains murmuraient entre eux en la regardant du coin de l'œil, tandis que d'autres l’ignoraient complètement.

“Bonjour à tous, lança-t-elle le plus innocemment possible. Belle journée pour chasser, n’est-ce pas ?”

Ses camarades répondirent par un hochement de tête évasif, avant de reprendre leur repas. J’ai vraiment dû faire quelque chose de mal… Peut-être que je dois en parler à Étoile d’Écorce. Par réflexe, elle chercha Feuille d’Or du regard pour partager ses préoccupations avec elle. Étrangement, elle ne la vit nulle part. Inquiète, elle s’approcha de Roc Mousseux, qui faisait sa toilette à l’écart.

“Salut, Roc Mousseux. Tu as vu Feuille d’Or ?”

Le mâle leva vers elle des yeux étonnés, comme s’il ne l’avait pas vu arriver ou qu’il se tenait face à une inconnue. Rapidement, il reprit son air chaleureux habituel.

“Feuille d’Or ? Non, je ne l’ai pas vu ce matin. Peut-être qu’elle est partie en patrouille.”

Plume d’Aulne plissa les yeux malgré elle, sentant une sensation étrange s’emparer d’elle. Cela ne ressemblait pas à son amie de disparaître sans lui dire un mot. Peut-être avait-elle besoin de solitude après la nuit qu’elle avait probablement passé avec Roc Mousseux.

“Au fait, c’était bien cette nuit ? fit Plume d’Aulne d’un air détaché pour changer de sujet.

- De quoi tu parles ? fit son camarade en se figeant, ouvrant grand les yeux.

- Eh bien, ta balade avec Feuille d’Or. Tu lui as proposé ?

- Comment sais-tu qu’on est sorti ? Elle m’avait promis de le dire à personne ! Tu nous as suivi ? fit Roc Mousseux à voix basse, regardant frénétiquement autour de lui.

- Mais… de quoi tu parles ? On en a parlé hier, c’est moi qui t’ai proposé de lui parler en tête à tête.

- Quoi ? N’importe quoi, j’ai eu l’idée de l’emmener en balade hier soir, en rentrant de patrouille. Je me suis dit que comme je n’arrivais pas à lui parler en face à face dans le camp, ce serait peut-être plus facile loin des regards.

- Très drôle, Roc Mousseux. Tu sais aussi bien que moi que tu n’as pas eu cette idée tout seul.

- Pourquoi veux-tu toujours tout ramener à toi ? Ça te gène tant que ça, que ton amie trouve un compagnon d'elle-même, sans que tu ne sois impliquée ?”

Plume d’Aulne ouvrit la bouche, plus confuse que jamais. Roc Mousseux mentait, c’était évident, elle se rappelait très bien avoir eu cette discussion avec lui la veille. Alors pourquoi cherchait-il à minimiser son rôle dans cette histoire ? Avant qu’elle ne puisse rétorquer quoi que ce soit, le guerrier lui tourna le dos, rejoignant une patrouille qui s’apprêtait à quitter le camp. Tout le monde devient fou, en ce moment, songea la femelle, la queue basse.

Un sentiment d’étrangeté s’empara à nouveau d’elle. Et d’un coup, rester dans le camp du Clan de l’Ombre lui était insupportable. Avant que quelqu’un ne la voit, elle se faufila dans la forêt, voulant à tout prix prendre un peu d’air. Plusieurs fois en marchant entre les pins, elle aperçut des silhouettes dans un brouillard. Elles avaient l’air d’anciens camarades, mais chaque fois qu’elle clignait des yeux, elles disparaissaient. Elle jura même avoir vu Nuage de Fougère jouer sous un arbre tombé à sa gauche, mais lorsqu’elle l’appela, le jeune apprenti ne répondit pas. Au bout d’un moment, elle pensa entendre son nom dans un murmure, presque comme un appel, mais quand elle se retourna, il n’y avait rien.

Furieuse et nerveuse, Plume d’Aulne accéléra le pas, courant presque dans la forêt pour fuir ces illusions. Elle courut tant qu’elle pensait avoir atteint la limite de leur territoire. Par crainte de se perdre ou de tomber sur un prédateur, la femelle s’arrêta, haletant après sa course folle. Un mouvement à sa gauche attira son attention, et en relevant la tête, ce qu’elle vit lui fit rater un battement de cœur.

À sa gauche se tenait un arbre couché près d’une vieille souche, le même arbre près duquel jouait Nuage de Fougère un peu plus tôt. Ce n’est pas possible… J’ai traversé tout le territoire, ça ne peut pas être le même arbre, se dit-elle en s’approchant. Pourtant, elle discerna bien l’odeur du novice sous l’arbre, dans un creux où elle repéra même de petites empreintes de chat. Je deviens folle, je devrais aller voir Brin d’Herbe. Qu’est ce qu’il m’arrive, par le Clan des Étoiles ? Peut-être était-elle en train de perdre la raison, peut-être qu’elle était maudite.

Au fil des jours, la sensation étrange que ressentait Plume d’Aulne s’intensifia. Chaque matin, elle se réveillait avec une impression d’inquiétude grandissante, comme si quelque chose de précieux s’échappait lentement de ses griffes. Ce jour-là, elle observait avec un malaise inquiétant ses camarades dans le camp. Moustache Grise se leva, s’étira, et sans aucune transition, retourna se coucher comme s’il avait oublié qu’il venait de se lever. Roc Mousseux, de son côté, s’approcha du tas de gibier, renifla un mulot, puis se détourna, avant de revenir à la même place et refaire exactement le même mouvement, sans sembler le réaliser. Plume d’Aulne observait cela avec un mélange de malaise et de perplexité. Suis-je la seule à le voir ?

Elle secoua la tête, puis se décida à aller s’abreuver dans une petite flaque dans un coin du camp, convaincue qu’elle se faisait des idées. Se levant avec vivacité, la guerrière au pelage crème trottina vers la flaque d’eau en forçant son esprit à s’apaiser. Mais quand elle pencha la tête au-dessus de l’eau, elle ne vit qu’un reflet flou, un visage qui lui semblait étranger. Ses traits étaient déformés, comme si l’eau elle-même hésitait à lui renvoyer son image. Ce qu’elle fixait était une silhouette sans vie, une pâle imitation d’elle-même. Frustrée, elle se redressa, frappant la surface de l’eau comme pour la punir de lui infliger ça. C’est sûrement à cause de mes cauchemars… Je vois des fantômes partout, maintenant.

Lorsque Feuille d’Or apparut plus tard dans la journée, Plume d’Aulne tenta de partager ses préoccupations, mais son amie avait l’air distraite, presque préoccupée, ce qui n’était certainement pas dans ses habitudes. Quand son amie lui parla des mouvements répétitifs des autres, Feuille d’Or haussa les épaules, comme si ce n’était rien.

“Tout le monde est un peu fatigué, à cause de la bataille. Peut-être que nous avons besoin d’un bon repos.”

Une bataille ? Quelle bataille ? Le Clan de l’Ombre était en paix depuis des lunes, pourquoi Feuille d’Or parlait-elle de bataille ? De plus en plus perdue, Plume d’Aulne n’osa pas poser la question, et se contenta de hocher la tête. Elle reconnaissait de moins en moins son propre clan, comme si le monde était en train de s’écrouler. Et pourtant, maintenant que la femelle au poil roux pâle le mentionnait, Plume d’Aulne remarqua qu’effectivement, certains guerriers semblaient blessés, boitaient, ou surveillaient les alentours comme si des ennemis pouvaient surgir n’importe quand. Avait-elle… oublié qu’une bataille venait d’avoir lieu ? Impossible, je le saurais. C’est sûrement mon imagination qui me joue encore des tours. Pourtant, elle n’en était pas convaincue elle-même. Elle se souvenait très bien que la dernière bataille du Clan de l’Ombre remontait à… Elle ne savait plus.

Mais en réalité, avait-elle seulement déjà participé à une bataille ? Son baptême de guerrière n’était pas si vieux, peut-être qu’elle ne s’était jamais réellement battue, même quand elle était apprentie. Qui était mon mentor, déjà ? se surprit-elle à se demander. Comment peut-on oublier une telle chose ? Je le sais, pourtant ! Elle leva les yeux au ciel, tentant de se souvenir de son apprentissage. Mais les souvenirs étaient comme flous, effacés, lointains. Elle avait eu un mentor, c’était certain. Mais qui ? Elle aurait pu demander à Feuille d’Or, mais imaginer les moqueries de son amie la retint. Au fond, ce n’était pas important.

Au soir, Plume d’Aulne se décida enfin d’aller voir Brin d’Herbe et de lui demander son avis sur les événements récents. Peut-être qu’elle avait un vrai problème, et qu’elle devait rejoindre les anciens prématurément. Cette idée la frustrait, mais elle ne pouvait plus ignorer les signes. Ses sens étaient altérés, ses souvenirs s’envolaient comme des feuilles mortes, et même certains endroits de la forêt lui semblaient étrangers. Chaque fois qu’elle sortait du camp, elle avait l’impression que le même paysage défilait en boucle, et qu’elle était perdue.

Une souris dans la gueule, elle s’approcha de la guérisseuse qui triait ses remèdes avec soin. En voyant la guerrière se dresser face à elle, elle eut un mouvement de recul, l’observant des pattes à la tête sans avoir l’air de comprendre.

“Tu es… Plume d’Aulne, n’est-ce pas ?”

Cette simple question fit frissonner la guerrière. Qu’est-ce qu’elle veut dire ? Elle me connait depuis que je suis née ! se dit-elle, angoissée. Elle connaissait même ma mère… Avec effroi, Plume d’Aulne réalisa qu’elle ne parvenait pas à mettre un nom sur l’image de sa mère. D’ailleurs, elle ne parvenait pas à former une image de sa mère, était incapable de dire si elle vivait encore.

Au bout d’un moment, Brin d’Herbe sembla la reconnaître, et la remercia pour la souris. Mais après cet étrange échange, Plume d’Aulne n’avait plus très envie de lui parler de ses impressions. Les pattes tremblantes, elle fit donc demi-tour, retournant dans le camp.

À peine avait-elle fait quelques pas que Feuille d’Or lui tomba dessus, sautillant comme à son habitude. Au moins, c’était une image rassurante.

“Hé, Plume d’Aulne ! Viens avec nous pour la patrouille de l’aube, s’il te plait !

- Bien sûr. J’espère que j’irais mieux demain matin, je ne me sens pas très bien.

- Une bonne patrouille va te remettre sur patte, viens.

- Comment ça ? Maintenant ?

- Évidemment, cervelle de souris. C’est la patrouille de l’aube, pas la patrouille de midi.”

Les yeux plissés, Plume d’Aulne leva les yeux au ciel, s’attendant à y trouver une belle lune et des étoiles. Mais elle resta bouche bée en voyant le soleil pointer timidement au-dessus des grands arbres qui bordaient le camp, indiquant le début de journée. Non, c’est impossible. Il faisait presque nuit quand je suis allé voir Brin d’Herbe, ce n’est pas possible. Et pourtant, le camp semblait tout juste se réveiller. Les guerriers baillaient, Étoile d’Écorce sortait de son antre, Nuage de Fougère jouait avec une feuille morte. Tout était normal, et rien ne l’était.

“Désolé, Feuille d’Or, articula la femelle, faisant de son mieux pour cacher sa panique naissante. Je viendrai une autre fois.”

Sans attendre de réponse de son amie, Plume d’Aulne se rua vers sa litière, souhaitant à tout prix disparaître sous terre et se réveiller de ce cauchemar. Mais quand elle fermait les yeux, les silhouettes entourées de brume revenaient, l’appelaient, lui demandaient pourquoi elle était seule. Pourquoi elle ne voulait pas venir. Cela n’avait pas de sens, mais pourtant, elle se sentait liée à eux d’une manière indescriptible. Des inconnus qui lui étaient familiers. Les chassant de son esprit, Plume d’Aulne se força à chercher le sommeil, espérant y trouver la paix.

Après cette nuit-là, ce fut de pire en pire. Un matin, Étoile d’Écorce l’approcha et lui demanda ce qu’elle faisait là, avant de se souvenir qui était Plume d’Aulne. Les chats chuchotaient entre eux en la voyant passer, lui tournaient le dos, la dévisageaient. Même Feuille d’Or, chez qui Plume d’Aulne espérait trouver du réconfort, agissait de manière aléatoire. Parfois, quand elles étaient en patrouille, Feuille d’Or se retournait vivement vers elle, lançant : “Plume d’Aulne, tu es là ?” avant de reprendre son chemin. Les silhouettes qu’elle voyait en rêve lui apparaissaient maintenant alors qu’elle était parfaitement éveillée, toujours enveloppée d’une étrange brume.

Une nuit, c’en fut trop. Incapable de trouver le sommeil, Plume d’Aulne quitta son nid, se rendit dans la forêt à la recherche de ces silhouettes.

“Que me voulez-vous ?” leur hurla-t-elle alors qu’elle sentait ses pattes trembler.

Instinctivement, la guerrière décida de les suivre, de tenter de les rattraper, de leur demander des explications. Elle marcha longtemps. Plus longtemps qu’elle ne saurait le dire. Peut-être des heures, peut-être des jours. Mais le jour ne vint pas. Ses pattes n’éprouvèrent aucune fatigue, alors elle continua à marcher, sans comprendre.

Au terme de son périple, elle découvrit une large vallée noyée dans le même brouillard qu’elle voit depuis des jours, où d’innombrables silhouettes félines la fixaient. D’autres, au contraire, semblaient effectuer des tâches de guerriers, de guérisseurs, de chefs. Une silhouette courrait après une proie invisible. Une autre faisait la toilette d’un chat qui n’existait pas, dans le vide. Et un autre encore, se battait avec vigueur contre un ennemi imaginaire, esquivant et attaquant comme si sa vie en dépendait.

“Je connais cet endroit…” s’étrangla Plume d’Aulne.

Et soudain, certaines des silhouettes l’entourèrent, répétant leurs murmures, mais cette fois, Plume d’Aulne put comprendre ce qu’elles disaient.

“Oubliée, oubliée…”, répétaient-elles à l’unisson en chuchotant.

Ce fut comme un choc. Comme si une vague de souvenirs déferlait sur elle, comme si elle se réveillait après avoir dormi pendant plusieurs saisons. Je suis une Oubliée. Ce qu’elle pensait être son clan l’avait oublié depuis bien longtemps. Elle n’existait pas. Tous ces souvenirs actuels étaient faux, elle n’a jamais été une guerrière du Clan de l’Ombre. Elle est une âme errante, condamnée à vivre une vie fictive. Oubliée par son clan et par le Clan des Étoiles. Morte depuis une éternité.

Et elle se souvint. Chaque fois qu’elle quitte cette vallée, elle se réveille dans une fausse vie, comme un rêve recréé pour elle. Sa véritable existence est celle de l’oubli et du désespoir dans la brume, aux côtés des autres âmes errantes qui la hantent et qui l’attendent.

“Non, je ne veux pas ! cria-t-elle, hérissant sa fourrure. Je suis Plume d’Aulne, du Clan de l’Ombre, et mon amie… Fleur d’Or ? Feuille Dorée ?”

Prise d’effroi, elle tenta de fuir. Elle fit demi-tour et courut le plus vite possible, ayant hâte de retrouver son nid et sa petite vie. Mais alors qu’elle tentait de s’enfuir, la brume l’enveloppa complètement, et elle sentit des griffes fantomatiques la retenir, comme pour l’empêcher de partir. Elle hurla à plein poumon, appela à l’aide, mais le brouillard étouffa ses cris.

“Je ne veux pas recommencer, pas encore ! Je ne veux pas oublier !”

Elle le sait, tout recommencera, tel un cycle infernal. Cette fausse existence, elle était condamnée à la vivre et à la revivre. Jusqu’à qu’elle commence à douter, que la brume profite de ses doutes pour la ramener dans la vallée. Ainsi étaient condamnés à vivre les Oubliés. Dans cette étreinte de brume, Plume d’Aulne s’évanouit, n’étant plus qu’un murmure parmi d’autres, un souvenir qui flottait doucement dans le vent.

Et puis, après une lente agonie, tout devint noir.


Plume d’Aulne s’étira longuement en baillant après avoir passé une bonne nuit de sommeil. Autour d’elle, certains de ses camarades commençaient à s’agiter, à se réveiller doucement. En ces temps de paix, le Clan de l’Ombre était plus détendu que jamais, pour le plus grand plaisir de Plume d’Aulne. Elle affectionnait particulièrement les matins ensoleillés, où le calme se mêlait à l'agitation naissante.

À l’entrée de la tanière, la silhouette familière de Feuille d’Or l’attendait, son regard espiègle indiquant qu’elle avait quelque chose en tête.

“Alors, prête pour un peu d’exercice matinal ?”